Madeleine Delbrêl, chrétienne en milieu marxiste
Victor Conzemius
N°1977-3 • Mai 1977
| P. 133-151 |
Après une brève esquisse de la vie de Madeleine Delbrêl (1904-1964), qui retrouve à vingt ans la foi de son enfance, l’auteur nous décrit son activité à Ivry (première cité française à avoir eu une administration communiste). Si elle ne passe pas au communisme, ce n’est pas faute d’admiration pour les valeurs positives qu’elle y découvre ni pour la lutte que ce parti mène contre l’injustice, c’est parce que sa conversion lui a fait découvrir que perdre Dieu est plus grave pour l’homme que toute la misère humaine. Sa vie fut toute centrée sur la foi et s’efforça d’y trouver sans cesse son « savoir-faire ». Un sens théologique affiné et une intuition très sûre des vrais problèmes lui firent comprendre la nécessaire fidélité à l’institution ecclésiale et la profondeur à laquelle doit s’enraciner la foi d’un chrétien pour qu’il puisse vivre en milieu marxiste, résister à sa fascination et transmettre intact son témoignage chrétien.
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Qui était Madeleine Delbrêl ? Son nom ne figure dans aucune encyclopédie et dans aucune histoire de l’Église. Elle n’a publié aucun manifeste qui la pose comme réformatrice radicale, théologienne de renom ou visionnaire exceptionnelle. Lorsqu’elle mourut dans la banlieue de Paris en 1964, elle n’avait réalisé aucune œuvre sociale d’envergure ni fondé aucune congrégation nouvelle. Et pourtant on la désigna comme le type du chrétien d’après le Concile, comme le modèle du chrétien de l’avenir. Et ce ne furent pas quelques journalistes pressés qui lui décernèrent ce titre, mais des hommes qui, en France, menaient le mouvement qui aboutit à Vatican II : Jacques Loew, le prêtre-ouvrier, le dominicain Yves Congar et Louis Bouyer, de l’Oratoire. Ce qu’elle nous a laissé en fait d’écrits se résume à peu de chose : quelques livres [1] et une petite anthologie de conférences et d’articles occasionnels. Mais une fois qu’on s’est plongé dans ces témoignages écrits de sa vie, on doit rendre justice à ceux qui les ont découverts. Il s’y manifeste une confiance assurée dont la densité est si rayonnante et le réalisme si profond qu’ils permettent de retrouver joie et assurance dans la foi. Cette femme hautement douée a volontairement passé sa vie dans un milieu ouvrier marqué par le communisme. Elle est descendue dans le creux de l’incroyance, elle a franchi le labyrinthe de l’impossibilité de croire, elle a connu l’assaut de toutes les tentations qui accablent aujourd’hui le chrétien et le portent faussement à croire qu’il lui faut réduire sa mission à travailler uniquement pour une meilleure condition terrestre. Madeleine Delbrêl a anticipé la situation du chrétien d’après le Concile dans un monde sécularisé. Elle a montré qu’aujourd’hui encore il est possible de prendre le monde au sérieux sans rayer un iota du message de Jésus, que l’on doit et que l’on peut soutenir jusqu’au bout les tensions au sein de l’Église sans que la volonté de se réformer perde de son ressort. Par une foi personnelle plus radicale et par une vie chrétienne animée par la radicalité de sa foi, elle a surmonté les fausses polarisations, pour lesquelles on joue gros jeu à une époque où l’extrémisme suit la mode.
Disons-le en bref : parce qu’à l’époque qui a suivi la « mort de Dieu », elle a cru à l’existence d’un Dieu personnel qui appelle l’homme à travers le temps, elle a pu prendre le monde au sérieux et travailler à le changer.
Sa vie
Au départ, sa vie ne fut pas orientée vers le témoignage religieux [2]. Madeleine Delbrêl naquit en 1904 à Mussidan, en Dordogne (Sud de la France). Elle provenait de la bonne bourgeoisie ; son père était employé aux chemins de fer, il était cultivé, bon patriote et incroyant. Les fréquents déplacements du père secouèrent fort la famille : avant de se fixer à Paris en 1916, les Delbrêl vécurent successivement à Lorient, Nantes, Bordeaux, Châteauroux et Montluçon.
Dans le milieu sceptique qui était celui de son origine, la foi naïve de Madeleine enfant ne résista pas longtemps aux questions qu’elle se posait en grandissant. « Dans une famille incroyante, au hasard des déplacements d’un père cheminot, j’avais trouvé des gens exceptionnels qui me donnèrent, de sept à douze ans, l’enseignement de la foi. À Paris, d’autres gens exceptionnels me donnèrent une formation contradictoire. À quinze ans j’étais strictement athée et je trouvais chaque jour le monde plus absurde [3] ».
Madeleine avait une intelligence précoce. À seize ans, elle pouvait déjà s’inscrire à la Sorbonne. La philosophie et les sciences sociales l’attiraient tout particulièrement. Elle était choyée et avait beaucoup d’amis ; elle connut le bonheur et la souffrance de l’amour précoce. Mais elle ne cessait de s’interroger sur le sens de la vie.
Les questions s’ancraient profondément en elle ; même les leçons des grands philosophes de la Sorbonne ne pouvaient lui apporter de réponse. Car le monde n’était pas aussi bon que la génération de son père l’avait pensé ; la seule science certaine que l’homme avait de lui-même, c’est qu’il devait mourir.
Madeleine n’a pas relégué dans le domaine du tabou ou du silence la réalité de la mort et de l’anéantissement ; elle s’est laissé secouer par elle afin de se poser la question du sens de la vie dans toute son acuité. La réponse ne vint pas de suite ; mais elle rencontra des chrétiens qui vivaient d’une espérance de l’au-delà, sans pour autant refuser de s’engager dans la science ou la politique, et cela la conduisit sur une autre voie. Ainsi se préparait sa conversion (1924).
« Si je voulais être sincère, Dieu, n’étant plus rigoureusement impossible, ne devait pas être traité comme sûrement inexistant. Je choisis ce qui me paraissait le mieux traduire mon changement de perspective : je décidai de prier... Depuis, lisant et réfléchissant, j’ai trouvé Dieu ; mais en priant j’ai cru que Dieu me trouvait et qu’il est la vérité vivante, et qu’on peut l’aimer comme on aime une personne [4] ».
Madeleine découvrit sa foi à travers l’expérience ordinaire des hommes ; la foi elle-même lui était un don, une grâce tout à fait gratuite. Dieu l’avait tirée de l’absurdité de la vie. Cette expérience ne se fit pas au détriment de sa puissance de rayonnement ; sa passion pour Dieu dura toute la vie. A soixante ans, elle sera encore une « convertie », une « éblouie » de Dieu.
Et maintenant sa vie se hâte vers d’autres voies que celles qui lui étaient tracées au départ. Elle aurait pu enseigner dans le secondaire, devenir professeur d’université ou écrivain. La Route, son premier recueil de poèmes [5], qu’elle publia lorsqu’elle avait 22 ans, lui obtint le prix de littérature Sully-Prudhomme – mais elle n’entama pas de carrière intellectuelle.
Il faudra des années avant qu’elle ne trouve sa voie propre. Madeleine dirige un groupe de guides et se forme au service social. Sa rencontre avec l’Abbé Lorenzo, aumônier du groupe et futur curé d’Ivry, la marque pour toujours. Quelque chose de sa manière sobre mais saisissante et immédiate de vivre le message et de l’annoncer a passé en elle.
Après un temps d’apprentissage assez long, elle décide de partir comme assistante sociale à Ivry, cité ouvrière dans la banlieue de Paris. Quelques amies et des personnes qui partagent ses idées se joignent à elle ; une petite communauté se forme qui travaille dans le secteur social et qui ouvre sa maison à des rencontres avec des chrétiens et des non-chrétiens.
Ivry fut la première cité de France à avoir une administration communiste. Durant les premières années du séjour de Madeleine à Ivry, on cherchait chicane aux chrétiens par des petits coups d’épingle ; on les rendait responsables des désillusions provoquées par la misère économique due à la récession des années 30. La situation se modifia lentement. Madeleine elle-même a beaucoup contribué à ce changement de climat ; elle sait organiser, ouvrir des fonds de solidarité et conseiller les personnes ; elle s’attaque aux problèmes sans faire acception de personne. Elle est à la hauteur de sa tâche ; on peut compter sur elle. Durant les premières années, elle travaille dans le secteur privé des œuvres sociales d’Église. Après la déclaration de la guerre en septembre 1939, elle assume un poste de direction dans le service social communal. A côté de tous les devoirs (ils s’amplifiaient considérablement au cours des années de la guerre) de sa charge (aide aux personnes âgées, travail des jeunes, soutien aux familles des prisonniers de guerre et des victimes de l’occupation allemande, etc.), elle s’occupe de la formation d’assistantes sociales. Elle écrit sur les problèmes de cette profession, encore neuve et inhabituelle à l’époque, une brochure et un livre [6] qui deviennent l’indispensable vade-mecum de nombreuses personnes engagées dans le travail social.
Une chose étonne : elle ne passe pas au communisme. Pourtant Madeleine a pleinement conscience de la nécessité de réformer radicalement les structures. Elle comprend les hommes, elle se solidarise avec les travailleurs dans toute son existence : pourquoi ne se fait-elle pas militante communiste ? Au milieu de 1944 – à ce moment, le front qui s’oppose à l’occupant allemand est le plus serré et la fraternité militaire avec la Russie communiste ne connaît aucune ombre – alors qu’il est encore original de succomber à une tentation de ce genre, cette pensée l’a effleurée. Pour elle, il n’était pas question d’abandonner Jésus-Christ. Mais n’était-il pas possible de s’engager comme de loyaux partenaires dans une lutte commune pour plus de justice sans que pour autant l’un doive renier son athéisme et l’autre son Dieu ?
Madeleine a résisté à la tentation d’entrer dans le parti communiste. L’obéissance à la foi l’avait poussée vers les hommes ; si elle voulait réaliser sa mission, elle ne le pouvait qu’en s’accrochant aux valeurs essentielles que le Christ lui-même avait posées. Un chrétien ne pouvait, c’est trop certain, se faire le complice de l’injustice : il devait de toutes ses forces s’engager à l’extirper. Mais il ne pouvait y parvenir en permettant que Dieu soit mis de côté ou au rebut. Perdre Dieu était, selon Madeleine, plus grave pour l’homme que toute la misère humaine. Dieu est essentiellement lié au parachèvement de l’homme ; sans lui, l’homme ne parvient pas à sa pleine humanisation, il court le danger de s’enliser dans Fin-humain.
Ayant reconnu cette priorité, Madeleine a alors décidé de ne pas lier sa mission à celle du communisme. Après 1946, elle s’est soudée davantage encore à Ivry. Après comme avant, elle sait affronter les tâches concrètes de sa profession ; mais en même temps, elle s’exprime plus vigoureusement dans des conférences et des travaux occasionnels sur la situation du chrétien en milieu athée. Car si elle avait été, avant la guerre, une solitaire excentrique occupant un poste isolé, elle était maintenant, après les bouleversements provoqués par la guerre, une sorte de précurseur à un poste d’avant-garde, une sorte de modèle de vie en milieu athée.
L’expérience du temps de guerre amena un certain nombre de prêtres français à opter pour un engagement en milieu ouvrier. En 1942 se fondait à Lisieux le premier séminaire de la Mission de France, lequel devait former des prêtres pour cette œuvre. Madeleine s’est intéressée avec passion à cette expérience des prêtres-ouvriers, que l’on a appelée la plus grande aventure du XXe siècle. Elle était en relation avec les pionniers de cette initiative, elle avait des contacts avec toutes les cellules nées entre Lisieux et Marseille. Avant que l’Abbé Godin ne lance en 1943 son appel en faveur de la mission – France, pays de mission ? –, elle avait déjà fait remarquer que l’athéisme avait profondément pénétré en France.
En 1957 parut son livre Ville marxiste, terre de mission, dans lequel elle relatait ses expériences personnelles en milieu athée. L’ouvrage était avant tout une invitation à discerner les esprits avec les yeux de la foi ; elle n’a pensé ni à se résigner ni à abandonner la lutte quand les décisions de la curie lui demeuraient incompréhensibles. Elle qui avait donné sa vie à la cause des opprimés et des exploités, fut plus que d’autres éprouvée dans son attachement à l’Église. Pourtant elle soutint l’épreuve, demeurant indéfectiblement attachée à l’Église. Dans sa souffrance à cause de l’Église, elle a décelé l’épreuve de l’authenticité d’une vocation, d’un engagement. « Un amour réaliste de l’Église comporte nécessairement de recevoir des coups et de porter des plaies... Chaque fois où nous sommes ainsi déchirés, nous devenons comme des brèches ouvertes dans la résistance du monde. Nous livrons passage à la vie de Dieu. Rien ne peut nous introduire davantage dans la réalité intime de l’Église [7] ».
Sa discrétion et sa concentration sur l’unique nécessaire expliquent que sa vie et son engagement ne furent connus que d’un petit groupe d’amis et de quelques profanes. Toutefois l’archevêque de Milan, G. B. Montini, lui adressa en 1957 quelques mots d’approbation pour son livre Ville marxiste. Mais ce livre ne fut pas un succès. On l’invita plus souvent, c’est vrai, à prendre part à des soirées d’échanges, à parler aux étudiants et dans des cercles œcuméniques : des amis polonais souhaitaient qu’elle vienne dans leur pays, et la communauté qui s’était formée autour d’elle établit une maison à Abidjan en Côte d’ivoire. Madeleine n’a connu ni cherché une quelconque popularité. En un certain sens, sa mort fut couverte du voile de l’anonymat : le 13 octobre 1964, elle mourut à Ivry à l’âge de 60 ans.
Les personnes qui l’ont connue de près n’ont cessé d’admirer la richesse et la maturité de sa personnalité, qui s’entendait à allier sans peine et de manière authentique des qualités opposées : le sérieux et la gaieté, la force de tenir jusqu’au bout et la capacité de se mettre à la place de l’autre, la confiance, pareille à celle d’un enfant, de se savoir en Dieu et l’analyse froidement rationnelle.
Le meilleur portrait que nous possédions d’elle se trouve dans les phrases qu’elle écrivit sur Thérèse de Lisieux et où elle se dépeint :
« Peut-être Thérèse de Lisieux, patronne de toutes les missions, fut-elle désignée pour vivre au début de ce siècle un destin où le temps était réduit au minimum, les actes ramenés au minuscule, l’héroïsme indiscernable aux yeux qui le regardaient, la mission ramenée à quelques mètres carrés, afin de nous enseigner que certaines efficacités échappent aux mesures d’horloge, que la visibilité des actes ne les recouvre pas toujours, qu’aux missions en étendue allaient se joindre des missions en épaisseur au fond des masses humaines, en profondeur, là où l’esprit de l’homme interroge le monde et oscille entre le mystère d’un Dieu qui le veut petit et dépouillé ou le mystère du monde qui le veut puissant et grand. Elle prouve à elle seule que les consolidations missionnaires près du marxisme ne sont pas des étayages, un renforcement artificiel, mais une reprise de forces vitales là même où l’on voudra miner la foi [8] ».
Le centre de gravité : la foi
Au centre de son existence, il y a la foi. Chaque jour elle en percevait à nouveau la grandeur. Les éléments constitutifs de cette foi étaient d’une simplicité classique : Dieu, Jésus-Christ et l’Église, Croire, ce n’était pas se cramponner à des contenus déterminés, c’était réaliser d’une manière vivante et consciente les choses banales de l’existence en puisant à cette triple source. On pourrait caractériser cette foi comme l’attention portée à la réalité ou l’invitation à percevoir la réalité. Mais sans aucune fidélité double et sans aucune comptabilité double : c’est une appartenance d’une seule coulée à Dieu et au monde.
D’autres ont réfléchi plus profondément à ces trois composantes de la foi : Dieu, Jésus-Christ et l’Église. Mais peu ont médité aussi vigoureusement qu’elle sur l’accomplissement chrétien de la vie à partir de la foi aujourd’hui, sur l’orthopraxis, comme on dit depuis peu. Il n’est donc pas possible de ramasser en quelques phrases ce que Madeleine dit de la foi. On réussira plutôt à le dégager des attitudes de foi qu’elle trace et qui constituent le portrait du chrétien de demain.
En une formule pénétrante, elle a exprimé la situation du christianisme dans le monde d’aujourd’hui : « Un monde qui a été déchristianisé semble se vider par le dedans, d’abord de Dieu, puis du Fils de Dieu, puis de ce que celui-ci communique de divin à son Église et c’est souvent la surface qui s’effondre en dernier [9] ».
La façade du christianisme peut encore subsister au-dehors, même si la réalité du Dieu vivant a depuis longtemps quitté cette construction lourde d’une tradition. Ce diagnostic lucide découvre les causes profondes de la crise dans l’Église : pour Madeleine Delbrêl, la crise n’est pas d’abord une crise des structures, mais une crise de l’image de Dieu, une crise de la foi. On ne peut donc y remédier en soignant les symptômes, on doit aller à la racine des problèmes. Et cela signifie libérer l’image de Dieu de ce qui la tient figée, faire sauter les formules, se laisser saisir par Dieu. S’éprouver soi-même pour savoir si l’on croit ou si l’on se gargarise de formules anciennes et vides. « Un exemple entre mille : un soir, réunion d’une quinzaine de personnes, majorité d’hommes, je les connais bien tous. L’un me dit : « Écoute, tu ne vas tout de même pas me faire croire que tu crois, toi, que Jésus-Christ, après avoir été mort, il a recommencé à vivre. Est-ce que tu le crois ? » Eh bien, je vous assure qu’entre dire : « est ressuscité des morts le troisième jour » dans le Credo, ou répondre : « oui, je le crois », il n’y a pas de différence pour le fond de ce que l’on dit, mais il y a une drôle de différence dans l’effet que ça vous produit [10] ».
Le christianisme traditionnel a joué son rôle. Le chrétien ne peut plus s’appliquer à le garder tel quel, purement et simplement. Un christianisme qui est purement du conservatisme est mortel, parce qu’il va contre la nature même du christianisme.
La mobilité du christianisme implique qu’il s’engage dans l’aujourd’hui et qu’il teste sa fidélité dans son ouverture aux situations présentes et concrètes. « En face de l’appel de Jésus-Christ, « la » bonne réponse, la réponse-type n’existe pas. Il y a pour chacun, chaque jour, une bonne réponse. D’où la diversité et la mobilité nécessaires des actes exigés par une même fidélité à l’Évangile [11] ».
Pour agir sur les hommes, la foi, à vrai dire, doit se rappeler qu’elle est essentiellement plénitude de vie. « Notre-Seigneur a parlé d’une vie ; il n’a pas parlé d’un programme d’étude qu’il faudrait parcourir comme pour un examen. Il n’a pas parlé d’un système politique pour organiser la vie des hommes ; il n’a pas parlé d’une doctrine philosophique faite pour nous donner une vue objective du monde. Il ne nous a même pas parlé d’un traité sur Dieu fait pour réjouir notre intelligence. Il nous a parlé d’une vie qui, reçue par nous, nous permettrait de vivre par elle. Il nous a parlé d’une vie où savoir que Dieu nous aime et pouvoir l’aimer à notre tour ne feraient qu’un ; d’une vie vécue par chacun avec tous, et avec tous pour Dieu et par Dieu. Une telle vie pourrait-elle être moins vivante, moins réelle, moins dynamique que la vie de cette terre, que la vie du monde, que la vie de la création ? Pourtant n’en faisons-nous pas souvent un programme de connaissances, un système de pensée, une doctrine philosophique ? Ou une contemplation inerte de Dieu ?... Sommes-nous sûrs des certitudes de la foi, sommes-nous sûrs que la foi est la science pratique d’une vie et qu’elle est le savoir-faire de cette vie [12] ? »
Cette manière de croire était pour Madeleine la quintessence de la science chrétienne de la foi. Lorsque ses amis communistes la blâmaient avec indulgence d’être une idéaliste qui planait trop haut, elle refusait toujours ce reproche et en appelait à cette caractéristique de la foi qui est de modifier la réalité. Le marxiste, elle le savait, croit aux faits. Si la foi crée un fait – même si, au niveau social, il est insolite –, il se mettra à l’étudier.
Un christianisme qui fait naître des faits n’implique pas seulement une ascèse continuelle du cœur pour ne pas perdre de vue la ligne de démarcation entre le marxisme et le christianisme ; il requiert également le courage de prêcher l’Évangile. Cette femme rompue au dialogue est donc à l’antipode de ces chrétiens sans malice qui vont au marxisme comme à un médecin. L’annonce de l’Évangile n’est pas luxe superflu, prétention, indiscrétion ; elle fait partie de l’être-chrétien. « L’Évangile est à annoncer : là se dressent toutes les murailles qui empêchent les évangélistes d’être entendus ou de passer. Là se situent toutes les brèches qui doivent être faites, tous les ponts qui doivent être jetés. Mais sous prétexte que ces brèches sont faites, ces ponts jetés et nos voix entendues, ne nous déclarons pas satisfaits. Il ne s’agit pas seulement de passer, il ne s’agit pas seulement de parler, d’être écoutés et de « plaire », il faut que le message dit par nous soit intact [13] ».
On ne peut donc rien retrancher de l’Évangile. La Croix n’est facultative ni pour le chrétien ni pour le monde. Dans cette perspective, le milieu athée devient une salutaire provocation pour la foi et la pierre de touche de la conversion du chrétien. Passée au feu de l’athéisme, la foi prend plus de consistance parce qu’elle est dégagée de ses scories, exactement comme les métaux chauffés au rouge résistent à toutes les épreuves. Aussi Madeleine peut-elle établir des priorités et, ce faisant, elle ramène toujours à l’essentiel. « Sauver le monde, ce n’est pas lui donner le bonheur. C’est lui donner le sens de sa peine et une joie « que nul ne peut lui ravir ». S’il nous faut lutter contre des misères et des malheurs que le Christ a assez pris au sérieux pour qu’au dernier jour nous soyons jugés sur l’aide que nous leur aurons donnée, il faut nous souvenir qu’au-delà d’eux, c’est de la vie éternelle qu’il est question et non d’un second paradis terrestre [14] ».
Bien que le Royaume de Dieu ne soit pas de ce monde, il s’ébauche cependant en ce monde. On ne peut aimer Dieu comme quelque chose d’abstrait, on ne peut le servir que dans les hommes. « Pour le chrétien, il n’y a pas moyen d’aimer Dieu sans aimer l’humanité ; il n’y a pas moyen d’aimer l’humanité sans aimer tous les hommes ; il n’y a pas moyen d’aimer tous les hommes sans aimer les hommes qu’il connaît, d’un amour concret, d’un amour actif. C’est cette loi à elle seule qui est la loi du bien et du mal. C’est elle qui trie pour l’humanité entre le bon et le mauvais. C’est la loi vitale de l’humanité immortelle. La connaître, c’est avoir la science fondamentale de notre devenir [15] ».
Cette dévotion toute empreinte d’amitié humaine n’avait pas besoin, pour se justifier, d’un livret édité par le parti communiste ou de consignes élaborées par une théologie des réalités terrestres : elle vivait de la foi en Dieu, foi sans cesse en butte aux attaques mais toujours victorieuse. Madeleine a connu la fascination du marxisme. Elle a appris à connaître des personnes en face desquelles la plupart des chrétiens étaient petits et mesquins, des personnes dont le dévouement voilait les faiblesses et la précarité du système philosophique qu’elles professaient. Sans se lasser, elle a demandé aux chrétiens de ne pas sous-estimer la grandeur et l’attrait de l’humanisme marxiste. Pour elle, il allait de soi que le chrétien devait s’engager de toutes ses forces à promouvoir d’énergiques réformes sociales et à changer la société et elle ne perdait pas son temps à rappeler cette vérité élémentaire. Car améliorer le monde ou élever le niveau de la vie n’est pas le but ultime du message chrétien.
« Les pauvres sont évangélisés. » La Bonne Nouvelle leur est portée. Il n’est pas dit : « La pauvreté sera supprimée ». Bien au contraire : « Il y aura toujours des pauvres parmi nous » et « Bienheureux les pauvres »... Évangéliser les pauvres ce n’est pas les enrichir ou penser que l’évangélisation est conditionnée par un enrichissement préalable. Cela est à l’encontre de toute l’histoire du Christ dans le monde. Jamais l’Évangile n’a été repoussé à cause de la pauvreté ou de la misère, depuis les esclaves de Rome, les « dockers » de Corinthe jusqu’aux camps d’Allemagne. C’est la richesse de ceux qui ont à annoncer l’Évangile qui peut empêcher sa diffusion, ce sont les chrétiens « riches », de quelque façon que ce soit. Il faut, pour annoncer l’Évangile, s’appauvrir soi-même. Ce n’est pas un monde pauvre qui fait obstacle à l’expansion de l’Évangile mais des secteurs riches de l’Église [16]. »
Cette affirmation contredit la conception selon laquelle une position sociale meilleure est préalable à l’évangélisation. Non moins choquante est sa thèse qui prétend que la richesse dans l’Église – c’est-à-dire non seulement ce que possèdent les institutions religieuses mais également les chrétiens riches – constitue, pour le message chrétien, une entrave plus forte que la pauvreté des pauvres. C’est perte de temps que lancer, du haut de la chaire ou d’une chancellerie ecclésiastique, un appel à la pauvreté symbolique. On ne peut aimer Dieu comme quelque chose d’abstrait ni imiter le Christ de façon symbolique : le christianisme n’est pas pour ceux qui aiment leurs aises.
Mais l’annonce de l’Évangile ne peut, selon sa conception, porter des fruits durables que si elle assume la fatigue d’une longue route dans l’institution de l’Église. C’est la loi fondamentale de l’Évangile que l’on trouve sans cesse confirmée dans l’histoire de l’Église. « A chaque tournant des âges, il semble bien que le Seigneur ait voulu donner à certains la vocation de vivre son Évangile à même le texte, pour que leur chair et que leur sang en soient comme l’édition providentiellement destinée aux hommes de leur temps. Mais il semble, non moins clairement, que leur chair et que leur sang n’ont été de bons caractères d’imprimerie que mis et sortis aux presses de l’Église. D’autres hommes ont essayé, leur vie est restée comme un manuscrit qui circule dans de petits groupes d’initiés [17] ».
Cette femme, qui n’avait pas étudié la théologie, possédait un sens théologique plus affiné et une intuition plus sûre des vrais problèmes que bien des prêtres qui la rencontrèrent. Ce qui la consternait, c’était la défaillance de tant de prêtres dans le milieu incroyant, leur rapide retournement de l’enthousiasme du début à de désolantes récriminations, voire à l’abandon de leur mission. « On pourra voir alors la vie chrétienne normale basculer sous l’hypertrophie du sens apostolique, la vie apostolique s’affaisser sous l’exclusivité d’une mission particulière, la vie missionnaire être vidée par l’obsession de la présence au monde, la présence au monde s’effacer devant la vocation du monde [18] ».
Vingt ans avant que n’éclate dans l’Église la crise du sacerdoce, Madeleine était déjà familiarisée avec les problèmes que posait l’activité des prêtres-ouvriers en milieu totalement sécularisé, problèmes qui mèneraient à l’épreuve du déchirement. L’explication suivant laquelle l’imperméabilité religieuse du milieu ouvrier, d’une part, et l’incompréhension de Rome, d’autre part, conditionnaient la défaillance de beaucoup ne lui suffisait pas. Ces motifs en avaient certainement écorché beaucoup et avaient provoqué leur capitulation devant une charge trop lourde pour eux. Mais ce diagnostic était insuffisant.
Chez certains, c’était leur idéalisme étranger au monde et leur formation théologique déficiente qui avait causé leur défection. Leur théologie scolastique incomplète ne les avait pas suffisamment préparés à un engagement de cette sorte. Ils étaient comme aveuglés par ces hommes qu’ils rencontraient en milieu athée : des hommes d’une grande noblesse, mais de parfaits païens. C’était tout à fait en contradiction avec ce que la théologie scolastique leur avait enseigné.
Beaucoup n’avaient jamais appris que la condition normale du chrétien missionnaire est une situation violente. Le Royaume des cieux souffre violence. Voici ce qu’elle écrivait à un prêtre-ouvrier au plein cœur de la terrible crise de 1954 :
« J’ai peur que, comme une femme qui ne saurait pas que c’est en douleur qu’on accouche, et qui ne comprendrait rien à son propre déchirement, et qui paralyserait en elle à la fois ce qui déchire et ce qui enfante, vous gardiez en vous la Mission. Tant que le petit est dans la mère, il est dans un corps adulte ; naître, c’est pour lui devenir petit, limité... il faut pourtant qu’il devienne ce petit d’abord pour devenir un homme. C’est cet homme que les hommes attendent, ce n’est pas l’adulte que vous, vous êtes. Si la Mission ne peut passer par votre douleur, elle restera peut-être dans la classe ouvrière, mais comme un enfant mort qu’une femme porte en elle dans la rue. 11 me semble que c’est toujours comme ça que l’Église est née tout le temps, à la fois une et nombreuse. Ce sont toujours les mêmes contractions qui ont toujours broyé les saints. Ils étaient appelés à la fécondité ; quand ils ont accepté que ce qui en eux était adulte sorte d’eux appauvri et rapetissé à travers les secousses cruelles, sanglantes, mais organiques de l’obéissance, le Christ-Église a continué à naître dans le monde. D’autres qui étaient appelés à cette même fécondité n’ont pas su reconnaître les lois de la vie, ils les ont confondues avec les douleurs d’un corps malade, le Christ n’a pas pu passer à travers eux pour aller plus loin [19] ».
Vivre en chrétien parmi les athées
Ville marxiste est le livre d’une chrétienne qui a passé la moitié de sa vie en milieu marxiste. Ce n’est pas le marxisme qui l’a attirée dans ce milieu – jusque-là elle ne connaissait pas le marxisme – mais elle y a été poussée par le désir de faire partager par d’autres sa découverte du Dieu vivant. On ne doit donc pas chercher dans ce livre une analyse scientifique du marxisme ni des directives pour amorcer un dialogue avec les communistes. Au contraire. C’est la crise des prêtres-ouvriers dans les années 1952-1954 qui, en fait, forme l’arrière-fond du livre et qui a été l’occasion de sa rédaction. À travers la condamnation par Rome, on ne peut percevoir les problèmes suscités par ce mouvement qu’en partie seulement et dans une optique très partielle. Ce qui importait à Madeleine Delbrêl, c’était d’exposer de quelle trempe devait être la foi du chrétien vivant dans ce milieu pour résister à la fascination du marxisme et pour être à même de transmettre intact son témoignage tout en gardant son identité propre. Il s’agit donc pour elle de la transmission du témoignage qu’elle veut définir nettement par rapport à la dynamique d’une doctrine qui s’assigne une tâche semblable mais en partant d’une autre conception des choses et en visant un autre but. Son intention était, comme elle le dit expressément dans l’introduction du livre, « uniquement religieuse [20] ». Elle ne voulait ni diffamer, ni dénoncer, ni faire de la propagande pour le catholicisme, mais simplement préciser dans quelle mesure le chrétien et le marxiste sont, dès le départ, étrangers l’un à l’autre et qu’ils ne doivent, pour cette raison, ni renoncer à ce qui les unit ni abandonner leur recherche commune.
Le point de départ et l’intention de l’auteur en écrivant son livre peuvent nous paraître dépassés, à nous qui vivons après 1975. Une période de vingt années nous sépare de la rédaction du livre ; elle s’étend depuis les essais de dialogue entrepris par Marcel Reding jusqu’à Milan Machovec, en passant par le pontificat de Jean XXIII et les déclarations de Vatican II sur l’athéisme. « Dans les années ’60, il n’était pas rare que des personnalités et des théologiens chrétiens marquants et connus s’expriment positivement sur Karl Marx, voire sur Lénine et son œuvre – et inversement que des marxistes éminents et bien connus à l’Est et à l’Ouest ne craignent pas non plus de prononcer des paroles approbatives sur Jésus et la tradition chrétienne, et même – ce qui pour un marxiste n’est vraiment pas plus difficile – sur le rôle du christianisme dans la société actuelle [21] ». On est d’accord avec Machovec lorsqu’il écrit qu’il y a de réels changements dans les relations entre le marxisme et le christianisme.
Ces changements, si réels et bienvenus soient-ils, ne sont encore – c’est toujours l’avis de Machovec – qu’embryonnaires. Ils n’ont pas encore percé de brèches dans la doctrine officielle du parti. Comme auparavant, l’athéisme militant reste un des éléments qui assurent au régime communiste une stabilité d’airain ; tout au plus, cet athéisme est-il adouci, dans l’exercice du pouvoir, par une prise en considération tactique du rôle qu’exerce le christianisme au plan social. L’expérience de Madeleine et son diagnostic conservent donc, aujourd’hui encore, leur pleine valeur, quelles que soient les possibilités ouvertes à un développement positif ultérieur des relations entre le marxisme et le christianisme.
La base de départ de Madeleine Delbrêl ne fut donc pas l’étude du marxisme. Le domaine de son expérience pratique était limité à une administration communale française aux mains des communistes. Madeleine n’a appris à connaître le communisme qu’à travers ses voisins et concitoyens, ses camarades de travail, des femmes et des hommes qui étaient communistes. Ce n’est qu’après coup qu’elle s’est occupée de la doctrine qui sous-tendait l’engagement de ces personnes. Ce faisant, il lui apparut que, dans leur héroïque sincérité, ces personnes étaient les témoins d’une contrevérité qui ne cessent de tenailler les chrétiens « car le marxisme est l’affirmation universelle que Dieu n’est pas [22] ». Tout en appréciant hautement le témoignage communiste, Madeleine souligne sans se lasser la différence fondamentale entre l’engagement du chrétien et celui du marxiste en milieu prolétaire. Ce serait une erreur fatale de croire qu’en milieu communiste l’athéisme n’ait pas la signification qu’on lui attribue communément chez les chrétiens.
La différence entre ces deux engagements apparaît déjà au niveau du langage. Les mêmes mots recouvrent des choses totalement différentes. Pour le marxiste, la « pauvreté » n’a pas le même sens que pour le chrétien. « L’histoire de l’humanité que le marxisme présente, le programme de luttes constructrices de l’avenir qu’il propose font écho aux questions inscrites douloureusement et universellement dans la chair du prolétariat ; à ces questions répondent des promesses. Il s’agit d’un salut de l’humanité rachetée d’un certain mal par une certaine rédemption. De la souffrance des pauvres, de l’injustice meurtrière entre les hommes, le marxisme a fait une sorte de péché social errant de génération en génération, actualisé par des groupes humains successifs dont les membres sont comme identifiés à ce péché. De ce péché historique, la douleur des pauvres opère la rédemption. Cette rédemption a pour moyen la haine, la lutte jaillie de la douleur. La douleur est la cause, pour ainsi dire physique, de la haine et de la lutte ; c’est elle qui, parvenue à une certaine intensité, les soulève contre les hommes agents ou complices de l’oppression et identifiés à elle. Le marxisme hait des hommes aujourd’hui pour ce qui est son amour d’autres hommes aujourd’hui, mais davantage encore pour son amour de l’humanité future [23] ».
Pour le chrétien, le point de départ est autre. Pour lui, le « prolétariat » n’est pas la « vérité » ultime, et la pauvreté n’est pas le mal ultime. Le chrétien qui s’enfonce volontairement dans la pauvreté le fait pour rendre témoignage au Christ. Sa pauvreté témoigne pour Dieu et pour le Christ en tant que Dieu. « Quand dans le monde la pauvreté chrétienne manque, cela cause une carence d’amour ; mais il y a plus grave : l’amour pour un Dieu préféré, préféré à ce que touchent les mains, à ce que connaissent les intelligences, n’est plus crié. Car la pauvreté évangélique est, dans le monde, incompréhensible comme un cri, mais un cri dont on sait que quelqu’un de vivant le jette à un autre vivant [24] ».
De même que Madeleine refuse de séparer le commandement d’aimer Dieu de celui d’aimer son prochain, elle voudrait également ne pas opérer de discrimination à l’intérieur du second commandement. Le « riche » a, lui aussi, droit à la miséricorde de Dieu et à la rédemption. « Le pain des pauvres et la rédemption des riches sont deux impératifs inséparables de la justice chrétienne [25] ». Le chrétien doit donc récuser la justice des classes selon le marxisme, même s’il combat âprement l’injustice sociale et approuve toute démarche positive qui la réduit. Car Dieu n’est pas un alibi que se donne la résignation en face de la souffrance de l’homme. Mais le chrétien sait aussi que tout ne peut se régler sur la terre et que « la clé de la comptabilité en justice chrétienne, c’est une dette que le Christ a payée au prix fort et que nous devons payer sans cesse avec lui [26] ».
Gaston Fessard, un jésuite français qui est bon connaisseur du marxisme, a dressé un parallèle entre les Exercices de saint Ignace et les traits caractéristiques du témoignage chrétien en milieu non chrétien tels que Madeleine Delbrêl les présente [27] : 1. Le don de discernement pour déceler partout dans ses alliages les plus divers l’esprit du matérialisme historique. 2. Une volonté de discipline qui lie à l’Église non comme à un concept abstrait, mais comme à un organisme vivant et fécond. 3. Un souci d’adaptation qui découvre en chaque circonstance un aspect de l’amour de Dieu, lequel peut devenir fécond dans la vie d’aujourd’hui. 4. Une recherche de fidélité qui fasse de la foi non pas un contrat intellectuel, mais une alliance pour la vie, que Marie a exprimée ainsi : « Qu’il me soit fait selon votre Parole ».
À la dialectique marxiste Madeleine oppose une dialectique chrétienne, pour laquelle le milieu marxiste est vraiment une provocation salutaire, mais qui toujours part de Dieu et ramène à lui au nom même de l’homme. Concrètement, cela signifie que l’on accepte que Jésus soit la voie qui conduit à la vérité et à la vie, et que l’on n’ait pas peur de l’obscurité de la foi. La présence du chrétien en milieu marxiste ne suffit pas : le chrétien ne peut se taire, il doit parler de la vérité qui l’anime. Elle fonde cette exigence à partir de l’expérience qu’en taisant les choses, on les laisse dans une demi-clarté, ce qui peut mener à de graves désillusions. « En face des marxistes qui explicitent sans cesse le but de leur vie, quoi de plus normal que des chrétiens explicitent le but de la leur quand ils auront par leur dégagement de la richesse et de la puissance acquis le droit de parler ? Les marxistes « prêchent », qu’ils prêchent aussi. Les marxistes proclament leur certitude, qu’ils proclament la leur. Ces chrétiens, qu’ils aient le sang-froid de ne pas modifier ce que leur foi exige qu’ils disent dans chaque circonstance, qu’ils restent indifférents aux approbations ou aux désapprobations marxistes [28] ».
Cela n’exclut pas que les chrétiens puissent nouer de fructueux dialogues avec les marxistes sur la manière d’améliorer et d’élever les conditions de vie des hommes. Mais ils seraient infidèles à leur mission s’ils ne criaient sans cesse que l’humanité est vouée à l’étouffement s’il n’y a plus de place pour Dieu dans l’histoire de l’homme. Et ce cri ne sera entendu que s’il s’accompagne d’actes concrets. « Sans nos actes, ce cri ne serait pas entendu, lui qui n’est le plus souvent formé que de mots à un camarade, de répliques à un ami, d’affirmations qu’un bruit de machine étouffe. Mais par nos actes ce petit cri d’un homme seul peut aller... retentir dans une foule, répercuter dans les Églises du silence, parvenir jusqu’au dernier nœud de la hiérarchie marxiste. Quand on a bien compris cela, quand on sait que parler à un marxiste c’est risquer de parler à beaucoup, les conditions de notre parole ne peuvent que coïncider avec celles de notre prière et les deux ne font plus qu’un. Seul celui qui aura demandé et reçu la force de parler à Dieu de la part de tous, aura la force, et c’est la même, de parler à tous de la part de Dieu [29] ».
Un de ses amis communistes, Venise Gosnat, le second bourgmestre d’Ivry, auquel elle fit lire son livre, a reproché à Madeleine Delbrêl de ne pas s’intéresser assez à la transformation du monde [30]. Ce à quoi Madeleine a répondu qu’elle souhaitait, de toutes les fibres de son cœur, cette transformation. « Comment pourrais-je aimer les hommes sans hypocrisie, sans désirer, sans vouloir cette transformation ? Si je ne suis pas d’accord sur certains points que vise cette transformation : croyez-moi, ceux où je suis d’accord sont incomparablement plus nombreux et surtout incomparablement plus primordiaux... Mais ce que je ne peux pas accepter pour moi, et ce que je ne peux pas vouloir pour les autres – pourquoi les traiter moins bien que moi ? –, c’est que soit inhérente à la doctrine, à l’outil, au système actif de cette transformation de la société, un véritable dogme politique et qui n’est pas politique mais religieux à sa manière, la certitude que Dieu n’existe pas [31] ». Le problème de l’existence de Dieu est, pour le chrétien, si essentiel qu’on ne peut le mettre entre parenthèses ni l’interdire. C’est pour cela même que les communistes ont le droit d’apprendre à connaître Dieu. Madeleine Delbrêl concède qu’elle a écrit son livre à l’adresse des chrétiens parce que, de leur part, il n’y avait pas assez d’amour pour les communistes.
On peut exclure de ce jugement quelqu’un qui a passé trente années – les meilleures de sa vie – en milieu ouvrier marxiste. Même celui qui pense que le livre n’éclaire qu’une facette des relations entre le marxisme et le christianisme et qu’il existe des points positifs de rapprochement entre ces deux philosophies et que l’on pourrait les souligner, devra bien reconnaître qu’une foi missionnaire passionnée a porté la vie de Madeleine Delbrêl et a guidé sa plume, et que cette foi ne pouvait « pas se taire ».
Hirschengraben 10
CH-6003 LUCERNE, Suisse
[1] Madeleine Delbrêl a publié elle-même : La Route, Paris, Ed. A. Lemerre, 1927 ; Ampleur et dépendance du service social, Paris, Bloud et Gay, s.a. (1934) ; La femme et la maison, Paris, Éd. Temps Présent, 1941 ; Veillée d’armes (aux travailleuses sociales), Paris, Bloud et Gay, 1942 ; Ville marxiste, terre de mission, Coll. Rencontres, 50, Paris, Ed. du Cerf, 1957 (seconde édition, augmentée de quelques documents, dans la coll. Foi vivante, 129, Paris, Éd. du Cerf, 1970), ainsi qu’un certain nombre d’articles, dont on trouvera le relevé p. 329-330 de Nous autres, gens des rues (cf. ci-dessous). – Œuvres posthumes : Nous autres, gens des rues. Textes missionnaires. Introduction de Jacques Loew, Postface de Louis Augros, Paris, Éd. du Seuil, 1966 (réédition dans la coll. Livre de vie en 1971) ; La joie de croire, Préface de Jean Guégen, Avant-Propos de Guy Lafon, Paris, Éd. du Seuil, 1968 ; Communautés selon l’Évangile, Avant-Propos de Guy Lafon, Paris, Éd. du Seuil, 1973.
[2] Nous empruntons la plupart des données biographiques à l’Introduction de J. Loew à Nous autres, gens des rues.
[3] Ibid., p. 309.
[4] Ville marxiste..., p. 225 (p. 251-252 de la 2e édition – les chiffres entre parenthèses des références suivantes renverront à cette 2e édition).
[5] C’était un recueil de 139 pages.
[6] À savoir La femme et la maison (61 p.) et Veillée d’armes (190 p.).
[7] Nous autres, gens des rues, p. 272.
[8] Ville marxiste..., p. 148 (p. 178).
[9] Nous autres..., p. 197.
[10] Ibid., p. 251.
[11] La joie de croire, p. 179.
[12] Nous autres..., p. 270-271.
[13] Ibid., p. 121-122.
[14] Ibid., p. 121.
[15] Ibid., p. 221.
[16] Ibid., p. 122.
[17] Ibid., p. 145.
[18] Ibid., p. 185.
[19] Ibid., p. 46-47.
[20] Ville marxiste..., p. 15 (p. 45).
[21] Milan Machovec. Jesus für Atheisten. Mit ein Geleitwort von Helmut Gollwitzer, Stuttgart, 1973, p. 2.
[22] Ville marxiste..., p. 19 (p. 49).
[23] Ibid., p. 48-49 (p. 78-79).
[24] Ibid., p. 116-117 (p. 146-147).
[25] Ibid., p. 119 (p. 149).
[26] Ibid., p. 120 (p. 150).
[27] G. Fessard, De l’actualité historique, t. II, Progressisme chrétien et apostolat ouvrier, Coll. Recherches de philosophie, VI, Paris, Desclée De Brouwer, 1960, p. 128-129. Les p. 114-142 sont consacrées à une étude détaillée du témoignage de M. Delbrêl.
[28] Ville marxiste..., p. 102 (p. 132).
[29] Ibid., p. 101-102 (p. 131-132).
[30] Ville marxiste..., 2e éd., Introduction, p. 18.
[31] Ibid., p. 23-24.