Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La fidélité de Dieu dans nos fragilités humaines

Albert Chapelle, s.j.

N°1978-1 Janvier 1978

| P. 33-45 |

Comment comprendre et concilier fidélité de Dieu et fragilités humaines ? Comment porter et accueillir des frères ou des sœurs en crise de fidélité ? Ces pages tentent d’y répondre. Elles s’ouvrent sur une contemplation du Dieu fidèle : Il se manifeste dans la réalité concrète et détaillée de l’histoire de Jésus ; Il tient nos vies – jusque dans leur détail – dans sa main et suscite notre liberté respectée intégralement. À cette lumière l’auteur médite la fidélité et la tendresse de Dieu qui restaure nos libertés fragiles, en particulier lorsque l’Église relève quelqu’un de ses vœux. Il évoque finalement le prix que cela a coûté à Dieu.

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Un jour vient dans l’existence où la réponse à la fidélité de Dieu se trouve inscrite dans le respect de la fidélité de ses frères et de ses sœurs à l’appel du Christ : leurs souffrances et les incompréhensions qu’ils rencontrent, les duretés qu’ils subissent – peut-être dans l’Église – et leur désarroi, deviennent le pain quotidien de la charité fraternelle et apostolique.

Ces pages sont une invitation à porter le fardeau posé sur les épaules des autres, meurtris par la vie et par le péché, blessés par nous-mêmes et par nos fautes. Dans notre fragilité propre, Dieu nous donne d’aider à la fidélité des autres. Il convient de réfléchir théologiquement à la tâche proposée et d’en consentir le prix.

Nous voudrions méditer ici sur la fidélité promise à Dieu. Réfléchir sur notre fidélité, c’est invoquer celle de Dieu, c’est reconnaître encore nos infidélités purifiées et nos fragilités restaurées par sa miséricorde. La fidélité promise à Dieu est accueil et partage d’une bonté reçue et toujours rendue.

Il nous faut préciser. La fidélité promise à Dieu est fidélité à celui qui a parlé et dit sa volonté sur nos vies. La fidélité à la volonté de Dieu s’appuie sur la manifestation de sa volonté. Il en est ainsi pour l’aspiration fondamentale de notre vie dans la foi, comme pour l’obéissance aux commandements de Dieu ; il en est encore ainsi dans la docilité à celui qui a appelé chacun d’entre nous à une vocation chrétienne particulière : sacerdoce, mariage ou célibat.

La fidélité de Dieu est exacte comme son amour qui veut notre béatitude et notre salut. Notre fidélité à Dieu est réponse à une volonté précise et déterminée de Dieu sur chacune de nos vies. Notre fidélité à Dieu est réponse fragile mais est sauvée ; pécheresse encore, puis pardonnée ; incertaine mais établie par grâce dans la persévérance. Méditer la fidélité de Dieu dans nos fragilités humaines, c’est percevoir l’abrupte exactitude et la détermination précise de la fidélité de celui qui, par miséricorde incessante, nous appelle à suivre son Fils sur tel ou tel chemin particulier.

Deux questions se trouvent ainsi posées : celle de la volonté particulière et déterminée de Dieu sur nos vies, celle de la fidélité et de la miséricorde de Dieu en nos vies. L’une et l’autre questions n’existent que dans l’économie du salut et dans l’Église.

Nous ferons mémoire de la fidélité de Dieu en son déploiement historique et spirituel dans la révélation de notre Sauveur Jésus-Christ. Dans l’histoire du salut, le dessein de Dieu se manifeste comme un vouloir personnel et déterminé de Dieu à l’égard de l’humanité et de chacune de nos vies (I). Nous contemplerons ensuite la miséricorde vivante en l’amour du Père : dans l’Église, elle assure notre fidélité au Christ et restaure par la tendresse de l’Esprit Saint nos existences par nous brisées (II).

I. La volonté personnelle et déterminée de Dieu à l’égard de chacune de nos vies

L’alliance nouée par Dieu avec l’homme trouve en Jésus le visage de sa grâce et de sa vérité : l’histoire du salut est transparence de la beauté de Dieu dans une histoire de détails (A). En cette histoire, chacune de nos vies se révèle comme la proximité dans laquelle Dieu miséricordieusement nous investit : le détail de nos vies est au plus proche histoire de notre salut (B).

L’histoire du salut et les détails de l’histoire

En son principe, l’histoire de l’alliance de Dieu avec les hommes est marquée, dans la contingence brute des événements, par l’imprévisibilité de l’initiative créatrice du Père. Et d’emblée y apparaît, symboliquement et historiquement, la révolte luciférienne et la désobéissance adamique de la liberté créée contre son Seigneur et son Dieu. Ce n’est pas seulement l’initiative sans raison de la création, ni la contingence brute de la matérialité des événements, c’est l’absurde du péché, du mystère d’iniquité, de tout péché, qui affecte l’histoire du salut d’une contingence toujours renouvelée et incompréhensible. Avant même que surgisse à nos yeux le visage médiateur de Jésus-Christ, l’imprévisibilité de notre existence, du mystère du salut et du péché dont nous sommes sauvés, fait de la contingence, de la surprise, de ce qu’il y a de moins rationnellement nécessaire, un des éléments fondamentaux du mystère chrétien et de son intelligence spirituelle.

Il nous faut ainsi évoquer le visage de Jésus-Christ. Son éternelle génération ne fait pas nombre avec son élection individuelle, historique. Car c’est un seul et même acte pour Dieu d’être Dieu et de s’incarner en Jésus de Nazareth, enfant de la Vierge de Galilée. Dans la chair du Verbe, la contingence n’est pas seulement don imprévisible du Père, ni absurdité irrationnelle du péché, mais transparence de l’éternité de Dieu. Que ce soit Jésus, le Fils bienaimé du Père, et non Jacques ou Joset, ni Judas, ni Jean, c’est ce qui surgit, dans l’éternité de Dieu, par l’acte le plus gratuit et le plus nécessaire, le plus libre et le plus rationnel, celui par lequel Dieu est Dieu.

La croix conjoint en sa brutalité insondable l’imprévisibilité de l’initiative paternelle de Dieu, l’absurdité irrationnelle du péché, la gratuite élection d’une individualité humaine entre toutes, l’offrande du Fils unique : l’heure de la croix est comme le symbole et la métaphore vive de toute contingence et de toute détermination particulière. La croix le marque : tout le mystère chrétien est pétri de l’inexplicable, est fait de détails. L’histoire du salut est affaire de détails. C’est une histoire de petites choses, telles qu’on peut en contempler dans l’enfance et dans la passion de Jésus-Christ. Ces détails – ces déterminations contingentes – sont meilleurs et plus beaux que toute nécessité rationnelle.

Discerner la volonté de Dieu, c’est se découvrir discerné par lui, inscrit en son élection, reçu dans son alliance ; c’est être livré à cette histoire de détails, de petites choses imprévisibles, incompréhensibles, et toutes finalement déraisonnables qui sont l’assise de toute pensée comme de toute vie chrétiennes. Reconnaître dans le monde la volonté personnelle et déterminée de Dieu nous est possible, si nous n’imaginons pas Dieu comme la négation de ce que nous sommes. En recevant la plénitude de son don paternel dans l’imprévisibilité de notre histoire pécheresse rachetée en Jésus-Christ, nous pouvons reconnaître comment Dieu humblement s’est volontairement révélé dans d’humbles choses précises comme la maison de Nazareth, les chemins de Palestine et le bois de la croix, avant d’être là tout entier rayonnant dans le Corps de Jésus, Corps mort, unique entre tous, parmi les milliards de défunts de notre humanité. Dieu fait toujours du détail, il s’est toujours manifesté en des choses petites et banales. Méditer le mystère du salut, c’est discerner notre Dieu à l’œuvre en des circonstances particulières et précises. Dieu sauve et agit personnellement parmi nous, en assumant volontairement et déterminément le détail comme l’ensemble de nos situations humaines. Faire mémoire de ce qui est universel dans la volonté salvifique de notre Dieu, c’est encore Contempler et rendre grâce pour ces petites choses et ces humbles détails dont sont faits les mystères de la vie de Notre Seigneur Jésus-Christ : la volonté de Dieu s’y est simplement déterminée.

Dieu n’est pas seulement volonté. Dieu-Trinité est encore vérité qui transparaît, Dieu est beauté. La volonté déterminée de Dieu ne circonscrit pas et ne borne pas Dieu. Craignons de rapetisser sa tendresse, comme si pour Dieu le plus indéterminé était le plus grand, le plus divin, et comme si le plus intime, le plus précis, ne laissait pas jaillir dans toute sa force la beauté de Dieu notre Seigneur. Or c’est à jamais dans la beauté du visage de Jésus-Christ, dans la gloire du corps du crucifié, dans la splendeur cachée de l’enfant nouveau-né que se livre à nos regards cette détermination, cette précision, cette « exactitude » (Péguy) dans lesquelles la volonté universelle et salvifique de Dieu s’est une fois pour toutes manifestée. La bonté et la libéralité de Dieu notre Sauveur nous est apparue, lit-on, à la messe de Noël (Tt 3,4) ; ce qui est apparu sensiblement, c’est la beauté de l’enfant, de la mère, de Joseph. La gloire de Dieu a resplendi sur le visage de son Christ (2 Co 4,6) ; c’est dans les faits, le visage endolori dont la mémoire chrétienne a imaginé la transcription sur le voile de Véronique, et c’est le visage enfoui dans le suaire et que plus personne ne vit jamais avec des yeux de chair. Dans l’exactitude de cette beauté, la volonté salvifique de Dieu s’est faite transparente, dans l’exactitude des choses, de sa beauté simple, fragile, gratuite. Dieu s’est familièrement immergé en nos réalités les plus banales, il est familièrement préoccupé du détail qui fait la beauté des choses les plus communes, c’est sa manière la plus humaine et la plus divine d’être Dieu.

Le détail de nos vies est histoire du salut

Faire mémoire de l’histoire du salut en sa plénitude, c’est découvrir l’horizon de notre question. Dans l’Esprit Saint, chacune de nos vies se trouve intégrée, par le Corps vivant et glorieux de Jésus-Christ, à l’histoire du salut et à ses exactitudes dans l’intimité du Père. Comme pour Jésus, c’est dans les déterminations précises, dans le détail de nos vies que nous touche la plénitude du mystère de Dieu.

Des textes grandioses comme la bénédiction de la Lettre aux Éphésiens, ou le prologue de saint Jean, ou l’hymne de la Lettre aux Colossiens, pourraient être occasion d’invoquer la splendeur de Dieu dans une lointaine distance où elle ne rejoindrait pas le détail précis et exact de nos vies. Telle est trop souvent notre manière de nous laisser affecter par Dieu à distance et comme en le repoussant de notre univers familier. Laissons se purifier notre imaginaire (c’est toute une éducation esthétique) et laissons nous affecter par Dieu ; alors les mots glorieux de l’Écriture ne nous évoquent plus, dans la distance, des splendeurs inconnues ; ils nous signifient, au plus proche, ce qui a été contemplé par Marie, et l’Église, et chacun de nous, de l’intimité familière et précise de la vie de Jésus-Christ. Si nous n’imaginons pas les choses à partir de notre inconfort de créatures pécheresses, si nous laissons se déployer la beauté de Dieu, en ce que nous sommes quotidiennement, la volonté personnelle de Dieu y livre son visage, visage attirant aux traits déterminés. La beauté, la bonté de Dieu s’est manifestée dans une exacte contingence pour notre terre des hommes : en des endroits précis et déterminés, à Bethléem et à Nazareth (et non à Spartes ni à Athènes) sur le bois de telle croix (et non sur le gibet des larrons crucifiés le même jour). De même, encore et toujours, la beauté de Dieu nous investit providentiellement dans le détail de nos vies. Dans l’humble humanité de ce que nous sommes se donnent à reconnaître l’humanité et l’humilité de Dieu. Dans ces petites choses qui pour l’homme sont sans intérêt, parce que l’homme voit toujours plus loin, ayant toujours envie de s’enfuir trop loin, dans ces petites choses les plus proches et les plus familières, Dieu manifeste avec une précision très déterminée et fort exacte, sa volonté personnelle de se donner tel qu’il est.

On pourrait redire la chose autrement. Car tout ceci n’est que la transposition aujourd’hui d’un problème qui opposait déjà Thomas d’Aquin à Aristote. Pour les commentateurs arabes du Philosophe, c’eût été une imperfection de Dieu que de connaître le détail des choses ; il ne pouvait le connaître qu’en s’en laissant déterminer, affecter, mesurer ; donc Dieu ne pouvait connaître des choses que les raisons – ou causes – les plus générales, et non ce qu’elles ont d’humainement indicible et d’absolument irréductible dans leur matérialité déterminée et singulière. En termes de vouloir, Dieu ne pourrait vouloir que les choses les plus universelles mais ne pourrait sans s’y compromettre vouloir le détail des choses et de nos vies, comme s’il n’avait pas voulu déjà en être marqué depuis sa conception, jusqu’à la croix, librement assumée, jusqu’au tombeau et jusqu’en chacune de nos eucharisties.

En fait pour Thomas d’Aquin comme pour la tradition catholique, Dieu qui nous crée librement est simple condescendance dont la gratuité aimante apparaît dans la connaissance et le vouloir de ce qu’il y a de plus déterminément singulier comme de plus abstraitement universel en nos vies. N’être pas circonscrit par l’immense et se vouloir contenu dans l’infime, voilà qui marque l’entière liberté et la généreuse condescendance de notre Dieu. Le détail de nos vies ne mesure ni son intelligence ni sa volonté ; bien plutôt il connaît et il veut, dans un humble amour, les plus humbles déterminations de nos existences.

En se pliant ainsi à la précision de nos vies humaines, Dieu s’est révélé comme Celui qui nous libère de nos étroitesses de pécheurs et nous fait libres en vérité. Il nous rend libres en nous aimant jusqu’à nous donner pouvoir sur Lui-même. Il nous rend libres en voulant accorder nos libertés à son amour et en nous accordant la liberté et d’aimer jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’infime et au plus bas détail – comme Jésus crucifié, enseveli et ressuscité pour nous et pour notre salut.

Dans la contingence de la nature et des gestes humains, tel grain de blé aura été moissonné ; ici et non dans le champ voisin, et telle farine sera changée – et non telle autre – dans le Corps de Jésus-Christ. Si le prêtre ou l’assemblée sont en retard pour l’Eucharistie, ce sera à telle heure plutôt qu’à telle autre que s’opérera le mystère de la transsubstantiation dans le Corps et dans le Sang de Jésus-Christ des éléments de ce monde. Cette contingence banale du temps et de l’espace, d’une chose qui n’en est pas une autre, d’un petit peu de pain comme d’un morceau de bois, fait la réalité dans laquelle Dieu nous a librement investis de notre liberté. Ne laissons pas notre imagination s’enfuir et tenir les autres et Dieu à distance. Mesurons le don de Dieu en nous laissant mesurer par son exactitude et investir par sa proximité déterminée et toute personnelle. Reconnaissons dans le mystère de Jésus cette simple humilité qui vient nous toucher au cœur dans la réalité la plus commune et la plus précise de nos vies.

La volonté personnelle et déterminée de Dieu épouse et suscite ce qu’il y a de plus personnel et de plus déterminé à l’intérieur de nos situations humaines. Ainsi nous est-elle apparue une fois pour toutes dans la réalité quotidienne et simple du mystère de Jésus notre Seigneur.

À cette lumière de l’humble condescendance de Dieu, nous pourrons méditer sa fidélité et sa présence agissantes dans nos fragilités humaines. Il est juste et bon de discerner en toute vérité comment nos fidélités diverses et toutes déterminées se trouvent restaurées en une divine exactitude.

II. Nos fidélités restaurées

Parler de « fidélités qui se restaurent », c’est rappeler que toute fidélité est fruit de la miséricorde, et que la fidélité de Dieu ne fait qu’un avec sa tendresse. La tendresse et la fidélité de Dieu nous sont toujours livrées – puisque nous sommes livrés et que nous sommes livrés au péché – comme une restauration perpétuelle, comme le combat dans lequel le Christ se trouve déjà effectivement victorieux.

Une restauration reçue dans l’Église

Puisqu’il s’agit de la puissance recréatrice du Ressuscité, il s’agit de son Esprit et de son Église : c’est dans l’Église que l’Esprit de tendresse et de fidélité miséricordieuses nous est accordé. Dans l’Église qui est la nôtre, nos précaires fidélités se découvrent restaurées par la miséricordieuse fidélité de Dieu. C’est dans l’Église que se vivent par grâce nos fidélités à l’appel du Christ et aux diverses vocations que le Seigneur Jésus accorde à chacun de nous pour le salut du monde. La volonté personnelle et déterminée de Dieu notre Sauveur sur chacune de nos vies et de nos vocations particulières demeure agissante en son Église : c’est en celle-ci que se laissent reconnaître les chemins ouverts par Dieu à nos fidélités chrétiennes.

Deux questions distinctes se posent selon que l’engagement noué par l’homme est ou non sacramentel. D’une part, les sacrements de l’ordre et du mariage instituent irrévocablement des modes particuliers d’existence sacramentelle ; de l’autre les engagements noués dans la consécration à Dieu ouvrent aux fidèles les voies de leur fidélité spirituelle. Distinguons ces deux situations ecclésiales, pour y discerner comment la fidélité aimante de Dieu assure et restaure la nôtre – fragile et pécheresse.

Les sacrements de l’Église sont des gestes du Christ

L’Église ne peut elle-même se rassembler comme Église ; elle naît tout entière de Jésus-Christ et personne n’a de prise sur sa propre naissance. L’Église, dans les gestes sacramentels, s’engage comme Corps du Christ ; ce sont les gestes mêmes de son rassemblement, ceux que Jésus-Christ pose en agissant en son Corps par la puissance de son Esprit. L’Église n’a pas de puissance sur l’acte sacramentel qui est geste déterminé de son Seigneur, dont elle est la servante pour les hommes. Ainsi tout sacrement est-il toujours donné une fois pour toutes. S’il a été conféré par l’Église, parce qu’il est acte du Christ dans l’Esprit Saint, il ne peut en aucune manière se trouver révoqué. Gestes de son Corps ecclésial, qui est son propre Corps individuel et glorifié, les sacrements sont donnés par Jésus une fois pour toutes. Il n’est au pouvoir de personne dans l’Église d’en disposer autrement, pas plus qu’il n’est au pouvoir de la Vierge Marie que le corps de son enfant ne soit celui du Fils de Dieu. Tous les conciles œcuméniques réunis ne pourraient annuler une seule consécration opérée par le prêtre le plus distrait. Personne ne peut, ni dans le temps ni dans l’éternité, faire que celui qui a été ordonné au ministère sacerdotal de l’Église ne l’ait pas été. Dans le mariage, dans l’échange et l’amour d’un homme et d’une femme déterminés, le Christ rejoue et renoue le mystère de son indéfectible intimité avec l’Église, de l’intimité de Dieu avec l’humanité. Comme l’Église ne peut être que ce qu’elle est, le Corps du Christ, de même elle ne peut faire que ce geste d’alliance irrévocable posé par le Christ dans l’adhésion de tel homme et de telle femme déterminés n’ait été à jamais posé. Un pardon peut n’avoir pas été demandé, une absolution peut avoir été donnée sans repentir, un mariage célébré rituellement sans engagement de libertés ; on en constate alors la nullité, mais on ne révoque jamais une absolution donnée, une consécration eucharistique opérée, un mariage sacramentellement célébré. Les sacrements de l’ordre et du mariage sont des gestes du Christ qui inscrit les fidèles dans l’économie de son salut, à recevoir et à donner immanquablement. Le Christ en son Église a personnellement marqué tel homme du sceau, du caractère, de son sacerdoce ; il a noué, dans son irréversible charité rédemptrice, l’alliance et l’amour de telle femme et de tel homme. Quels que soient ensuite nos comportements humains, les fidèles ont toujours comme l’Église à respecter la fidélité de Dieu ainsi livrée à nos libertés qu’elle assure. Jamais Dieu ne défaille, et sa fidélité ne sera jamais ni démentie ni restaurée.

Les vœux ne sont pas sacramentels

Il en va autrement des engagements que l’homme, invité par Dieu, contracte vis-à-vis de son Seigneur. Leur teneur peut être sans limites ; les vœux peuvent avoir pour objet la consécration perpétuelle à Dieu ; l’Église a cependant pour mission d’assurer et de restaurer, tout au long de leurs cheminements, nos libertés humaines, pécheresses certes, pardonnées plus encore ; rétives mais par la puissance de Dieu redevenues fidèles. L’Église laisse dans la communion des saints, se restaurer et se préciser l’engagement de ces vœux avec toujours plus d’exactitude et de beauté [1].

Les vœux perpétuels – privés ou publics – consacrent la liberté tout entière à Dieu. Une distinction est à opérer entre la volonté de se consacrer et l’acte de consécration que l’Église elle-même ratifie et noue. Cette reconnaissance et cet accueil de l’Église dans le Saint-Esprit ne relève pas de l’initiative de Jésus-Christ à travers son Église comme dans l’économie sacramentaire ; c’est une démarche de réponse par laquelle l’Épouse du Christ veut laisser conjoindre à la fidélité et à la miséricorde de son Seigneur ; c’est un geste par lequel l’Église, en cheminement, répond à son Seigneur.

Les vœux ne sont pas sacramentels. Dans les sacrements, le geste du Christ s’exerce dans les signes ; dans la consécration d’une liberté vouée à Dieu, l’Église et les fidèles posent en réalité le geste spirituel qui répond à celui de Jésus-Christ. Les vœux de religion ne sont pas sacramentels, posés par l’initiative du Seigneur Jésus en personne ; ils sont comme l’efflorescence des sacrements : une réponse si bien donnée qu’elle trouve son content dans l’Amour qui fonde toute fidélité.

Que fait ici l’Église sinon discerner et attester un appel, accorder une reconnaissance, assurer un engagement et par fidélité à son Seigneur restaurer nos pauvres fidélités puisque nous sommes tous pécheurs et que nous le sommes tous ensemble. Tout geste par lequel l’Église confirme une vocation est restauration miséricordieuse d’une fidélité plus exacte à l’appel précis, à l’invitation déterminée de Dieu à telle forme spécifique de vie. La prière de l’Église et les sacrifices silencieusement consentis et offerts dans la communion des saints accomplissent l’œuvre de la miséricorde divine dont nos fidélités sont le fruit et comme le gage.

C’est encore le même geste et la même parole de fidélité miséricordieuse que profère l’Église quand elle relève quelqu’un de ses vœux. Un engagement a été contracté ; il se trouve aujourd’hui défait, par nos péchés, par la dislocation du temps et des erreurs humaines. Non pas nécessairement par l’infidélité de la personne en cause. Ce peut être par ses infidélités (et ce l’est toujours aussi) ou par le manque de soutien fraternel, de compréhension et de charité des supérieurs, voire par les injustices du monde et les désunions de l’Église. Le mystère d’iniquité est toujours à l’œuvre comme une force de dislocation qui détruit les fidélités. L’Église ne fait jamais que les restaurer. Celui qui doit être un jour relevé de ses vœux n’a pas été pour autant plus fidèle ou plus infidèle que son voisin ; Dieu le sait. Mais en tout cas, il n’y a jamais, dans l’acte ecclésial de dispense des vœux, qu’un geste ecclésial de miséricorde pour une fidélité recommencée. À l’heure où l’homme ou la femme doit ainsi être relevé de son engagement perpétuel, ce geste est souvent devenu la seule chose possible ; c’est un geste de réconciliation, un don de surcroît qui restaure une fidélité attaquée et disloquée. La grâce de Dieu rend, à l’intérieur de la fidélité à l’Église, un visage nouveau à une vocation précise que le péché de l’humanité, le péché des hommes, de cet homme aussi (peut-être davantage ou peut-être moins que celui des autres) avait défigurée.

Il faut rappeler et prêcher ce qu’il y a d’irréversible dans une consécration par laquelle se noue effectivement l’intimité spirituelle d’un être humain avec Dieu ; il faut signifier tout autant que cette intimité de l’Esprit est le don d’une tendresse confiée à l’Église dans laquelle la miséricorde peut réparer nos fautes et restaurer dans l’humilité accordée et reçue une fidélité de surcroît. Dieu est toujours à l’œuvre dans le détail de nos vies pour refaire comme en sous-œuvre ce que nous avions disloqué à longueur d’existence, ce que contre son gré nous avons déterminé. Reprenant par la puissance de l’Esprit Saint ces œuvres que nous avons défaites, l’Église peut bien relever d’un vœu, en dispenser provisoirement et consacrer un nouvel engagement : dans la conscience de n’être tout entière que graciée, l’Église fidèle à son Seigneur rend à l’homme la capacité et la force d’une fidélité enfin renouvelée : par-delà toute rupture, l’amour miséricordieux rend à nouveau fidèle. Comme son Maître, l’Église a dit à cet homme brisé par le mystère du mal (pas pour autant plus coupable) : « qu’il te soit fait selon ta volonté ». En cette gratuite tendresse, Dieu reprend à nouveaux frais en cet homme son œuvre de salut. C’est dans cette humilité et cette douceur de Dieu, respectueux des déterminations de nos vouloirs, que nous trouvons, pardonnés, l’énergie spirituelle d’une docilité restaurée à la surabondance et à l’exactitude de son amour paternel. Sa plénitude est, dans l’Église, toujours offerte en surcroît à tous ceux que le péché avait plus ou moins visiblement, plus ou moins socialement, plus ou moins affectivement, disloqués.

Si l’Église relève quelqu’un de ses vœux, c’est par docilité à la miséricordieuse fidélité de Dieu qui ressuscite dans les croyants une docilité à nouveau précise. La dispense des vœux atteste la minutieuse vigilance de Dieu dont la volonté aimante ne cesse de rejoindre personnellement chacun dans les circonstances particulières les plus déchirées de son existence [2].

« Par les mérites de sa Passion et de sa Croix »

Il convient de l’ajouter. Nous sommes restés jusqu’à présent comme extérieurs encore à l’Amour. Parler de l’exacte beauté de l’histoire du salut et de la fidélité de l’Église, c’est dire comment l’Épouse du Christ, nous sachant pécheurs, restaure la communion des saints au fur et à mesure des générations humaines et à longueur d’éternité. Nous avons pris l’attitude de qui magnifie Dieu en contemplant son œuvre : Dieu, en s’incarnant et en mourant, en ressuscitant et en se faisant présent et agissant dans l’Église, restaure par le ministère de celle-ci nos pauvres volontés, nos existences humaines toujours espérantes mais toujours trop courtes.

Il est une profondeur à évoquer encore. Discrètement : c’est le prix que cela a coûté à Dieu. Si l’Église ne fait jamais que restaurer les fidélités, c’est qu’elle célèbre le mémorial sacramentel de la mort et de la résurrection du Seigneur. Commémorer la beauté de Dieu proche de la familiarité des choses quotidiennes, c’est évoquer, disions-nous, le bois de la croix. Mais quelqu’un y mourut. Certes l’Église peut relever des vœux sans condamner personne : c’est que le Cœur de Jésus-Christ laissa couler l’eau et le sang, pour que son Esprit soit donné comme notre vie. Dans l’Esprit du crucifié, cette tendresse est si transparente qu’il n’y a pas en elle l’ombre d’une plainte.

Recevoir et donner dans l’Église cette fidélité qui répare nos fragilités, partager cette gratuité sans lamentation, confesser cette miséricorde dans l’humilité réconciliée comme un sourire, c’est reconnaître la souffrance et la mort de Celui qui a payé le prix pour qu’il en soit ainsi. Il serait naïf (même si cette naïveté est encore transfigurée en grâce par la pudeur et la réserve de Dieu) d’imaginer l’homme marcher toujours de fidélité en fidélité meilleure. Un changement d’état de vie n’est pas souvent meilleure justice et plus grande exactitude. Simplement nous avons puisé davantage au trésor inépuisable de la grâce qui sourd du cœur transpercé de Jésus-Christ : « J’ai versé telle goutte de sang pour toi » (Pascal). Il importe d’en avoir reçu la confidence, pour invoquer avec l’Église, dans l’humilité la plus exacte, la bienheureuse passion de Notre Seigneur Jésus-Christ.

boulevard du Nord 13
B-5000 NAMUR, Belgique

[1On ne parle ici que de l’engagement définitif des vœux sans aborder la problématique canonique des promesses ou des vœux temporaires.

[2La portée ecclésiale de ces dispenses ne les autorise que pour le bien commun et personnel des fidèles. Le discernement pastoral de l’Église est appelé à juger dans chaque cas particulier de ce qui convient le mieux à tous et à chacun. À l’heure actuelle, l’attention portée aux situations individuelles est souvent prévalente. Les pasteurs de l’Église ne pourront manquer d’être attentifs aux inquiétudes suscitées par certaines dispenses de vœux ou promesses accordées notamment à des prêtres. Mais cependant, tant de faiblesses (défaillances et scandales – des faibles –) sont maternellement portées dans l’Église, qu’il serait ici présomptueux de s’imaginer juger ou de prétendre prescrire.

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