Expérience chrétienne du corps et célibat
Jean-Marie Hennaux, s.j.
N°1976-6 • Novembre 1976
| P. 337-340 |
Cette note évoque, à la lumière de l’expérience de Taizé, comment la vie chrétienne opère une lente transfiguration du corps par la contemplation de Jésus, le Verbe fait chair. C’est dans cette attente contemplative du Seigneur que le célibat trouve son origine et son sens dernier.
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À la lumière de la Règle de Taizé et du livre de Roger Schutz Unanimité dans le pluralisme [1], voici quelques réflexions qui peuvent éclairer le lien entre expérience chrétienne du corps et célibat.
L’expérience chrétienne affecte-t-elle le corps propre ?
À cette question, un certain nombre de réponses nous viennent spontanément. On dira que c’est évident ; que la vie chrétienne exige un certain nombre de comportements corporels ou de conduites précises par rapport au corps. On rappellera que le corps est appelé à ressusciter. Mais ces réponses restent encore assez extérieures à la question précise.
Roger Schutz va nous aider à aller plus loin. On est frappé, dans la Règle de Taizé, par son insistance (discrète mais réelle) à parler du corps :
Pour que la clarté du Christ te pénètre, il ne suffit pas de la contempler comme si tu n’étais qu’un pur esprit, tu dois t’engager résolument de corps et d’âme dans ce chemin.
... abandonnons-nous à la Parole vivante de Dieu, laissons-la atteindre les profondeurs intimes de notre être pour s’emparer non seulement de notre esprit, mais encore de notre corps.
Il ressort de ces deux petits textes, pris parmi d’autres, que la « clarté du Christ » et la « Parole vivante de Dieu » affectent le corps de l’homme en lui-même et opèrent en lui une transformation. L’expérience chrétienne ne concerne donc pas le corps de l’extérieur, par accident ou par surcroît, ni même seulement en se trouvant en lui une occasion de sacrifice, mais elle le change en lui-même et le transforme. Pour employer un autre mot, très cher au pasteur Schutz, elle le transfigure. Pour lui, le mystère de la transfiguration a beaucoup d’importance :
... une pleine humanité possible dans la chasteté et, qui plus est, un rayonnement du Christ transfiguré humanisant en nous ce qui, sans lui, demeurerait endurci, fermé, inaccessible.
La vie chrétienne opère donc une lente transfiguration du corps. Que nous soyons déjà ressuscités, comme Paul l’affirme, cela ne veut pas dire que notre âme est déjà ressuscitée et que notre corps ressuscitera à la fin des temps. Cette manière de parler est évidemment simpliste. Notre corps aussi, dès maintenant, ressuscite. La lumière de la résurrection, de mort en mort, le transfigure.
Comment s’opère cette transfiguration ?
À cette question, Schutz nous a déjà répondu dans les textes que nous avons lus : cette transfiguration de l’être entier s’opère dans la contemplation. C’est dans la mesure où je contemple le Seigneur que, petit à petit, sa lumière me pénètre, me transforme et me transfigure.
Mais il ne suffit pas de poser cette affirmation. Il faudrait encore essayer de montrer pourquoi c’est la contemplation et la contemplation seule qui peut faire cela.
Serait-il possible, en particulier, de montrer avec quelque précision que la contemplation effectue l’intégration du corps et de la sexualité dans la vie spirituelle, et non seulement leur intégration, mais leur transfiguration, leur transformation ? Pourquoi et comment le corps de celui qui contemple est-il transformé ? Risquons un début de réponse à cette question.
Le verbe « contempler » fait référence au sens de la « vision », c’est-à-dire à des images que l’on peut contempler. La possibilité de la contemplation repose évidemment sur le fait que la Parole de Dieu se soit faite chair, qu’elle ait pris un corps et s’offre donc à nos regards comme l’image même de ce que Dieu est et de ce que nous sommes, nous qui sommes créés précisément « à son image et ressemblance [2] ».
La contemplation du Verbe fait chair, de l’image, recrée donc sans cesse et remodèle notre imaginaire. On peut dire qu’elle l’ordonne. L’image n’est pas irréelle : c’est celle d’un homme qui est né, a vécu, qui est mort et qui est ressuscité. Elle met en ordre la mythologie sans cesse renaissante de notre imaginaire. En tant qu’elle est l’image de notre liberté et que l’itinéraire de sa vie est l’itinéraire même de notre liberté, elle éclaire le mystère que nous sommes à nous-mêmes comme âme unie au corps. La contemplation de Jésus nous permet donc de vivre et d’assumer notre corps et notre sexualité de manière parfaitement nouvelle et originale.
C’est le moment de rappeler l’importance de l’imagination et des sens imaginaires, puis spirituels, dans les Exercices de saint Ignace. L’importance aussi d’une esthétique théologique, comme celle que Balthasar élabore. Sans images, le christianisme meurt.
Cela suppose une théologie de l’humanité du Christ et du rôle de l’imaginaire dans la vie spirituelle [3].
Concluons ce point. L’assomption du corps propre et de la sexualité ne peut se faire que par la médiation de l’imaginaire [4]. La contemplation du Verbe fait chair, image de notre liberté, remodèle profondément notre imaginaire. Par elle Jésus transfigure donc de plus en plus notre corps.
Transfiguration du corps et célibat
Lorsqu’il est parlé du célibat dans la Règle de Taizé et dans son commentaire [5], nous trouvons les affirmations suivantes :
Le célibat vise à une pureté de cœur totale (transparence, transfiguration). Cette pureté de cœur nous conduit à « voir Dieu déjà dans notre vie terrestre ». Allusion sans doute au verset johannique : « Le monde ne me verra plus, mais vous, vous me verrez, parce que je suis vivant et que vous vivrez ». Cette pureté de cœur n’est possible que par un grand désir de voir le Christ. Ce désir s’alimente dans la contemplation de la personne du Christ. Sans cette contemplation, comment vivre la pureté de cœur et le célibat ? Car « il y a en tout être un besoin d’intimité espérant l’apaisement par l’intimité corporelle ».
Donc, seule la contemplation qui me fait « voir » le Christ dès maintenant et qui sait ainsi, mystérieusement, apaiser mon besoin d’intimité corporelle, rend possible le célibat.
Plus profondément, la vocation du célibat est un appel à laisser Jésus ressuscité transfigurer nos corps, et à manifester la réalité de cette transfiguration par notre solitude sexuelle, c’est-à-dire par la disponibilité totale de notre corps au Seigneur dans le service et la prière, et par une communion aux autres qui passe manifestement par Jésus ressuscité, le médiateur de tout amour. Nous montrons ainsi que Jésus ressuscité nous a déjà pris dans son corps de gloire et qu’en lui, nous sommes déjà ressuscités.
Ce « déjà-là » de notre résurrection en Jésus ne fait qu’aviver notre désir de lui, notre attente de son retour. Ceux qui vouent le célibat pour le Royaume attendent avec impatience sa venue et sa communication plénière. La vocation du célibat est un appel à vivre « dans l’attente contemplative du Seigneur », comme dit Schutz. L’attente de l’époux qui vient, la vigilance, l’espérance ardente du retour du Christ sont inscrites dans le choix de ceux qui ont voué le célibat. Ce désir définit leur « temporalité ». C’est, dit M. Thurian, le dernier mot sur l’engagement définitif [6].
Note. Dans les pages qui précèdent, nous n’avons parlé, par souci de clarté, que de la transformation de l’imaginaire pour tâcher d’exprimer la transfiguration du corps. Il est évident cependant que la contemplation ne se situe pas seulement au niveau de l’imaginaire, mais aussi au niveau de l’affectivité. Elle crée en nous progressivement une authentique affectivité spirituelle. C’est grâce à celle-ci, finalement, que notre corps se spiritualise et se transforme.
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[1] La Règle de Taizé, Presses de Taizé, 1966. – R. Schutz, Unanimité dans le pluralisme, ibid., 1966.
[2] Cf. H. U. von Balthasar, La prière contemplative, Paris, Fayard, 1972, ch. 1 : « La nécessité de la contemplation ».
[3] Cf. Osuna, Sainte Thérèse d’Avila, Saint Jean de la Croix, K. Rahner, Éléments de théologie spirituelle, coll. Christus, 15, Paris, Desclée De Brouwer, 1964, « La signification éternelle de l’humanité de Jésus pour notre rapport avec Dieu » (p. 35-49).
[4] Cf. D. Bertrand, « Pour une chasteté humaine », Christus, 17 (1970), 206-220.
[5] Règle, p. 51, 53 ; Unanimité dans le pluralisme, p. 119, 122-128.
[6] M. Thurian, Mariage et célibat, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1955, p. 119-120.