Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Staretz Silouane

Louis-Albert Lassus, o.p.

N°1977-4 Juillet 1977

| P. 195-204 |

Évocation de la vie d’un chercheur de Dieu, devenu moine au mont Athos. Le Seigneur y attend Silouane pour lui révéler son visage. Mais il lui faudra passer dans la fournaise de l’épreuve. Grâce à elle, il s’enfonce dans l’humilité, qu’il découvre comme le plus authentique chemin de l’amour. Responsable des ouvriers et des constructions au monastère, il vit de la « prière de Jésus », qui l’assimile au Christ et lui donne une profonde tendresse pour ses frères et une immense compassion pour le monde. Une figure comme celle-ci nous ramène tous aux racines profondes de notre vocation.

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Depuis des siècles, la sainte montagne de l’Athos a engendré et pétri des hommes de Dieu d’une très grande envergure spirituelle. Mais pour les rencontrer il ne faut pas s’y rendre en touriste, en esthète, en curieux. On serait inévitablement déçu. L’Athos ne révèle ses trésors de sainteté qu’aux humbles de cœur, aux mendiants de Dieu qui, comme tous les mendiants du monde, doivent être extrêmement patients. C’est alors que l’on découvre les Sérapion, les Anatole, les Samuel, de vrais moines au visage transfiguré par la lumière intérieure que sut reconnaître mon ami Silouane après que lui-même ait été buriné par la montagne. Et il s’agit d’une merveilleuse et inoubliable théophanie qui nous jette littéralement face contre terre, tout comme Moïse à l’Horeb, dans l’adoration de Dieu présent auprès de nous. Mais tel est devenu Silouane lui-même : une icône du Paradis [1].

Lorsqu’on l’aborde, qu’on essaye de le suivre à la trace dans le déroulement très humble de sa vie de moine meunier puis d’économe, lorsqu’on lit ces notes qu’il a griffonnées et qui nous sont fontaines d’eau vive, on est immédiatement purifié et unifié tout comme si l’on approchait le Ciel. C’est que Silouane s’est laissé stigmatiser par le désert de Dieu (et qui ne sait que, selon les dires des Anciens, « il fait de l’homme un être céleste ou un ange terrestre »). En le rencontrant, c’est un vrai moine que l’on rencontre, un hanté, un possédé de Dieu, une icône de Dieu, la transparence de sa Fête.

Quand il n’avait pas encore quatre ans, le petit Syméon Ivanovitch entend un soir à la maison un marchand de livres ambulant à qui l’on avait offert l’hospitalité crier à son père : « Où est-il donc ce Dieu dont tu nous parles ? » Il pense aussitôt : « Quand je serai grand j’irai chercher Dieu par toute la terre ». Chacun sait qu’il y a des événements de l’enfance qui marquent l’existence entière. Eh bien, l’on peut dire qu’il en est ainsi pour Syméon. Les années de l’adolescence et de la jeunesse vont passer, difficiles. Ce robuste garçon, sensuel, passionné, qui « aime le monde », est cependant poursuivi par le désir de Dieu. Bien que fiancé, il rêve de se faire moine, et à l’Athos. Un jour, alors qu’il fait son service militaire à Saint-Pétersbourg, il entend parler de ce curé d’une paroisse de Cronstadt qui célèbre avec un visage d’ange, et fait courir les foules, qui sanglote devant Dieu pour les péchés du monde, et déclenche de bouleversantes conversions. Avec l’un de ses camarades, il va le voir, en pèlerinage. « Je me rappelle comment le peuple l’entourait et demandait sa bénédiction quand après la Liturgie, il quittait l’église... Son visage ressemblait à celui d’un ange [2] ». Syméon se recommande à celui qu’il appellera un jour « l’Ange de la Russie » et le Père Jean de Cronstadt le pousse à se faire moine au plus vite, à l’Athos.

C’est là en effet que Dieu l’attend pour lui révéler en grand son visage. Syméon y arrive, conscient de sa petitesse et de sa pauvreté spirituelle : « J’ai porté au monastère seulement mes péchés [3] ». Tout au long de sa vie celui qui, depuis le jour de sa profession, s’appellera Silouane, ne cessera de s’enfoncer dans la vallée de l’humilité qu’il a découverte comme le plus authentique chemin de l’amour, la « porte du ciel [4] ».

« Rien n’est plus grand, écrira-t-il, que d’atteindre l’humilité du Christ... L’humilité est la lumière dans laquelle nous voyons Dieu qui est Lumière. Celui qui est humble a déjà vaincu ses ennemis... ô humilité du Christ, tu donnes une joie indescriptible à l’âme car qui s’est revêtu de toi est devenu semblable à son Maître Jésus-Christ... Je ne sais pourquoi le Seigneur m’a accordé une telle grâce dans le Saint-Esprit, à moi si jeune et pécheur, que mon cœur et mon âme en sont comblés [5] ». Mais Syméon n’atteindra la plénitude et la joie des humbles qu’en passant d’abord dans la fournaise de l’épreuve. Une épreuve terrible.

Depuis sa visite à Jean de Cronstadt, il s’est réveillé à son visage de misère. Et l’arrivée sur la Sainte Montagne, loin de le pacifier, fait grandir en lui le sentiment de son indignité devant Dieu et de sa fragilité. « Je suis mauvais devant le Seigneur, plus laid qu’un chien galeux, à cause de mes péchés ». Et voici que « bientôt m’assaillirent des doutes... Je voulais retourner dans le monde et me marier. Cependant je me disais énergiquement à moi-même : C’est ici que je veux mourir à cause de mes péchés... Pendant quelque temps je vivais dans le désespoir. Il me semblait que Dieu m’avait abandonné et qu’il n’y avait plus de salut pour moi. Il me semblait que Dieu était sans pitié et inexorable et ces pensées étaient si tourmentantes que, même aujourd’hui, je ne puis me rappeler ce temps sans épouvante. L’âme n’a pas la force de le supporter [6] ». Pourtant Silouane a crié sa « pauvre vie » devant Jésus et son père spirituel et il se sait pardonné. L’épreuve cependant est toujours là et pèse lourdement sur son âme. « Je suis une horreur devant Dieu et devant les hommes ». Et les démons se mettent de la partie. Ils lui disent tantôt : « Tu es maintenant un saint » et à d’autres moments : « Tu ne seras pas sauvé [7] ». « Mon âme languit après toi, mon Dieu ! Comme un enfant qui a perdu sa maman, elle pleure vers toi jour et nuit et ne trouve pas de paix [8] ». Jusqu’au jour où, après l’office de Vêpres, priant devant l’icône du Sauveur, il voit à la place de l’icône le Seigneur vivant. « Et voici, nous confie-t-il, que la grâce du Saint-Esprit remplit mon âme et mon corps [9] ». Et le Seigneur lui enseigne le secret de la paix. « Tiens délibérément ton esprit en enfer et ne désespère pas ». – « Depuis ce temps-là, je tiens mon esprit en enfer et je me sens brûler dans ces recoins obscurs, mais je désire Dieu, je le cherche avec des larmes et je dis : « Bientôt je mourrai et j’entrerai dans cette obscure prison et là je brûlerai seul, et je pleurerai et je bramerai vers le Seigneur : « Où es-tu mon Dieu, toi qui connais mon âme ? » Ces pensées me furent d’un très grand secours, purifiant mon esprit, et mon âme trouva le repos [10] ».

Désormais Silouane jubile en effet d’être assis comme Job sur le fumier de sa misère et de voir les autres dans la gloire. Il est heureux d’être pire que tous, car le Seigneur lui a fait toucher qu’il est plénitude d’amour et miséricorde. Oui, dans le Saint-Esprit, j’ai reconnu Dieu lui-même. « Elle est douce la grâce du Saint-Esprit et infinie la bonté du Seigneur ; nous ne pouvons le décrire avec des mots. L’âme tend vers lui, insatiable, envahie par son amour. Elle a trouvé le repos en lui et a complètement oublié le monde [11] ».

Ainsi sorti de son infernale prison de désespérance, Silouane cherche son Dieu avec une anxiété d’amour peu commune. « Mon cœur t’aime, note-t-il. Aussi te désire-t-il, te cherche-t-il avec des larmes... Je ne puis plus oublier ton regard tranquille et doux... Tout est changé dans mon âme devenue ta captive... Comme un oiseau prisonnier désire s’enfuir de la cage, ainsi mon âme désire-t-elle son Dieu. Où es-tu, ô ma Lumière ? Je te cherche avec des larmes [12] ». Et Silouane se souvient de son enfance, de ce cantique de l’Ascension du Seigneur rempli des clartés d’en-haut. « Qui me chantera le chant que j’aimais depuis mon enfance, le cantique de l’Ascension du Seigneur ? [13] » « Moi aussi, j’ai cru une fois devoir trouver le bonheur sur la terre. J’étais bien portant, fort, joyeux, les gens me voulaient du bien et je m’en vantais ; mais quand j’ai connu le Seigneur dans l’Esprit Saint, tout le bonheur de ce monde m’est apparu comme une fumée [14] ».

Cette angoisse de Dieu dans l’Esprit Saint, cette nostalgie du ciel ne l’arrache pas cependant aux nécessités de cette terre. Elle sous-tend et alimente bien plutôt une vie toute simple d’obéissance attentive à Dieu et à l’higoumène, ainsi que de travail, car « il n’est besoin ni de richesses ni d’érudition pour connaître Dieu [15] ». Il est vrai que, dans son enfance, Silouane n’a fréquenté l’école de son village que pendant deux hivers. Il n’est donc pas un lettré. S’il s’est énormément développé et donne l’impression d’être très familiarisé avec la Parole de Dieu et les écrits de la tradition monastique, c’est à force de lire et d’entendre à l’église la Sainte Écriture et les œuvres des Saints Pères Théophores. On raconte même qu’un visiteur distingué disait un jour naïvement au sortir d’un entretien avec lui : « Il faut être passé par l’université pour comprendre Silouane ».

Tellement Ponction enseigne les humbles en secret ! Mais plus que dans les livres c’est dans la vie, dans la volonté de Dieu qu’il cherche le ciel. Il me souvient, rapporte Sophrony, qu’à un moment de ma vie, enthousiasmé par les œuvres des saints pères, je lui avais dit avec tristesse : « Quel dommage de n’avoir ni le temps ni les forces d’étudier la théologie ! » Il me répondit : « Et vous estimez que c’est quelque chose d’important ? » Puis, après quelques instants de silence il ajouta : « À mon avis, il n’y a qu’une chose importante : devenir humble, car l’orgueil nous empêche d’aimer [16] ». « Par l’obéissance, l’homme est préservé de l’orgueil ; par l’obéissance lui est accordé le don de la prière ; par l’obéissance Dieu lui donne le Saint-Esprit... La Mère de Dieu apparut à saint Séraphin de Sarov et lui dit : « Donne-leur un travail (aux moniales de Divéevo) et celles qui garderont l’obéissance seront proches de moi [17] ». Silouane gardera jusqu’à la mort ce chemin très humble dont les anciens disaient « qu’il allait droit chez Dieu [18] ». Ce qui ne l’empêche pas de s’arrêter devant une fleur qui lui dit quelque chose de son Aimé, de savourer de longues liturgies nocturnes de Saint-Pantaleimon, surtout d’écouter les Anciens.

Je ne pense cependant pas me tromper en disant qu’il se laisse chercher par Dieu en toutes choses plus encore qu’il ne le cherche. Silouane a expérimenté comment l’Esprit Saint est le portier du Royaume qui introduit les petits et les pauvres dans la Vérité entière. « Celui qui n’a pas connu la grâce du Saint-Esprit, ressemble, pense-t-il, à ce coq qui ignore le vol de l’aigle dans les hauteurs du ciel... Il connaît Dieu par la nature et par l’Écriture et cela le satisfait tout comme le coq qui est satisfait de son sort et ne regrette pas de ne pas être un aigle. Mais celui qui a connu le Seigneur par le Saint-Esprit... [19] ».

Silouane est d’abord envoyé au moulin, puis nommé parmi les économes du monastère. Il est chargé des ouvriers. Son activité est intense et pourrait être extrêmement dissipée. Mais à qui lui demande si le souci de sa charge, les nombreux contacts avec les ouvriers (il y en a près de 200) et les gens du dehors ne le gênent point dans sa prière : « Le silence, dit-il, c’est la prière incessante et la demeure de l’intellect en Dieu. Le Père Jean de Cronstadt était constamment entouré de monde, mais il était plus en Dieu que bien des ermites. C’est par obéissance que je suis devenu économe et, grâce à la bénédiction que m’avait donné l’higoumène, je pouvais mieux prier en remplissant cette charge que je ne le faisais au Vieux Rossikon où, en suivant ma propre volonté, j’avais demandé d’aller pour y trouver les conditions favorables au silence... Si l’âme aime les hommes et en a compassion, la prière ne cesse plus [20] ». – « Beaucoup de moines disent que l’économe n’a pas le temps pour prier et qu’il ne peut pas garder la paix de l’âme puisque tout le jour il lui faut être avec les gens. Mais moi je dirai que s’il aime les hommes et pense de ses ouvriers : « Le Seigneur les aime », le Seigneur lui donnera la prière perpétuelle car au Seigneur tout est possible. Son âme vivra comme en un désert [21] ».

Silouane n’a pas compris cela immédiatement et pense à un moment aller vivre avec les startsy du Rossikon, « où l’on jeûnait rigoureusement, où l’on faisait continuellement maigre, à l’exception du samedi et du dimanche ». « Je voulais vivre auprès de ces ascètes... péniblement, en mendiant ; j’obtins la permission de mon higoumène et laissai l’économat ». « Il y avait le père Sabin qui n’avait plus dormi dans un lit depuis sept ans. Et le moine Dosithée, un moine parfait à tous égards... Il y avait aussi le père Anatole, un moine du grand habit qui avait le don des larmes et vivait dans l’action de grâces. Et le Père Samuel à qui apparut la Mère de Dieu. Il avait connu saint Séraphin de Sarev... [22] ».

« Mais il ne plaisait pas à Dieu que je vécusse là. Après un an et demi, je revins à mon premier poste au monastère : les constructions [23] ». C’est bien là en effet que Silouane va se déployer en grand jusqu’à sa mort sous l’emprise de l’Esprit Saint qui nous fait, dit-il, « parents de Dieu ». Adonné à ce travail exigeant et pénible, de plus en plus accablé par de violents maux de tête, pas toujours compris de certains frères (même à l’Athos, la sainteté fait mal parfois) qui le traitent d’illuminé et même de « saint maudit », il apprend la vraie liberté des enfants de Dieu, qui est tout simplement « d’être à Dieu » et d’aimer tous les hommes. « Voilà ce que l’Esprit Saint nous enseigne ; voilà la voie royale de la prière [24] ».

Silouane aime profondément ses frères moines. « Notre frère, pense-t-il, est notre propre vie ». On remarque qu’il ne parle jamais d’une façon ambiguë, ne se moque jamais des gens ni ne fait de plaisanterie à leur sujet. Et quel bonheur sur ses traits lorsqu’il peut rendre service ! Avec une telle aisance, une si grande simplicité ! Et qui ne sait que « celui qui demeure dans l’amour, demeure en Dieu et Dieu demeure en lui ? » (1 Jn 4,16). Mais l’Esprit Saint a dilaté l’âme de Silouane à la dimension du monde. Il est déjà si proche des ouvriers dont il a la charge, si préoccupé de leurs problèmes, de leur vie matérielle, plus tendre qu’une mère à leur égard. « Voici Michel qui a laissé sa femme et ses enfants dans son village et travaille ici pour gagner quelques sous. Ce n’est pas rien pour lui que d’être si loin de sa maison, de ne pas voir sa femme ni ses enfants. Voici Nikita qui vient de se marier et a quitté sa jeune femme enceinte et sa mère déjà âgée... Voici Grégoire..., voici Nicolas, un tout jeune garçon (qui touche) un salaire de misère [25] ». Mais son prochain, c’est bien l’univers entier. « Lorsque la grâce de l’Esprit Saint habite le cœur d’un homme, même en une mesure infime, note-t-il, cet homme pleure pour tous les hommes. Il a plus encore pitié de ceux qui ne connaissent pas Dieu ou qui lui résistent [26] ». Et encore : « Je ne puis me taire au sujet des hommes pour qui souffre mon âme. Je les aime à en pleurer ; je prie pour eux avec des larmes [27] ». Silouane voit en Adam chassé du Paradis et cependant toujours appelé, la condition de l’homme bramant vers Dieu. On se rappelle sa rencontre avec Jean de Cronstadt. Silouane l’a entendu crier vers Dieu pour le peuple, pour tous les peuples avec une violence inouïe et en sanglotant. Il sait aujourd’hui par le Saint-Esprit ce que signifie l’invasion de la détresse et du péché du monde. « Plus grand est l’amour, plus grande est la peine de l’âme ; plus vaste est l’amour, plus pleine la connaissance ; plus ardent l’amour, plus fervente la prière ; plus parfait l’amour, plus sainte est la vie [28] ». Il écrira peu de temps avant sa mort : « ...voilà déjà quarante ans que je souffre pour le peuple de Dieu... Quarante ans se sont écoulés depuis que la grâce du Saint-Esprit m’a appris à aimer tous les hommes et toute la création ; elle m’a aussi dévoilé les ruses de l’Ennemi qui, par tromperie, accomplit son mal dans le monde [29] ». Silouane, nous confie encore l’archimandrite Sophrony, « pleurait pour que le monde ne soit pas privé de la grâce du Saint-Esprit... Il était dévoré d’une profonde compassion et demandait à Dieu miséricorde pour tous les peuples de la terre [30] ». « Je suis vieux, je m’approche de la mort. J’écris la vérité par amour pour les hommes pour qui mon cœur souffre. Si je pouvais aider un seul homme à trouver le salut, j’en bénirais Dieu éternellement, mais mon âme souffre pour le monde entier ; je prie et je pleure pour tous les hommes afin qu’ils fassent pénitence et reconnaissent Dieu pour vivre dans l’amour et avoir la liberté en Dieu ». « Prier pour les hommes, c’est donner le sang de son cœur [31] ». Et l’on doit dire qu’il l’a donné en vérité dans le quotidien de sa vie monastique, dans l’accomplissement de la volonté de Dieu.

Comment Silouane en est-il arrivé là ? Serait-ce à force de voir la détresse et le péché des hommes ? Peut-être, mais plus encore à partir de sa continuelle présence à Dieu, de son obéissance, de sa fidélité à la « prière de Jésus », qui porte en lui tous ses fruits d’assimilation au Christ. Un jour qu’il se trouve dans l’atelier de couture de Saint-Pantaleimon en compagnie de Diadoque, de Trophime, et d’un père confesseur, ce dernier affirme : « A mon avis,... les journaux aident à prier. Nous vivons ici au désert, nous ne voyons rien et ainsi l’âme oublie progressivement ce qui se passe dans le monde, se renferme en elle-même et de ce fait la prière se relâche. Quand je lis des journaux, je vois comment vit le monde et combien les hommes souffrent, et cela provoque en moi le désir de prier. Alors, soit que je célèbre la liturgie, soit que je prie dans ma cellule, de toute mon âme j’intercède auprès de Dieu pour les hommes et pour le monde ». Silouane lui répond avec force et douceur : « Les journaux ne nous informent pas sur les hommes, mais sur les événements, et cela d’une façon inexacte ; ils jettent l’esprit dans le trouble et, malgré tout, ne nous apprennent pas la vérité. La prière, par contre, purifie l’esprit et il voit mieux toutes choses [32] ». Là est, je pense, le secret de sa profonde compassion envers tous et envers l’histoire, le secret de son influence et de la puissance de ses larmes. Silouane est parvenu à un état « dont il ne convient pas à l’homme de parler » (2 Co 12,4) et qui provoque une sorte de crainte en sa présence. On touche Dieu en lui, tout comme lui touche en Dieu ses frères, ses visiteurs, sa chère Russie, le monde entier et les enveloppe de miséricorde. Faisant un jour allusion à la compassion de la Mère de Dieu, il disait : « Combien grande devait être la souffrance de la Mère de Dieu quand elle se tenait debout au pied de la croix ! C’est que son amour était immensément grand et nous savons bien que celui qui aime davantage, souffre aussi davantage... voilà pourquoi elle est devenue pour toujours, pour tout le peuple, la consolatrice dans la souffrance. « Me voici, disait-elle, je suis la servante du Seigneur. Qu’il m’arrive comme tu veux ! » Et elle s’abandonnait entièrement à la Volonté de Dieu. Si nous disions à notre tour : « Seigneur, je suis ton serviteur ; que ta Volonté soit faite », le monde serait rempli d’amour de Dieu [33] ».

Je comprends que Silouane se fait de la vie monastique une très grande idée. Il ne voudra jamais que l’on confonde les ministères dans l’Église. Fidèle à la ligne de Macaire et des saints pères athonites il pense que la prière d’amour et le sang versé valent mieux pour la transfiguration du monde que toutes les œuvres extérieures, et que telle est la « fonction » du moine. « Il en est qui disent, écrit-il, que les moines doivent servir le monde pour ne pas manger leur pain sans le gagner. Mais il faudrait savoir en quoi consiste le service du moine, comment il doit aider le monde. Or le moine prie avec des larmes pour le monde entier et c’est en ceci que consiste son œuvre principale... Grâce aux moines, la prière ne cesse jamais sur la terre... Si la prière cessait, le monde périrait... Tu diras peut-être qu’ils n’existent plus de nos jours ces moines qui prient pour tous les hommes. Mais je te dis que de grands malheurs et la destruction elle-même de l’univers surviendra, s’il n’y a plus de priants en ce monde [34] ». Ah, si moines et moniales d’Occident pouvaient entendre cela !

La mort de Silouane manifeste à quel point il est entré dans l’ineffable silence trinitaire. Humblement, sans rien d’étrange, doucement, il s’en est allé, une nuit, pendant la célébration des Matines. C’était à la veille de la guerre de 40, au milieu de l’angoisse qui étreignait les cœurs devant l’imminente catastrophe. Silouane quittait l’étranger et rentrait à la Maison [35].

9 rue Saint-François de Paule
F-06300 NICE, France

[1Les détails de la vie de Silouane et les citations sont empruntés soit au très beau livre de l’Archimandrite Sophrony, Starets Silouane, Moine du Mont-Athos, Paris, Éd. Présences, 1973, soit à Silouane, Écrits spirituels, Extraits, 3e éd., traduits par L.-A. Lassus, o.p., Coll. Spiritualité orientale, 5, Abbaye de Bellefontaine, 1976. Le premier volume sera désigné par « So », le second par « La ».

[2Cf. La, 39 et 47. Une étude sur saint Jean de Cronstadt et la traduction de son journal « Ma vie en Christ » est à paraître prochainement à Bellefontaine.

[3Cf. La, 41.

[4Apophtegme d’Arsène le Grand.

[5Cf. La, 38.

[6Cf. La, 25 et 70.

[7Depuis la « Vie d’Antoine », la démonologie a fait partie de l’existence au désert. Silouane n’y échappe pas ; cf. La, 65-67 et So, 383-397.

[8Cf. La, 33.

[9Cf. La, 75. « Qui peut décrire cette joie et cette consolation ? Le Seigneur est reconnu par l’Esprit Saint et celui-ci agit dans l’homme tout entier, dans l’intelligence, l’âme et le corps » (La, 45).

[10La, 64-65, cf. 35-36.

[11Cf. La, 54.

[12La 31-32 ; cf. So, 254-273.

[13La, 50.

[14La, 45.

[15La, 46. Silouane dit encore : « Si le monde comprenait la puissance des paroles du Christ : « Apprenez de moi la douceur et l’humilité », il mettrait de côté toute autre science pour acquérir cette connaissance céleste » (La, 29-30).

[16Cf. So, 221.

[17Cf. La, 63.

[18Règle de saint Benoît, Chapitres 5 et 72.

[19Cf. So, 437.

[20So, 62. Le Vieux Rossikon, endroit désert et silencieux, attirait ceux qui voulaient s’adonner à l’oraison hésychaste (pratiquée dans la vie solitaire en vue d’arriver, par la paix intérieure, le calme, le recueillement habituel, à l’union à Dieu par la contemplation - N.D.L.R.).

[21Cf. So, 61-62.

[22Cf. La, 76-77.

[23La, 77.

[24« Qui a reconnu l’amour de Dieu aime tout le monde. Il ne murmure pas sur son destin, car les souffrances, portées en Dieu, nous conduisent à l’éternelle joie » (La, 32).

[25Cf. So, 60-61.

[26Cf. La, 41.

[27La, 51.

[28Cf. La, 62 et So, 335.

[29Cf. So, 338 et 340.

[30So, 220.

[31Cf. La, 25, 49 et 57.

[32Cf. So, 71.

[33Cf. La, 48. Il disait à propos de Marie : « Si la vie de la Mère de Dieu est, en un certain sens, cachée dans un silence sacré, le Seigneur a cependant fait connaître à l’Église qu’elle embrasse dans son amour le monde entier et que, dans l’Esprit Saint, elle voit tous les peuples de la terre et en a pitié » (La, 54-55).

[34Cf. La, 57-58 et So, 370.

[35Silouane nous a quittés entre 1 heure et 2 heures du matin dans la nuit du 24 septembre 1938. Il sera en mémoire éternelle.

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