Prière vivante
Adrienne von Speyr
N°1976-6 • Novembre 1976
| P. 363-367 |
Dans la recherche d’une pleine participation des femmes à la vie de l’Église, selon leur charisme propre, mais sans entrer dans une réflexion théologique plus fondamentale, l’auteur décrit la situation présente. Tout en reconnaissant les quelques progrès réalisés, il nous révèle dans les faits que beaucoup reste à faire dans l’Église afin que « les immenses ressources féminines soient mises à même de se déployer entièrement pour le Règne de Dieu ».
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Par l’article de B. Albrecht, « Une femme dans l’Église » (Vie consacrée, 1975, 34-45), nos lecteurs ont déjà pu se familiariser quelque peu avec l’œuvre d’Adrienne von Speyr, en deviner l’ampleur et l’actualité. Les extraits ci-dessous sont tirés d’un court traité sur la prière, Gebetserfahrung, Einsiedeln, Johannes-Verlag, 1965 [1].
La prière qui balaie (p. 96-97)
Il y a des moments où l’on prie sans effort, où des pensées du monde l’on revient facilement à la prière, où l’on s’éveille le matin en priant, où l’on s’endort en priant parce que, entre les conversations qu’on a avec les hommes, la prière s’établit d’elle-même comme l’air ambiant. Sans que l’on fasse quoi que ce soit pour qu’il en soit ainsi... Elle est là, tout simplement. Il suffit de se trouver là où elle est. La prière est comme un livre ouvert dont on reprend la lecture après une interruption ; point n’est besoin de signet, il n’y faut aucun effort. Pas plus qu’on ne remarque comment l’air remplit à nouveau la place qu’occupait un visiteur, un instant plus tôt, on ne réfléchit au geste que l’on fait pour reprendre la prière. Certes, en se donnant maintenant à elle, on prend un certain espace, mais c’est d’une manière tout anonyme ; à l’occasion, on fixera pour sa prière un thème particulier, mais il se peut aussi que l’on se replonge dans une prière dont l’objet est déjà donné.
Or, il peut arriver qu’un choc venu de l’extérieur, une expérience ou une faute, un péché auquel on a été mêlé viennent interrompre cette belle facilité. On perçoit alors comment la prière nous empoigne, nous presse ; elle devient un régulateur, une mesure éducative : elle agit, modifie, redresse. Des choses qui font peut-être souffrir reçoivent de la prière leur contour net. A-t-on eu une conversation animée, mais intérieurement vide, stérile, qui n’avait aucune portée chrétienne, la prière apparaît alors comme quelque chose de « tout autre », d’opposé ; et le retour à elle se fait de façon plus drastique, plus dramatique que d’ordinaire parce qu’il doit être à la fois un temps de clarification, de purification. On le perçoit nettement. La prière rabote, elle balaie. On se rend compte alors combien la vie sacramentelle est vivante dans la prière. La prière de purification qui se présente alors à nous participe à la grâce de la confession, de l’exhortation et finalement de l’absolution. On la quitte, devenu un autre homme. Quand on a fait ainsi, dans la prière, l’expérience de cette grâce de purification, on voudrait n’en être plus privé, on voudrait la porter partout. Toutefois, dès qu’on n’en a plus autant besoin, elle nous est enlevée, il ne nous reste plus que le désir de la retrouver, le souhait de pouvoir prier ainsi pour d’autres. Eucharistiquement. Partout où c’est nécessaire. Et l’on comprend alors d’une manière nouvelle comment les sacrements sont liés entre eux, combien l’Église dispose d’un trésor de prières, et que l’on peut compter sur la prière d’autrui. On découvre un nouveau mode d’action de la prière. Peut-être obtient-on par là aussi un nouvel accès à la prière pour les défunts. Toute prière est susceptible d’être transformée par Dieu en moyen de purification, tout spécialement la prière contemplative, au Carmel par exemple, où elle garde ce caractère d’offensive et de balayage, quand bien même il n’y a rien, chez celles qui prient, qui doive être immédiatement purifié. Une prière qui racle là où la peau est propre depuis longtemps, qui peut avoir par là-même quelque chose d’énervant : c’est un « petit » clou à la Croix, les piqûres d’épingle de la petite Thérèse.
Le poids de la Parole de Dieu (p. 13-16)
Quand on a l’occasion de parler avec une personnalité importante, on s’attend à ce que chacune de ses paroles ait un certain poids, on se fait un devoir de les recueillir attentivement, d’en tenir compte, on s’efforce d’en comprendre le plus possible et de s’en imprégner la mémoire. Plus tard, on aime à se rappeler cette conversation et des paroles isolées restent fixées dans l’esprit, celles de l’interlocuteur naturellement plutôt que les siennes propres.
Il peut en aller de même quand on converse avec Dieu. Celui qui prie, en comptant bien ne pas perdre inutilement le temps de Dieu – la comparaison est boiteuse, sans doute, puisque tout temps appartient à Dieu et qu’on ne peut lui en dérober aucun –, se sent plus profondément engagé encore. Il sait que la Parole de Dieu a bien plus de poids que la sienne et il essaie de mieux écouter encore. Il ne veut pas s’imposer ; au contraire, il veut recevoir de Dieu en toute humilité. Si toute personne qui prie éprouvait ce sentiment, elle tiendrait son esprit davantage en éveil. Elle ne se perdrait pas en bavardages et ne remplirait pas de discours personnels le temps précieux qu’elle passe auprès de Dieu. Comme si elle était la personne importante ! Comme si ses propos étaient essentiels pour Dieu !
Lorsque Dieu parle, il n’est presque pas nécessaire que l’homme réplique parce que Dieu dit si parfaitement toute chose que les plus longs énoncés ne pourraient le dire mieux. Or Dieu a de l’homme une connaissance complète ; aussi sa Parole rencontre-t-elle exactement ce dont il a besoin et est-elle toujours la réponse à la question qu’il formule ou qu’il garde en soi.
Il peut se faire qu’un homme prie avec le sentiment d’être écrasé par le poids de la vie quotidienne, d’être enfoncé sous un énorme chaos de choses..., or, il doit savoir que Dieu est l’ennemi du chaos, bien plus, qu’il fait de tout chaos un monde ordonné, un cosmos créateur. Celui qui, en finissant sa prière, serait aussi accablé et troublé qu’en la commençant n’aurait pas vraiment prié. Il aurait tout au plus gaspillé ses forces à empêcher qu’un bout de chaos se détache, que quelque chose se passe en lui, que quelque chose se crée à partir du chaos. A-t-il vraiment prié, alors il s’est effacé devant Dieu, lui qui montait la garde devant son domaine, et Dieu a pu immédiatement s’attaquer à son chaos.
Telle est la manière de Dieu. Or, ce que peut en percevoir celui qui prie est d’une telle portée pour lui qu’en sortant de sa prière, il est une autre personne, enrichie, allégée ; ce qui était s’en est allé, quelque chose de nouveau est là et il doit s’y conformer s’il veut servir Dieu. Il lui faut maintenant devenir sentinelle de la Parole : Dieu la lui a remise, il doit la garder, veiller à ce qu’en lui elle ne se dessèche une nouvelle fois ou que, emmurée quelque part, elle n’étouffe. La Parole doit pouvoir respirer en lui. Le souffle de Dieu est perceptible dans la Parole et il doit le rester. Et Dieu n’a pas qu’une seule parole, il en a beaucoup. Celui qui prie peut présenter à Dieu la parole qu’il a reçue la veille, Dieu en fera une nouvelle. La prière deviendra un fleuve qui porte celui qui prie, elle l’amènera tout près de l’action créatrice de Dieu qui sans cesse reforme la parole en son cœur ; et, quand il le voudra, il pourra y puiser, se baigner dans cette source originelle.
On considère l’Amen comme une conclusion ; or il ne devrait être qu’une parole de transition qui permette à la prière de se poursuivre pendant le travail ou toute autre occupation. « Ainsi soit-il ! » disons-nous, et, par ces mots, nous souhaitons que ce qu’il y avait dans la prière se réalise, garde la même valeur. L’Amen est lui-même une prière et celui qui prie doit engager toutes ses forces pour que cette parole vive et se vérifie dans tout ce qu’il fait. Cela est possible s’il accueille en lui toute la force de cette parole et se laisse modeler par elle.
Révélation et prière (p. 9-10)
Lorsque Dieu converse avec Dieu, ce n’est pas un simple dialogue, moins encore un monologue ; c’est un acte d’amour entre le Père, le Fils et l’Esprit ; et de ce fait unique et triple jaillit le « christique », puisque, dans l’Incarnation, la Parole de Dieu demeure un événement originel. Pour pénétrer dans l’Église, la Parole de Dieu ne revêt pas la forme d’opinions, de discussions, encore moins de dogmes ; elle reste action de Dieu à l’intérieur de l’Église, action à laquelle les trois Personnes participent dans l’unité. Or, celui qui prie, c’est quelqu’un qui, accueillant la nouveauté de Dieu et y prenant part, en perçoit le caractère actif. Il reçoit bien la Parole en partie comme un mystère qu’il doit conserver dans son cœur, mais en même temps, il la reçoit comme une invitation à agir en chrétien et comme un élargissement de sa manière de voir. Il voit plus, il voit autrement, il voit davantage la beauté, car toute action du Dieu Trinité est une action qui façonne et embellit, qui dévoile et met en valeur ; et le nouveau relief qu’elle suscite vient toujours s’encastrer dans l’Église parce qu’il lui appartient de toute éternité. Quand nous agissons et conversons futilement, quand nous tramons de vains événements, nous sommes éloignés du centre de l’Église, livrés à nous-mêmes. Le poète peut composer dans la solitude, le savant peut entreprendre des recherches en chambre, leur œuvre ne leur apparaîtra vraiment comme telle que lorsqu’elle trouvera un écho. Tout ce qui appartient à l’Église trouve en elle son écho, là où il faut, comme Dieu lui-même trouve en Dieu son écho, comme le Père voit passer chacun de ses souhaits dans le Fils et l’Esprit ; or la réponse du Fils et de l’Esprit est chaque fois la parole que le Père attend, bien qu’elle suscite toujours étonnement et joyeuse surprise. L’étonnement est le propre de l’amour. L’enfant s’étonne devant les cadeaux de Noël : ses souhaits sont réalisés, mais la réalité est supérieure, plus belle... Dieu aussi veut se laisser surprendre par Dieu, se laisser combler surabondamment.
Si nous prions en vérité, en nous donnant sincèrement nous-mêmes, notre prière sera comblée au moment même où nous la ferons ; il se peut qu’elle soit comblée autrement que nous l’attendions, mais elle le sera réellement. Et nous nous étonnerons des innombrables possibilités que Dieu a de combler notre prière, de leur variété et de leur richesse. Quand nous nous étonnons, nous comprenons mieux, nous percevons autrement, nous sommes tirés de notre monde vers celui du Dieu qui gratifie, et nous sommes emportés de notre observatoire vers celui de la Parole éternelle qui interpelle. Là, il n’y a que plénitude et surprise. Les barrières tombent, l’unité s’établit et tout converge dans la joie. L’« unique nécessaire » se dégage clairement : écouter la Parole de Dieu qui s’amplifie de plus en plus, qui a en Dieu son principe dans l’événement de la plénitude parfaite et qui engendre continuellement en nous du nouveau, qui ouvre à Dieu.
[1] D’autres extraits et une présentation de l’œuvre entière par H. U. von Balthasar sont sur le point de paraître à l’Apostolat des Éditions, Paris. Dans le but de faire connaître cette œuvre, une Amitié Adrienne von Speyr a été constituée à Noël 1975 : elle publie un bulletin trimestriel, envoyé à tout qui en fait la demande au P. J. Servais, Communauté des Facultés Universitaires, rue de Bruxelles 61, B-5000 Namur, Belgique.