Service de l’Évangile et promotion de la justice
Roger Heckel, s.j.
N°1977-3 • Mai 1977
| P. 170-183 |
L’itinéraire qui nous est proposé prend pour point de départ la contemplation du miracle des pains : Jésus est spontanément présent à la souffrance des hommes et intervient pour la soulager. Cependant le miracle provoque un malentendu qui le conduit à un geste de rupture et à une présentation « polémique » du rapport entre la foi et les œuvres. Nous sommes ensuite invités à découvrir l’actualité de ce récit pour l’Église de notre temps, sollicitée de multiples manières d’intervenir pour promouvoir la justice et les droits de l’homme. Elle y est poussée de l’intérieur, parce que tout ce qui concerne l’homme l’intéresse au nom de l’évangélisation. Mais elle doit être comprise pour ce qu’elle a mission d’être de la part du Seigneur. Si les religieux ont à prendre une part accrue à la promotion de la justice dans le monde, ils auront à vivre les mêmes tensions.
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Dans le cadre de la mission qui lui est confiée par le Seigneur, selon quelle perspective l’Église, comme communauté organisée, est-elle amenée à intervenir dans l’effort des hommes pour réaliser plus de justice (sociale, économique, politique, internationale...) ?
Je pars de l’idée simple que l’Église a reçu une mission spécifique du Seigneur.
Je ne me demande pas si l’Église doit agir dans ces domaines de la justice : de fait, elle parle et agit ; même ses silences ont une signification et une pesée dans la vie de la cité. Je me demande à quel titre, selon quelle perspective spécifique elle intervient.
Je ne parlerai pas de l’action que les chrétiens mènent individuellement dans les institutions de la cité, mais de l’action de l’Église comme communauté organisée intervenant par des évêques, des prêtres, des religieux, des mouvements chrétiens de laïcs constitués dans le cadre ecclésial.
Enfin, je ne me propose pas de délimiter les voies et les contours concrets d’une telle action, variables selon les pays et les situations diverses. Mon but est plus fondamental et plus limité : rappeler quelques critères simples, d’ordre spirituel et théologique, qui peuvent nous aider aux discernements nécessaires. Je vous propose l’itinéraire suivant :
- Une contemplation du miracle des pains, qui est retenu traditionnellement par le magistère pour fonder l’intérêt que l’Église porte aux problèmes sociaux, aux besoins concrets des hommes. Dans le chapitre 6 de saint Jean, ce miracle provoque un malentendu qui conduit Jésus à un geste de rupture, puis à une présentation « polémique » du rapport entre la foi et les œuvres : « Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? – L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé » (Jn 6,28-29).
- Que signifient pour l’Église d’aujourd’hui, pour son apostolat, le miracle des pains et les débats auxquels il a donné lieu ?
- Que signifient-ils notamment pour la manière dont les instituts religieux sont appelés à remplir leur mission apostolique, en prenant une part plus active à la réalisation de plus de justice entre les hommes ?
Le miracle des pains et les débats auxquels il donne lieu
De la contemplation du miracle des pains (Jn 6,1ss ; Mc 8,1ss), retenons pour notre réflexion les points suivants :
- Jésus a pitié de la foule, de sa détresse physique, de sa faim. Pitié, non au sens dévalué et à saveur de condescendance qui est celui du mot dans le vocabulaire courant contemporain, mais au sens fort d’une sympathie, d’un souffrir-avec, d’un bouleversement de tout son être. Ce qui va suivre ne sera pas un geste calculé, un moyen-pour-autre-chose. Jésus est spontanément présent, avec tout lui-même, avec toute la plénitude de son amour, à la souffrance des hommes et au miracle qu’il fait pour la soulager. Le miracle des pains fait corps avec l’Évangile, il n’en constitue pas un préalable extérieur. De même, tous les miracles. Une « force » émane de lui, non de manière mécanique, mais portée par son amour des hommes. En Jésus, Dieu s’est lié irréversiblement à l’humanité. Les « signes » qui émanent de lui ne sont pas des signes extérieurs, comme le drapeau signifie symboliquement la patrie. Ils sont l’émergence, l’apparition, la manifestation du salut qu’il apporte à l’humanité. Du fait de l’Incarnation, la réalité humaine, l’histoire humaine, est le lieu où se révèle l’amour de Dieu.
- Jésus éveille les yeux des disciples – les yeux du corps et les yeux du cœur. Il entend leur faire partager sa pitié. Non pour susciter de bons sentiments, mais comme toujours dans l’Évangile, pour les pousser à agir : « pour que ces gens aient à manger ».
- L’objection surgit aussitôt, classique dans l’Évangile – ce sera celle de la Samaritaine, de Nicodème : qu’y pouvons-nous ? Cela sort des possibilités que nous apprend l’expérience...
- La réponse : donnez ce que vous avez, tout ce que vous avez ; au lieu de vous réfugier dans le sentiment inhibant qu’on ne peut pas tout, alibi commode pour ne faire rien, faites ce que vous pouvez : « combien avez-vous de pains ? »
- Et ce jour-là, Jésus multiplia miraculeusement les pains et les poissons entre leurs mains. Venir en aide aux besoins quotidiens des hommes fait corps avec l’Évangile, avec son inspiration d’amour, avec sa puissance de révélation de l’amour de Dieu. L’Évangile s’empare des hommes, ouvre et élargit leur cœur fermé, libère, dans et à travers leurs possibilités limitées, des énergies nouvelles.
Mais voici le malentendu, bien mis en évidence par saint Jean. Le miracle des pains évoque irrésistiblement Moïse nourrissant le peuple dans le désert, il évoque la grande aventure de libération de l’esclavage d’Égypte. Dans le climat de la Palestine, occupée par les Romains et travaillée par une attente messianique dont l’Exil et les prophètes n’ont pas réussi à faire saisir au peuple la figure véritable, le centre de perspective et d’équilibre, « ils veulent l’enlever pour le faire roi ».
Même les gestes de Jésus, le Parfait, ne peuvent éviter l’ambiguïté en tant qu’elle vient des hommes, des schèmes mentaux à travers lesquels ils les lisent et les interprètent ; même les « signes » de Jésus ne sont pas immédiatement transparents à ce qu’ils signifient.
À vues humaines, l’heure semble exceptionnellement favorable. Le Seigneur est « à la longueur d’onde » ; qu’il suive le mouvement qu’il vient de déclencher, qu’il en prenne la tête ; son message acquerra une première crédibilité et pourra ensuite déployer sa perspective propre... Le tentateur disait quelque chose de semblable au désert (Mt 4,1ss).
Ce n’est pas la pensée de Jésus. Il rompt le charme. « Il se retira de nouveau tout seul dans la montagne ». Et quand les foules le retrouvent le lendemain, à Capharnaüm, il ne fait rien pour « rattraper » la situation : « Vous me cherchez, non parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé du pain tout votre soûl. Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour la nourriture qui subsiste jusque dans la vie éternelle ».
À Capharnaüm, Jésus creuse l’écart et accentue la tension, comme à plaisir. A une nouvelle poussée de bonne volonté de la part des auditeurs désorientés : « Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? », il oppose cette réponse abrupte : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé ». Suit le discours sur le pain de vie, qui, loin de rejoindre leurs aspirations, heurte de front leur sensibilité culturelle et religieuse. Et c’est le drame : « Ce discours est trop dur... Beaucoup cessèrent d’aller avec lui à partir de ce jour-là ».
Même Jésus ne peut éviter une présentation polémique du rapport entre la foi et les œuvres, pour défaire les blocages qui empêchent de saisir le sens véritable de sa mission et de sa personne.
Les auditeurs de Jésus pensent aux œuvres merveilleuses que Yahvé a faites pour et avec son peuple dans l’Ancien Testament. Ils se montrent disposés à travailler aux œuvres de Dieu aujourd’hui. Jésus répond en parlant de l’œuvre (au singulier), visiblement comme d’une œuvre centrale qui domine, intègre et unifie toutes les activités diverses, qui les choisit, les oriente ou les écarte en fonction de sa visée supérieure.
À travers toute la Bible déjà, l’œuvre de Yahvé, tout en prenant toujours corps dans l’histoire concrète d’Israël, est centrée autour de la préoccupation essentielle d’un Dieu qui veut reconquérir le cœur de son peuple, qui veut obtenir que le peuple accueille son alliance dans la foi, et qui, pour atteindre ce but, le conduit à travers des méandres qui n’ont rien à voir avec un progrès linéaire de libération politique. N’isolons pas l’Exode de l’ensemble de l’histoire d’Israël, faite de progrès et de reculs.
Les prophètes ont servi ce dessein central dont la réalisation, si elle s’inscrivait toujours dans la perspective d’une libération politique, ne s’y identifiait pas, ne s’y réduisait pas, ne se développait pas au même rythme ni même toujours dans le même sens. Cela vaudra à Jérémie d’être condamné comme traître. Les sommets de l’expérience spirituelle d’Israël ne coïncident généralement pas avec les fastes de la libération et de la gloire temporelles : ils se situent au désert, dont l’aridité fera regretter même la servitude d’Égypte ; ils se situent dans l’Exil, quand, du point de vue de la libération politique, il ne se passe rien.
Jésus fait sienne cette œuvre de Dieu, cette œuvre du Père, en un sens absolument unique. Pleinement humble et obéissant, mais au nom même de cette obéissance, réclamant que le mouvement vers le Père passe par lui : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé ».
Sensible à toutes les détresses qu’il rencontre sur son chemin, il passe un temps précieux à accueillir les malades et à les guérir. Mais, tout en étant simplement, et fraternellement et entièrement présent aux besoins qui s’expriment, il n’oublie jamais qu’il est venu éveiller et combler une autre soif, une autre faim ; dût-il, pour ce faire, décevoir bien des attentes immédiates. Ainsi quand il se dérobe après le miracle des pains. Ainsi encore quand il s’arrache aux malheureux pour prier seul dans la montagne : « Sa réputation se répandait de plus en plus, et des foules nombreuses accouraient pour l’entendre et pour se faire guérir de leurs maladies. Mais lui se retirait seul dans les solitudes et priait » (Lc 5,15-16) : pris en « flagrant délit » de refuser des demandes pourtant bien légitimes et bouleversantes. Quand viendra l’heure de la passion, il devra s’arracher aux « évidences » des disciples et de Pierre, qui ont des idées beaucoup plus « raisonnables » pour se faire comprendre du monde de ce temps et pour faire avancer le Royaume. Dans ces discours et ses rudes polémiques avec les dirigeants, les « militants » et l’intelligentsia d’alors, il ne laisse aucun répit à ses auditeurs, pressé de les conduire à une foi authentique et pleine. Qu’une ouverture se manifeste et c’est Jésus qui relance le débat (Jn 8,30-31) revendiquant les titres divins– Lumière, Vérité, Pain du ciel, Pasteur – et jusqu’au plus réservé d’entre eux : « Je suis ». Même hâte affectueuse et exigeante dans le dialogue avec cette pauvre femme de Samarie toute absorbée par sa corvée d’eau (et qu’arrangerait bien une « mini-réalisation de Caritas » !) Jésus veut lui révéler une autre soif et lui proposer cette « Eau qui deviendra une source jaillissant pour la vie éternelle » (Jn 4,14). Le premier appel des apôtres est présenté chez saint Jean (1,35ss) avec une note de séduction et d’attachement personnel à Jésus, sans autre contenu explicite que cet attachement de tout l’être : un « venez », un « voyez », un « suis-moi », un « regard » pénétrant leur regard, une invitation à le scruter pour « voir le ciel ouvert et les anges de Dieu monter et descendre au-dessus du Fils de l’homme ».
Tout dans les Évangiles nous conduit inlassablement à ce point central de la conversion à Jésus, source de lumière et de vie. Toutes affaires cessantes. « Ayant trouvé la perle de grand prix, il s’en est allé vendre tout ce qu’il avait et l’a achetée » (Mt 13,45-46). « Tout le reste vous sera donné par surcroît » (Lc 12,31).
Saint Jean est particulièrement attentif à cette « aimantation » qui dispose toutes les énergies autour de la personne de Jésus et de la foi en lui. Au terme de son Évangile, il nous montre le critère de discernement qui l’a conduit dans ses choix et dans ses compositions : « Jésus a encore fait en présence de ses disciples beaucoup d’autres signes qui ne se trouvent pas relatés dans ce livre. Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et qu’en croyant, vous ayez la vie en son nom » (20,30-31). Jean compose les récits des signes en prenant toujours pour fil conducteur l’impact qu’ils ont sur la foi ou sur l’incroyance des foules. De même les discours.
C’est devenu un slogan d’affirmer que Jésus est mort parce qu’il s’est opposé résolument aux injustices des autorités politiques et religieuses, romaines et juives. Sans nier la part de vérité de cette affirmation, il est au moins aussi vrai de noter qu’il est mort parce qu’il a déçu les espérances du peuple et rendu possible par là l’exploitation de leur dépit contre lui. Mais la cause ultime de sa mort n’est pas extérieure, elle vient de son amour qui se livre jusqu’au bout, librement.
Concluons cette étape. La Bonne Nouvelle de Jésus concerne tout l’homme et libère un dynamisme qui intéresse la libération de tous les aspects de l’existence humaine. Mais le principe, la fin et le centre d’intégration de tout, c’est la libération suprême et gratuite que constitue la foi en Jésus, Fils de Dieu.
Cette libération n’attend pas, comme condition préalable impérative, la libération des autres servitudes (économiques, politiques, religieuses, psychologiques, culturelles...). Elle atteint et comble des pauvres au cœur même de leur pauvreté. Joie à vous, les pauvres, car au cœur même de votre pauvreté, le Royaume vous survient. Si la Bonne Nouvelle se situe bien dans le prolongement de toute une préparation religieuse et culturelle, il est tout aussi vrai de dire qu’elle heurte de front l’attente concrète des hommes de Palestine.
La foi grandit à son rythme propre. Tout en devenant aussitôt ferment nouveau de libération dans tous les domaines. Mais il n’y a pas un parallélisme simple ni un rapport de proportionnalité directe entre le progrès dans la foi et le progrès des autres libérations.
Enfin, Jésus ne craint pas de décevoir momentanément certaines aspirations, même légitimes, quand il l’estime nécessaire pour faire apparaître sans ambiguïté possible l’originalité irréductible du salut. C’est finalement la mort qui lève définitivement ces ambiguïtés. Les disciples d’Emmaüs le sentent bien : « Nous espérions... ». En partant le jour même de Pâques, alors que d’étranges nouvelles les atteignent déjà, ils montrent que, quoi qu’il puisse arriver, leur espérance est définitivement morte. Et ils ont raison. Pas plus que la résurrection de Jésus n’est une simple réanimation, un retour à la forme de vie antérieure, pas davantage l’espérance chrétienne ne saurait être une simple réanimation des espérances mortes, définitivement mortes, le Vendredi Saint.
Actualité du chapitre 6 de saint Jean
Refaisons maintenant l’itinéraire que nous venons de parcourir, en nous interrogeant sur l’actualité du chapitre sixième de saint Jean pour l’Église de notre temps.
Le miracle des pains est un lieu théologique, une source pour l’Église soucieuse de fonder et d’orienter sa réflexion et son action dans la vie sociale. Non pas, cela saute aux yeux, au sens que l’Église y chercherait une recette ou un modèle pour organiser la vie sociale vers plus de justice – ce qui n’est d’aucune manière l’ambition de l’enseignement social de l’Église – mais pour y fonder une attitude, motiver et orienter évangéliquement l’effort de promotion sociale.
L’Église, qui continue la mission même du Christ, avec son Esprit, veut et doit donner le témoignage d’une Église habitée par la pitié du Christ pour toutes les détresses des hommes d’aujourd’hui ; le témoignage d’une Église qui ouvre sans cesse les yeux des siens, les yeux du corps et les yeux du cœur, sur les besoins souvent inaperçus des hommes ; le témoignage d’une Église qui presse les siens d’agir, de ne pas se contenter de sentiments, de ne pas fuir dans l’alibi commode du tout ou rien (si contraire à notre condition de créatures), de commencer humblement partout où ils peuvent avoir prise sur les réalités à transformer. C’est ce qu’elle fait, de diverses manières et à divers échelons. Sans compter sur des miracles, elle sait d’expérience que des hommes qui se mettent en route, qu’elle aide à se mettre en route, découvrent et libèrent en eux des ressources étonnantes pour espérer et agir – ne sont-ils pas faits à l’image du Dieu créateur ? Tout cela, selon les possibilités et les responsabilités de l’Église dans le monde d’aujourd’hui, assurément différentes de celles des chrétiens du premier siècle.
Il est certainement urgent et fécond que les chrétiens, tous les chrétiens, comprennent combien leur action dans l’édification de la cité terrestre, tout en ayant sa consistance propre au niveau des finalités et des moyens, fait corps avec l’Évangile, avec son inspiration de service, avec sa puissance de révélation de l’amour agissant de Dieu. Nous avons à vivre l’attitude du Christ dans notre monde, écoutant ses besoins multiformes, travaillant avec tous les hommes à changer les cœurs, les mentalités, les structures. Relisons, par exemple, le chapitre 3 de la première partie de Gaudium et spes sur l’activité humaine dans l’univers, pour développer en nous une intelligence théologique de cette activité et pour comprendre que tous les hommes sont pris dans l’unique dessein de Dieu : « S’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du Royaume, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu ».
En encourageant l’effort pour plus de justice, en y prenant sa part, l’Église ne peut éviter de voir surgir des malentendus semblables à ceux qu’a rencontrés Jésus. Même si les messianismes contemporains sont sécularisés et appellent de ce fait une approche adaptée, ils existent et cherchent à « récupérer » l’action de l’Église.
Les signes que constitue l’action des chrétiens et de l’Église au service des besoins concrets des hommes, même quand ils s’inspirent le plus fidèlement possible de l’attitude du Christ, ne sont pas immédiatement transparents à ce qu’ils signifient. Du fait de la limite inhérente à toute action humaine. Du fait des idéologies dominantes qui en conditionnent l’intelligence (libérales ou socialistes), elles continuent à être marquées par un économisme inquiétant et par bien des formes de démesure et d’esprit prométhéen (Jésus a connu cette difficulté, sous d’autres formes, de mentalités dominantes qui faussaient chez beaucoup d’auditeurs l’intelligence de ses paroles et de ses actes). Du fait enfin (et cela, Jésus ne l’a pas connu) de nos propres misères et ambiguïtés.
Il ne suffit donc pas d’être à la longueur d’onde de notre temps pour que la mission de l’Église soit assurée d’être bien comprise dans ce qu’elle a d’original, d’irréductible. La gloire qui vient des hommes – « ils voulaient le faire roi » – n’est pas la voie habituelle de la gloire qui vient de Dieu...
Pas plus que Jésus, l’Église d’aujourd’hui ne peut faire l’économie de ruptures, douloureuses pour elle et pour les hommes qui attendent d’elle. Ruptures qui doivent assurément se situer à l’intérieur d’une présence de service toujours offerte. Mais l’Église aussi doit « se retirer dans la montagne pour prier », « gaspiller » du temps et des énergies qui pourraient s’employer à secourir des besoins urgents. Signifier par là-même qu’elle entend éveiller une autre faim et y répondre par les sacrements de la grâce qui lui sont confiés. Et quand elle redescend, jour après jour, dans notre Capharnaüm moderne, loin d’avoir honte de ses « dérobades », il lui revient de s’en expliquer, au risque de creuser encore l’écart en parlant de « pain de vie », de « vie éternelle ». Même si elle n’est pas immédiatement comprise. Jésus non plus n’était pas immédiatement compris.
Il revient aussi à l’Église de proposer aux croyants la fête eucharistique. Une fête où l’accent est mis d’abord sur le don de Dieu à accueillir. Une fête où nous célébrons dans la joie la communion que Dieu établit entre nous, même si l’épaisseur de nos égoïsmes et des structures de la vie sociale ne permet pas encore d’en manifester le fruit dans toute l’existence. Et tant mieux si ce moment de fête désamorce nos haines, individuelles et sociales, et purifie nos luttes nécessaires de leur propension à la haine. Ce n’est pas opium du peuple. Ce sont bien plutôt les idéologies qui, en nous « dopant » en permanence pour nous raidir dans les oppositions radicales, constituent un « opium » et une drogue inhumaine.
Même à l’ère de la résurrection et du Saint-Esprit, l’Église ne peut faire l’économie d’uneprésentation « polémique » des rapports entre la foi et la justice, entre la foi et les « œuvres », afin de faire apparaître leur unité véritable, intégrée autour de l’œuvre centrale de la foi. S’il est bon que nous posions sans cesse l’excellente question des Juifs : « Que nous faut-il faire pour travailler aux œuvres de Dieu ? », il faut accueillir aussi sans tricher l’abrupt de la réponse : « L’œuvre de Dieu, c’est que vous croyiez en celui qu’il a envoyé ». Notre apostolat doit s’orienter à cette réponse, comprise à la lumière de l’ensemble de la vie de Jésus et mise en œuvre d’une manière inventive.
L’affirmation, nécessaire, de l’unité profonde entre le service de la foi et la promotion de la justice a besoin d’être sans cesse reconquise « polémiquement » sur la pente qui l’entraîne soit vers une dissociation des deux pôles, soit vers une unité de confusion où disparaissent la priorité de la foi et sa gratuité. Encore que les deux dangers coexistent actuellement et demandent à être combattus ensemble, le climat culturel dans lequel nous vivons et respirons me fait penser que le risque majeur vient d’une conception qui, à des degrés d’ailleurs divers, fait de la promotion de la justice le préalable obligé et le canal obligé du service de la foi ; à la limite, on attend que celle-ci soit donnée de surcroît, ce qui n’est pas exactement la perspective de l’Évangile.
Préalable obligé. Un préalable parfois relatif, là notamment où pèse le scandale d’infidélités graves des chrétiens et de l’Église, peut-être. Mais même alors, ne préjugeons pas des chemins de la grâce et n’attendons pas qu’elle soit le fruit du notre justice !
Fondamentalement, la foi n’attend pas notre justice pour naître et grandir. Heureusement ! Jésus n’a pas d’abord guéri les malades pour ensuite annoncer le Royaume. Les disciples ont accédé à la foi avant d’être libérés économiquement et politiquement. Leur foi était déjà la libération essentielle, vécue dans la joie et l’action de grâces. De même pour les premières communautés chrétiennes dans le monde gréco-romain.
Aujourd’hui aussi, quand un homme découvre soudain, hors des chemins balisés par les sociologues et les psychologues (même de la religion), qu’il est aimé de Dieu, il fait l’expérience de la libération plénière qu’apporte le don de la foi. Même s’il se débat encore avec ses misères morales et ses égoïsmes sociaux. Même si la conversion a éventuellement pour conséquence de le faire rejeter par une société hostile et de briser les possibilités d’action qu’il avait auparavant dans la cité.
Un Soljénitsyne a retrouvé la foi dans une situation de profonde « exploitation », et d’autres aussi, dans des camps de concentration de toutes idéologies.
Travaillons, certes, c’est notre devoir grave au nom de la foi, à donner le témoignage d’une Église passionnée de justice et appliquée à se libérer elle-même des injustices qu’elle contribue à répandre ou à couvrir. Mais ce faisant, ne préjugeons pas des cheminements imprévisibles de la grâce et ne renvoyons pas à demain l’annonce de Jésus-Christ. Les pauvres ont droit à entendre parler de lui au cœur même de leur pauvreté ; ce qui exige assurément que nous la partagions avec eux, mais pas nécessairement que nous prétendions d’abord les libérer de toutes les injustices sociales si cela devait signifier que nous renonçons à leur apporter dès maintenant, en avance sur ces libérations, le témoignage de l’amour de Dieu.
Sommes-nous d’ailleurs si sûrs – les choses évoluent vite – que, même au niveau des aspirations conscientes des peuples, l’attente de Dieu passe toujours et partout par la libération préalable de contraintes politiques et économiques dont ils sentent bien qu’on ne les supprime pas à coup d’incantations ? Et si, dans l’effort harassant pour survivre, puis pour vivre mieux, ils demandaient dès maintenant d’avoir accès à une espérance, à une oasis d’espérance ?
Canal obligé. C’est vrai que la foi tend aussitôt, de son propre mouvement, à pénétrer toute la vie et à l’orienter vers la promotion effective de plus de justice. Cela ne veut pas dire qu’elle aura pour canal obligé telle ou telle idéologie, telle ou telle praxis, qui peuvent aussi bien l’anémier et la pervertir. Cela ne veut même pas dire que le progrès (authentique) de la vie sociale et le progrès du Royaume avancent au même rythme. Le lien réel entre les deux n’est pas de l’ordre d’une telle transparence immédiate. Des communautés chrétiennes qui, parce que persécutées, ou minoritaires, ou composées d’hommes et de femmes sans prise réelle sur les centres de décision – « il n’y a pas beaucoup de gens bien nés parmi vous » – ne peuvent guère influer sur le progrès économique et politique de leur pays, auraient-elles une vitalité spirituelle chrétienne moindre ? S’il était vrai, comme on le dit parfois bien légèrement, que l’efficacité politique est aujourd’hui la « vérification » et la mesure de la fécondité de la foi et de la croissance de je ne sais quelle nouvelle Église puisant son unité dans l’unité préalablement réalisée à travers la dialectique impitoyable de la lutte des classes ?
Bref, en mettant légitimement l’accent sur le nécessaire engagement pour promouvoir la justice, l’unité véritable de la vraie foi et de la véritable promotion humaine, aujourd’hui comme au temps de Jésus, demande que soient levées des ambiguïtés toujours renaissantes.
La mission des religieux dans le service de la foi et la promotion de la justice
Les instituts religieux sont pressés, du dedans et du dehors, à juste titre, de prendre une part accrue à la promotion de la justice dans le monde de ce temps. Au nom, dans le cadre et sous la régulation de leur vocation de servir la foi. Je crois indispensable tout effort pour faire comprendre et vivre le lien intrinsèque entre le service de la foi et la promotion de la justice. Cela doit pénétrer toutes les formes de l’apostolat des religieux, et non pas constituer un simple secteur à part.
Mais, pas plus que d’autres chrétiens, nous ne pouvons prétendre penser et vivre cette unité comme une unité immédiate ; elle se construit à travers d’inévitables ruptures. L’exemple de Jésus nous le dit. La pression du climat culturel ambigu de notre époque l’exige avec une urgence particulière. Sans compter la fragilité qui menace les religieux et religieuses quand ils découvrent les négligences passées et se précipitent pour prendre le train en marche, au risque de laisser sur le quai leur spécificité religieuse. Car, finalement, la signification spécifique et permanente de la vie religieuse dans l’Église confère aussi aux religieux une responsabilité spécifique et irremplaçable dans l’effort de promotion de la justice.
Il ne faut pas avoir une peur panique de la « différence », un besoin infantile d’être en tous points « comme tout le monde » et d’être immédiatement « compris ». Les images sucrées style Saint-Sulpice sont immédiatement comprises... parce qu’il n’y a rien à comprendre ! L’expérience montre qu’une œuvre d’art, porteuse d’une inspiration profonde et inscrite dans un matériau difficile, « résiste » et ne parle qu’à ceux qui vivent un temps prolongé sous son rayonnement.
La vie religieuse implique constitutivement une « mise à part », une certaine rupture, ce qui ne veut pas dire mise à l’écart et existence marginale du point de vue de la vie sociale.
Les trois vœux, chacun à sa manière, portent sur les dynamismes constitutifs de l’existence humaine. Non pour les mutiler, mais pour les servir.
Le vœu de chasteté, outre qu’il signifie d’abord la nouveauté radicale de la vie apportée par le Christ et en permet une expérience privilégiée, a une fonction sociale au service des foyers sur laquelle je vous invite à réfléchir quelques instants.
- Le renoncement qu’il implique n’a aucune saveur de moindre estime du mariage, encore moins de discrédit à l’encontre du mariage. Il ne vaut que parce qu’il renonce à quelque chose de beau et de bon ; en ce sens, il le valorise.
- Aux époux qui sont tentés de faire de l’amour humain un absolu, le témoignage du célibat consacré rappelle que Dieu est à la source de tout amour et que lui seul en définitive peut le conduire à son achèvement ; les époux aussi doivent s’éduquer à l’ouverture sur l’absolu en renonçant périodiquement l’un à l’autre « pour prier », pour veiller et attendre le don de Dieu qui, certes, leur survient et grandit dans leur tendresse mutuelle, mais qui garde aussi sa totale gratuité.
- Aux époux qui se découragent en chemin, qui sont déçus d’eux-mêmes et de leur amour, momentanément ou plus durablement, le célibat consacré, s’il est porté dans la joie et dans la fidélité à travers ses propres épreuves, rappelle d’abord que l’amour fidèle dont Dieu, pour sa part, ne cesse de nous envelopper, peut donner sens, plénitude et équilibre à des vies qui grandissent en dehors des conditions communes de leur épanouissement ; il rappelle ensuite que cet amour demeure offert à ceux-là mêmes dont le foyer s’alourdit d’incompréhensions, voire se brise.
- Sans oublier qu’en retour, nous, religieux, nous bénéficions de la tendresse qui émane de foyers heureux ; et nous apprenons d’eux que, tout en préfigurant d’une certaine manière le terme divin auquel tend tout amour humain, nous ne progressons dans l’amour de Dieu et des hommes qu’en imitant, à notre manière, l’humble et quotidien service qui caractérise la vie au foyer, sa lutte toujours à reprendre pour grandir dans la chasteté et la fidélité.
Le même service social est inhérent aux vœux de pauvreté et d’obéissance. Pour valoriser l’effort des hommes en vue de dominer la terre (économie), et de construire des sociétés où grandisse la liberté véritable, ouverte aux autres et soumise au service des autres (politique). Pour avertir l’activité économique et politique de ses tentations de démesure. Pour leur rendre l’espérance aux heures de l’échec.
Dans tous ces domaines, donc notamment dans l’effort commun de la promotion de la justice, une tonalité fondamentale de la vie religieuse me semble être la modestie, un souci permanent de nous effacer pour aider les hommes, pour leur permettre de réussir plus pleinement leur existence humaine.
Vivre davantage avec eux, surtout avec les plus pauvres, oui. Mais il ne faudrait pas que les formes nouvelles de participation à la promotion de la justice s’analysent, en définitive, comme une tentation insidieuse de nous « récupérer », de reprendre notre don premier. Ne sacrifions pas à la propension, nullement imaginaire, qui situerait la vie religieuse au-delà d’un équilibre humain préalable, qu’on attendrait de la libre et permanente disposition, jugée inaliénable, des dynamismes constitutifs de l’existence humaine, en matière d’affectivité, d’équilibre professionnel, de promotion politique. Non. La vie religieuse et ses disciplines propres ne viennent pas après ; elles assument tout cela en le respectant ; elles constituent désormais pour nous le lieu de notre intégration personnelle et de notre maturation humaine, au service immédiat de l’Église du Christ.
Dans la recherche légitime de formes nouvelles de participation des religieux à la promotion de la justice, je suis personnellement très empirique. Parce que, de fait, leurs contours changent selon les temps et les situations. On ne peut pas les « déduire ». Elles s’inventent à travers des expériences. Mais cet empirisme lui-même s’inscrit sous la régulation de convictions fermes sur la nature permanente de la vie religieuse et de l’engagement dans un institut donné. Les solutions les meilleures sont celles qui apparaissent, dans un contexte donné, comme les plus aptes à assurer le témoignage global de la vie religieuse et à développer chez le religieux lui-même un amour toujours plus profond – non une lente usure – de la vie religieuse. Ce qui appelle plusieurs remarques :
- Une disponibilité à l’expérience ne saurait être un état d’apesanteur qui refuse les choix ou qui les remet en cause arbitrairement, en rêvant d’échapper aux contraintes inhérentes à toute action qui dure ou à celles de la vie religieuse comme telle.
- L’expérience doit être vécue comme expérience, donc dans un état de disponibilité loyale qui accepte éventuellement de revenir en arrière. Assurément, l’expérience contribue par elle-même à développer une situation nouvelle souvent imprévisible au départ. Mais – et c’est une remarque qui vaut en d’autres domaines, la liturgie par exemple – il y a mensonge lorsque l’expérience est vécue avec la volonté de créer une situation qui échappe à toute prise de l’autorité légitime et qui veut mettre celle-ci devant quelque chose d’irréversible.
- Enfin, l’évaluation périodique de l’expérience doit se faire dans une véritable attitude de disponibilité. Disponibilité intérieure à l’Esprit (quelle est, d’étape en étape, la trace de l’expérience sur mon attachement joyeux à l’essentiel permanent de ma vie religieuse dans mon institut ?). Mais aussi contrôle et finalement décision par les autorités responsables à tous les échelons, dans l’institut religieux et dans l’Église.
Conclusion
On pourrait reprendre des réflexions similaires sur toutes les autres formes d’action que l’Église développe, comme communauté constituée, au service de la justice dans la cité, par ses évêques, ses prêtres, ses communautés et ses mouvements apostoliques. Dans le monde actuel, elle est sollicitée de multiples manières d’intervenir pour promouvoir la justice et les droits de l’homme. Elle y est poussée de l’intérieur, parce que tout ce qui concerne l’homme l’intéresse au nom de sa mission d’évangélisation.
L’urgence même de telles actions, loin de justifier une confusion des plans, appelle un effort de discernement pour trouver l’attitude qui manifeste le caractère spécifique de la mission de l’Église et qui permette à l’opinion publique de comprendre cette mission spécifique. Le critère ultime n’est pas « d’être compris » immédiatement, d’être « à la longueur d’onde » des aspirations de l’opinion, mais d’être compris pour ce qu’on a mission d’être et de donner de la part du Seigneur. Il est certes bon que les peuples se sentent compris et se tournent avec espoir vers l’Église, en voyant le courage qu’elle met à les servir dans la vie concrète. Faut-il encore que cette sympathie populaire aille vers une Église perçue comme ce qu’elle est, Église de Jésus-Christ apportant aux hommes le don de Dieu et la libération que les hommes ne peuvent se donner par eux-mêmes ; que du moins ce climat de sympathie permette d’orienter activement dans ce sens ; et que l’action pour la justice et les libérations ne referme pas l’horizon sur un progrès simplement temporel, qu’elles ne fassent pas confondre l’Église avec une idéologie ou une forme politique parmi les autres.
C’est essentiellement une question d’ attitude à trouver (les contours concrets de l’action variant d’une situation à l’autre). Cela suppose qu’au cœur même de la présence quotidienne apparaisse un certain recul, qui n’est pas fuite ou évasion, mais souci d’être présent en profondeur. Cela suppose un espace original où la communauté ecclésiale puisse inviter déjà les hommes à fêter, au cœur même de leurs luttes, le don gratuit du salut divin. Cela suppose aussi que les dénonciations et encouragements évangéliques sur le champ politique respectent l’autonomie de ce champ et les conditions politiques de maturation des problèmes. Loin d’inhiber les énergies, une telle attitude permettra à l’Église comme corps et aux chrétiens individuellement d’agir avec plus d’efficacité et d’apporter à la cité les énergies et les lumières irremplaçables (et authentiques) de l’Évangile. L’exhortation apostolique Evangelii nuntiandi publiée à la fin de l’Année Sainte est un document exceptionnellement autorisé et actuel pour situer dans leur relation exacte le service de l’Évangile et la promotion de la justice parmi les hommes.
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