Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Pour une intelligence chrétienne du célibat (suite)

Albert Chapelle, s.j.

N°1977-1 Janvier 1977

| P. 32-47 |

Voici une réflexion théologique et anthropologique sur le sens chrétien du célibat. Dans un premier article, l’auteur l’a décrit d’abord comme situation vécue. Il a montré ensuite comment le célibat est une histoire où la genèse affective de chacun est progressivement intégrée au mystère de Jésus-Christ affectant et sauvant l’homme ou la femme jusqu’au plus intime de sa liberté incarnée. Dans ce second article, il analyse comment se construit une existence dans le célibat : il y faut accomplir certaines choses qui sont comme l’aliment normal et vital de l’affectivité spirituelle. Ce caractère de tâche du célibat permettra d’y reconnaître une béatitude de pauvreté à tous les âges de la vie.

La première partie de cet article est accessible ici : Vie consacrée, 1976, p. 323-336.

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III. Le célibat est une tâche

L’unité à opérer entre l’Histoire du Salut et l’histoire personnelle

Le célibat est une histoire. La genèse corporelle et affective d’un individu est histoire quand elle est reprise dans la liberté. Cette histoire de la liberté individuelle et incarnée est intégrée par la foi, l’espérance et la charité à l’Histoire du Salut, au Corps du Christ. L’histoire propre de l’individu est intégrée historiquement et spirituellement à l’Histoire de Jésus-Christ par la consécration du célibat, en tant que celle-ci anticipe dès le temps présent en Esprit et en Vérité l’unité originaire et finale de nos vies dans le Christ.

Cette unité demeure une tâche. Il nous faut être ici simples et réalistes. Nous sommes, tous sans exception, dans la finitude et le péché. D’où la distance entre l’affectivité éprouvée par chacun à partir de son expérience corporelle et individuelle et l’affectivité à la mesure de son intégration spirituelle au Corps du Christ. La distance entre ces deux expériences fait la tension à travers laquelle se déploie l’histoire du célibat. Cette tension fait du célibat une tâche et cette tâche est difficile [1]. Spontanément nous sommes tentés de nous voiler cette difficulté. On parlera de la réalité spirituelle du célibat en en donnant son sens christologique, ecclésiologique, eschatologique. Mais il faut encore faire mémoire de la genèse individuelle d’un chacun, livrée à l’irrationnel du désir et donc toujours par quelque endroit angoissante et angoissée. Or le célibat passe par des difficultés et des crises. « Crises » ne signifie pas nécessairement remise en cause du célibat, ni faute morale ou péché. L’histoire d’un célibat peut impliquer un certain nombre de péripéties, mais pas nécessairement. Rien n’est nécessaire en cette histoire puisqu’il s’agit d’une histoire de liberté et de l’intimité spirituelle de la liberté humaine à la grâce et à la liberté de Dieu.

C’est la puissance et la douceur de l’Esprit de Dieu qui opère l’intégration de l’histoire de chacun à l’Histoire du Salut. L’histoire du célibat est une histoire onéreuse. Sa difficulté est de l’ordre de l’imprévisible ; mais elle est une histoire déjà engagée dans l’histoire de Jésus-Christ ; elle a donc non seulement un sens, mais comporte à l’avance sa certitude, la certitude de Jésus-Christ. En ce sens, la consécration dans le temps n’est pas simplement livrée aux aléas de notre histoire mais, plus profondément, à la fidélité engagée de Jésus-Christ en cela même que notre histoire a de nécessairement contingent.

Le célibat dans le Corps du Christ

L’Histoire du Salut est comme symbolisée dans le Corps du Christ, Corps historique né de la Vierge Marie, Corps ecclésial, Corps eucharistique, Corps glorifié. L’amour de Jésus, la relation au Christ dans son Église, le rapport à l’Eucharistie, la glorification du Christ qui rayonne sa gloire (contemplation et mission) sont les composantes les plus habituelles de la vie chrétienne : elles sont aussi les éléments de base de l’équilibre chrétien de la sexualité. Nous rejoignons ici cette doctrine spirituelle par le détour des différentes composantes de la psychologie et de l’affectivité. Et nous nous apercevons que, tout usée qu’elle puisse paraître à force d’avoir été répétée, cette symbolique du Corps du Christ (1ère Épître aux Corinthiens) s’enracine profondément à l’intérieur de l’anthropologie.

Le célibat à partir de la genèse affective

Dans l’histoire affective de chaque individu, le célibat est souvent vécu de manière très nettement distincte selon les différentes époques de la vie, prend des figures différentes. En s’affermissant et en s’affirmant, le don de soi au Seigneur et aux frères sera vécu de manières diverses. Ainsi en est-il dans le mariage. Qui peut se contenter de formuler sa fidélité dans le mariage avec les mots des fiançailles ? Ce serait trahir la maturation et la puissance de l’amour [2].

D’après ce que chacun de nous se trouve être, tel moment affectif peut lui apparaître comme représentant son expérience, tandis que tel autre lui semble imaginaire ou fantasmatique, tel autre impossible ou superflu. Chaque moment résume, symbolise, condense spirituellement la réalité d’une liberté qui se découvre dans son cœur et dans son corps engagée à aimer. Autant d’hommes, autant de symboles irréductiblement originaux de l’amour. Énoncer sur l’amour un langage qui ait portée universelle, c’est nécessairement renvoyer chacun à sa propre histoire et indiquer les moments dans lesquels librement, s’il plaît à Dieu, tel ou tel se retrouve.

Le célibat comme tâche

Rien ne se fait dans l’homme sans que l’homme ne le veuille. Si le célibat est une histoire, cette histoire ne se fait pas automatiquement au sens où il s’agirait surtout de « ne pas avoir d’histoires », comme on dit. Il y a une manière positive de percevoir comment s’édifie une vie dans le célibat. De la même façon qu’on ne fait pas n’importe quoi à l’intérieur d’un mariage sous peine que les choses se défassent, ainsi en va-t-il dans le célibat. Et s’il s’agit en profondeur du dynamisme spirituel et de l’énergie vitale que l’Esprit de Dieu crée et recrée, suscite et ressuscite en chacun d’entre nous et tous dans l’Église de Dieu, plus encore voit-on qu’il s’agit non seulement de ne pas faire n’importe quoi, mais de faire certaines choses qui sont comme l’aliment normal et vital de l’affectivité spirituelle à chacun des niveaux de l’homme.

Le célibat, disions-nous, intègre l’ensemble des pulsions de l’homme et de ses fantasmes originaires à l’histoire de Jésus-Christ. De ce point de vue, il y a une matérialité de la prière qui est constitutive de l’expérience affective, psychique, corporelle du temps comme donné à Dieu. Si la prière ne prend pas espace et temps, le temps n’est pas éprouvé comme donné à Dieu. Le rythme du temps est constitutif de la réalité même d’une vie de célibat. On ne voit pas qu’il soit possible sans grave difficulté qu’un couple vive si jamais les rythmes de travail, de rencontre de l’homme et de la femme ne se combinent. Dans l’organisation du temps de sommeil, de détente, d’hygiène, de repos, de prière, il y a une humilité du temps à laquelle nous avons à nous aider les uns les autres à nous plier.

Souvent il nous échappe qu’il y a un rapport étroit entre une crise affective et le temps de prière. Chacun a un rythme différent. Et les êtres humains sont à respecter dans leur diversité, mais il y a à tenir compte de ce que chacun et tous ont besoin.

Au point de vue imaginaire [3], si l’on ne prend pas, chacun selon ce qu’il est, sa vocation, son âge, son ministère, les moyens concrets d’affiner, éclairer son regard, peupler son monde imaginaire, il y a pour soi-même comme pour autrui, une vérité de l’existence du célibat à laquelle on ne peut pas accéder et que par conséquent on ne révélera à personne.

On sait généralement qu’il y a un certain nombre de choses à ne pas regarder, mais le plus souvent, c’est par peur qu’on ne regarde pas. Il y a un certain nombre d’options à prendre et à faire prendre, mais on les prend pour éviter le trouble, par angoisse et par inquiétude. Dans cet ensemble, on est pris par une sorte de casuistique du bien et du mal qui est d’un tout autre ordre que l’édification de célibat. On a peur de mal faire, d’être mené à mal faire. Une sorte de scrupule dissuaderait de mal faire. C’est encore redoubler le critère moral négatif par une angoisse de culpabilité. Et on comprend que par souci de respirer un peu et de se sentir heureux, on balance cela purement et simplement parce que c’est doublement erroné.

L’amour de Dieu ne se définit pas par le renoncement au péché, mais par Dieu même. Cela peut me troubler ou pas, là n’est pas la question. C’est pour Dieu qu’il y a à réserver un espace de contemplation, à peupler l’imaginaire, soit par la lecture spirituelle, soit par la contemplation évangélique, soit par une certaine manière de laisser se développer en nous une culture esthétique et artistique. C’est par un souci amoureux qu’on réserve son regard pour voir son Seigneur, pour voir autrui en sa présence.

La culture dans laquelle nous vivons est iconoclaste et détruit en nous la capacité imaginaire de contemplation. Elle ressemble à la culture du temps de saint Augustin. Les chrétiens ne fréquentaient pas le cirque, qui offrait au regard la prostitution sacrée et la mise à mort à travers toutes les formes de sadisme. La T.V., le cinéma nous offrent l’équivalent en image.

Au niveau où l’affectivité chrétienne est mise en œuvre, au niveau de la manière de vivre, on n’est souvent pas assez attentif aux représentations que l’on donne de l’Église, de la communauté chrétienne. Le célibat consacré n’est pas une réalité individuelle d’abord, il est don spirituel, donc ecclésial. La réalité sexuelle de l’être humain est toujours expression de soi et communication de soi avec autrui. Elle ne peut jamais, dans sa réalité biologique, être séparée de sa réalité relationnelle. Les communautés portent les vocations et les solitudes. Chaque membre de l’Église doit trouver dans l’une ou l’autre communauté ecclésiale la représentation affective et imaginaire de ce que signifie la présence du Christ au niveau social, sinon quelque chose lui manque pour vivre son célibat.

Très souvent des personnes affectivement très troublées viennent nous rapporter des histoires d’incompréhension et de services non rendus. La façon dont nous permettons aux autres de faire l’apprentissage de certaines relations est la condition de leur entrée dans la vérité d’un comportement marqué par la chasteté.

Quelle est cette vérité ? Elle est de gratuité. Et cette gratuité est faite de liberté, d’effacement et de joie donnée.

Jésus nous avertit dans l’Évangile :

« Quand tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, de peur qu’eux aussi ne t’invitent à leur tour et que ta politesse te soit rendue. Quand tu offres un festin, invite au contraire des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu alors de ce qu’ils ne sont pas en état de te le rendre » (Lc 14,12-14).

« Si vous aimez ceux qui vous aiment... si vous faites du bien à ceux qui vous en font, quel gré vous en aura-t-on ? Même les pécheurs en font autant » (Lc 6,32-33).

« Quelqu’un veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau ; te requiert-il pour une course d’un mille, fais-en deux avec lui » (Mt 5,40-41).

Si nous imaginons, parce que nous avons rendu service à quelqu’un, que nous avons le droit de lui en demander un en retour, nous bâtissons des relations de réciprocité où l’affectivité de l’un est déterminée par l’affectivité de l’autre. On se croit charitable parce qu’on a institué simplement un réseau de services rendus. On le décore du nom d’amitié alors qu’il est d’assurance réciproque. Dans cette situation, l’intimité de l’être humain à Dieu n’est plus ce qui fait le poids de l’affectivité spirituelle dans les relations entre religieux et religieuses, entre religieux et femmes, entre religieuses et hommes, entre hommes et femmes non mariées, entre hommes et femmes mariées.

Dans la vie communautaire, à combien de reprises imaginons-nous le bon ordre ou la charité d’un groupe humain dans le fait que chacun, d’une manière équitable et donc justement mesurée, prend sa part des tâches communes. Quand les tâches sont réparties de telle sorte que chacun a à faire telle chose et rien de plus, la loi de la jungle règne tempérée seulement par l’inertie et l’instinct de conservation. Il est impossible alors de manifester la gratuité du Christ, la gratuité du don du célibat ; l’affectivité chrétienne se défait.

Si dans un groupe, personne n’accepte d’en prendre trop, n’accepte le fait de ne pas être reconnu et de s’en remettre à un au-delà de soi, la solitude chrétienne n’est pas vécue. Or une communauté chrétienne est une communion de témoignages rendus à cette solitude. Et c’est dans la mesure où chacun accepte d’être exploité par les autres, de ne pas être reconnu que l’affectivité, l’amitié, l’amour au sens de la simplicité, de la joie peuvent régner. La gratuité, l’effacement sont communicatifs.

La vulnérabilité dans les échanges entre soi se ressent surtout dans le temps livré. Si chaque fois que quelqu’un se présente à nous pour être aidé, son travail est moins important que le nôtre et que nous refusons de lui donner du temps, comment peut-il s’imaginer qu’il a un prix infini pour Dieu et que sa vie est si importante qu’elle vaille la peine d’être donnée à Dieu seul ? De tels faits montrent l’importance capitale qu’il y a à créer des espaces de chasteté pour rendre possible le célibat. Or il faut bien s’en rendre compte, la loi de la culture présente aussi bien au point de vue éducatif qu’économique est celle du donnant-donnant.

L’attitude d’effacement dans la non-réciprocité serait délétère, sado-masochiste, si elle ne s’accompagnait pas du souci de la joie de l’autre, de l’attention à ce que l’autre soit content. Si nous ne faisons pas en sorte que notre existence serve à rendre les autres contents nous ne suscitons pas, nous ne laissons pas rayonner un espace de chasteté. L’homme a besoin d’être heureux. Si jamais nous ne lui donnons de bonheur, il le cherche en lui-même, n’importe où, ailleurs. Il faut qu’autrui sache et sente que, pour ce qui est de nous, nous faisons ce que nous pouvons pour que le contentement psychologique lui soit donné. Aider quelqu’un à entrer dans le mystère de la croix, c’est lui donner non pas les fausses joies qui sont d’ordre imaginaire mais les petites joies de la vie. Rendre un service, faire une vaisselle manifeste de manière extrêmement concrète, incarnée qu’autrui a une demeure. Cette éducation se fait souvent dans la famille mais elle n’a jamais fini de se faire et à tous les âges de la vie. Il y aurait beaucoup à dire sur la manière d’être présent à des personnes âgées, d’être présent à des plus jeunes. Toujours est-il que le rythme psychique et le contentement psychique d’autrui dans les choses matérielles et simples de la vie doivent être éminemment respectés.

Au niveau de la rationalité et de l’action, il est un phénomène peu perçu : le célibat se vit tout autrement pendant et après les études. Les études sont une occupation astreignante et du même coup elles provoquent une tension de l’affectivité. Par ailleurs, les études nourrissent, quelles qu’elles soient et quel qu’en soit le goût : elles permettent de prendre distance et de découvrir qui on est. Elles provoquent un processus de reconnaissance de soi et d’identification : tiens, dans telle idée, dans tel mot, je trouve de quoi réagir, quelque chose à me mettre sous la dent. Après les études, beaucoup d’hommes et de femmes se trouvent dans l’incapacité de pouvoir lire et réfléchir. Cette situation crée une sorte de désert affectif. Le réflexe vital pour en sortir sera de se rejeter sur les mass media (les journaux, les illustrés, le cinéma, la TV, le théâtre) qui offrent une tout autre manière d’identification. On se trouve chez soi là où il y a de l’inconnu, de l’ignoré, du neuf. L’homme qui est ainsi livré à tout vent de doctrine, à tout remous imaginaire et affectif n’a plus de consistance personnelle. Et à moins de le couper en morceaux, cela ne peut avoir que des répercussions très profondes sur l’affectivité et la sexualité. Ce phénomène montre le déracinement de l’affectivité et de l’imaginaire quand la rationalité vient à manquer.

Au niveau de nos engagements, il y a à nous situer apostoliquement dans la vérité de ce que nous sommes. Si nous prenons au sérieux le caractère sexué du célibat, il y a quelque méprise à ne pas percevoir comment la condition sexuée d’un chacun détermine la manière dont il entre en relation avec un couple marié ou un couple de fiancés, avec d’autres personnes qui ont elles-mêmes voué le célibat ou qui le voueront.

Vouloir parler du mariage avec des gens mariés comme si on était soi-même marié manifeste une confusion qui atteste un manque de renoncement : quoi qu’on affirme, on refuse inconsciemment de reconnaître dans le mariage une valeur humaine prégnante que l’on n’a pas vécue, de reconnaître que notre expérience est plus pauvre d’un certain point de vue. L’appauvrissement du célibat doit être reconnu, bien présent, non dissimulé.

Plus subtile est la relation de celui qui a voué le célibat avec un couple de fiancés chrétiens ; ceux-ci ne sont pas encore pleinement engagés dans une vie conjugale. On peut en fait s’imaginer (plus ou moins consciemment) ne pas se trouver dans une situation affective et sexuelle différente de la leur : c’est sans doute inexpérience, mais surtout manque de netteté. Ce futur couple pose la question : « Qui es-tu ? Et comment te situes-tu par rapport à nous ? » Sans la simplicité, qui présuppose le renoncement, on entre dans un réseau de complications inextricables et de secrètes séductions.

Dans la relation avec un homme ou une femme qui a aussi voué le célibat, la situation est encore autre. La tentation est d’abord de s’illusionner sur ce qu’il y a d’irréductible dans l’expérience de chacun. Car il est une sorte de désir de découvrir dans quelqu’un d’autre comme un complément d’expérience, qui rassure et enrichisse. Il nous faut reconnaître cette fragilité in-dicible de la solitude individuelle et renoncer à chercher le moyen d’y échapper. La solitude personnelle, le secret imprescriptible de notre relation immédiate avec Dieu ne se divulgue pas, il s’atteste. Il ne s’agit pas seulement de renoncer aux comportements génitaux ou érotiques, mais encore à la passion et même à la quête (secrète) de satisfactions imaginaires et affectives.

Ceci est le respect intégral en l’autre et en soi du lieu secret où l’Esprit de Dieu touche chacun au cœur et le rejoint d’une manière unique, intangible. Cette charité divine répandue en nos cœurs est épreuve de gratuité aimante. Nos esprits limités et mauvais la pervertissent avec les mots empruntés à la fraternité spirituelle et avec la magie mondaine des services réciproquement rendus. Que Dieu nous prenne en grâce et transfigure l’onéreuse tâche du célibat dans la béatitude des pauvres.

IV. Le célibat est une béatitude

On parle volontiers du sens positif du célibat, de ses vertus, de son utilité comme disponibilité, etc. C’est trop peu dire : le célibat est une béatitude. Cependant il y aurait illusion à ne pas reconnaître dans cette béatitude celle des pauvres et des humiliés de l’Évangile. Le caractère de tâche du célibat, son caractère onéreux est nécessaire à reconnaître pour que l’on puisse y voir une béatitude au sens évangélique.

Une béatitude de pauvreté

Le célibat n’est pas une source d’euphorie ni un gage pour la confiance en soi. La béatitude du célibat n’est pas un équilibre entre des données impossibles : elle est la béatitude des pauvres et donc une expérience de pauvreté à tous les âges de la vie.

Qui n’éprouve pas le vœu de pauvreté comme la privation de quelque chose de concret au point de vue matériel – que ce soit privation d’argent en espèce ou en nature –, ne connaît pas ce qu’est le vœu de pauvreté. Qui n’accepte pas de ressentir affectivement et de manière douloureuse à un certain niveau de lui-même le célibat aussi comme un appauvrissement dans la pulsion charnelle ou dans la relation affective, ou dans le complément d’humanité qu’un partenaire apporte dans la vie, ou au niveau de la communion spirituelle, ne sait pas ce qu’est le vœu de célibat. Le célibat est entrée dans le mystère pascal. On y ressuscite dans la mesure où l’on meurt.

Souvent des hommes et des femmes vivent le célibat de manière un peu éteinte, en partie parce qu’il y a un renoncement à faire qui ne leur a pas été proposé. Ils sont installés dans un certain nombre de relations, de rencontres, d’habitudes, de lectures, de confort corporel, d’assurance sur la vie et sur la miséricorde de Dieu. L’Esprit peut être partout à l’affût. Il ne trouve nulle part où pénétrer dans la cuirasse que l’on a bâtie. La vie ne peut que s’éteindre. Mais dans la mesure où le renoncement fait entrer dans un petit exode nouveau, une joie de résurrection peut être donnée.

Le célibat conjoint au Christ ressuscité

C’est dans l’Église et son espérance tissée de certitude et de patience que la consécration du célibat nous conjoint au Corps spirituel du Verbe incarné. Ce n’est ni à partir de nous dans la visée d’un « projet » de vie, ni en nous dans la satiété d’une expérience que cette béatitude se manifeste : elle est vocation divine et renoncement constant ; elle est don de l’Esprit de Jésus. Dans cette modestie et cette humilité, l’éternelle béatitude du célibat peut être reconnue comme l’invitation à l’Histoire de Dieu avec les hommes.

La virginité du Christ est la référence où s’inaugure toute réflexion sur le célibat. Il ne s’agit pas seulement de l’exemple du Christ. Que Jésus de Nazareth ne se soit pas marié et n’ait pas eu d’enfants ne signifie pas qu’il soit sensé pour un autre être humain de vivre ainsi. En quoi cela nous touche-t-il en nos cœurs et en nos corps ? En quoi ce qu’il fut et ce qu’il fit peut-il devenir pour nous béatitude ? Que le Christ ne se soit pas marié avant de mourir, c’est quelque chose, mais qu’étant mort ainsi, il soit vivant dans l’Esprit de Dieu et que la présence de son corps ressuscité nous soit donnée dans l’Église et l’Eucharistie, comme signe glorieux de mission et de service, telle est, dans sa proximité, la source de la béatitude. Le fondement et la consistance du célibat lui viennent de cet enracinement dans l’Évangile. Le célibat consacré est un acte de foi incarné, inscrit dans la chair. C’est pourquoi, sans forcer les choses, il faut dire que la racine du célibat consacré se trouve dans l’exercice vécu de la foi, dans la prière. C’est seulement si l’homme prie et selon qu’il prie que le célibat consacré peut exister comme une grâce offerte et demandée, gardée et toujours reçue.

Le célibat est l’acte, l’état par lequel l’homme ou la femme se trouve conjoint au mystère de la présence spirituelle du Corps ressuscité de Jésus. Il ne peut donc être vécu comme une joie, à tout le moins comme une paix, que dans l’adoration et l’action de grâce du Ressuscité. Le trouble ou la tranquillité sexuelle joue ici un rôle second. Ce qui est d’abord en cause, c’est l’exercice vécu de la foi, de la charité et de l’espérance théologales dans lequel l’affectivité d’un homme se découvre engagée, conjointe, embrassée par la charité de Celui dont la proximité se fait spirituellement tangible et immédiate.

Une vocation

Une conséquence immédiate est qu’on ne choisit pas à son gré le célibat ; il est un charisme, une vocation. Ce serait infliger une sorte de mutilation à son corps, en tout cas à sa vie, que de projeter et de décider à partir de soi de vouer le célibat. Tout le monde doit mourir ; personne ne peut se suicider. Face au Christ, il apparaît avec force que le célibat ne peut se choisir à partir de soi : ce serait imposer à Dieu, au Ressuscité, à l’Esprit, notre manière de présence « aimante ». Le comportement affectif d’un homme non seulement l’engage mais engage en lui les autres et engage en lui le Christ. Cela n’a pas plus de sens de s’imposer à l’Église du Christ et au Christ en son Église comme ayant voué le célibat que de s’imposer à quelqu’un pour une vie conjugale.

Pour aider quelqu’un à discerner son état de vie, il y a ici quelque chose d’important. On ne peut contraindre quelqu’un au célibat ; d’autre part, on ne peut par manque de foi renoncer à lui dire le mystère de son appel en le « renvoyant à sa conscience » : « Vois toi-même ». Non que la liberté d’un chacun n’ait infiniment plus de poids que tout discours humain ; mais la « conscience » n’est jamais isolée, perdue dans un monde anonyme. Elle est engagée à l’intérieur de l’Histoire du Salut. Il faut donc au nom de l’Église et dans la force de l’Esprit lui donner à voir et à entendre de l’extérieur la voix qui à l’intime peut l’inviter au célibat ; pour dire comment le Christ présent à l’intérieur d’une vie appelle quelqu’un, il faut les mots humains et audibles de l’appel. Cela peut être douloureux pour qui le dit, pour qui l’entend aussi ; là nous est offert le partage de la confiance créatrice et de la paix rédemptrice dans lesquelles se manifeste la présence aimante du Ressuscité qui convie à un amour sans partage.

L’obscurité d’une grâce

Que comporte cette invitation au célibat pour le Royaume ? Elle est la promesse d’une Venue. La venue d’une grâce.

Dans le célibat promis pour le Royaume, Celui-ci s’est en vérité approché. Mais comment ? Comme toujours, sous les signes obscurs des visites de Dieu. La Gloire du Père nous est livrée dans la méconnaissance du Fils de l’Homme. C’est dans la méconnaissance que la consécration du célibat atteste son Dieu.

Dans la plupart des milieux, la crédibilité du célibat est pratiquement nulle. Il en existe plusieurs interprétations, soit homosexuelles, soit en termes d’amour libre. Ce phénomène est à prendre au sérieux. Il ne suffit pas de dire dans une bonne conscience narcissique : « On ne nous comprend pas. » L’incompréhension fait partie intrinsèque de la réalité à assumer. Le célibat implique la nécessité de se trouver toujours en représentation aux yeux d’un certain public et de revêtir à ses yeux un certain personnage. Il est vain d’imaginer y échapper. La puissance de l’éros implique que les hommes et les femmes, quand ils se rencontrent, se découvrent assez immédiatement situés comme mariés ou comme fiancés, ou à se marier, etc. Si quelqu’un se présente à l’intérieur de ce tissu social d’une façon irréductible à cet ensemble de liens où se nouent les amours humaines, il a obligatoirement à assumer dans la paix et l’amour une incompréhension de fait quasi nécessaire. Son célibat atteste en effet comme une irruption de la transcendance du Royaume dans la vie quotidienne.

Le renoncement du célibat s’éclaire finalement à la lumière de l’amour et de la reconnaissance de l’autre, qui lui donne de renaître. Dans le mariage, il y a assimilation dans l’autre à la Réalité originaire et ultime de ce qu’il est et que nous sommes ensemble. Ainsi l’autre, découvrant la joie qu’il donne et se découvrant médiateur entre la vie et le vivant qui en le reconnaissant s’abandonne à lui, se découvre vivre à une profondeur de vie qu’il ignorait, et renaît à une vie nouvelle. La procréation déjà marque comment cette conjonction de l’amour échappe à la précarité du temps, à la fragilité des sentiments et des libertés pour s’exprimer dans une nouvelle liberté, irréductible à celles qui se sont nouées en Alliance. Tant que l’homme n’a pas engendré, la plupart du temps il est resté enfant. C’est en procréant que l’homme se réconcilie le plus souvent avec la vie, avec ses parents, avec la paternité. Si le couple de surcroît continue de s’extasier devant le fils qui prend des initiatives et la fille qui prend sa liberté, en s’effaçant devant qui lui présente la vérité de son destin, le couple découvre la vérité de son cœur : être et devenir fils. L’homme et la femme peuvent ainsi rendre grâce à Dieu de leur propre naissance et se réconcilier avec leur existence précaire et mortelle.

Le renoncement à l’amour conjugal et à la procréation en caractérisant le célibat en marque aussi la tentation : c’est de ne pas entrer dans cet effacement de qui en devenant père est redevenu enfant. Cette tentation spirituelle ne se laisse surmonter que dans un renoncement plus intime encore. La fragilité de l’existence et la précarité de notre vie mortelle ont à se découvrir dans la frustration et l’impuissance du désir comme des chiffres aimés et douloureux de la conversion au Père par l’abandon à sa Parole incarnée. Seules la Tendresse et la Force de l’Esprit Saint opèrent cette secrète métamorphose de l’éros crucifié en soif de Dieu et en charité inconditionnée.

Renoncer à épouser une femme et à mettre au monde un fils, en se livrant à autrui [4] – tout à tous – et en lui donnant de découvrir, dans son action sur nous, une vie qu’il ne se connaissait pas, c’est recevoir avec lui un Don infiniment plus profond que celui de la procréation : l’intimité divine de l’Amour. S’abandonner ainsi à autrui en lui accordant de renaître en Esprit et en Vérité, c’est laisser le Père nous donner son Esprit et ainsi devenir fils, comme le Fils de l’Homme qui ne fut que Fils parce qu’il l’était en plénitude, étant le Fils unique.

Dans le renoncement à la vie conjugale et à la procréation, il y a la découverte appauvrissante de la puissance et de cette patience rédemptrices de l’Amour, de l’Esprit de Dieu. Ce lien de l’Esprit Saint noue l’homme avec son propre corps, le rassemble avec autrui et le confie à l’Amour du Père. L’Esprit de son Fils nous est donné en partage comme l’espérance de la béatitude. Le charisme du célibat est le don d’une grâce.

Conclusion

Il ne faut pas essayer de se persuader de la vérité de ces propos, mais laisser reposer ce langage pour qu’il germe au fil des années, qu’il soit reçu comme une parole d’espérance dont la liberté de chacun et la liberté de Dieu peuvent faire la béatitude de Dieu et, par sa miséricorde, notre salut.

Dans la réalité quotidienne et pécheresse, dans ce que nous entendons sourdre en nous de paroles et de désirs, dans les confidences reçues sur la manière toujours douloureuse par quelque endroit dont est vécu le célibat, ce langage mystique peut paraître « en dehors de la réalité ». Non pas. Il y est présent à la manière du Verbe de Dieu qui par son Saint-Esprit donne consistance à la fidélité de chaque jour, par miséricorde. Miséricorde qui rachète et sauve l’homme de la précarité du temps qui, en s’effilochant, ravive toujours le désir. Miséricorde qui sauve l’homme de la faille de son péché, du « non » dit à l’amour.

Il importe donc relativement peu que le célibat soit au fil des années vécu dans la tranquillité ou le trouble sexuel. Il importe absolument qu’il soit vécu dans la vérité et l’humilité spirituelles, dans l’union à Dieu où l’exercice vécu de la foi, la prière, est épreuve d’espérance et de miséricorde. Le point sensible dans le célibat est moins la douleur ou la peine, la quiétude et la tranquillité avec lesquelles l’homme a rapport à son corps ou au corps d’autrui, que l’intimité spirituelle et libre de sa référence aimante à Dieu. Sans retour à ce Centre, l’intelligence du célibat trahit la réalité humaine, et l’affectivité de l’homme ne peut se trouver comblée ; son histoire n’a plus ni sens ni valeur.

Définir le célibat par l’expérience de notre corps propre, c’est exténuer le vécu, c’est trahir la puissance de la vie et la sexualité. Le célibat trouve sa solidité humaine et divine là où l’homme, humble et pauvre, s’en est remis à Dieu dans le respect de ce qu’il est et l’irréductibilité de son expérience, avec ses énergies et ses déficiences affectives et spirituelles. À cette heure, l’homme touche Dieu, parce que touché par lui en son corps et en son cœur. Il en est transfiguré.

Nous avons reconnu dans la consécration du célibat et les rudes situations qu’il implique une histoire sainte ; celle-ci est don de Dieu et elle est tâche de l’homme ; elle porte l’espérance de la béatitude.

Cette béatitude comme cette tâche sont des réalités ecclésiales. Trop souvent, elles sont vécues dans un esseulement individuel qui méconnaît la responsabilité commune de cette peine et la communion à cette paix. La consécration du célibat est une donnée concrète de la vie de l’Église : c’est dans l’Église que la chasteté est vouée et accordée ; c’est pour l’Église et pour le monde que le célibat est proposé et demandé par Dieu Notre Seigneur.

Au cœur de l’Église, le célibat apparaît dans la complémentarité des vocations chrétiennes comme un charisme donné à quelques-uns pour l’édification du Corps du Christ et pour le salut du monde.

La consécration du célibat atteste la paradoxale mission de l’Église et le mystère de son apostolicité en ce monde : il signifie la proximité et l’espérance du Royaume qui est, qui était et qui vient [5].

rue du Collège Saint-Michel 60
B-1150 BRUXELLES, Belgique

Pistes de réflexion

Une vie dans le célibat consacré demande un équilibre entre travail, prière, sommeil, parole, silence. Y sommes-nous attentifs pour nous-mêmes et dans la vie de nos communautés ?

Un flot d’images envahit jusqu’à notre subconscient par la TV, les magazines, etc. Quel est notre souci de discerner ce qui blessera la vérité de notre amour du Seigneur ?

Comment créer en communauté un milieu de communication simple et gratuite, et à la fois rester attentif à la « grâce de solitude » de chacun ?

L’acceptation d’une certaine pauvreté affective est liée à la béatitude du célibat. Pouvons-nous y discerner une joie de résurrection ?

[1Le caractère difficile de l’intégration de la sexualité n’est pas assez souligné dans la « prédication » du célibat. Il y a là un manque de simplicité : les difficultés inhérentes à la condition charnelle et pécheresse n’ont pas à nous étonner ; faire œuvre de vérité, c’est toujours faire œuvre d’espérance.

[2Cf. « La maturation de la sexualité dans le célibat », dans Vie consacrée, 1972, p. 321-331 ; et 1973, p. 5-27 : l’intégration de la sexualité dans le célibat y a été décrite à partir des différents types de rencontres que peut faire un homme. Une étude du même style devrait être menée du point de vue de la femme.

[3Cf. P. Beauchamp, « À travers Canaan », dans Christus (1970), n. 66, p. 150-162 ; D. Bertrand, « Pour une chasteté humaine », dans Christus (1970), n. 66, p. 206-220.

[4« Se livrer à autrui » n’implique pas nécessairement de le rencontrer hors de la prière « seul à seul » avec Dieu.

[5Cet article correspond à un chapitre d’un livre à paraître dans les prochains mois sous le titre Sexualité et chasteté. Il propose une théologie doctrinale et morale du célibat consacré et du mariage chrétien. L’auteur aborde l’ensemble des questions de la théologie morale en cette matière aujourd’hui controversée. Il en traite pastoralement en communion avec la tradition de l’Église (Éditions I.E.T., rue du Collège St.-Michel 60, B-1150 Bruxelles, Belgique).

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