Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Prier son engagement

Pierre Gervais, s.j.

N°1977-3 Mai 1977

| P. 184-192 |

Plusieurs ressentent un malaise comme si vie intérieure authentique et engagement social sérieux s’affrontaient comme des valeurs presque exclusives l’une de l’autre. Ne déceler dans ces tensions qu’un manque d’esprit de foi ou de générosité, déclaré « caractéristique de notre époque », n’est-ce point passer à côté du vrai problème : les exigences nouvelles que pose à notre relation personnelle à Dieu dans le silence de la prière le fait d’un monde qui s’est en bonne partie constitué indépendamment de nos points de référence évangéliques ? Dans cet univers que l’homme se construit, il est de plus en plus conscient de l’importance des « structures ». En même temps qu’il découvre ainsi les possibilités accrues offertes à sa liberté, il perçoit aussi combien cette liberté est liée à ces mêmes structures, qui l’oppriment autant qu’elles la libèrent. De sentir combien ce monde qui est le nôtre nous est étranger autant que proche, peut faire naître en nous la conscience de notre pauvreté : celle-ci ouvrira en nous l’espace pour une prière qui nous aidera à porter le risque des engagements nécessaires.

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Le charisme originel des fondations religieuses à travers les siècles a toujours été tout à la fois redécouverte en Église du Christ des Évangiles et réponse aux besoins précis des hommes de leurs temps. Là était la source de leur enracinement spirituel et humain ; là aussi était celle de leur renouvellement perpétuel. Il est bon de garder ce fait en mémoire, alors que nos engagements apostoliques sont désormais appelés à passer par une solidarité de plus en plus grande avec les hommes d’aujourd’hui en vue d’une promotion de la justice. À lui seul déjà, ce fait nous rappelle combien les questions que posent cette solidarité, si nouvelles qu’elles soient, sont vraiment intérieures à notre vocation. Il ne saurait y avoir de dichotomie fondamentale entre notre fidélité à Dieu et notre fidélité aux hommes de notre temps.

Un malaise

Pourtant le malaise est bien là, à demeure, chez plus d’un d’entre nous, comme si vie intérieure authentique et engagement social conséquent avec lui-même s’affrontaient, telles deux valeurs en concurrence, presque exclusives l’une de l’autre, au point que ce qui serait accordé à l’une ne pourrait l’être la plupart du temps qu’au détriment de l’autre. Nous sommes partagés intérieurement, et trop souvent nos communautés elles-mêmes, divisées dans leurs options, ne font que nous renvoyer l’image de nos propres tensions intérieures.

Or il serait faux de ne déceler là qu’un manque d’esprit de foi ou de générosité caractéristiques de notre époque. Il faut plutôt y voir un état de fait dont les causes dépassent de beaucoup notre plus ou moins bonne volonté. Le monde a profondément changé au cours des dernières décennies, et inévitablement aussi, notre relation à lui, ce qui en retour ne peut qu’affecter sensiblement notre façon de percevoir le lien entre prière et action dans nos vies. Certes ce monde nouveau s’est en bonne partie constitué indépendamment de nos points de référence évangéliques. Mais s’il est marqué par la faute, il se présente tout autant à nous, dans sa profanité même, comme une offre réelle de grâce. Il fait partie d’une histoire de salut. Dans la mesure où notre engagement apostolique voudra être foi et responsabilité vis-à-vis de ce monde, tout particulièrement en vue d’une promotion de la justice, il aura à faire face aux exigences nouvelles que celui-ci lui impose. Et qui sait si ces nouvelles exigences ne nous mettent pas, de fait, sur la voie d’une redécouverte de notre relation personnelle à Dieu dans le silence de la prière ? Voilà le point sur lequel voudraient porter les quelques réflexions qui suivent.

Un monde que l’homme se construit

Il est devenu un lieu commun de dire que nous sommes passés d’une vision statique à une vision dynamique du monde dans lequel nous sommes. Si nous en convenons volontiers, nous n’avons pourtant pas suffisamment conscience des modifications profondes que ce passage implique dans notre rapport aux autres et à Dieu. Il y a peu de temps encore, il était normal pour bon nombre d’entre nous d’accepter foncièrement ce monde comme une donnée qui allait de soi. Notre souci se portait d’abord et avant tout sur les individus qui le composaient et notre effort apostolique visait à répondre à leurs besoins, spirituellement et humainement. Prenant son point de départ dans une rencontre du Christ, cet effort portait immédiatement sur ceux que lui-même nous confiait. Il se situait essentiellement dans un rapport de personne à personne, rapport qui, comme tel, il faut bien le reconnaître, ouvrait tout naturellement un espace à une relation personnelle avec Dieu. Une vie intérieure authentique rendait présent et disponible au prochain, et celui-ci nous renvoyait dans son humanité à celui auquel nous nous étions donnés. Cet engagement apostolique et social pouvait certes susciter des institutions importantes, écoles ou hôpitaux. Ces institutions étaient nôtres. Elles avaient leur source dans notre initiative apostolique et se définissaient à partir d’elle. Certes, il pouvait bien exister parfois une tension entre ces œuvres et ce qu’un religieux considérait comme un appel personnel, mais celles-ci ne se situaient pas moins déjà à l’intérieur de ce charisme collectif de la congrégation dans lequel le religieux s’était reconnu. Surgies d’une visée de foi, nos œuvres tout aussi bien que nos engagements apostoliques personnels étaient, dans leur rapport au prochain, au service de la foi. Du moins c’est ainsi que ceux-ci étaient voulus.

Or, et c’est là un fait important à relever, il n’en va plus nécessairement de même dans notre contexte actuel. L’homme d’aujourd’hui ne se contente plus du monde dans lequel il se trouve, comme par le passé. Il entend le transformer en vue d’un mieux-être. Et il a conscience de pouvoir agir ainsi, non pas en répondant uniquement de façon ponctuelle aux besoins immédiats d’un chacun, mais bien plutôt en opérant sur les « structures » qui sont sous-jacentes à son monde. Or qui dit structures pense beaucoup plus un ensemble de réalités qui conditionnent des groupes humains que le simple agir moral d’un individu en société. Qui dit structures pense beaucoup plus des rapports de forces en présence que des rapports de personnes. Par structures, à vrai dire, il faut entendre quelque chose d’immanent à ce monde, par-delà la responsabilité personnelle d’un chacun devant Dieu et devant soi-même, une loi dont nul n’est maître à lui seul et qui ne peut être infléchie jusqu’à un certain point que dans une prise de conscience commune et dans une action concertée. C’est une perception de ce genre qui se trouve précisément derrière les termes modernes de « libération de l’homme » et de « promotion de la justice ». Ainsi, dans la mesure où notre engagement apostolique se voudra résolument une action sur les structures sociales, économiques ou politiques en vue de les modifier et de promouvoir un nouvel ordre qui dise davantage les valeurs évangéliques, il sera vécu, qu’on le veuille ou non, d’une façon tout autre que par le passé, affectant en retour inévitablement notre mode de relation à Dieu. Cet engagement se situera beaucoup moins que par le passé dans un rapport immédiat de personne à personne. Il s’insérera dans des rapports de force intramondains et impersonnels – ce qu’on appelle « structures » – qui, dans la résistance qu’ils opposent même aux meilleures de nos intentions, nous renverront beaucoup moins directement à Dieu. Il impliquera une perte de soi dans un agir commun, qui ne trouve sa justification que dans l’avenir sur lequel il ouvre.

Une liberté ravie à elle-même

À cette première constatation, il faudrait encore en ajouter une seconde, tout aussi importante, et c’est la suivante. Dans sa capacité d’opérer sur son monde et de le transformer, l’homme d’aujourd’hui pressent en lui-même une possibilité de liberté telle qu’il ne l’avait jamais soupçonnée par le passé. Et pourtant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce même homme se découvre tout aussi bien ravi à lui-même dans ce qu’il croyait être sa capacité foncière de déterminer par lui-même le cours de sa vie et de son action. Sa liberté est liée aux structures oppressives autant que libératrices de l’ordre social dans lequel il se trouve. Il pense certes, mais les tenants et aboutissants de sa pensée lui échappent, enracinés qu’ils sont dans une culture, un milieu, une classe sociale qui en conditionnent les motivations. Il agit aussi, mais à moins de s’insérer dans une action commune dont il ne détermine pas à lui seul la logique, son agir risque d’être totalement vain. Il s’opère ainsi dans l’homme d’aujourd’hui un décentrement par rapport à soi. Son être véritable se trouve en partie reporté hors de lui-même, dans un être social dont il ne dispose pas à volonté et qui ne lui est pas transparent. Et là est le prix qu’il lui faut payer pour être lui-même en transformant son propre monde. Peut-être faut-il voir là une des causes du malaise que d’aucuns ressentent vis-à-vis de nos institutions de type traditionnel. Autonomes, définies exclusivement à partir d’elles-mêmes en vue d’une tâche apostolique et sociale, elles semblent, dans un certain contexte, relever d’un ordre qui, de fait, n’existe plus et leur efficacité au service de l’Évangile devient problématique.

Monde étranger et proche

Or, dans la mesure où comme religieux nous réfléchissons dans la prière ce monde que le Seigneur nous confie pour en faire aujourd’hui la forme concrète de notre apostolat – et là est l’acte foncier qui depuis toujours est au cœur de la vie religieuse –, le monde qui s’offre à nous avec ses besoins et ses appels nous apparaît tout à la fois étranger et proche. Étranger, il l’est dans sa profanité, dans le jeu imperméable de ses structures et des conflits que celles-ci suscitent, dans l’opacité des règles auxquelles il soumet notre action par-delà nos intentions premières. Et pourtant, d’un même mouvement, nous nous sentons infiniment proche de lui dans ce rêve de fraternité et de justice qui l’habite tel un ferment indestructible et dans lequel nous reconnaissons, active et efficace, la promesse du Seigneur. Il s’agit d’un monde qui nous résiste dans la dureté de son présent et qui est tout à la fois nôtre dans ce vers quoi il aspire. Surtout au niveau de notre engagement, il y a là une tension vécue entre, d’une part, tout ce que comporte inévitablement de partial et de conflictuel l’engagement apostolique et social qui insère dans les luttes de l’homme d’aujourd’hui, et d’autre part, cet idéal de réconciliation entre tous les hommes en vue duquel nous œuvrons et qui nous est déjà donné comme réalité au cœur de nos vies aujourd’hui dans l’eucharistie. Cette tension traverse à des degrés divers la vie de chacun d’entre nous. Elle se situe à un niveau « structurel », pourrait-on dire, par-delà nos bonnes intentions ou encore nos manques de générosité, et elle est sûrement à la source de cette difficulté ressentie par plus d’un d’entre nous à concilier prière et action dans sa vie de tous les jours.

Une pauvreté qui ouvre un espace à la prière

Or, il faut bien le reconnaître, il y a là une réelle pauvreté qui peut tout à la fois être grâce pour nous-mêmes et grâce à partager avec ceux-là même pour qui et avec qui nous travaillons. Cette pauvreté, nous l’avons vu, elle est déjà inscrite dans la conscience de l’homme d’aujourd’hui, dans ce décentrement par rapport à lui-même qu’opère un corps social dont il ne dispose pas sans plus, corps tout aussi bien marqué par les forces du péché que par la présence active de l’Esprit. Mais il s’agit d’une pauvreté qui est en même temps toujours menacée chez lui. Celui-ci cherche à s’en défaire, soit en s’en remettant avec résignation aux déterminismes de son milieu, tuant ainsi l’espérance en lui, soit en s’appuyant sur un groupe contre un autre pour faire prévaloir son instinct de puissance, parfois sous le couvert des idéaux les plus nobles, refusant ainsi et Dieu et ses frères. Or cette pauvreté peut aussi être le signe et le rappel tangibles d’un décentrement plus grand et plus radical, le seul qui ne soit pas aliénant, celui qui nous situe dans notre rapport à un Dieu qui toujours nous échappe et de qui nous recevons notre liberté. Pauvreté réelle, partagée avec tant d’autres, mais vécue en vérité. Pauvreté qui ouvre de soi dans nos vies un espace à la prière, et qui s’inscrit dans sa durée, là où, par-delà les limites ressenties et portées comme telles, Dieu se donne à nous comme réalité promise et à vrai dire déjà possédée.

Il y a ainsi une forme de prière qui exprime précisément ce que tant d’hommes ressentent, refoulent, ou n’arrivent pas à se dire au cœur de leurs luttes. Cette prière est déjà solidarité secrète avec tout ce que ceux-ci portent au fond d’eux-mêmes. En elle toute distinction entre vie intérieure et amour des autres n’a plus de sens, car elle-même sourd de cette vérité de nous-mêmes qui est aussi celle de tous, notre pauvreté commune devant Dieu dans l’attente de son avenir. Malgré tout ce qu’elle pourra comporter d’affectivité spirituelle, cette prière aura bien des chances d’être sobre et souvent silencieuse. Silence qui vient de ce qu’on ressent combien ce monde dans lequel on est n’est pas Dieu et ne renvoie pas de façon transparente son image. Silence qui porte aussi, sans qu’on veuille trop vite leur donner soi-même une réponse, les questions au cœur de tant d’hommes aujourd’hui, les souffrances apparemment inutiles de tant d’êtres qui crient leur impuissance. Silence surtout qui vient d’une certitude profonde, inébranlable, à savoir que ce Dieu auquel nous croyons est un Dieu fidèle, un Dieu qui, à travers notre effort obscur et limité comme à travers celui de tant d’autres, mène insensiblement et irrésistiblement ce monde et chacun de ceux qui le composent vers leur terme qui n’est nul autre que son amour venant à notre rencontre.

Une telle prière est déjà action, car, tout en portant en elle-même la lutte et les attentes de tant d’autres, elle hâte à travers et par-delà la somme de tous nos efforts humains l’avènement de la seule parole qui soit vie sur notre histoire, celle de Dieu. Une telle prière qui naît d’une souffrance appelle aussi au risque de l’engagement apostolique en vue de la libération de l’homme et de l’instauration du Royaume, quelque profane que cet engagement puisse paraître au premier abord. Dans la certitude qui la fonde, elle est au principe de la hardiesse de celui-ci. Pour avoir été saisis par le Christ, nous devrions être plus à même d’entendre les vrais appels des hommes de notre temps et plus aptes à nous donner totalement à la tâche, forts d’une espérance dont nos vœux sont le signe concret.

Le risque des engagements

Au plan social, comme religieux, nous aurons de plus en plus à travailler dans des organismes qui ne sont pas spécifiquement d’Église et dont nous ne pouvons pas à nous seuls définir toutes les visées et les moyens d’action. Au plan syndical ou politique, nous aurons à nous insérer dans des mouvements qui, alors même qu’ils rallient notre accord de fond, n’obéiront pas en tous points à notre perception des choses. Qui n’ose prendre ce risque se résigne d’avance irrémédiablement à l’immobilisme ou à la marginalisation. Personne n’est libre d’ailleurs de l’usage que d’autres feront de sa parole ou de ses gestes à des fins qui ne sont pas siennes. Il y a là une limite, une partialité, qui sont intrinsèques à toute forme d’engagement, surtout au plan social. Cette limite et cette partialité doivent être reconnues et acceptées comme telles. Elles ne seront fécondes que dans la patience d’une réconciliation portée en soi dans la prière comme un vœu, une réconciliation qui, si elle nous demeure inaccessible dans le moment présent, trouve son garant ultime en celui en qui nous avons mis notre confiance. Notre engagement apostolique surgit de la prière certes, mais ses moyens d’action lui seront toujours en partie étrangers et non transparents. Il y a là un acte de confiance à faire en Dieu, non seulement tel qu’il se donne à nous dans l’intimité de la prière, mais tel aussi qu’il agit par-delà nous-mêmes dans l’histoire des hommes.

Ce fait ne veut pas dire que notre action nous sera toujours irrémédiablement ravie à nous-mêmes. Certes l’homme d’aujourd’hui se découvre lié à l’ordre social dans lequel il est inséré ainsi qu’à ses structures, plus ou moins oppressives. Mais en revanche, il y a toujours dans l’individu cet impondérable d’une liberté qui peut infléchir le cours des événements dans un sens ou dans un autre et qui, de fait, par son action responsable peut ouvrir à un ordre nouveau. D’où de notre temps l’importance d’une parole chrétienne ferme et d’une action résolue qui toutes deux fassent valoir l’espérance chrétienne et qui mobilisent les volontés pour vraiment transformer notre monde jusque dans ses structures et le rendre à l’image de celui qui en est au cœur.

Accepter le conflit

Souvent, l’engagement social impliquera aussi l’acceptation du conflit. Ainsi, une solidarité vécue avec les pauvres ne pourra qu’affecter, qu’on le veuille ou non, notre relation avec les bien-nantis. Et c’est peut-être là une caractéristique de notre époque d’accepter le conflit et même de le promouvoir comme moteur d’un devenir et force de libération, tout en vivant sur le mode du futur la réalité d’une humanité réconciliée. Certes, chrétiens, nous nous devons aussi de croire en cet avenir et de le hâter, même si celui-ci doit passer aujourd’hui par la porte étroite du conflit et de l’incompréhension. Mais une présence authentique dans l’aujourd’hui de la prière nous rappellera toujours que, si le Christ est à venir, il est aussi déjà là au milieu de nous, que si la société de demain rendra davantage crédible l’Évangile, ce même Évangile n’en est pas moins déjà offre de salut aujourd’hui au milieu de nos misères. Et pour avoir été de ceux qui dans l’attente de la prière auront tout reçu, non seulement de leurs efforts propres, mais du Dieu de leur espérance, nous ne pourrons être de ceux qui ne savent chérir que l’humanité à venir à laquelle ils travaillent, tout en passant outre aux hommes et aux femmes qu’ils côtoient jour après jour. Pour avoir senti dans la prière notre propre pauvreté, nous serons capables de comprendre la pauvreté des autres, même là où elle n’est pas d’ordre économique. La prière nous aura donné un cœur fraternel. Et au sein même des conflits, nous serons témoins d’une réconciliation que Dieu donne déjà aujourd’hui, même avec ceux de l’autre côté de la barricade, plutôt que d’être uniquement prophètes d’une réconciliation à venir. Si le salut a une dimension collective, il est aussi parole adressée à chacun, riche comme pauvre, là du moins où ils sont vulnérables à sa grâce. Il ne peut y avoir pour le chrétien de rêve de fraternité et de justice universelles pour l’avenir qui ne passe par la réalité d’une justice déjà accordée par le Christ aujourd’hui, même là où celle-ci n’est rejointe qu’à travers le poids de nos divisions et de nos luttes.

La liberté chrétienne

Et finalement, comme le dit l’Évangile, nous serons des hommes libres. Certes, toute action incarnée doit passer par ce qui n’est pas sien. Toute insertion apostolique véritable implique un acte de foi dans les luttes de l’homme d’aujourd’hui. Nous aurons trouvé dans le Christ la hardiesse de l’engagement. Nous trouverons aussi en lui l’intelligence de sa portée véritable. Et c’est précisément parce que la vérité et la consistance de notre prière auront su faire le poids par rapport à la vérité et au sérieux de notre engagement que nous aurons le courage et la lucidité d’opposer un non catégorique au nom de l’Évangile, là où la cause qui nous avait mobilisés devient foncièrement pervertie dans ses visées et dorénavant irréconciliable avec ce à quoi nous croyons. Il y a des oui de notre part qui disent toute la confiance que Dieu met dans les hommes. Il y a aussi des non qui rappellent sans équivoque combien les pensées de Dieu sont souvent loin de celles des hommes. Cette protestation fera mal. Elle ne sera pas toujours comprise par tous sur le moment. Elle aura d’autant plus de poids qu’elle viendra de gens qui auront déjà payé de leur personne à la tâche. Il y a des gestes « prophétiques » qui à vrai dire n’ont rien de prophétique, car ils n’ont jamais eu derrière eux le sérieux d’un engagement. Il y en a d’autres qui tout simplement donnent à penser.

Le politique, problème d’oraison

Face aux luttes d’aujourd’hui pour la libération de l’homme et la promotion de la justice, nous réagissons trop souvent soit par peur, soit par mauvaise conscience. La peur est stérile. Elle mène à se replier sur une vie spirituelle de plus en plus anémiée. Et la mauvaise conscience devant les engagements de tant d’autres conduit à des surenchères pour se faire accepter et se valoriser, qui ne sont souvent en définitive qu’une confiscation de l’Évangile à des visées sociales ou politiques purement humaines. La vie religieuse ne peut se définir, négativement ou positivement, à partir de notre monde, sous peine de se nier elle-même et de se détruire. Elle est d’abord annonce du Royaume. Tout comme par le passé, elle ne prendra forme qu’à partir d’une rencontre personnelle avec le Christ au milieu de ce monde, qui est le champ de son Église. Le problème de notre engagement apostolique, même dans ses dimensions sociales et politiques, est donc en définitive un problème d’oraison. Quelle sera cette prière qui dise dans notre chair la présence de Dieu au cœur du monde ? Quelle sera cette prière qui tout en nous donnant d’œuvrer à l’avènement d’un monde nouveau plus juste et plus fraternel, nous donnera de rencontrer aussi l’homme d’aujourd’hui dans ses joies et dans ses peines ? A vrai dire, un tel style de prière, ce n’est pas à nous à l’inventer. On ne se donne pas un charisme. On le reçoit. Et en un sens, celui-ci nous est déjà offert, inscrit dans notre pauvreté et dans notre labeur commun avec les hommes. Fidélité souvent silencieuse d’une prière qui dans son espérance se sait déjà sous la dominance de l’Esprit. Hardiesse d’une action qui, dans l’opacité de ce monde, construit le corps du Christ. Prière et action dont le rapport ne nous sera jamais transparent et qui toutes deux nous renvoient du cœur même de notre présent au Père qui porte dans son mystère le principe de notre réconciliation, réconciliation avec nous-mêmes et réconciliation de tous les hommes entre eux.

Rue de la Pacification 52
B-1040 BRUXELLES, Belgique

Plus pressante que jamais, vous entendez monter, de leur détresse personnelle et de leur misère collective, « la clameur des pauvres ». N’est-ce pas aussi pour répondre à leur appel de privilégiés de Dieu que le Christ est venu, allant même jusqu’à s’identifier à eux ? Dans un monde en plein développement, cette persistance de masses et d’individus misérables est un appel instant à « une conversion des mentalités et des attitudes », tout particulièrement pour vous qui suivez « de plus près » le Christ dans sa condition terrestre d’anéantissement.

Paul VI, Evangelica testificatio, 17.

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