Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Perspectives nouvelles dans la formation religieuse

Une intégration de la spiritualité et de la psychologie des profondeurs

Roger Champoux, s.j.

N°1977-2 Mars 1977

| P. 86-104 |

Dans cet article, l’auteur expose d’abord une vue d’ensemble du travail accompli par le P. Rulla et son équipe de l’Institut de Psychologie à l’Université Grégorienne : il s’agit de la première formulation d’une théorie psychosociale de la vocation sacerdotale et religieuse. Ensuite il présente les principaux résultats obtenus jusqu’ici dans la recherche, résultats qui concernent surtout les motivations du choix initial et de l’abandon éventuel de la vie religieuse. Enfin il prend en considération quelques implications de ces résultats, surtout en ce qui concerne les problèmes de la formation religieuse. Ces pages peuvent donner à réfléchir aux responsables de la formation et les aider à mieux comprendre ce qui est en jeu dans certaines situations.

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Rares sont les travaux de valeur en psychologie de la vocation. Aussi sommes-nous heureux d’accueillir, malgré une certaine technicité, l’article du Père Champoux, qui intéressera avant tout les responsables de la formation. Ces pages mettent bien en lumière les présupposés théologiques d’une vocation consacrée. Elles montreront aussi aux formateurs, dont le rôle propre reste indispensable, ce qu’une psychologie qui tient compte de ces données théologiques peut leur apporter et l’utilité pour eux d’être suffisamment au courant des données psychologiques pour pouvoir nouer avec le spécialiste une collaboration qui permette d’assumer l’apport de la psychologie à un développement intégral de l’appel divin. Est-il souhaitable, comme le dit l’auteur, que ce spécialiste soit lui-même un formateur ? Nous n’oserions cautionner cette dernière affirmation. Mieux vaut, croyons-nous, recourir au psychologue comme à un collaborateur externe. (N.D.L.R.)

Dans cet article, nous voudrions d’abord exposer une vue d’ensemble, très abrégée, de la théorie vocationnelle élaborée par le Père Rulla. Nous présenterons ensuite, dans une deuxième partie, les principaux résultats obtenus jusqu’à maintenant dans la recherche : ils portent surtout sur les motivations du choix initial et de l’abandon ultérieur de la vie religieuse. Nous verrons, en conclusion, quelques-unes des implications de ces résultats, surtout en ce qui concerne le problème de la formation religieuse.

Présentation de la théorie

La théorie du Père Rulla [1] se propose comme but principal de clarifier les prédispositions motivationnelles qui influencent l’entrée, la persévérance et l’efficacité dans la vocation. Le sous-titre anglais du premier livre porte, « A Psychosocial Perspective » : c’est donc d’abord sur la psychodynamique individuelle, c’est-à-dire sur l’ensemble des forces motivationnelles qui opèrent à l’intérieur de la personne, que se porte l’attention, mais en situant cette dynamique individuelle en relation avec les facteurs sociaux et culturels [2].

Prémisses théologiques

Une théorie qui veut répondre aux questions ci-dessus proposées au sujet des motivations à la vie religieuse se doit d’abord de définir les caractéristiques essentielles d’une telle vocation. Du point de vue théologique et en se basant surtout sur les documents du Concile Vatican II, on peut dégager les éléments suivants, communs à la vocation sacerdotale et à la vie religieuse [3].

  1. Il y a d’abord le fait et la primauté de l’invitation de Dieu : « La vocation religieuse est une grâce intérieure (et donc gratuite) par laquelle Dieu appelle, invite une personne à se consacrer ou à la mission sacerdotale ou à la vie des conseils évangéliques, par les trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance (dans la vie religieuse) ».
  2. Cet appel de Dieu comporte uneexigence de totalité : il ne s’agit pas seulement d’une fonction à remplir, ou d’une occupation à temps partiel, mais d’une existence nouvelle où l’élément religieux doit être la motivation dominante qui unifie toute la personne. Cet élément religieux confère à la vocation religieuse son caractère de transcendance : le religieux et le prêtre choisissent de témoigner « à temps plein » de la valeur absolue du Royaume instauré en Jésus-Christ.
  3. La vocation religieuse comporte aussi pour l’appelé une nouvelle obligation, au-delà de l’exigence de sainteté déjà incluse dans le baptême pour tout chrétien, et qui porte sur le choix permanent d’une certaine forme de vie dans l’Église.

De ces quelques considérations, un élément central se dégage : le rôle essentiel que jouent, dans la vocation religieuse, les valeurs proprement spirituelles. C’est autour de ces valeurs fondamentales que devra s’unifier l’ensemble de la personnalité. Une telle affirmation cependant ne se veut pas exclusive : il n’y a pas, entre religieux et baptisés, de différence essentielle, et c’est pourquoi la théorie vocationnelle présentée ici est aussi valide, « mutatis mutandis », pour l’existence chrétienne considérée dans ses exigences fondamentales de vie-pour-Dieu et de vie-pour-les-autres.

Prémisses psychologiques

Du point de vue psychologique, comment approcher l’étude de la personnalité de façon à intégrer ces données théologiques essentielles, propres à la vocation religieuse, avec les multiples dimensions propres à la personnalité elle-même ? Parmi celles-ci, il en est une de particulière importance, celle du subconscient [4]. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, la théorie du Père Rulla fait appel aux acquisitions de la psychologie des profondeurs. Il y a là tout un monde qui, bien qu’inconnu de la grande majorité des supérieurs et des sujets eux-mêmes, influence tout de même de façon significative la vie des individus et des communautés [5].

Il y a eu, et il y a encore tendance à voir les dispositions à la vie religieuse selon deux perspectives seulement : d’un côté, liberté et péché, de l’autre, maladie mentale. Les communautés religieuses qui font appel au psychologue pour la sélection de leurs candidats ont surtout en vue l’exclusion des cas psychopathologiques, reconnus inaptes à la vie religieuse [6]. Hors ces cas de maladie mentale, on présuppose chez le sujet la capacité de persévérer et de progresser dans la vie religieuse ; on dira alors de ceux qui quittent qu’ils ont mal usé de leur liberté et n’ont pas correspondu suffisamment à la grâce que Dieu leur offrait. Ne faut-il pas introduire une autre dimension entre pathologie paralysante et liberté totale, celle de l’interpénétration profonde du conscient et de l’inconscient ? S’il existe un subconscient, et si ce subconscient influence – au moins dans une certaine mesure difficile à déterminer avec précision – la vie consciente, ne doit-on pas alors tenir compte, dans l’évaluation et la sélection des candidats, non seulement de leurs symptômes pathologiques possibles, non seulement de leurs goûts, intérêts, aptitudes, non seulement de leurs désirs consciemment formulés, mais aussi des mobiles inconscients qui peuvent influencer, à des degrés divers, leur capacité d’internaliser [7] et de personnaliser les valeurs spirituelles qui leur seront présentées au cours de la formation ? Derrière la bonne volonté évidente et la proclamation sincère de valeurs authentiques, il y a, à la source de l’agir, un être complexe dont les besoins inconscients peuvent parfois étouffer les désirs conscients [8].

Afin de tenir compte des éléments divers et complexes qui composent la personnalité, la théorie en approche l’étude d’un double point de vue : structure et contenus. Du point de vue structural, la personnalité peut être considérée selon deux niveaux, le moi idéal, qui est conscient, et le moi réel, qui peut être conscient ou subconscient. D’un côté donc, ce que l’individu désire être ou devenir ; de l’autre, ce qu’il est réellement, qu’il le sache ou non, et comment il agit habituellement.

Les contenus principaux qui s’insèrent à l’intérieur de cette structure sont les valeurs, les attitudes et les besoins. Par valeurs, on entend les idéaux de vie que se propose une personne, comme par exemple, pour la vie religieuse, l’union avec Dieu, l’imitation du Christ et les trois vœux. Les attitudes sont aussi, comme les valeurs, des tendances à l’action, mais plus spécifiques et plus nombreuses que les valeurs. C’est ainsi qu’une valeur comme l’obéissance s’exprimera dans plusieurs attitudes diverses, comme le respect du supérieur, la disponibilité apostolique, l’ouverture de conscience, etc. Les attitudes jouent, dans ce cas, une fonction d’expression par rapport aux valeurs et servent de moyen terme entre elles et le comportement. Le moi idéal est ainsi constitué d’un ensemble de valeurs et d’attitudes propre à chaque personne.

Quant au moi réel, il comprend surtout, en plus des attitudes et du comportement habituel, les besoins, conscients ou subconscients. Les besoins sont des prédispositions à l’action qui tiennent à la nature même, organique, émotive et spirituelle, de la personne humaine. La psychologie moderne a établi une liste d’environ une vingtaine de ces besoins, considérés comme fondamentaux, comme par exemple le besoin de dépendance affective, le besoin sexuel, le besoin d’autonomie, le besoin de connaître, etc. Or les besoins, comme les valeurs, s’exprimeront eux aussi à travers des attitudes : le besoin d’agressivité, par exemple, pourra se manifester par le refus de l’autorité, par la difficulté à collaborer avec les autres, par la violence physique, etc.

Les attitudes, qui sont comme la plaque tournante de la personnalité à cause de leur situation centrale, peuvent donc provenir des valeurs et/ou des besoins ; elles peuvent servir à satisfaire et exprimer ces besoins, ou au contraire à défendre le moi contre eux (comme lorsque quelqu’un développe des attitudes de gentillesse et de déférence pour se défendre contre un profond besoin agressif).

Consistances et inconsistances

Parmi les besoins, certains peuvent conduire à des attitudes en désaccord avec les valeurs vocationnelles fondamentales, comme par exemple l’agressivité, la dépendance affective, le besoin sexuel, etc. : ce sont les besoins que l’on peut appeler « dissonants vocationnellement ». D’autres, par contre, sont neutres ou « consonants » : tels sont, par exemple, les besoins d’accomplissement, d’ordre, de compréhension.

Si les attitudes n’étaient que l’expression des valeurs de l’individu, il serait facile de « discerner » les dispositions du candidat à la vie religieuse : il suffirait de constater la présence des valeurs fondamentales de la vocation religieuse et de vérifier, au niveau des attitudes et du comportement, l’expression de ces valeurs. La formation pourrait ensuite se contenter de faire comprendre et accepter ces valeurs et d’en expliquer la traduction cohérente au niveau des attitudes et des actes.

Mais l’existence du moi latent complique la situation : les attitudes du sujet ne sont pas seulement l’expression de ses valeurs mais peuvent aussi provenir de ses besoins, conscients ou inconscients. En d’autres mots, le moi idéal peut être, en partie, la projection du moi latent. Un exemple peut illustrer ceci. La valeur chrétienne de la charité peut s’exprimer de bien des manières : dans le service des autres, dans la prière apostolique, dans l’humble respect des opinions des autres, etc. Chacune de ces expressions concrètes, ou attitudes, peut cependant avoir une motivation tout autre que la charité : le service des autres peut avoir pour but la satisfaction d’un profond besoin de dépendance affective et être ainsi, de fait, à l’antipode de la charité : donner pour recevoir n’est plus l’expression d’un amour altruiste. Ou encore l’humble respect des opinions des autres peut provenir d’un sentiment d’infériorité qui empêche l’individu de s’exprimer lui-même avec liberté. Or une telle motivation peut très bien échapper à la conscience de l’individu : il se dépense en toute bonne foi pour le service des autres, sans se rendre compte qu’il n’en est qu’au stade de la recherche de lui-même ; il pense faire preuve de respect de l’autre en abordant tout dialogue avec une telle attitude déférente, mais c’est qu’au fond il n’a pas le courage de ses propres opinions.

Il y a donc ainsi possibilité d’inconsistance entre le moi idéal et le moi réel, et cette inconsistance peut être consciente ou inconsciente. La théorie présente quatre types généraux de consistances ou d’inconsistances, en se basant sur la nature des relations qui peuvent exister entre les valeurs, les attitudes et les besoins :

  1. Consistance sociale : lorsqu’un besoin, conscient ou subconscient, est compatible avec les valeurs et aussi avec les attitudes de l’individu. Ainsi un besoin d’aider les autres peut être en accord avec une attitude généreuse orientée vers la réalisation de la charité. On appelle cette consistance « sociale » parce que l’individu est socialement bien adapté, contrairement à ce qui arrive dans l’autre type de consistance.
  2. Consistance psychologique : lorsqu’un besoin est compatible avec les valeurs mais non avec les attitudes de l’individu. Ainsi le besoin d’aider les autres peut être en accord avec l’idéal de charité, mais l’individu a développé, consciemment ou non, quelques attitudes contraires, par exemple des attitudes agressives ou égoïstes. Bien que socialement mal adapté, il est fondamentalement, ou psychologiquement, consistant.
  3. Inconsistance psychologique : lorsqu’un besoin subconscient est en désaccord avec les valeurs et les attitudes. Ainsi lorsque quelqu’un a un besoin subconscient d’être aidé et de dépendre des autres et que ce besoin est incompatible avec ses attitudes, orientées plutôt dans la direction opposée (aider les autres). Cet individu, extérieurement un « bon religieux », est psychologiquement inconsistant. Il manifeste un grand besoin d’aider les autres, mais ce besoin est au fond de nature défensive car il vise la satisfaction du besoin de dépendance.
  4. Inconsistance sociale : lorsqu’un besoin subconscient est en désaccord avec les valeurs de la vocation et que les attitudes obéissent aux besoins plutôt qu’aux valeurs. Ainsi un besoin de dépendance affective peut créer des attitudes non conformes à la vocation, comme la recherche constante de compagnie, le refus de la prière individuelle, etc. Cet individu est inconsistant non seulement psychologiquement, mais aussi socialement.

D’autres aspects sont à considérer dans l’évaluation de ces consistances et inconsistances, en particulier leur caractère conscient ou subconscient, ainsi que leur centralité. L’inconsistance, reconnue comme telle par le sujet, rend possible une décision libre et un progrès ; l’inconsistance inconsciente, par contre, risque de conduire soit à une adaptation défensive à la vie religieuse, soit au départ, quand les besoins en viennent à supplanter les valeurs.

Il faut aussi tenir compte de l’ensemble des besoins et des attitudes et chercher la motivation centrale : car inconsistances et consistances peuvent coexister dans la même personne selon les différents besoins et à des degrés divers. Il est possible, cependant, d’évaluer les forces dynamiques en présence et de déterminer le noyau motivationnel central, c’est-à-dire ces mobiles qui influencent, même inconsciemment, l’entrée, la sortie ou la croissance dans la vocation.

Dépassement-de-soi dans la consistance

Ce titre, « dépassement-de-soi dans la consistance » exprime et résume bien les éléments centraux de la théorie. La vocation religieuse se fonde sur le dépassement-du-moi car elle invite à la poursuite de valeurs transcendantes qui ne visent qu’indirectement l’accomplissement-du-moi : le religieux cherche d’abord « le Royaume de Dieu et sa justice » et ne se trouve lui-même que « par surcroît ». La voie de l’Évangile, qui est voie de l’amour, exige le don de soi-même aux autres et le renoncement « à sa propre vie ». Les valeurs qui constituent le moi idéal du religieux doivent donc être fondées sur la charité.

L’engagement religieux, à cause de ses exigences personnelles et ecclésiales, suppose, en plus de l’invitation divine, la capacité d’y répondre et d’y croître : une telle capacité se fonde sur la consistance du moi, c’est-à-dire sur la présence, dans le moi réel, d’attributs consistants avec le moi idéal. Les valeurs proclamées semblent donc insuffisantes pour garantir la persévérance et l’efficacité vocationnelles si elles ne s’appuient pas sur une personnalité suffisamment libre de besoins inconscients.

Capacité d’internalisation des valeurs

Nous avons ici une des notions fondamentales de la théorie : la croissance vocationnelle suppose la capacité d’internaliser les valeurs spirituelles et d’en vivre. En psychologie, le processus de maturation est souvent présenté en termes d’intégration entre les différentes composantes de la personnalité : est mûr celui qui assume dans un projet de vie librement choisi toutes les forces dynamiques de sa personnalité, conscientes et inconscientes. De même pour la maturité vocationnelle, que l’on présente comme l’intégration entre maturité affective et maturité spirituelle. C’est cette idée fondamentale qu’exprime la notion de consistance entre les besoins émotifs et les valeurs spirituelles. L’internalisation des valeurs est précisément le processus de maturation qui permet d’intégrer à l’intérieur d’un système motivationnel consistant les nouvelles valeurs vocationnelles présentées au cours de la formation.

Comme nous l’avons vu à propos de la notion d’inconsistance, il y a possibilité d’un clivage entre le moi idéal et le moi réel : les valeurs peuvent être inconsistantes avec les besoins, et donc non intégrées à l’intérieur du système motivationnel de l’individu. Dans ce cas, l’adhésion aux valeurs vocationnelles demeurera extérieure : comme elles auront été choisies, au moins de façon prévalente, afin de défendre le moi contre ses conflits inconscients et/ou de gratifier certains de ses besoins, elles ne seront tenues qu’aussi longtemps qu’elles permettront d’atteindre ce but. L’individu pourra alors croire, en toute bonne foi, qu’il a véritablement grandi et mûri : mais il est possible que cette croissance ne soit le résultat que d’une complaisance purement extérieure (lorsqu’il accepte l’influence de l’institution, supérieur ou groupe, non par conviction intérieure mais pour obtenir une récompense ou éviter une punition, comme la promotion aux vœux ou au sacerdoce) ou d’une identification avec l’institution (lorsque l’individu, à cause de son insécurité, cherche à renforcer son identité chancelante en l’appuyant sur une autre personne ou sur un groupe, et accepte ainsi les normes et valeurs du groupe à cause de la gratification que lui procure la relation établie avec ce groupe).

L’internalisation, par contre, suppose que le candidat accepte les valeurs vocationnelles qui lui sont présentées à cause de leur valeur intrinsèque et de la consonance entre ces valeurs et son propre idéal consistant. Seule cette internalisation permet une décision vocationnelle vraiment libre et non pas dépendante des pressions de la famille, du groupe ou de ses propres besoins inconscients. La capacité d’internalisation est donc directement proportionnelle au degré de consistance de la personnalité. Or une formation religieuse de type traditionnel, consistant surtout ou uniquement dans la présentation des valeurs religieuses au moyen de conférences, de retraites, etc., présuppose cette capacité d’internalisation déjà présente, et ne peut donc pas l’augmenter chez ceux qui ne l’ont pas déjà. On peut ainsi comprendre le phénomène bien connu de la conversion enthousiaste du noviciat, très bientôt suivie d’une retombée, parfois douloureuse, quand le Père Maître et le milieu favorable ne sont plus là pour soutenir l’enthousiasme. C’est que l’amélioration constatée se situait surtout au niveau du comportement extérieur ou même de l’idéal conscient, sans que pour autant les véritables forces motivationnelles de la personnalité aient été rejointes.

Caractère transculturel de la théorie

Ainsi considérée dans ses éléments essentiels, il est évident que cette théorie est transculturelle et transsituationnelle : elle transcende les cultures et les situations et reste valable lorsque celles-ci se modifient. Le bouleversement actuel des valeurs peut nous faire perdre de vue les aspects inchangeables, à travers les époques et les cultures, de l’Évangile et de la vie religieuse. Ce caractère transsituationnel peut être mis en évidence tant du côté des contenus que de la structure envisagés.

Les contenus fondamentaux considérés dans la théorie sont les valeurs et les besoins. Les cinq valeurs que la théorie retient comme fondement de la vie religieuse sont : comme valeurs terminales, l’union à Dieu et l’imitation de Jésus-Christ, et comme valeurs instrumentales, la pauvreté, la chasteté et l’obéissance. La façon de vivre concrètement ces valeurs pourra varier selon les époques et les cultures : mais elles sont elles-mêmes immuables comme signification première de la vie religieuse. Quant aux besoins, ils sont par définition intrinsèques à la nature humaine, et donc aussi inchangeables : agressivité, dépendance affective, sexualité, compréhension, etc., ont été et seront toujours présents en l’homme, même si leur expression extérieure pourra varier énormément selon les situations historiques et sociales.

Les structures considérées, moi idéal et moi réel, ainsi que la notion de consistance entre l’un et l’autre, sont aussi, en tant même que structures, indépendantes des conditions concrètes de temps ou de lieu. Les images et valeurs du moi idéal seront sans doute différentes pour un Africain et pour un Américain ; de même les rêves et besoins du moi réel subconscient ne seront pas les mêmes chez un jeune religieux ou chez une contemplative âgée, mais la théorie ne s’attarde pas à ces contenus diversifiés : elle se concentre sur les éléments qui, à l’intérieur de cette structure, sont essentiels à la nature humaine et à la vocation religieuse. Elle permet ainsi de rejoindre des conclusions qui pourront être valides au-delà des changements historiques, des relativismes sociaux, des spiritualités variées.

Les résultats de la recherche : entrée et persévérance dans la vie religieuse

Après avoir vu ces notions essentielles de la théorie, nous pouvons maintenant nous interroger plus spécifiquement sur les facteurs qui influencent l’entrée et la persévérance dans la vie religieuse. Les recherches du Père Rulla et de ses collaborateurs ont jusqu’à maintenant porté sur cinq questions [9].

Sans entrer dans le détail des procédures suivies pour le testage et l’analyse des données, nous ne présentons ici brièvement que les réponses basées sur les résultats déjà obtenus au cours de la recherche faite sur plusieurs centaines de séminaristes, religieux et religieuses ainsi que d’étudiants laïques américains.

1) La motivation consciente de l’entrée

Il y a une nette tendance chez les candidats à choisir l’institution religieuse sur la base d’idéaux personnels, c’est-à-dire de ce qu’ils voudraient être, plutôt que de réalités personnelles conscientes. Cette façon de choisir va de pair avec une conception plutôt idéalisée de l’institution à laquelle ils se joignent : ils semblent attribuer à l’institution les qualités de leur propre moi idéal.

Cette prédominance du moi idéal sur le moi réel manifeste une tension de croissance qui peut être précieuse pour l’épanouissement de la vocation, car elle peut favoriser l’ouverture à l’influence de la grâce ainsi que le dépassement de soi-même dans l’accomplissement de la mission. Cependant, l’homme n’est pas seulement motivé par des idéaux.

2) La motivation subconsciente de l’entrée

Il y a chez les candidats une forte tendance à l’idéalisation aussi bien de leur propre personnalité que de l’institution religieuse, et donc un manque de réalisme dans leur choix : ceci est confirmé par la présence d’inconsistances inconscientes à l’intérieur de leur personnalité. Le manque de réalisme dont font preuve ces candidats semble lié, au moins en partie, à la présence de besoins inconscients qui sont en désaccord avec les idéaux vocationnels proclamés. En d’autres mots, le choix de la vocation et la décision d’entrer ne sont pas seulement le fruit d’un idéal librement choisi, mais aussi le résultat de besoins inconscients : des individus peuvent, sans le savoir, s’orienter vers la vocation religieuse dans le but de gratifier certains de leurs besoins ou encore dans un effort défensif pour résoudre leurs conflits ou leurs inconsistances. Malgré la sincérité incontestable et la générosité évidente des candidats, leurs motivations et la description de leur personnalité telles qu’ils les expriment consciemment ne peuvent être considérées comme totalement valides : il faut aussi tenir compte des facteurs inconscients, car leurs idéaux consciemment formulés peuvent être le fruit de forces subconscientes.

Une certaine idéalisation de soi-même et de l’institution religieuse est normale et même souhaitable à l’entrée, car elle exprime le désir de croissance de l’individu et son ouverture à la grâce, mais à la condition qu’il n’y ait pas inconsistance inconsciente entre cet idéal et le vrai moi.

Depuis quelques années, la politique de retarder l’entrée des candidats dans les maisons de formation est devenue pratique courante. L’utilité de cette mesure semble évidente dans les cas où le candidat n’a pas encore résolu certains problèmes normaux de développement. Mais on peut se demander si cette mesure est utile lorsque le candidat présente des inconsistances inconscientes. Est-ce que la simple acquisition d’une expérience de vie plus vaste influencera vraiment l’individu, et dans quelle mesure ? Il est plutôt à craindre que l’individu présentant des inconsistances inconscientes continuera à réagir, quel que soit le milieu de vie où il se trouvera, à ces inconsistances en utilisant des attitudes défensives ou de gratification. Ces attitudes, à leur tour, entretiendront une idéalisation non réaliste du moi et de l’institution.

3) Prédominance de la motivation subconsciente

Les résultats de la recherche, sur ce point, font réfléchir sérieusement : une majorité substantielle des candidats – entre 60 et 80 % – présentent une motivation vocationnelle caractérisée par des attitudes subconscientes au service de leurs besoins, soit pour s’en défendre, soit pour les satisfaire. La motivation subconsciente semble donc être un élément important de la décision d’entrer dans la vie religieuse [10]. De plus, ce sont les besoins dissonants, comme agressivité, abaissement, besoin de se justifier, qui sont particulièrement importants à l’intérieur de cette motivation subconsciente. On peut donc s’attendre à une influence négative de ces inconsistances sur la persévérance et l’efficacité vocationnelles.

Ces résultats ne parlent pas de psychopathologie – même si de fait il peut s’en présenter quelques cas parmi les moins « mûrs » psychologiquement –, mais plutôt de manque de maturité, aussi bien affective que vocationnelle. Or ces insuffisances de la personnalité sont présentes au moment de l’entrée, avant que les individus ne commencent leur formation religieuse : elles ne peuvent donc être causées par les centres de formation eux-mêmes.

4) Persistance des inconsistances vocationnelles

De par sa nature même, le conflit inconscient tend à se perpétuer car il n’est jamais reconnu tel qu’il est : les mécanismes de défense utilisés ont précisément pour but de cacher à la personne la vraie nature de ses difficultés et la vraie source de sa frustration, de sorte qu’elle ne peut profiter de l’expérience qui lui est offerte. Elle cherchera diverses solutions ici et là – en changeant de milieu, en essayant telle nouvelle forme de retraite, en suivant des cours et des conférences... – mais sans résultat durable car aucune de ces solutions n’est basée sur la compréhension exacte du problème de fond.

De fait, les résultats de la recherche font voir que quatre années de formation n’ont apporté aucune amélioration significative du degré de maturité affective dans le groupe des religieux et religieuses étudiés.

La persistance des inconsistances inconscientes est également manifestée par un phénomène intéressant, la transférence : dans celle-ci, le sujet revit, dans sa relation avec les autorités ou avec ses pairs, une relation qu’il a eue avec des membres de sa famille durant l’enfance ou l’adolescence. Cette répétition régressive d’une expérience passée met en évidence, mais aussi renforce, les inconsistances déjà présentes [11]. Or les résultats font voir que 69 % des religieux et 67 % des religieuses semblent établir des relations transférentielles au cours de leur formation. De plus, ces relations transférentielles sont en relation aussi bien avec les conflits familiaux qu’avec les conflits personnels des candidats : les conflits personnels tendent à s’exprimer dans l’adoption de relations transférentielles, qui sont elles-mêmes la répétition du conflit familial originel. On assiste donc à un cercle vicieux, car la relation transférentielle qui n’est pas reconnue comme telle ne fait que perpétuer le conflit originel et renforcer les défenses utilisées par l’individu pour s’en protéger.

Tout homme a toujours la force intrinsèque, avec l’aide de Dieu, de se changer et de se perfectionner lui-même ; mais ces résultats semblent indiquer que, de facto, cette force n’est pas efficace chez la plupart des individus affectés d’inconsistances inconscientes.

5) La motivation pour la sortie de la vie religieuse

Le phénomène impressionnant des nombreux prêtres, religieux et religieuses qui, depuis une dizaine d’années, ont quitté la vie religieuse et le sacerdoce, peut s’expliquer par plusieurs facteurs : défaut de et coopération humaine à la grâce divine ; pressions du groupe ou de la communauté sur les individus ; facteurs reliés aux normes, constitutions et structures des institutions vocationnelles ; influence du milieu historique et socio-culturel en général, et du fonctionnement structural de l’Église en particulier ; caractéristiques des personnalités individuelles. Cette recherche ne considère, pour le moment, que ce dernier facteur : l’influence possible de la dynamique individuelle, évaluée au moment de l’entrée, sur un abandon éventuel de la vocation.

Les résultats font voir que ce ne sont pas les mêmes forces à l’intérieur de la personnalité qui jouent au moment de l’entrée et au moment de la sortie. Le premier ensemble de forces, qui semble prédominer au moment de l’entrée dans la vie religieuse, consiste dans les valeurs et les attitudes du sujet, c’est-à-dire son moi idéal. Cet idéal, proclamé par le sujet, n’est cependant pas la garantie de sa persévérance.

Pour expliquer, au moins partiellement, le phénomène des sorties, il faut faire appel à un deuxième ensemble de forces, qui consiste dans l’équilibre ou déséquilibre des consistances ou inconsistances, et que la théorie appelle la capacité prévisible d’internalisation. Plus grande sera la prédominance des consistances sur les inconsistances, plus grande sera la capacité d’internalisation, et plus probable sera la persévérance dans la vie religieuse. Or les résultats font voir une nette corrélation entre la prédominance des inconsistances vocationnelles et l’abandon subséquent de la vocation : c’est donc la plus ou moins grande capacité d’internalisation des valeurs, telle que déterminée par les consistances et les inconsistances, qui semble être un des éléments décisifs dans la persévérance vocationnelle.

Une première explication, évidente, en est que si les valeurs vocationnelles ne peuvent être internalisées, l’engagement religieux sera lui-même graduellement remis en question. Une seconde explication se base sur le rôle négatif joué par les inconsistances inconscientes : plus elles prédominent dans la personne, plus elles déterminent des idéaux personnels non réalistes et de fausses attentes à propos des rôles vocationnels futurs. La distance entre le moi idéal et le moi réel tend à augmenter, et avec elle l’insatisfaction profonde du sujet. La source de cette insatisfaction ne peut être reconnue à cause du caractère inconscient des inconsistances présentes et parce que la perception réaliste de ses propre besoins conflictuels représente une trop grande menace pour l’estime de soi. Elle est donc « projetée » sur les structures de l’institution ou de l’Église : il s’en suit un phénomène de « distorsion perceptuelle » qui empêche l’individu de porter sur le monde extérieur un jugement objectif et qui le pousse à réinterpréter graduellement à sa façon la signification authentique des valeurs et attitudes vocationnelles. Un beau jour, le religieux se découvre irrémédiablement isolé et aliéné à l’intérieur de son groupe religieux : la conclusion logique est la sortie.

Il ne faudrait pas conclure cependant que tous les inconsistants quittent la vie religieuse après quelque temps. D’un côté, des candidats consistants peuvent très bien quitter eux aussi après quelque temps de probation : si par exemple une connaissance plus approfondie de l’institution leur fait voir qu’elle ne répond pas à leur idéal, ils peuvent alors prendre la décision mûre et objective de chercher une autre voie. De l’autre côté, des inconsistants peuvent demeurer dans la vie religieuse malgré leurs conflits inconscients, si, par exemple, la vie religieuse leur offre une sécurité qu’ils ne trouveraient pas dans une autre forme de vie ; mais ce sera alors leur efficacité apostolique qui se ressentira de leur manque de maturité vocationnelle.

La vraie question à se poser au sujet de ceux qui quittent n’est donc pas d’abord pourquoi ils abandonnent, mais bien plutôt quelles sont les attentes, tout spécialement inconscientes, qui ont influencé leur décision d’entrer dans la vie religieuse : c’est la psychodynamique totale du candidat à l’entrée qui peut influencer de façon marquée sa décision ultérieure de quitter.

Quelques conclusions et implications

Les principaux résultats de la recherche que nous venons de présenter soulèvent de sérieuses questions, spécialement au sujet de la formation. Nous ne relèverons ici que quelques-unes des principales implications qui en découlent, elles sont discutées plus longuement dans le livre de 1976.

Sainteté et maturité humaine

La sainteté est le fruit de la présence, en l’homme, de la charité divine : elle dépend donc de l’action gratuite de Dieu et de la libre réponse de l’homme, indépendamment des dispositions psychologiques de l’individu, pourvu évidemment qu’il y ait un minimum de liberté personnelle. Il est cependant possible que des facteurs subconscients limitent le champ de la liberté à l’intérieur duquel l’homme accueille l’action divine et diminuent ainsi la disponibilité à l’action transformatrice de la grâce. La sainteté subjective ne dépend donc pas du degré de maturité psychologique de la personne ; la sainteté objective, par contre, qui consiste dans la transformation effective à l’image du Christ, est corrélative à la maturité affective et humaine de la personne.

La grâce peut, bien sûr, surmonter les limitations subconscientes d’une personne pour la transformer en profondeur ; mais une telle action « thérapeutique » de la grâce semble plutôt l’exception que la règle. C’est ce que les résultats de la recherche semblent mettre en évidence : Dieu semble respecter la liberté de l’homme et les lois dynamiques de son développement. On ne voit d’ailleurs pas pourquoi Dieu ne respecterait pas habituellement les lois psychodynamiques qu’il a lui-même créées.

La maturité humaine et vocationnelle du religieux est aussi très importante pour son efficacité apostolique : il serait un meilleur instrument entre les mains de Dieu, plus adapté aux exigences du ministère et meilleur témoin des valeurs de Jésus-Christ. S’il n’est que peu capable d’internaliser les valeurs spirituelles, ses attitudes de base tendront peu à peu à se conformer à ses propres besoins plutôt qu’à ses idéaux transcendants. Sa capacité d’écoute objective et de transmission de la Parole de Dieu, son aptitude à saisir les messages de l’Écriture, de la liturgie, de l’Église, sa faculté de comprendre le sens profond de la réalité seront sérieusement mises en péril. Il pourra difficilement se dépasser lui-même et sera incapable de se perdre lui-même pour s’abandonner généreusement à l’amour.

Crise actuelle des vocations

Que peuvent nous dire la théorie et les résultats de la recherche sur la crise actuelle des vocations ? On peut considérer cette crise sous l’aspect du nombre élevé des sorties ou sous celui du très petit nombre d’entrées. La théorie et les résultats de la recherche jettent sur le problème des sorties une lumière intéressante : bien qu’il faille considérer aussi plusieurs autres facteurs socio-culturels, les sorties semblent explicables, en partie, par l’existence d’inconsistances inconscientes chez un grand nombre de religieux et par l’influence de plus en plus négative qu’exercent ces inconsistances sur l’idéal vocationnel.

Ces inconsistances ne sont pas limitées à un pays ou à notre époque [12]. Comment se fait-il alors que les sorties aient augmenté tellement en nombre pendant ces dix dernières années ? C’est ici qu’entrent en cause les facteurs socio-culturels, parmi lesquels les structures institutionnelles jouent un rôle important. Ces structures ont considérablement diminué en importance ces dernières années, laissant plus de liberté et de responsabilité à l’individu et exigeant de sa part une plus grande souplesse d’adaptation. Mais il ne suffit pas que la liberté soit accordée pour que le religieux devienne capable d’en user avec maturité. Si prédominent chez lui les inconsistances, la présence des structures, en renforçant le processus de complaisance, sert de support à sa liberté chancelante et lui permet de persévérer, mais dans une attitude d’adhésion rigide et défensive aux règles et aux normes de l’institution. Lorsque viennent à disparaître les structures, les besoins dissonants, auparavant tenus en échec par le milieu, cherchent à s’exprimer et risquent d’affecter sérieusement sa liberté et son choix vocationnel. Le manque de maturité vocationnelle pourrait donc être l’une des causes ayant rendu un certain nombre de religieux incapables de relever le défi de cette liberté nouvelle.

À remarquer cependant que le retour aux structures du passé n’est pas la solution au problème des sorties : c’est de la capacité d’internalisation de l’individu que dépend une persévérance qui puisse être créatrice et efficace, et non de l’imposition extérieure de règles ni même de la simple proposition de valeurs, si authentiques et valides soient-elles.

Sélection et formation des candidats à la vie religieuse

Que faire alors pour la sélection et la formation des candidats à la vie religieuse ? Doit-on refuser tous ceux qui présentent des inconsistances ? Selon les chiffres obtenus, il ne resterait plus alors que 10 à 15 % du nombre actuel des admissions, ce qui nous mènerait tout près du zéro absolu. Ces inconsistances sont-elles des indications de non-vocation chez les candidats, ou ne peut-on pas plutôt y voir l’une des voies possibles choisies par le Seigneur pour appeler à lui qui il veut ? Dans ce cas, il devient très important non seulement de discerner ces inconsistances vocationnelles mais surtout d’aider le religieux à les résoudre.

Il faut évidemment maintenir la partie didactique et pédagogique de la formation : la présentation des valeurs fondamentales de la vie religieuse et l’éducation à celles-ci au moyen de conférences, de retraites, de groupes d’étude, d’exercices spirituels et de direction de conscience, etc. Une telle formation cependant, d’après les résultats obtenus, demeure nettement insuffisante lorsque la capacité d’internaliser les valeurs est déficiente, ce qui est le cas, répétons-le, pour la majorité des candidats.

On a, depuis quelques années, insisté beaucoup sur l’expérience, c’est-à-dire sur la nécessité d’offrir aux religieux l’opportunité d’« expérimenter des rôles » : en devenant étudiant universitaire, en faisant du travail social parmi les pauvres, en travaillant comme ouvrier, en faisant des stages apostoliques, en faisant partie de groupes de prière, etc. Mais quel sera le bienfait réel de ces expériences si le sujet est incapable d’en profiter à cause de ses inconsistances ? L’expérimentation des rôles ne mène pas automatiquement à une plus grande maturité : elle présuppose, au contraire, la capacité d’en profiter et donc la capacité d’internaliser les valeurs. Ces expériences permettront évidemment d’obtenir une plus grande dextérité : le diplôme universitaire permettra d’enseigner avec succès, le stage en milieu ouvrier permettra d’en connaître les problèmes et d’en prévoir quelques solutions, etc. Mais sont-elles la garantie d’une plus grande efficacité apostolique ? Cette efficacité apostolique n’est pas à confondre avec l’efficience : la première, qui est la manifestation visible des valeurs chrétiennes, dépend d’abord de l’orientation vers les valeurs, tandis que la seconde est liée à l’orientation vers les rôles eux-mêmes [13]. En d’autres mots, si l’expérimentation des rôles n’est pas appuyée sur la capacité préalable d’internaliser les valeurs vocationnelles, elle n’aura sur la maturation spirituelle ou apostolique du sujet aucun effet. C’est le rôle lui-même qui deviendra pour lui valeur, de sorte qu’il identifiera son efficacité apostolique à son rôle ou à sa profession et deviendra inamovible : il ne pourra servir le Royaume qu’en enseignant telle matière, dans telle université, ou qu’en exerçant tel métier, en telle ville.

Aussi bien la transmission des valeurs que l’expérience de vie présupposent chez le religieux la capacité d’internaliser les valeurs pour être efficaces : mais comment alors est-il possible de développer cette capacité d’internalisation ?

Rôle de la psychologie dans la formation

On peut regrouper sous quatre types les difficultés vocationnelles les plus communes : (1) problèmes spirituels, comme doutes sur la foi, sur la morale, etc. ; (2) problèmes résultant des difficultés normales du développement ; (3) inconsistances vocationnelles subconscientes non directement reliées à la psychopathologie ; (4) psychopathologie.

La solution des deux premiers genres de problèmes ne devrait pas présenter de difficulté spéciale. Ces problèmes, cependant, peuvent être l’expression d’inconsistances ou de pathologie ; leur résolution, dans ce cas, suppose la solution préalable des inconsistances ou des troubles pathologiques. Or les moyens habituellement employés (direction spirituelle, examen de conscience, dynamique de groupe, expérience de vie) semblent insuffisants pour permettre de résoudre de façon durable les inconsistances et conflits inconscients. Il faut donc penser à de nouvelles méthodes de formation qui intègrent l’apport de la psychologie.

On a jusqu’à maintenant tendu à limiter l’apport de la psychologie aux deux fonctions suivantes : sélective et thérapeutique. L’élimination des candidats indésirables demeure nécessaire, mais elle devrait se faire avant l’entrée dans la vie religieuse. Quant au traitement thérapeutique des cas de psychopathologie, il ne relève pas comme tel de la formation vocationnelle. Le rôle de la psychologie dans la formation devrait se formuler dans les trois fonctions suivantes : pédagogique, préventive et intégratrice. La contribution de la psychologie devrait d’abord avoir pour but le développement chez le religieux de sa capacité d’internaliser les valeurs et attitudes vocationnelles. Il s’agit donc de prévenir plutôt que de guérir : il est déjà possible à l’entrée de détecter les sources des difficultés futures que le religieux rencontrera dans son engagement vocationnel. Pourquoi alors attendre que ces difficultés se développent et deviennent parfois irréversibles ? Il semble de beaucoup préférable d’intervenir dès le début afin de permettre à l’individu de reconnaître en lui et de surmonter les inconsistances qui sont un obstacle à sa croissance humaine et spirituelle. Il ne faut donc pas établir de dichotomie entre psychologie et spiritualité : la formation doit présenter au candidat la nourriture spirituelle nécessaire mais doit aussi assurer sa capacité d’assimiler et d’intérioriser cette nourriture. Sans cette intégration de l’humain et du spirituel, les idéaux proposés, au lieu de favoriser la croissance, peuvent devenir sources de frustration profonde et d’aliénation.

Pour tenir compte de ces apports de la psychologie, il faudrait des formateurs qui soient non seulement des hommes ayant une véritable et profonde intelligence des voies de Dieu, mais aussi des hommes qui répondent aux deux nouvelles exigences suivantes. En premier lieu, ils devraient avoir déjà reconnu et surmonté en eux-mêmes leurs difficultés psychologiques et leurs inconsistances afin d’en éviter la projection sur les sujets dont ils sont responsables, soit sous la forme d’une interprétation uniquement subjective des constitutions et de l’esprit de l’institution, soit en encourageant, de façon plus ou moins explicite, des attitudes de compromis en désaccord avec les valeurs religieuses fondamentales. Ils pourraient aussi éviter le piège, si fréquent, de ces relations transférentielles qui ne font que maintenir les sujets dans leurs conflits inconscients. En deuxième lieu, ils devraient être capables de discerner et de percevoir chez leurs sujets les indications, parfois subtiles, de leurs motivations subconscientes, surtout quand il s’agit d’inconsistances vocationnelles.

À côté de cette première catégorie d’éducateurs, capables de discerner la présence des inconsistances vocationnelles, il faudrait une seconde catégorie de formateurs capables en plus d’aider le sujet lui-même à reconnaître et résoudre ses difficultés. La nature inconsciente de ces difficultés exige chez ces nouveaux éducateurs une formation sérieuse en psychologie des profondeurs.

Dans pareille formation, le rôle traditionnel du « directeur spirituel » ou du « maître de formation » est donc pleinement gardé. Ce qui est nouveau c’est qu’en plus de l’aide offerte à la personne pour sa vie spirituelle consciente, s’ajouterait et s’intégrerait l’aide nécessaire pour la libérer des influences négatives de sa vie subconsciente. Les résultats de cette recherche du Père Rulla et collaborateurs sur la vocation religieuse mettent en évidence la nécessité et l’urgence de cette tâche.

East Asian Pastoral Institute
P.O. Box 1815, MANILA, Philippines

[1Frappés par le petit nombre de résultats valables dans les recherches psychologiques de ces dernières années sur la vocation sacerdotale et religieuse et par les insuffisances des théories existantes, le P. Luigi M. Rulla, s.j., Directeur de l’Institut de Psychologie de l’Université Grégorienne, et ses collaborateurs se sont efforcés de mettre sur pied une théorie qui intègre valeurs spirituelles et notions psychologiques dans un ensemble logique et cohérent. Le premier exposé global théorique a paru en anglais sous le titre L. M. Rulla, Depth Psychology and Vocation. A Psychological Perspective. Rome, Gregorian University Press, 1971. Il vient d’être traduit en italien, en deux volumes : Psicologia del profondo e Vocazione. I. Le Persone. II. Le Istituzioni. Torino, Marietti, 1975 et 1976. Une première présentation des résultats de recherche confirmant la théorie a paru dans le volume : L. M. Rulla, J. Ridick, F. Imoda, Entering and Leaving Vocation : Intrapsychic Dynamics. Rome, Gregorian University Press-Chicago, Loyola University Press, 1976. Une adaptation française de ce livre est sous presse, aux Éditions du Cerf, sous le titre Structures psychologiques et vocation. Motivations d’entrée et de sortie.

[2Dans cet article nous nous limitons à la dimension intrapsychique, c’est-à-dire à ce qui touche à la dynamique individuelle ; l’aspect interpersonnel de la théorie est développé dans le volume anglais de 1971 et dans le deuxième volume de la traduction italienne.

[3C’est la présence de ces éléments communs qui permet de considérer ensemble les deux genres de vie, religieuse et sacerdotale. Le terme vie religieuse ou vocation religieuse sera donc utilisé dans cet article aussi bien pour la vie religieuse proprement dite que pour la vie et la vocation sacerdotale.

[4« Le subconscient comprend le champ de l’expérience psychique qui n’est pas présent à la conscience actuelle de l’individu : le contenu de cette expérience peut être : préconscient : lorsque les contenus psychiques peuvent être rappelés à la conscience par l’usage des méthodes rationnelles ordinaires, comme la réflexion, l’examen de conscience, l’introspection, la méditation, etc. ; inconscient : lorsque les contenus psychiques peuvent être rappelés à la conscience seulement par une intervention professionnelle, comme par exemple la psychothérapie » (Glossaire du livre de 1976, p. 400 ; dans l’édition italienne de 1975, p. 271).

[5L. M. Rulla, Depth Psychology and Vocation, o.c., p. 8 ; édition italienne de 1975, p. 12.

[6Dans Psychologie de la vocation. Un bilan, le P. Godin retrace « quelques jalons d’histoire » sur la contribution de la psychologie à l’étude de la vie religieuse. Il remarque que, dans un premier temps, on a surtout demandé à la psychologie « au moins des contre-indications, surtout relatives à l’équilibre psychologique (santé mentale) des candidats, parfois à leur intelligence (...) et un peu plus tard des indications positives concernant leurs intérêts, leur capacité d’adaptation ou certaines aptitudes » (p. 13).

[7L’internalisation des valeurs est le processus de maturation qui permet d’intégrer à l’intérieur d’un système motivationnel consistant de nouvelles valeurs (ici, les valeurs vocationnelles présentées au cours de la formation). Ce n’est donc pas exactement ce que le langage courant entend par « intériorisation ». Dans la suite de l’article on emploiera d’autres mots en un sens qui n’est pas celui du français courant ; (ainsi « consistance » et « inconsistance », « complaisance » et « transfert ») ; on expliquera chaque fois leur signification technique.

[8C’est pourquoi, comme le remarque le Père Godin, « La tâche pratique du psychologue serait de favoriser une décision personnelle à ce carrefour des influences subies et des contraintes prévisibles » (livre cité, p. 9).

[9Ces questions sont formulées et étudiées dans le volume : L. M. Rulla, J. Ridick, F. Imoda, Entering and Leaving Vocation : Intrapsychic Dynamics, p. 61 et suivantes.

[10Ces résultats, qui semblent à première vue difficiles à accepter, sont pourtant semblables à ceux d’autres recherches sur le clergé des États-Unis et de l’Europe de l’Ouest. Remarquons toutefois que les religieux ne sont pas pires que les autres : des recherches faites sur la population « laïque » de plusieurs pays donnent des résultats qui concordent fondamentalement avec ceux-ci. Malgré les différences méthodologiques de ces diverses recherches, la concordance des résultats n’en est que plus frappante.

[11Dans la relation transférentielle, la personne est habituellement consciente de ses sentiments, mais ignore de quoi ils sont une répétition (c’est-à-dire des expériences familiales antérieures) et même le fait qu’ils sont une répétition de type régressif : il y a ainsi perpétuation des conflits.

[12La recherche indique la présence d’inconsistances chez environ 60 à 80 % des candidats dans un milieu donné (l’ensemble des États-Unis). Théoriquement, ce nombre pourrait être plus bas dans un autre milieu – même si de fait il ne semble pas en être ainsi d’après les résultats d’autres recherches. Le caractère transsituationnel de la théorie ne porte pas sur ce nombre, mais sur la notion même de consistance et d’inconsistance et sur les conséquences qui en découlent pour la persévérance et l’efficacité.

[13En termes techniques, l’orientation-vers-le-rôle consiste dans le fait de considérer le rôle ou la fonction comme une fin en soi, au lieu de l’utiliser comme un moyen pour réaliser des valeurs qui le dépassent et qui dépassent aussi l’individu. L’orientation-vers-la-valeur, par contre, consiste dans l’adoption et l’utilisation de comportements et de rôles comme moyens pour exprimer ou actualiser des valeurs.

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