Une vocation d’ermite
Roger Poelman
N°1976-6 • Novembre 1976
| P. 341-351 |
Ces pages nous présentent une ermite « en pleine ville », décédée en 1970. Elles nous décrivent l’organisation de sa vie, les soutiens sur lesquels s’appuyait sa vocation, la consécration à laquelle elle aboutit. Après avoir dit un mot de ses épreuves et tentations, l’auteur raconte les derniers instants et la mort solitaire de Huguette-Marie, puis il dégage quelques leçons qui découlent de ce témoignage.
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Un petit livre très suggestif intitulé Femmes au désert [1] nous apprend que, depuis une vingtaine d’années, l’érémitisme renaît dans l’Église d’Occident, non seulement chez les hommes, mais aussi chez les femmes. Il s’agit en effet de la renaissance d’une tradition qui remonte aux premiers siècles du christianisme. Ce qui est plus étonnant, c’est la forme que prennent certaines de ces vocations, celle d’un érémitisme urbain. Ces pages voudraient en donner un exemple, qui peut être éclairant pour notre temps.
Huguette-Marie a ressenti cet appel à la vie solitaire et a pu réaliser jusqu’au bout sa vocation. Entrée au Carmel à l’âge de 28 ans, elle y est demeurée cinq ans et y fit profession temporaire. Puis, avec le plein accord des autorités religieuses, elle quitta le Carmel, auquel elle resta toujours très attachée (et où elle a laissé un excellent souvenir). Après une période de recherche, consacrée à divers essais de travail et à un séjour de plusieurs mois en Terre Sainte, elle se fixa à Bruxelles pour y mener la vie érémitique.
Organisation de sa vie
Elle y trouva une chambre, en pleine ville, non loin de la Fraternité des Petites Sœurs de Jésus. Elle savait qu’elle y serait accueillie chaque fois qu’elle le désirerait et qu’elle pourrait toujours demander conseil à la Responsable : celle-ci comprenait sa vocation et la respectait. Huguette, toutefois, n’en profita qu’avec grande discrétion, par fidélité à sa vocation.
Elle avait pu se procurer un travail à domicile, bien adapté à sa vie de prière contemplative et de solitude [2]. Rémunérée à la pièce, cette occupation lui rapportait de quoi vivre pauvrement et lui permettait même de petites économies pour parer aux imprévus (frais médicaux, etc.).
Sa vie avait un rythme très régulier, nous y reviendrons dans un instant : oraison, lectures, travail se déroulaient dans la conscience sans cesse renouvelée de vivre en présence de Dieu et avec lui [3].
Très attentive à sa vocation propre, notre ermite veillait à ne pas tricher avec elle-même. A l’exemple des anciens moines, elle se confiait à un « père spirituel », mais ne cherchait pas à avoir avec lui de longs et fréquents entretiens, qui eussent été une sorte de « rapine dans l’holocauste » de sa solitude. Aussi ne voyait-elle ce prêtre que deux ou trois fois par an, durant une heure ou un peu davantage. Par contre, elle tenait un diaire qu’elle lui communiquait assez régulièrement ; elle y notait, sous forme de réflexions personnelles, l’évolution de sa vie, ses questions, ses recherches, ses soucis, ses désirs. Dans son intention, ce diaire devait l’aider à se remettre sans cesse devant le Seigneur, à lui répondre fidèlement, sans dévier, en contrôlant son imagination et la rectitude de son discernement. Le prêtre qui la dirigeait lui remettait chaque fois une brève réponse sur les points importants.
Un problème se posait à elle pour préserver sa solitude : comment faire pour ne pas être repérée, dans le quartier ou la paroisse, et sollicitée pour des services et des activités peu compatibles avec sa vocation ? Or elle tenait à la fréquentation quotidienne de l’Eucharistie ; aussi, pour conserver un certain anonymat, prit-elle l’habitude de varier les lieux où elle y prenait part durant la semaine. Le dimanche, par contre, c’était régulièrement dans l’église desservie par son conseiller qu’elle se rendait. Arrivée une heure avant la célébration, elle se confessait. Après la messe, elle s’en allait, avec le pique-nique qu’elle s’était préparé, pour une longue promenade solitaire.
Vie intérieure
Quels étaient les soutiens de pareille vie ? On peut en relever plusieurs.
Il y a tout d’abord la formation reçue durant cinq ans au Carmel. Il est certain que Huguette a été l’objet d’un appel hors des voies coutumières : elle a perçu, par une grâce intérieure, l’invitation personnelle du Seigneur à se donner toute à lui de cette façon. Mais ce que l’on peut appeler son « stage » dans la vie religieuse régulière et organisée lui a fourni les fondements de la vie spirituelle : initiation à la prière, introduction aux grands maîtres spirituels (surtout Thérèse d’Avila et Jean de la Croix), certaines habitudes élémentaires, un comportement personnel dans l’épreuve et la sécheresse spirituelle, la mise en œuvre des vertus théologales et, tout simplement, une vue globale équilibrée de la foi.
Un second élément fut une grande source d’équilibre, surtout pour sa foi : l’amour et comme l’intuition de la sainte liturgie. Elle avait fort goûté les dix premiers numéros de la Constitution sur la Sainte Liturgie de Vatican II. Elle vivait de la liturgie, elle y communiait intérieurement aux mystères du Christ dans leur unité et leur diversité. L’enseignement qu’elle avait reçu en ce domaine se résumait en trois principes, très simples et très fermes :
- Jésus-Christ est TOUT pour nous : cela veut dire que nous ne cherchons aucune autre sagesse, aucune autre voie, aucune autre source d’efficacité. Nous sommes les disciples de Jésus-Christ. L’événement de notre vie est notre rencontre avec lui dans la foi et, dès lors, notre adhésion totale à lui et le « ravissement de notre âme » (Jérémie) en lui.
- Jésus-Christ donne TOUT à l’Église. Celle-ci est inséparable du Seigneur, qui est son Époux (comme le rappelle la Constitution sur la Liturgie, faisant écho à l’Écriture). Cela veut dire que chaque rencontre avec Jésus-Christ est une rencontre de l’Église et que, dans tout acte authentique de l’Église, c’est Jésus-Christ que nous rencontrons. « M’est avis que Jésus-Christ et l’Église, c’est tout un », disait Jeanne d’Arc.
- L’Église enfin met TOUT en œuvre (selon le mot du Concile) dans la sainte liturgie. Si bien que, dans la liturgie, c’est vraiment Jésus qui proclame son mystère à la communauté réunie en son nom. Non content de le lui dire, il la fait communier et participer à ce mystère. La communion eucharistique est ainsi communion au Christ vivant qui se révèle, qui aime et sauve, qui appelle et envoie, qui transforme le monde aimé de Dieu. Huguette comprenait cela de toute son âme et s’efforçait d’en vivre. C’était la base de sa spiritualité, la vie de sa foi.
On voit l’importance de cette notation : vivant en solitaire, elle n’était pourtant pas individualiste, elle se savait « membre ». Ce sens ecclésial (qui n’a peut-être pas toujours été assez présent chez les solitaires) semble capital pour la réussite de pareille vocation.
L’ermite dont nous parlons avait aussi des attraits personnels, ils sont la marque de la vitalité chrétienne, fruit de l’action de l’Esprit Saint. Son penchant spirituel majeur la portait vers le mystère de Marie après la résurrection. Elle était vraiment fascinée par les années de vie terrestre de la Vierge après l’entrée dans la gloire de son Fils ressuscité ; elle contemplait Marie émerveillée au plus intime de son âme, mère de Jésus, mais aussi Épouse du Cantique des Cantiques, demeurant ici-bas pour vivre les débuts de l’Église. Quelle situation humaine pourrait être plus pleinement « christique », plus nourrie de la grâce de la résurrection et néanmoins plus totalement vécue dans les conditions d’ici-bas ?
Dans une vie solitaire, pareille orientation eût pu entraîner une hypertrophie d’un aspect de la foi, le danger de ne plus vivre que d’un seul mystère. Ce fut son sens de la liturgie qui la préserva et assura l’équilibre de sa vie de foi et d’amour. Grâce à celle-ci, elle revivait chaque année dans son cœur tous les mystères de Jésus. Elle les attendait, les accueillait, les vivait comme quelqu’un qui est devenu, selon le mot de saint Paul, « un même être avec le Christ ». Ainsi prenait-elle sa place personnelle entière dans l’Église.
Un troisième élément se trouvait à la base de cette vie intérieure : le choix de ses lectures. Dans une vie de recluse, la lecture tient souvent une place importante. Ici, elle était dirigée et mesurée par la règle de vie à laquelle l’ermite se tenait strictement, quitte à la revoir, le cas échéant, et à la soumettre au prêtre qui la guidait. Dans ses lectures, l’Écriture occupait une place de choix. Durant l’année, c’était par livres entiers que Huguette la lisait, Ancien Testament le matin, Nouveau Testament l’après-midi. Aux grandes époques liturgiques, les lectures bibliques leur étaient adaptées avec soin. Ainsi, durant son avant-dernier carême, elle a pris le Livre des Nombres et le Deutéronome le matin et, le soir, l’évangile de saint Jean, dont la première partie est toute consacrée aux « signes » sacramentels. Cette même année, durant le temps pascal, elle lisait l’Apocalypse à Matines et Daniel à Laudes. Elle aimait beaucoup les Psaumes, qu’elle priait à l’Office divin, et les annotait.
Elle lisait enfin assidûment les Pères de l’Église, souvent d’ailleurs dans les florilèges édités par le Père Hamman : saint Cyrille de Jérusalem et ses catéchèses mystagogiques, Origène, saint Irénée, saint Grégoire de Nysse. Les Pères du désert l’attiraient particulièrement. Les « Maîtres spirituels du désert de Gaza » et tout spécialement l’un d’entre eux, Barsanuphe, ont eu sur elle une véritable influence, comme s’ils avaient été ses contemporains. Il ne faut pas s’en étonner : ces Saints restent les « pères » du désert, les initiateurs de ce genre de vie dans l’Église. C’est bien pourquoi, siècle après siècle, on écrit à nouveau la vie de saint Antoine ermite, dont le premier biographe fut le grand évêque saint Athanase. Ces Pères parlent avec force de la solitude et de la manière de la vivre. Ils en laissent pressentir l’ascèse. Ils décrivent l’art de mener le combat spirituel, la manière d’accueillir les épreuves et de s’y purifier. Ils orientent la vie de prière, décrivent son cheminement, ses progrès, son approfondissement. Huguette les écoutait de toute son âme et essayait de tirer profit de leurs enseignements. C’était pour elle une véritable lectio divina : lecture assimilée, retenue, priée, vécue. Sa régularité et sa fidélité dans la fréquentation de ces auteurs lui a permis un contact assez étendu et assez profond avec eux.
Pour l’Office divin, elle aimait les beaux textes ; à l’occasion, elle utilisait le Leitourgicon édité par les Grecs catholiques de rite byzantin.
Tout ceci montre l’appui solide que représentaient ces lectures et l’aliment spirituel de choix qu’elles fournissaient à cette vie solitaire.
La vie ascétique de notre solitaire était très stricte. La pénitence en faisait partie intégrante. Toutefois, un point de celle-ci ne put jamais recueillir le plein accord de son conseiller : la rigueur de son jeûne. En ce domaine, elle ne sut pas garder une hygiène suffisante. Parfois, elle acceptait de se modérer un peu ; plus souvent, elle disait : « Vous ne comprenez pas, parce que vous n’êtes pas moine ». A une occasion, elle écrivit ce petit billet : « Merci de m’avoir un peu fait la guerre, merci surtout de l’avoir fait avec tant de patience ».
De fait, pour les Pères du désert, le jeûne est un élément très important. Il ne faut pas oublier néanmoins que, dans l’ensemble, les tempéraments semblent avoir été beaucoup plus vigoureux et les santés plus solides à cette époque que de nos jours. La question sous-jacente est celle d’une certaine liberté par rapport à la nourriture, d’une simplicité de vie qui lui accorde une place sobre et discrète, sans qu’on s’y attarde. Et cette question est bien réelle : on n’a, pour en prendre conscience, qu’à voir la place que le jeûne occupe, aujourd’hui encore, dans les textes de la liturgie de carême : il serait impossible de l’en éliminer.
Relevons enfin la place que l’oraison occupait dans la vie de notre ermite et sa grande fidélité, à travers les périodes de purification et d’illumination qui sont le lot de tous ceux qui s’adonnent sérieusement à l’oraison. Elle se levait la nuit pour célébrer l’Office des Vigiles. Sa vie était tout entière occupée du Seigneur et de son Royaume. Aux écoutes de ce monde surnaturel que notre inattention nous empêche souvent de percevoir, elle était réellement une « contemplative », sans exaltation toutefois. On ne trouve pas trace non plus dans sa vie de phénomènes tels que « visions » ou « paroles intérieures », comme l’on en rencontre chez certains mystiques.
Consécration
Selon son ardent désir, après une préparation soignée et avec l’accord du prêtre qui la suivait, elle fit silencieusement, à la messe de Noël 1970, la consécration suivante, après avoir communié :
Par participation au sacrifice eucharistique du Christ, notre Seigneur, je vous consacre ma vie, Trinité sainte, suivant cette inspiration qui m’incline à pénétrer de plus en plus en votre mystère, par une union intime avec la Vierge Marie dans la fonction qu’elle a eue sur la terre après la mort et la résurrection du Christ Sauveur et Rédempteur : vie d’adoration, de corédemption, d’amour universel.
En implorant votre aide, dans la paix et la confiance, je m’y consacre dans le célibat définitif et dans la forme de vie qui me semble au mieux favoriser l’épanouissement de cet appel intérieur, en me livrant totalement à votre emprise, en adhérant d’avance à toute évolution possible clairement manifestée.
Dans la reconnaissance pour tous les bienfaits que vous me prodiguez, je m’unis à l’univers entier pour vous rendre gloire, Père, Fils et Saint-Esprit. Amen.
Le style de ce texte porte la marque d’une époque, on pourrait le montrer. Relevons seulement deux points. Cette consécration s’exprime par le célibat définitif : elle rejoint par là l’intuition la plus primitive. C’est de la sorte, en effet, qu’ascètes et vierges des premiers siècles traduisaient la consécration à Dieu de toute leur puissance d’aimer [4], comme l’expliquent, en des pages admirables, de nombreux traités patristiques sur la sainte virginité.
Mais un second point mérite d’être noté : l’acte même de consécration prévoit la possibilité d’une évolution, laissant ainsi une grande souplesse pour répondre aux appels de Dieu « clairement manifestés » et dûment discernés et contrôlés [5].
Épreuves et tentations
La dernière année de vie de notre ermite a été spirituellement pénible. Elle se demandait en effet si elle ne devait pas modifier l’implantation de sa vie solitaire. Le prêtre auquel elle recourait lui conseilla deux attitudes, difficiles à unir : chercher, mais demeurer en même temps paisible et abandonnée à Dieu car « aujourd’hui, c’est l’éternité ». Malgré la difficulté psychologique que cela représentait, Huguette est parvenue à vivre ensemble ces deux attitudes. Certes, entrevoir une nouvelle destinée, s’enquérir d’un milieu possible de vie, écrire, chercher, attendre, tout cela n’est guère de nature à favoriser la vie paisible et dépouillée d’une ermite. Dans la vie religieuse communautaire, le problème se présente autrement : on a des supérieures, on rejoint d’autres sœurs. Lorsqu’on a mis les responsables au courant des données exactes du problème et qu’on les a examinées dans un échange avec elles, on peut se reposer sur celle dont le service consiste à trancher au nom de Jésus-Christ ; il ne reste plus alors qu’à obéir dans la foi.
Pour Huguette, les responsabilités se situaient autrement. C’était à elle de chercher en toute sincérité la volonté de Dieu. Certes, elle n’était pas mue par un sentiment d’instabilité. Mais tout d’abord, sa santé de plus en plus misérable lui était pesante ; elle se demandait si un séjour d’un an ou deux dans une solitude campagnarde ne lui ferait pas du bien. Elle alla visiter un petit prieuré qu’elle connaissait, à la frontière française. Elle eut aussi l’espoir de trouver une chambre dans une ferme provisoirement abandonnée. Elle aurait appris l’art des icônes et continué à vivre là en solitaire. Mais ce projet, d’abord entrevu comme possible, s’avéra irréalisable. La Terre Sainte l’attira de nouveau : elle fit part de son désir à une religieuse des environs de Jérusalem et à un moine vivant en Galilée. Des deux côtés la réponse fut négative. Chaque fois qu’elle prenait une initiative de ce genre après avoir consulté son père spirituel, elle la confiait à la prière et espérait dans le calme et l’abandon. L’échec de ses tentatives lui fut une indication providentielle et son obéissance aux signes de Dieu empêcha que ses désirs ne se transforment en tentations contre sa vraie vocation. Le Seigneur l’y garda fidèle jusqu’au bout.
Sa mort, sceau posé sur sa vie
Nous arrivons au dernier carême. On se rappelle l’importance qu’avait pour elle la liturgie. Elle a entrepris ce carême de tout son cœur : elle vivait pleinement l’actualité de la rédemption pascale dans la Sainte Église ; avec tous les chrétiens d’aujourd’hui, elle se sentait invitée à participer à cette rédemption par le Seigneur capable de convertir les cœurs dans la puissance de son amour. Dès le Mercredi des Cendres, le carême était pour elle une montée vers la nuit pascale, fête des fêtes, et son renouvellement des engagements du baptême.
Ce carême fut dur pour Huguette. Ce furent souvent les ténèbres de la foi, parfois même l’angoisse de sa solitude, déjà ressentie l’année précédente. Pour devenir authentique, toute vocation doit être purifiée dans ce qui forme le cœur même de son appel. Notre ermite connut aussi la peur naturelle de la mort. Elle écrivait, mue sans doute par une prémonition de ce qui serait son destin : « Bien souvent, je me demande si je ne vais pas mourir. Sans doute, avant, je souffrirai beaucoup, mais le dernier instant sera peut-être doux ». L’angoisse devant la mort se retrouve souvent dans les vocations contemplatives et solitaires. A cela rien d’étonnant. Jésus lui-même ne l’a-t-il pas éprouvée ?
Pendant les dernières semaines de cet ultime carême, Huguette fut en proie à une certaine agitation à cause de la multiplicité des questions et des projets concernant son avenir, ce changement d’implantation dont elle rêvait. Mais elle eut aussi une grande joie : une visite lui apporta la paix. Elle connaissait une religieuse qui s’intéressait particulièrement à la vie contemplative, comprenait et estimait la vie solitaire et bénéficiait d’une expérience spirituelle authentique [6]. Cette religieuse passa par Bruxelles et Huguette put s’entretenir avec elle tout à son aise. Un petit mot écrit après l’entrevue dit sa joie et sa paix : cette religieuse l’avait confirmée dans sa voie actuelle. Il semble qu’à ce moment, le cap franchi, toute agitation cessa : son cœur se tourna tout entier vers les fêtes pascales imminentes.
Arrive la Semaine Sainte. Huguette prend part à l’office du Jeudi Saint, puis demeure au reposoir jusqu’à minuit. Le Vendredi Saint, elle est présente, mais, le Samedi Saint, le prêtre s’étonne de ne pas la voir, alors qu’elle a coutume de passer toute la soirée à l’église dans l’attente de la grande Vigile. Elle n’est pas là non plus à l’Eucharistie du dimanche de Pâques, Le prêtre, devant partir le lundi pour un long voyage, prie des Petites Sœurs de Jésus présentes à l’office de déposer un mot chez l’ermite. Le lundi matin, elle téléphone d’une voix normale : elle a été malade, est-ce la fièvre ? est-ce l’épuisement ? sans doute a-t-elle trop jeûné, avoue-t-elle ; mais elle a pris un peu de bouillon et cela va vraiment mieux. Que le prêtre parte donc sans crainte.
Quatre jours plus tard, la gérante de l’immeuble, ne l’ayant plus vue depuis quarante-huit heures, monte à sa chambre. N’obtenant pas de réponse, elle entre et trouve la jeune fille dans un état grave. Elle la fait aussitôt transporter à l’hôpital par le service d’urgence, puis elle va prévenir les Petites Sœurs de Jésus. La malade, inconsciente durant le trajet, reconnaît cependant les Petites Sœurs à leur arrivée à l’hôpital. Le médecin tente une trachéotomie, mais Huguette n’a pratiquement plus de poumons et ne respire plus que grâce à un appareil qui lui ferme la bouche. A cause des baxters, elle git sur son lit les poignets liés. Quand une Petite Sœur lui dit qu’elle a reçu le sacrement des malades dès son arrivée à l’hôpital, elle a un grand sourire, puis griffonne un billet : « Parcelle Eucharistie ». Mais l’heure n’est plus de communier au Corps eucharistique du Christ : une autre communion, dans le face à face, l’attend. Par moments, elle perd conscience, puis elle redevient tout à fait lucide. Le mercredi, elle est au plus mal. Les Petites Sœurs récitent avec elle la prière d’abandon et le Notre Père. Quand elles lui parlent du ciel, ses yeux brillent de joie. Le jeudi, vers une heure du matin, la vie terrestre de l’ermite s’achève et elle est accueillie par celui qu’elle a cherché, attendu et aimé, son Seigneur. C’est la pâque définitive préparée par ce dernier carême, couronnement de sa vie tout entière.
Le Christ a permis cette mort austère et solitaire, bien dans la ligne de cette vie. Cette pâque mystérieuse a mis le sceau de la fidélité sur cette existence consacrée. Durant les derniers jours, Huguette gisait comme crucifiée, sans pouvoir bouger. Sa bouche close ne permettait plus à cette silencieuse de dire un seul mot. Seul le regard, si vivant et par moment si plein de bonheur, témoignait de l’ultime préparation intérieure. Voie de silence, de solitude, de pauvreté, d’amour et finalement de joie.
Dans une lettre adressée plusieurs mois auparavant à la Responsable des Petites Sœurs de Jésus, Huguette avait écrit : « En cas de mort subite, je désire expressément être enterrée dans un monastère ». Ce vœu a pu se réaliser : le 15 avril 1970, le Carmel où l’ermite avait vécu durant cinq ans recevait sa dépouille mortelle. Coïncidence frappante : c’était l’anniversaire de ses premiers vœux dans ce même Carmel.
Jalons
Au terme de ces pages, on pourrait souligner brièvement quelques leçons qui se dégagent de ce témoignage.
- Le grand avantage que représente, pour un essai de vie érémitique, une solide formation préalable à la vie consacrée.
- Une certaine importance du lieu d’implantation : peut être précieuse la possibilité de contact, en cas de nécessité, avec des religieuses et d’aide de leur part dans les cas difficiles.
- La nécessité d’un règlement de vie qui empêche d’être le jouet de la fantaisie et de ses impressions, qu’il s’agisse de périodes d’exaltation ou de dépression, psychologique ou morale. Cette règle, qui doit pouvoir être modifiée avec discernement, si les circonstances le demandent, est un puissant moyen pour être conduite à un engagement de plus en plus profond.
- L’importance d’une direction spirituelle souple, efficace et attentive à la volonté de Dieu. Cette direction doit pousser l’ermite à prendre elle-même ses responsabilités. Elle doit s’exercer avec une certaine régularité, mais la sobriété vaut mieux que l’insistance et une fréquence trop grande ; il y a là un rythme à trouver. Cette tâche demande une grande délicatesse : c’est Jésus qui guide par son Esprit et il faut apprendre à en discerner les motions. Abuser de son autorité, même quand on croit connaître le bon chemin, serait placer un obstacle humain destructeur sur la voie de celle que l’on prétend guider.
- La liturgie est une grande maîtresse de vie : sa sagesse, son équilibre, son tact divin conforment sans cesse l’ermite à l’ensemble des mystères du Seigneur Jésus, avec lesquels elle la fait vivre en communion.
- Des lectures bien choisies jouent aussi un rôle important : où trouver et comment utiliser la bibliothèque capable de les fournir ?
- Enfin l’amour de l’Église et le sens ecclésial sont la garantie primordiale de rectitude d’une vocation menacée, parfois de façon inconsciente, par le danger d’originalité, d’individualisme, de recherche de soi.
Les vocations sont diverses. Dieu seul est grand. Dieu est amour.
Boulevard Clovis 77
B-1040 BRUXELLES, Belgique
[1] M. Le Roy Ladurie (Sœur Marie de l’Assomption). Femmes au désert. Témoignages sur la vie érémitique. Paris-Fribourg, Éd. Saint-Paul, 1971 (cf. Vie consacrée, 1972, 113).
[2] Il s’agissait de reporter sur du canevas le dessin colorié servant de guide dans l’exécution d’une tapisserie.
[3] C’était quelque chose de très proche de ce que décrit l’article « Moniales chartreuses », Vie consacrée, 1976, 151-160.
[4] Cf. M. Dortel-Claudot, s.j., « Ascètes et vierges des premiers siècles », Vie consacrée, 1976, 142-150.
[5] La comparaison avec l’article de R. de Tryon-Montalembert, « Virginité consacrée dans le monde : quelques témoignages », Vie consacrée, 1976, 161-174, ne manque pas d’intérêt.
[6] Mère Marie de l’Assomption avait été secrétaire du Cercle Saint-Jean-Baptiste, fondé à Paris par le Père (puis Cardinal) Daniélou. C’est elle qui écrivit le livre cité à la note 1, ci-dessus, Femmes au désert. Elle est décédée peu de temps après cette visite à Bruxelles.