Salaire et pauvreté religieuse
Léon Renwart, s.j.
N°1977-2 • Mars 1977
| P. 113-117 |
Notre époque est, de plus en plus, un « monde du salaire », un monde où personnes et choses tendent à être estimées à prix d’argent. Ceci pose parfois de gros problèmes aux religieux qui « gagnent leur vie » comme à ceux qui ne touchent rien. Cette note s’efforce de préciser les attitudes et les renoncements que l’appel à la pauvreté évangélique demande aujourd’hui de la part des religieux.
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Le supérieur d’une communauté de religieux enseignants nous soumet le problème suivant : « La plupart d’entre nous, étant professeurs, reçoivent un traitement qui leur est versé individuellement par l’État. Seuls quelques religieux, assurant des services intérieurs, ne « gagnent » rien. Cette situation commence à produire certains effets sur lesquels je m’interroge. Parmi les professeurs, même quand ils remettent la totalité de leur traitement à l’économe de la maison, il en est qui voudraient se voir reconnaître un droit de regard sur l’usage qui sera fait de ces rentrées ; certains de ceux qui sont occupés à des besognes non rétribuées souhaiteraient se voir attribuer un salaire par la communauté, de façon à se sentir eux aussi des membres « à part entière ». Que faut-il penser de ces nouvelles attitudes ? »
Il y a toujours avantage à revenir à ce qui est le point de départ et le fondement de tout engagement dans la vie religieuse : en réponse à un appel du Seigneur, le religieux s’est donné à lui, il a traduit le don total de lui-même par les trois vœux. Dans ces trois domaines essentiels qui englobent toute son existence, il s’est ainsi libéré pour le Christ en renonçant à des réalités bonnes en soi. Et, il faut s’en rendre compte, ces réalités sont, pour l’ensemble des hommes, des moyens normaux de développement humain et chrétien : il suffit, pour cela, d’avoir été témoin du progrès dans la conscience de soi, dans la maturité responsable, que peut donner à un jeune le fait de toucher son premier salaire, de gagner sa vie, d’avoir à gérer son propre budget.
Or le religieux, pour vivre vraiment ses engagements et s’épanouir en eux et par eux, doit arriver à prendre conscience de la valeur positive de ce à quoi il renonce et du motif pour lequel il le fait : c’est en vue du Royaume, par amour pour le Christ et en réponse à l’appel que celui-ci lui adresse, appel qui, dans l’Église, correspond à une vocation différente, mais complémentaire, de celle des laïcs. « Une bonne religieuse, a-t-on dit, est celle qui réalise qu’elle pourrait être une bonne mère de famille et y renonce pour répondre à l’appel du Christ. »
Il faut en dire autant du vœu de pauvreté : par lui, le religieux s’est coupé de tout attachement, même légitime, à l’argent et à tout ce qui peut s’apprécier à prix d’argent. Puisqu’il vit en communauté, il pratique son vœu en renonçant, au profit de celle-ci, à toute acquisition personnelle [1]. C’est le principe bien connu : « Tout ce qu’un religieux acquiert est acquis à la communauté ». Tout ce qu’un religieux rapporte (par son traitement [2], par des activités apostoliques rémunérées, par des dons, etc.) revient donc en totalité à sa communauté (ou à son Institut, si les constitutions le prévoient dans certains cas). Le fait qu’il est à l’origine de ces rentrées ne donne au religieux aucun privilège dans la gestion de ces fonds, aucun droit non plus de se juger meilleur ou plus utile que ceux qui ne « rapportent » rien, aucun titre à être plus estimé ou mieux traité que ceux-ci par le supérieur ou la communauté. L’esprit du vœu va jusque là ; d’ailleurs, sans ce détachement radical (mais difficile), ni le religieux, ni sa communauté ne bénéficieront de la libération que la pauvreté doit leur procurer ; ils ne donneront pas non plus autour d’eux le témoignage que notre monde attend des religieux.
Notons toutefois ceci. Si le religieux ne garde aucun droit sur la disposition de ce qu’il a rapporté, cela n’entraîne nullement que les membres de la communauté ne puissent rien avoir à dire dans la gestion financière de celle-ci. Bien au contraire, il peut être excellent (et tout à fait dans la ligne du Concile) d’associer plus étroitement les religieux aux problèmes financiers de leur maison. Mais il reste essentiel qu’ils le soient en tant que religieux, soucieux de la pauvreté de leur Institut et n’ayant d’autres droits de regard ou de décision que ceux qui découlent des Constitutions ou des règles approuvées dans la Congrégation.
La théorie est donc claire, parfaitement traditionnelle et pleinement confirmée par Vatican II et ses documents d’application. Ceux-ci ont certes demandé que les religieux se sentent astreints à la loi commune du travail (P.C. 13), mais de telle sorte que soient rendus plus efficaces l’existence et le témoignage de la pauvreté à notre époque (E.S. 23).
Si la théorie ne laisse place à aucune hésitation, le problème pratique reste ardu. Il faut en effet aller à contre-courant de la mentalité régnante, même sur des points où les laïcs chrétiens peuvent, en toute bonne conscience, agir autrement. Que le salaire, les avantages sociaux, les pensions de vieillesse, etc., soient considérés par la loi comme des droits stricts de la personne individuelle est chose bonne et parfaitement légitime. Mais le mariage, lui aussi, est une chose excellente et pourtant nous y renonçons pour suivre l’appel du Christ.
Notre renoncement va plus loin encore et ici nous nous opposons déjà à une attitude moins chrétienne, car elle s’oriente vers un mépris pratique de la personne. Nous refusons, pour nous-mêmes et pour les autres, d’apprécier les gens d’après ce qu’ils gagnent, de mesurer leurs droits d’après leur rendement économique. Ici, nous atteignons un point essentiel du message évangélique : notre seule vraie valeur est d’être les fils de notre Père du ciel, objets de son amour, qui se porte de préférence vers les petits, les humbles, les pauvres, les laissés pour compte.
Tel est le témoignage évangélique qui nous est demandé aujourd’hui. Ce n’est chose aisée ni pour les individus, ni pour le supérieur. Chacun de nous baigne en effet dans l’ambiance de la civilisation actuelle, où tout s’achète, tout s’apprécie à prix d’argent. Et le supérieur, s’il doit s’opposer, avec doigté certes, mais plus encore avec fermeté, à ce courant de pensée et à ses manifestations concrètes, doit accepter le risque de mécontenter tel ou tel « gros pourvoyeur », peut-être même de voir se tarir la source de revenu que celui-ci représente. Ne serait-ce peut-être pas une des manières dont il est appelé à pratiquer le détachement des biens de ce monde ?
Étant donné cette mentalité ambiante, il n’est pas étonnant que les religieux « non salariés » puissent en ressentir particulièrement le contrecoup. Si leur communauté s’est plus ou moins laissé contaminer par cet esprit, ils en sont les premières victimes : ils souffrent (et cette blessure est profonde) de ne pas se sentir respectés à l’égal des autres, quel que soit leur dévouement, l’utilité des tâches, souvent obscures, qu’ils remplissent et leur rayonnement apostolique. Et que dire alors des malades et de tous ceux qui sont financièrement à charge de la communauté ? Ils sont ceux qui ne « rapportent » rien, quand on ne leur reproche pas de « coûter », voire d’être des « bouches inutiles ». Il se pourrait même (la pente est si naturelle) que le supérieur leur accorde moins de confiance, leur donne plus difficilement des permissions, surtout si elles entraînent des dépenses : les autres, eux, peuvent les « payer » !
Quand pareille mentalité se répand, il faut une vertu au-dessus de la moyenne et une maturité religieuse peu ordinaire pour tenir bon et rester, à travers tout, fidèle au Christ auquel on s’est donné. Et si parfois certains ne tiennent pas le coup, la responsabilité première ne retombe-t-elle pas sur la communauté et sur les responsables qui se sont laissé imprégner par l’air du temps au point que l’atmosphère de la communauté en devienne de moins en moins respirable pour celui qui veut rester fidèle ?
Dans la mesure où un groupe juge les gens d’après leur salaire et les œuvres d’après les rentrées qu’elles procurent, il aboutira peut-être à de beaux bénéfices et à des réalisations spectaculaires, mais il aura aussi lâché la droite ligne de l’Évangile et cessé d’être le « sel de la terre ». Et si, malgré tous ses efforts et malgré l’aide de ses frères, un religieux n’arrivait pas à surmonter le besoin de se sentir valorisé par un salaire et par la libre disposition [3] de ce qu’il gagne, lui-même et ses supérieurs devraient prendre conscience que, sur un point essentiel, il est en train de bâtir sa vie sur une attitude qui n’est pas religieuse, mais propre aux laïcs chrétiens.
La pratique loyale de la pauvreté évangélique n’a jamais été chose facile. Le jeune homme riche, qui possédait (légitimement) de grands biens, s’en est allé triste, faute d’avoir eu le courage d’y renoncer pour suivre le Maître. L’appel que Jésus nous adresse garde la même radicalité, mais, en chaque contexte économique, il doit se traduire de façon nouvelle, sans cesse à réinventer. Au XXe siècle et dans nos pays riches, il faudra vivre ce paradoxe : être capable à la fois de nous sentir astreints à la loi commune du travail (et du travail fait avec conscience) et rester libres par rapport aux droits que ce travail procure aux individus, sachant y renoncer pour nous-mêmes et refusant d’apprécier les autres d’après leur rendement économique.
C’est la grâce que le Christ offre à ceux qu’il appelle et qui l’en prient humblement, conscients qu’ils sont de leur faiblesse et des attraits puissants auxquels ils sont invités à renoncer. C’est aussi le témoignage que nos contemporains attendent, même sans le savoir, des religieux.
St.-Jansbergsteenweg 95
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[1] La seule exception concerne les biens patrimoniaux (héritage, etc.) pour les religieux ayant émis des vœux simples et n’ayant pas renoncé à ces biens (comme le Concile a permis, en certains cas, de le faire).
[2] Comme celui-ci arrive normalement au compte personnel de l’intéressé, un geste de détachement immédiat (par exemple, un virement au compte de la communauté) peut être une excellente manière de vivre concrètement son vœu.
[3] C’est délibérément que nous avons évité le mot « budget », qui recouvre, selon les cas, des réalités multiples. C’est spécifiquement à être celui qui décide de la disposition de ce qu’il rapporte que le religieux renonce par son vœu.