Vie religieuse et libération de l’homme
Alfred Ancel
N°1977-3 • Mai 1977
| P. 152-169 |
Travailler à la libération de l’homme ne serait-il pas une tâche spécifique du laïc chrétien ? Et cependant celle-ci « est un aspect inséparable de son salut intégral opéré par Jésus-Christ » (Paul VI). Le religieux ne peut donc se soustraire à cette tâche, mais il lui faut voir clairement pourquoi et comment il doit s’engager, selon sa vocation propre, dans ce processus de libération. L’auteur note trois orientations majeures, importantes pour tous les religieux : l’option fondamentale en faveur des défavorisés, le bouleversement évangélique et le service des laïcs. Fort de son engagement en milieu ouvrier, il applique ensuite ces réflexions aux religieux insérés dans le monde ouvrier.
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Pour mieux comprendre notre propos, nous chercherons d’abord à bien distinguer la libération de l’homme et le salut par la foi en Jésus-Christ. Le salut par la foi en Jésus-Christ se situe directement au plan spirituel : il désigne et la libération du péché et l’inauguration d’une vie nouvelle dans l’amour de Dieu et de nos frères. La libération de l’homme se situe directement au plan des réalités terrestres : elle comporte à la fois un affranchissement par rapport à toutes les formes d’oppression et une promotion personnelle et collective de tous les hommes, à tous les points de vue (cf. PP 14-21 [1].
À première vue, on serait tenté d’écarter les religieux de toute responsabilité par rapport à la libération de l’homme. Quelles relations, en effet, peut-on établir entre une vie toute consacrée à Dieu et des combats de libération qui ont seulement des objectifs terrestres ? Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Quand on a tout quitté pour Dieu, va-t-on encore se préoccuper de modifier des régimes économiques, politiques ou culturels ?
Cependant Paul VI nous dit que « la libération de l’homme est, en réalité, un aspect inséparable de son salut intégral opéré par Jésus-Christ [2] ». S’il en est ainsi, s’il y a un tel lien entre la libération humaine et le salut par la foi en Jésus-Christ, les religieux peuvent-ils rester indifférents à la libération de l’homme ?
De fait, en réfléchissant sur ce sujet, on est amené à approfondir la véritable signification de la consécration religieuse. On verra alors que les religieux ont un rôle irremplaçable à jouer au service d’une libération authentique de l’homme.
Pourquoi s’engager comme religieux dans le processus de libération
Dès le début, nous nous heurtons à deux options radicalement opposées. Certains voudraient une réforme totale de la vie religieuse ; ils voudraient que son dynamisme fut en premier lieu au service d’un renouveau total de l’humanité, selon les exigences de la justice et de la fraternité. D’autres tiennent absolument à conserver ce qu’ils appellent la grande tradition de la vie religieuse, centrée sur Dieu seul. Ils acceptent sans doute de donner du temps à certains services charitables, sociaux et apostoliques, mais ils s’opposent à tout engagement des religieux au service de la libération de l’homme, car cet engagement risquerait de vicier jusque dans son fondement l’orientation théocentrique de la vie religieuse.
Nous ne pouvons accepter ni la première, ni la seconde option. La première est déjà inadmissible pour un chrétien ; à plus forte raison elle est incompatible avec la vie religieuse. Le Christ a dit, en effet : « Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice » (Mt 6,33) et la vie religieuse a pour but de signifier au milieu des hommes la priorité absolue du Royaume (LG 44 et 46 ; PC 1 et 2).
Quant à la deuxième option, elle constituerait un contre-témoignage. Elle amènerait les hommes à assimiler les religieux au prêtre ou au lévite de la parabole du bon samaritain qui ont passé indifférents à côté du malheureux laissé à demi mort par les brigands (Lc 10,29-37).
Ni l’une ni l’autre ne sont conformes à l’enseignement de Paul VI que nous venons de citer. En fait, le salut intégral opéré par Jésus-Christ est certes, en premier lieu, un salut spirituel, mais il comporte, à la fois comme exigence et comme conséquence, la libération de l’homme. C’est donc en dehors de toute confusion et de tout dualisme que nous devons chercher le rôle spécifique des religieux au service de la libération de l’homme. Sans prétendre être complet, nous donnerons les motifs qui exigent leur engagement ; nous verrons ensuite comment ils doivent s’engager.
L’appel du Christ à une vie morale authentique
On ne peut aller vers Dieu que dans la conformité à sa volonté. Or le problème de la libération humaine est un problème soumis aux exigences de la justice et de la fraternité et, par conséquent, aux exigences de la loi morale. Comment un religieux pourrait-il être signe de Dieu, s’il ne se conforme pas à sa volonté ?
Des fils de Dieu ne peuvent pas se résigner devant un monde marqué par tant d’oppressions, d’exploitations et d’inégalités. Il ne s’agit pas de condamner les personnes : le Christ n’est pas venu pour condamner mais pour sauver ; mais personne n’a le droit de se résigner passivement devant l’injustice : ce serait s’en faire complice.
Les religieux ne peuvent donc pas se contenter d’une formation morale individuelle, familiale ou professionnelle. Leur conscience morale doit s’ouvrir à tous les domaines de l’activité humaine, y compris au plan économique et politique. Ils ne peuvent donc pas rester indifférents vis-à-vis de l’injustice qui règne de multiples façons dans le monde d’aujourd’hui. Et quand ils ont une mission éducatrice, ils sont appelés à communiquer aux autres, quel que soit leur milieu social, les exigences de la morale (LCLC, 197-198).
Sans doute, ils doivent respecter la diversité des options politiques, mais une option politique n’est acceptable que dans la mesure où elle respecte les hommes dans leur dignité et leur liberté, au plan de leur égalité fondamentale et de leur fraternité universelle, au niveau enfin de leur croissance solidaire et de leur accès à la responsabilité (LCLC, 198-206).
D’autre part, le sens moral ne peut se contenter d’apprécier : il n’est pas seulement un appel à conformer personnellement sa vie aux normes que l’on a découvertes ; c’est aussi un appel à s’engager avec les autres, afin que tous puissent vivre d’une façon digne de l’homme dans la justice et la fraternité (LCLC 159). Les religieux ne sont pas appelés, pour autant, aux mêmes formes d’engagement que les laïcs ; mais ils ne sont pas moins appelés à s’engager ; ils y sont même appelés à un titre spécial. S’ils ne le faisaient pas, ils auraient à répondre aux paroles redoutables du Seigneur : « Ce n’est pas en me disant : « Seigneur, Seigneur ! » qu’on entrera dans le Royaume des deux, mais en faisant la volonté de mon Père qui est aux cieux » (Mt 7,21). Se consacrer au Seigneur, ce n’est pas une formule abstraite, c’est un engagement total de tout notre être pour accomplir sa volonté.
L’appel à la contemplation du Christ qui, par son incarnation et sa résurrection, s’est inséré parmi les hommes et dans tous les groupes humains
Le religieux, par sa consécration, est appelé à vivre avec le Christ, à partager sa vie et à coopérer avec lui. Il est donc appelé à vivre dans une contemplation habituelle, afin de le rejoindre partout où il est. Ce n’est donc pas seulement dans une église ou auprès du tabernacle, ce n’est pas seulement en lui-même ou dans les livres saints que le religieux est appelé à rencontrer le Christ, mais en tout homme, car le Christ est présent à tout homme qui souffre, à tout homme qui est exploité ou opprimé, à tout homme qui coopère avec lui à la construction du monde d’une manière conforme à sa volonté, même s’il ne le connaît pas encore ; le Christ est même présent à ceux qui se refusent à lui, car il prend sur lui leurs péchés pour les expier et il travaille dans leur cœur pour les convertir (Sg 12,1-2). Enfin le Christ nous affirme d’une façon spéciale sa présence dans les pauvres, c’est-à-dire dans les handicapés, dans les migrants et dans tout le quart monde (LCLC, 232-233).
Ce serait bien dommage pour eux si les religieux étaient réduits à rencontrer le Christ en eux-mêmes et dans les lieux de culte alors que le Christ a annoncé à ses Apôtres qu’il serait avec les hommes tous les jours jusqu’à la fin des siècles (Mt 28,20). « Par son Incarnation, il s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme... et puisque le Christ est mort pour tous,... nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal » (GS, 22, 2 et 5). On voit par là que, sous prétexte de vouloir centrer la vie religieuse sur Dieu seul, on risquerait de détourner les religieux d’une rencontre continuelle avec Dieu. Si on voulait priver les religieux de rencontrer le Christ dans les hommes qui se donnent à ce que le Concile appelle le service royal, c’est-à-dire dans l’action qu’ils mènent pour organiser le monde selon la volonté de Dieu (LG, 36), on les priverait d’une authentique rencontre de Dieu.
L’appel du Christ à l’évangélisation
Le Concile a beaucoup insisté sur l’aspect apostolique de la vocation religieuse, quelle que soit la forme de cette vie et il demande à tous les religieux d’unir la contemplation et l’amour apostolique (PC, 5). A plus forte raison, cet appel devient primordial quand il s’agit des sociétés religieuses vouées à l’apostolat (PC, 8). Nous devons donc être très attentifs aux conditions qui permettent l’efficacité apostolique.
Certes, ces conditions sont avant tout d’ordre spirituel. On les trouve explicitement dans l’Évangile et le Concile les a rappelées. Rien ne pourra jamais dispenser les religieux de leur vie de prière, du témoignage de la vie évangélique et de l’annonce de la Parole de Dieu (PC, 5-6).
Cependant, on ne saurait oublier que le Christ a voulu partager humblement la vie des hommes, devenant en tout semblable à eux et participant à toutes leurs épreuves, sauf le péché (He 2,17 ; 4,15).
Sans doute, tant que nous avons vécu en temps de chrétienté, nous avons moins pensé à la nécessité qui s’impose à tous les apôtres, prêtres, religieux et laïcs de communier à la vie de leur peuple. Mais aujourd’hui, dans un monde qui se sécularise, nous sentons plus vivement cette nécessité. Le Concile l’a rappelée spécialement en ce qui concerne les prêtres et il a mis en lumière le principe qui domine toute cette question : « Par leur vocation et leur ordination, les prêtres de la Nouvelle Alliance sont, d’une certaine manière, mis à part au sein du peuple de Dieu ; mais ce n’est pas pour être séparés de ce peuple, ni d’aucun homme quel qu’il soit ; c’est pour être totalement consacrés à l’œuvre à laquelle le Seigneur les appelle » (PO, 3). Le même enseignement, le Concile, dans le décret sur l’activité missionnaire, l’applique à toute l’Église par référence au Christ lui-même : « L’Église, afin de pouvoir présenter à tous le mystère du salut et la vie apportée par Dieu, doit s’insérer dans tous les groupes humains du même mouvement dont le Christ lui-même, par son incarnation, s’est lié aux conditions sociales et culturelles déterminées des hommes avec lesquels il a vécu » (AG, 10).
Enfin, en ce qui concerne les religieux, même contemplatifs, le Concile a rappelé explicitement qu’ils devaient être présents à la construction de la cité terrestre. Voici d’ailleurs son texte : « Nul ne doit penser que, par leur consécration, les religieux deviennent étrangers aux hommes ou inutiles dans la cité terrestre. Car s’ils ne sont pas toujours directement présents aux côtés de leurs contemporains, ils leur sont présents plus profondément dans le cœur du Christ, coopérant spirituellement avec eux pour que la construction de la cité terrestre ait toujours son fondement dans le Seigneur et soit orientée vers lui, pour que ceux qui bâtissent ne risquent pas de peiner en vain » (LG, 46).
Comment s’engager, comme religieux, dans le processus de libération
C’est donc par fidélité à leur propre vocation que les religieux sont appelés à s’engager au service de la libération des hommes. Quand cet engagement se fait par la prière, il est déjà très exigeant, mais il ne se heurte pas à des difficultés spéciales. Mais Jésus ne s’est pas seulement engagé par la prière, et la forme de son engagement a entraîné sa mort. Nous allons donc voir maintenant comment les religieux, y compris les contemplatifs, sont appelés à suivre le Christ dans son engagement au service des hommes, même si le changement dans leur manière d’agir entraîne pour eux des incompréhensions et même des persécutions. Ce que le Christ a prévu (Jn 15,18-20).
N’oublions pas que la libération de l’homme est un aspect inséparable de son salut intégral : tous les chrétiens doivent donc travailler au service de cette libération, laïcs en premier lieu (LG, 36), mais aussi prêtres et religieux. Chacun selon sa vocation propre. Ni les prêtres, ni les religieux ne doivent se faire laïcs, sous prétexte qu’ils travaillent à la libération de l’homme ; parfois leurs activités pourront se ressembler, mais chaque catégorie de fidèles doit apporter sa contribution spécifique à la libération de l’homme pour que dans sa manière propre d’agir se manifeste aussi pleinement que possible le Royaume de Dieu.
Je parlerai d’abord des religieux en général ; je parlerai ensuite de ceux qui sont appelés d’une manière spéciale à partager la condition des opprimés et des défavorisés.
L’engagement des religieux en général
Ne pouvant être complet, j’ai choisi trois points qui me paraissent particulièrement importants aujourd’hui : l’option fondamentale en faveur des pauvres, le bouleversement évangélique, le service des laïcs.
Cette option fondamentale s’impose à l’Église tout entière. En effet, « le peuple de Dieu tout entier est appelé à suivre le Christ dans sa pauvreté et dans sa prédilection pour les pauvres (2 Co 8,9 ; LG, 8). Mais cette option ne peut se lier à aucun parti politique quel qu’il soit. Les options politiques, en effet, relèvent du libre choix des hommes et aucune d’entre elles n’a le droit de revendiquer pour soi l’autorité du Christ ou de l’Église » (GS, 43,3 ; LG, 36, 4). Par conséquent, l’option fondamentale que Dieu demande à son Église en faveur des défavorisés ne se situe pas au même plan que les options politiques des organisations humaines.
Mais cette option fondamentale ne peut pas rester au niveau des sentiments ou des paroles. Elle doit se traduire en actes (1 Jn 3,18 ; Lettre au Cardinal Roy, 48 et 51 [3]). Elle est un véritable engagement (LCLC, 296-297). Mais si le peuple de Dieu tout entier est appelé à se convertir dans le sens de la pauvreté et d’une option fondamentale au service des opprimés et des défavorisés, à plus forte raison les religieux doivent entrer courageusement dans cette voie.
Sans doute, les religieux ont toujours conservé le souci de la pauvreté, mais parfois leur manière de la pratiquer n’était pas significative pour leurs contemporains. Aussi le Concile d’abord et ensuite Paul VI, dans son exhortation apostolique, ont précisé certains points de cette réforme devenue nécessaire (PC, 13 ; ET, 16-22 ; PE 2000, 72-74).
De même, les instituts religieux ont été, depuis leur origine, fidèles au service des pauvres. On ne saurait dénombrer les œuvres charitables et sociales qui ont été fondées par eux. Certes, il ne s’agit pas de les supprimer : aucune libération, si profonde soit-elle, ne pourra faire disparaître toutes les formes de pauvreté. Mais on sera obligé de tenir compte des critiques qui sont faites contre ces œuvres.
On reproche d’abord aux religieux de maintenir des œuvres qui ne sont plus nécessaires, car elles sont déjà prises en charge soit par les pouvoirs publics, soit par des laïcs. On leur reproche aussi d’entretenir dans ces œuvres un climat paternaliste qui n’est plus adapté à la mentalité d’aujourd’hui ou de ne pas observer suffisamment vis-à-vis du personnel laïc les exigences de la justice sociale. On leur reproche enfin d’empêcher les pauvres de prendre conscience de l’injustice dont ils sont victimes : ce que les opprimés et les défavorisés souhaitent aujourd’hui, ce n’est pas l’assistance, c’est la justice. Ce n’est donc pas l’aumône qu’ils demandent, c’est d’être compris et soutenus dans leurs efforts de libération.
Quoi qu’on pense de ces critiques, on est obligé de constater qu’elles existent. Aujourd’hui, l’Église ne sera reconnue comme l’Église des pauvres que dans la mesure où les pauvres sentiront, à travers des signes perceptibles et efficaces, qu’elle est avec eux, en tout ce qui est légitime dans leur combat de libération (LCLC, 295-297 ; PE 2000, 31-37).
On voit l’importance des réformes à réaliser pour que la vie religieuse puisse donner ces signes perceptibles et efficaces. C’est à chaque congrégation qu’il appartient d’introduire en elle les changements qui s’imposent. On doit savoir écouter les hommes dans l’Église et hors de l’Église ; mais finalement c’est au Christ en Église que l’on doit se référer. Une rénovation n’est valable, en effet, que dans la mesure où elle est conforme à l’Esprit de Dieu et aux exigences de ce qui est essentiel dans la vie religieuse. On aura toujours intérêt à se référer aux principes généraux d’une vraie rénovation de la vie religieuse, tels qu’ils nous sont donnés par le Concile (PC, 2).
On veillera, en particulier, à éviter toute confusion entre l’option fondamentale au service des pauvres et une option politique quelconque. Il appartient aux laïcs de faire eux-mêmes leur choix politique et il ne faudrait pas, sous prétexte que l’Église s’est plus ou moins inféodée, dans le passé, aux partis dits de droite, qu’elle s’inféode aujourd’hui aux partis de gauche. Si elle garde sa liberté évangélique, elle pourra prêcher l’Évangile à tous, avec l’option fondamentale qui la caractérise.
Le Concile note explicitement l’influence efficace de la vie religieuse sur tout le Peuple de Dieu afin qu’il soit capable de vivre selon l’Évangile (LG, 44). En effet, le peuple de Dieu tout entier est appelé à suivre le Christ dans son mystère pascal et dans la vie évangélique. Le Concile a été très net à ce sujet et il affirme que tous sont appelés à la sainteté. « Maître divin et modèle de toute perfection, le Seigneur Jésus a enseigné à tous et à chacun de ses disciples, quelle que soit leur condition, cette sainteté de vie dont il est à la fois l’initiateur et le terme » (LG, 40). Nous pouvons certes remercier le Seigneur de ce qu’il a déjà réalisé dans son Église ; malheureusement les déficiences ne manquent pas, pas seulement à un point de vue individuel, mais aussi à un point de vue collectif. Les causes de ces déficiences sont nombreuses, mais parmi elles, il y en a une qui, me semble-t-il, n’a pas été assez soulignée.
La vie selon l’Évangile, en effet, n’est pas seulement une vie morale plus ou moins animée par l’Esprit du Christ, c’est une vie nouvelle marquée par un véritable bouleversement de valeurs. Alors que, parmi les hommes, les premiers sont les riches, les savants et les puissants, le Christ a dit « Bienheureux les pauvres et malheureux vous les riches » (Lc 6,20 et 24) ; il a choisi des apôtres « sans instruction ni culture » (Ac 4,13) ; quant aux puissants, ils seront « renversés de leurs trônes » (Lc 1,52). Jésus est allé jusqu’à dire à des pharisiens qui lui reprochaient son enseignement sur la pauvreté : « Ce qui est élevé pour les hommes est objet de dégoût aux yeux de Dieu » (Lc 16,14).
Sans doute, il faut savoir lire ces textes, mais il ne faudrait pas les vider de leur sens. Jésus ne méprise ni l’argent, ni la science, ni le pouvoir ; mais il n’accepte pas qu’on aime l’argent (Mt 6,24), qu’on s’enorgueillisse de sa science (Mt 11, 25-26) et que l’on se serve de son pouvoir pour dominer (Mc 10,42). Lui-même, alors qu’il était riche, s’est fait pauvre pour nous enrichir par sa pauvreté (2 Co 8,9) ; il s’est anéanti lui-même en prenant condition d’esclave (Ph 2,6-7) ; il n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie pour le salut de tous (Mc 10,45 ; cf. LCLC, 267-287).
Tout se résume finalement dans la mort au péché et dans la vie pour Dieu : vivre selon l’Évangile, c’est renoncer à son égoïsme et se donner totalement dans l’amour. Puisque, lui, il a donné sa vie pour nous, nous devons, nous aussi, donner notre vie pour nos frères (1 Jn 3,16).
Or le bouleversement évangélique est indispensable pour que réussisse pleinement la libération de l’homme. Il ne s’agit pas, pour autant, de nier la nécessité de lutter contre les structures injustes et de combattre pour leur substituer des structures qui soient justes et qui permettent la libération et l’épanouissement de tous les hommes. Paul VI l’a bien montré dans son encyclique Populorum progressio à propos des relations entre pays riches et pays pauvres (PP, 26, 32, 58). Mais croire que le changement des structures suffira pour assurer pleinement la libération de l’homme, c’est une illusion. En réalité, le bouleversement évangélique est doublement nécessaire, d’abord pour que le combat de libération soit en même temps plus efficace et animé par l’amour et non par la haine. Il est nécessaire aussi pour que, une fois instaurées des structures plus justes, on ne voie pas renaître de nouvelles oppressions et de nouvelles injustices et pour que le dévouement de chacun au service de tous enlève la nécessité de recourir à la dictature.
Mais le bouleversement évangélique est humainement impossible : il est don de Dieu et accueil de ce don. Pour la réalisation de ce bouleversement, les religieux ont un rôle irremplaçable. Ils sont donc appelés à le réaliser eux-mêmes personnellement et collectivement, et de telle manière que les hommes se sentent appelés à les suivre.
En effet, si les religieux ne sont pas assez insérés dans la vie des hommes, s’ils ne communient pas d’une façon suffisante à leur combat de libération, les hommes n’accepteront pas leur témoignage. Le sel ne sale pas s’il n’est pas dans la terre et la lumière n’éclaire pas, si elle reste cachée (Mt 5,13-16). D’autre part, si les religieux demeurent étrangers à la vie des laïcs, ceux-ci penseront que le bouleversement évangélique est réservé aux religieux et qu’il exige des conditions de vie tout à fait spéciales.
Dans leurs rapports avec les riches et les puissants de ce monde, les religieux se garderont bien de les juger. Ils les aimeront tels qu’ils sont, avec les dangers qui les menacent et avec les possibilités qui s’ouvrent à eux, mais en raison même de leur amour sauveur, les religieux les aideront à découvrir la mission qui est la leur, dans l’amour. Il ne suffit pas aux puissants et aux riches d’observer les règles de la morale individuelle et familiale ainsi que les préceptes du culte. Ils sont appelés à suivre le Christ dans le don qu’il a fait de lui-même au service de ses frères, pour leur libération. Pourquoi n’y aurait-il pas des saints chez les puissants et les riches ? Mais je pense que ceux-ci ont besoin de trouver des religieux engagés dans la pauvreté et en communion avec les pauvres ; ce sont ces religieux qui les ouvriront aux exigences de l’amour (LCLC 247-252 ; PE 2000, « L’Église et les riches », 47-62).
Comme nous l’avons déjà dit, ce sont les laïcs qui occupent la première place dans l’Église lorsqu’il s’agit de l’organisation du monde et, par conséquent, de la libération de l’homme (LG 36). Mais, pour bien accomplir leur tâche selon l’Esprit de Dieu, ils ont besoin de la compréhension et du soutien des prêtres et des religieux. Que de fois ils se sont plaints d’être abandonnés dans leurs tâches terrestres et d’être seulement utilisés pour des tâches ecclésiales. Nous avions trop l’habitude de nous faire aider (prêtres et religieux) par des laïcs pour l’accomplissement de nos tâches propres. Une conversion nous est demandée. Aidons maintenant les laïcs dans leurs tâches de laïcs. Alors, par eux, nous travaillerons efficacement à la libération de l’homme.
Aidons-les d’abord à découvrir la grandeur et la valeur religieuse de leurs activités terrestres, au plan familial comme au plan professionnel, social et politique. C’est là le culte spirituel qu’ils ont à rendre à Dieu (1 P 2,5). « C’est ainsi, nous dit le Concile, que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même » (LG 34).
Aidons-les aussi à découvrir leur responsabilité apostolique vis-à-vis de leur propre milieu. C’est là, en effet, qu’ils apportent par leur témoignage de vie et, occasionnellement, par leurs paroles, le témoignage du Christ. C’est là qu’ils feront pénétrer l’option fondamentale en faveur des opprimés et des défavorisés. C’est là qu’ils introduiront le bouleversement évangélique. Sans doute, dans un monde socialisé, l’apostolat des laïcs n’est pleinement efficace que s’il s’exerce d’une façon collective dans des mouvements apostoliques. Mais ceux-là même qui ne peuvent pas ou ne veulent pas participer à ces mouvements, ne sont pas dispensés d’être, eux aussi, des témoins du Christ et comme un ferment dans la pâte humaine (LG 31). Cependant, ne nous faisons pas d’illusion, cet apostolat en pleine vie, que le Concile appelle l’apostolat spécifique des laïcs (LG 31), est un apostolat très exigeant et très lourd à porter. Comment pourront-ils persévérer dans cette tâche si nous, prêtres et religieux, nous ne nous mettons pas à leur service ? Comment s’engageront-ils dans des mouvements apostoliques s’ils voient des prêtres et des religieux les critiquer systématiquement ? Sans doute, les mouvements apostoliques ont leurs déficiences et c’est charité que les aider à s’en débarrasser, mais les contester d’une façon absolue, c’est ôter au laïcat un moyen nécessaire de son développement dans l’Église et dans le monde.
Aidons enfin les laïcs à découvrir la signification religieuse de leurs engagements sociaux, économiques et politiques. Par là, en effet, ils collaborent avec Dieu à l’organisation du monde et à la libération de l’homme ; Dieu, en effet, a formé l’homme « pour gouverner le monde en sainteté et justice » (Sg 9,3). Ce qui autrefois était réservé aux rois devient de plus en plus une tâche universelle, spécialement chez ceux qui ont des responsabilités dans les diverses organisations. Les engagés politiques, en particulier, se sentent souvent, quelles que soient leurs options, des mal-aimés. Les difficultés énormes qu’ils rencontrent, les oppositions auxquelles ils se heurtent et les pressions qu’ils subissent exigent, de notre part, une plus grande attention et un plus grand amour.
Trop souvent, quand nous parlons avec des laïcs, nous restons au point de vue du culte ou de l’enseignement religieux, ou bien, si nous nous intéressons à leur vie, nous discutons avec eux, comme si nous étions, nous aussi, des laïcs. Ils sont en droit de nous demander notre témoignage propre de prêtre ou de religieux. Si nous ne l’apportons pas, ils repartent déçus. Nous n’avons pas besoin d’avoir leur compétence, mais nous devons nous former suffisamment pour comprendre leurs problèmes. Il ne s’agit pas de leur donner des solutions toutes faites, mais de chercher, avec eux, à la lumière de l’Évangile, ce que l’Esprit Saint leur demande. Cela exige de nous une longue écoute, une attitude intérieure de prière et un grand respect pour leur autonomie propre. Si nous faisons tout cela, nous pouvons vraiment les aider.
Au service de la libération de l’homme dans le monde ouvrier
Nous venons de parler des religieux en général, je voudrais parler maintenant des religieux qui sont envoyés dans un milieu défavorisé ou collectivement soumis à l’oppression. Ne pouvant aborder tous les cas, je parlerai seulement des religieux insérés dans le monde ouvrier. Mais chaque groupe défavorisé ou opprimé mériterait une étude spéciale.
Cependant, nous ne parlerons pas des religieux qui sont en contact avec le monde ouvrier sans s’être insérés en lui ; nous ne parlerons pas non plus des religieux qui seraient au travail pour des raisons personnelles ; mais seulement des religieux qui sont insérés, comme religieux, dans le monde ouvrier et nous chercherons à discerner comment leur vie religieuse peut contribuer à la libération de l’homme. Nous pensons particulièrement aux religieux qui sont au travail et à ceux qui sont au service des mouvements apostoliques.
Il n’est pas nécessaire de travailler manuellement pour s’insérer dans le monde ouvrier. De fait, j’ai rencontré des prêtres et des religieux, surtout parmi ceux qui sont au service des mouvements apostoliques, qui, sans participer au travail salarié, étaient vraiment acceptés par les travailleurs, car ils étaient en communion profonde avec tout ce que vit la classe ouvrière. On ne peut donc pas transformer en dogme l’obligation du travail ou de l’engagement. Malgré tout, le travail manuel et la participation à l’action ouvrière interviennent profondément pour modifier la personnalité humaine et ils rendent bien plus facile une vraie communion au monde ouvrier. Il serait donc désirable que tous les religieux qui seront envoyés au service du monde ouvrier puissent, surtout s’ils n’en sont pas originaires, donner au moins quelques années de leur vie au travail salarié et à l’action syndicale.
D’autre part, il n’est pas suffisant de travailler, même en usine, ou de participer à l’action syndicale, pour être en vraie communion avec la classe ouvrière. Quand on n’est pas originaire du monde ouvrier, il s’agit d’assimiler une nouvelle culture et d’entrer, pour ainsi dire, dans une autre civilisation. Il ne s’agit pas, pour autant, de rejeter son milieu d’origine ; il vaut mieux reconnaître simplement qu’on appartient à un autre milieu ; mais ce qu’il faut, c’est accepter de recevoir beaucoup et de recevoir comme un ignorant qui ne sait rien et qui n’arrive pas à comprendre. Il faut beaucoup d’humilité et beaucoup d’amour ; il faut aussi beaucoup de temps.
L’indigénisation sera particulièrement difficile pour accueillir la réalité du combat ouvrier. Quand on n’est pas d’origine ouvrière, on risque de tomber soit dans l’ouvriérisme (qui n’est ni ouvrier ni chrétien) soit, sous prétexte de discernement, dans un certain « moralisme » qui prétend tout juger et qui, lui non plus, n’est ni ouvrier ni chrétien. Rien ne remplace le temps, l’amitié vraie et l’humilité. Sachons être patients. Acceptons les observations, parlons peu, écoutons beaucoup.
Ce n’est pas sûr du tout que nous arrivions à devenir « ouvrier ». Personnellement, je ne pense pas y être arrivé. J’ai toujours eu conscience de rester un étranger pour le monde ouvrier ; mais j’ai l’impression que j’ai été accueilli par lui, parce que les travailleurs sentaient que je faisais tout mon possible pour communier à leurs souffrances et à leurs aspirations et que j’admettais la légitimité profonde de leur combat de libération. Je restais un étranger, mais un étranger sympathique : nous arrivions à nous comprendre et ils sentaient que j’étais avec eux.
Le modèle auquel nous pouvons toujours nous référer, sans jamais pouvoir l’atteindre, c’est Jésus, l’Emmanuel, Dieu avec nous. Lui, il s’est inséré profondément dans son peuple d’Israël. On ne l’a jamais regardé comme un étranger.
Pour s’insérer comme religieux dans le monde ouvrier, il est avant tout nécessaire d’approfondir en l’adaptant l’authenticité de sa vie religieuse, spécialement dans la prière et dans l’amour fraternel.
Que l’on soit au travail ou que l’on soit au service des mouvements apostoliques sans travail manuel, on doit s’efforcer de découvrir le Christ qui est présent dans toute la vie ouvrière, y compris dans le combat ouvrier. C’est un apprentissage à faire. Plus un religieux est inséré dans la vie humaine, plus il est appelé à être contemplatif. Dans les souffrances des travailleurs, il voit le Christ qui achève sa passion dans les membres de son corps (Col 1,24) ; dans leur dévouement au service des autres il voit le bon samaritain (Lc 10,29-37) ; et les difficultés qu’ils rencontrent sont un appel à une communion plus profonde et à un engagement plus vrai (Mt 16,32 ; 1 Jn 3,16-18).
Mais il ne faudrait pas, sous prétexte que l’on a découvert d’autres manières de rejoindre Dieu, rejeter la contemplation du Christ en lui-même. La voie dans laquelle on est entré, surtout si on est au travail, ne facilite pas cette contemplation. D’autre part, on a beaucoup critiqué ces dernières années, sous l’influence des sciences humaines surtout, la rencontre du Christ en lui-même. On a déclaré que c’était une illusion et même que c’était une prière aliénante ; on a dit que c’était une prière infantile et marquée par le sentimentalisme. Il ne s’agit pas de discuter, il s’agit de rester fidèle, quitte à se réserver de meilleures conditions de prière. Comment serait-on signe de Dieu, au plan religieux, si les gens ne découvraient pas que nous avons soif de Dieu, du Dieu vivant ? Rappelons-nous les longues prières du Christ, les quarante jours au désert, les nuits entières passées en prière !
D’autre part, on est amené à approfondir l’exercice de l’amour fraternel, car on ne sera pleinement signe de Dieu dans le monde ouvrier que dans la mesure où l’on arrivera à aimer tous les hommes comme Dieu les aime, c’est-à-dire tels qu’ils sont, en respectant leur liberté et leur valeur propre, en leur faisant confiance et en se mettant à leur service. Ainsi nous donnerons le signe du disciple (Jn 13,34-35).
Et cet amour fraternel prend une signification plus complète quand le religieux le vit à la fois à l’intérieur de sa communauté et vis-à-vis des autres. Aussi je ne saurais trop insister sur la nécessité et sur l’efficacité rayonnante de la vie de communauté, quand on est inséré dans le monde ouvrier. Ce n’est pas là une théorie ni une exigence juridique : il s’agit d’une expérience vécue. La vie de communauté est d’abord nécessaire comme soutien de ses membres. Il n’est pas facile de rester un vrai contemplatif quand on partage la vie ouvrière. D’autre part, le signe de Dieu donné par une communauté dépasse de beaucoup le signe donné par une seule personne. Encore faut-il que la communauté ne soit pas seulement une cohabitation ou une équipe d’action. Elle doit être une communauté de prière et d’amour fraternel. Alors, elle est nécessairement rayonnante.
Une question se pose : est-ce qu’un religieux peut prendre des responsabilités dans l’action ouvrière ? Je ne parle pas ici de l’engagement actif dans un syndicat : normalement il s’impose à tout prêtre ou religieux au travail ; je parle d’une vraie responsabilité, comme délégué par exemple. – J’avoue que, sur ce point, j’ai changé d’avis. Très fortement impressionné par l’exemple de Jésus qui a toujours refusé de prendre des responsabilités d’ordre temporel (Jn 6, 15), je pensais qu’un prêtre ou un religieux devait refuser toute responsabilité dans l’action syndicale et tout engagement politique : je voyais dans ce refus un signe du respect que nous devons, comme prêtre ou religieux, à l’autonomie des laïcs dans les responsabilités terrestres. Être avec eux, oui ; les conduire, non ; mais j’ai été obligé de constater que, dans certains cas, le refus de toute responsabilité aurait constitué un contre-témoignage et serait devenu un obstacle à l’Évangile (1 Co 9,12).
Cependant on doit bien réfléchir avant d’accepter et, si on accepte, on doit réfléchir aussi sur la manière de porter sa responsabilité. Il y a d’abord l’argument que je viens de présenter. Inconsciemment nous pouvons être tentés de récupérer une certaine notabilité et de devenir un « chef ». D’autre part, surtout si nous ne sommes pas d’origine ouvrière, nous risquons ou de manquer de réalisme et d’entraîner les camarades dans une action qui ne réussira pas ou de manquer de force sous prétexte de non-violence. La gérance des choses temporelles, comme dit le Concile, est plus l’affaire des laïcs que des prêtres ou des religieux. Enfin, quand on a une responsabilité, on risque d’être moins accueillant aux travailleurs qui appartiennent à d’autres syndicats.
Une réflexion en équipe avec des laïcs et avec d’autres religieux ayant la même insertion me semble nécessaire. Je n’ai pas parlé de l’obéissance aux supérieurs, mais on ne saurait l’oublier.
Je ne parle pas ici de l’efficacité propre à l’action temporelle dans laquelle on est engagé mais de l’efficacité propre à la vie religieuse telle qu’elle est vécue dans l’insertion et dans l’action. Soyons attentifs, encore une fois, à éviter aussi bien le dualisme que la confusion des plans.
Le fait que des religieux soient au travail et participent à l’action ouvrière apparaît aux travailleurs comme un encouragement et un signe d’espérance par rapport à leur libération.
Dans la mesure où le religieux vit sa vie religieuse dans l’union au Christ et dans l’amour des travailleurs, il y a un rayonnement que l’on ne peut pas prouver scientifiquement, mais qui est perçu par les travailleurs, même s’ils ne savent pas l’expliquer. De là résultent un accroissement de la solidarité, de l’espérance et même du dynamisme ouvrier. Ce n’est pas une théorie que je présente. Je me réfère à de nombreux cas concrets.
D’autre part, le religieux au travail et qui est engagé dans l’action syndicale devient, s’il est fidèle à sa vie religieuse, une force d’appoint pour l’unité ouvrière, quelle que soit la manière dont elle est conçue dans les divers syndicats. Évidemment, ce résultat ne serait pas obtenu si le religieux absolutisait son option syndicale au point de considérer les membres d’un autre syndicat comme des adversaires.
De plus, un religieux, par fidélité à sa vocation, introduit l’amitié, la confiance mutuelle, l’entraide fraternelle et le pardon. Il ne s’agit pas seulement, en effet, pour l’efficacité de l’action ouvrière, qu’il y ait unité d’action entre syndicats différents ; il faut aussi que, dans l’atelier, comme à l’intérieur de chaque organisation ouvrière, il y ait de bonnes relations de camaraderie et d’amitié. Alors il y aura de « l’ambiance ».
Enfin, le religieux, par sa vie même, annonce le Christ et, par le fait, il apporte à ses camarades chrétiens un renouveau dans la foi. Or les communistes eux-mêmes l’ont remarqué, un renouveau dans la foi augmente le dynamisme ouvrier en ceux qui croient.
J’ai parlé surtout des religieux au travail ; quant aux religieux qui sont au service des mouvements apostoliques, ils participent à l’efficacité de Faction ouvrière, comme il a été dit plus haut à propos des religieux en général dans leurs rapports avec le laïcat.
Certes, se croire supérieur aux autres serait contraire à l’Évangile ; mais il serait bien dommage que, sous prétexte d’effacer une certaine image de la vie religieuse, les religieux cherchent à cacher leur identité. Il ne s’agit pas de la proclamer, mais il s’agit de la vivre de telle façon qu’elle ne puisse pas ne pas être reconnue.
Quand on veut absolument cacher ce que l’on est, on risque de ne pas être ce que l’on est.
Conclusion
En lisant cet article, on aura eu, peut-être, l’impression que nous n’avons pas su séparer l’efficacité du religieux par rapport à la libération humaine et son efficacité au point de vue apostolique. En fait, nous avons essayé d’établir les distinctions nécessaires, mais nous ne pouvons pas séparer ce qui, dans le plan de Dieu, est inséparable.
C’est ainsi d’ailleurs que s’établit l’unité de la vie religieuse, quelles que soient les différences qui existent entre les divers instituts ou à l’intérieur de chaque institut. On n’est pas d’abord religieux pour soi, ni même pour sa propre sanctification ; on est religieux pour Dieu et pour l’avènement de son règne. Le religieux qui consacrerait toute sa vie à la libération de l’homme sans situer cette libération dans l’intégralité du plan de Dieu, qui est avant tout un plan de salut dans la foi, ne serait pas un vrai religieux ; mais celui qui, sous prétexte qu’il veut être tout à Dieu, se refuserait à travailler efficacement à la libération de l’homme, ne serait pas non plus un vrai religieux, puisqu’il exclurait ce qui est un aspect inséparable du salut intégral de l’homme par Jésus-Christ. Nous l’avons dit, les manières de travailler à la libération de l’homme ou au salut par la foi sont très variées et il y a une manière spécifique, pour le religieux, de coopérer à l’œuvre du Christ. Mais finalement, c’est en se donnant totalement avec le Christ à l’accomplissement intégral du dessein de Dieu, que le religieux réalisera la plénitude de sa vocation. N’est-ce pas à travers un service temporel rendu à sa cousine Élisabeth que la Vierge Marie inaugura, en quelque sorte, sa coopération au Christ dans l’œuvre de la Rédemption (cf. LG 56 et 57) ?
5 rue Bonnefoy
F-69003 LYON, France
[1] J’emploierai les sigles suivants pour les documents conciliaires : AG (Ad gentes), GS (Gaudium et spes), LG (Lumen gentium), PC (Perfectae caritatis) et PO (Presbyterorum ordinis) et pour deux actes de Paul VI : ET (Evangelica testificatio, cf. Doc. Cath., 1971, 652-661) et PP (Populorum progressio, cf. ibid., 1967, 673-704). De plus, je me référerai d’une façon habituelle à mon ouvrage Pour une lecture chrétienne de la lutte des classes, Paris, Éd. Universitaires, 1975 (avec le sigle LCLC) ; je renverrai aussi à une étude antérieure, Pauvreté de l’Église en l’an 2000, Paris, Éd. Le Jour et Éd. Universitaires, 1973 (sigle : PE 2000). Dans ces deux ouvrages, je n’avais pas abordé d’une façon spéciale le rôle de la vie religieuse au service de la libération de l’homme, mais j’avais cité les faits et rappelé les principes qui nous permettront d’avancer dans notre recherche.
[2] Discours aux journalistes de la presse étrangère en Italie, 28 février 1976 (cf. Doc. Cath., 1976, 252).
[3] Lettre Octogesima adveniens, sur le 80e anniversaire de Rerum novarum, 14 mars 1971 (cf. Doc. Cath., 1971, 502-513).