Obéissance ignatienne
Dominique Bertrand, s.j.
N°1976-4 • Juillet 1976
| P. 223-236 |
Persuadé qu’une certaine image de l’obéissance jésuite empêche de la reconnaître pour ce qu’elle est d’abord, à savoir une grâce concrète, l’auteur nous invite à critiquer cette image de puissance, puis à redécouvrir, à la lumière des faits, la chance vitale que fut, pour les premiers compagnons, leur obéissance au pape, leur relation à l’Église vécue comme une relation de grâce dont ils découvrent de mieux en mieux la fécondité. De là découle la plasticité de l’obéissance ignatienne, qui nous est montrée dans l’enchaînement des Constitutions (dont l’auteur nous présente sept étapes majeures). Aussi peut-il conclure qu’il nous est bon d’être dans cette obéissance.
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Voici des mots chargés d’un bien lourd héritage : l’obéissance des Jésuites. Je dis « lourd héritage » en pensant non seulement, en positif, à toute la tradition spirituelle, faite d’écrits et plus encore de vies, désignée par l’expression, mais aussi, négativement, à l’image culturelle qui la grève. L’obéissance bénédictine comporte bien entendu le poids d’un héritage au sens positif qui vient d’être rappelé et qui, du reste, n’est pas incompatible avec un certain passif [1]. D’un tout autre point de vue, la pauvreté et la chasteté ignatiennes sont riches, elles aussi, de tout le passé expérimenté et réfléchi des disciples d’Ignace de Loyola [2]. Mais voilà : dans le cas de l’obéissance, quand il s’agit des Jésuites, il y a plus. Une sorte d’identification mythique se produit, liée à l’image de la Compagnie dans la société occidentale moderne et contemporaine [3]. En un sens, il s’est trop bien réalisé le vœu exprimé par le fondateur au début de la célèbre lettre sur l’obéissance qui nous a tant marqués : « ... qu’à cette marque on reconnaisse ses vrais enfants ». Pourquoi trop bien ? Au bout du compte (et nous avons peut-être atteint ce bout), il n’y a plus reconnaissance – avec ce que ce mot a de joyeux –, mais identification, blocage et, par suite, risque d’une immense confusion.
Ainsi nous est dictée l’orientation de cet article : rétablir les chemins de la reconnaissance. Cela n’est sans doute inutile ni à l’intérieur ni à l’extérieur de la Compagnie. Rétablir pour nous d’abord – et tant mieux si cela améliore notre image de marque et sert de référence à beaucoup d’autres – une intelligence entre notre vocation dans l’Église parmi les hommes et l’obéissance, telle est notre tactique contre le blocage qui vient d’être dénoncé et qui est capable aussi bien de sécréter un conservatisme apeuré que de conduire, par réaction, à tous les abandons. Rétablir une perception fondamentale d’utilité. Rétablir une distance et une souplesse. Rétablir un désir d’être obéissant.
Rétablir : ce mot indique que nous entendons bien ici laisser résonner à nouveau quelque chose de ce que saint Ignace et ses compagnons ont expérimenté et institué. Qu’on ne subodore pourtant pas en cela je ne sais quelle outrecuidance vis-à-vis des générations qui nous ont immédiatement précédés ! A chaque génération suffit sa tâche, jamais tout à fait la même. Nul doute que la nôtre ne soit plus seulement de revenir aux sources, mais de retrouver pour aujourd’hui le souffle qui les agita, les féconda. Tel est le rétablissement [4].
I. Une image de puissance
Le diagnostic qui nous inspire est le suivant : les maladies qui minent aujourd’hui la pratique ignatienne de l’obéissance sont – pour prendre une image à la mode – psychosomatiques. Autrement dit, elles viennent moins des relations fondamentales qui s’y exercent et des structures institutionnelles qui l’étayent que d’une image inadaptée et défectueuse que nous nous en faisons. En un sens, cela est encourageant. En un sens seulement ! Aucun malade n’a jamais été guéri du seul fait de l’exclamation, même parfaitement justifiée, d’un tiers bien intentionné : « Mais ce que vous avez est purement psychique ! » L’image que nous avons de l’obéissance peut en venir aujourd’hui à dérégler presque tout et, par exemple, elle affecte le supérieur aussi bien que l’inférieur, minant par là moins la relation en elle-même que, d’abord, les agents respectifs de la relation. Quelle image ?
Une image hypertrophiée et totalitaire. Nous en sommes venus pratiquement à mettre dans l’obéissance toute l’effectivité de notre vie religieuse et même de notre foi. Si l’on veut une comparaison, qui n’est pas tout à fait fortuite, il en va ici comme de l’hypertrophie du rôle du prêtre dans le tout de l’Église ; le concile a indiqué dans les deux cas les voies à long terme d’un rétablissement, mais qui dira que, dans les deux cas, des images héritées de la situation ancienne ne continuent pas à jouer ? Prenons la pauvreté religieuse. Vécue comme dépendance et quasi exclusivement comme telle, elle en vient à être vidée de sa propre substance, à savoir l’expérience du manque. Même lorsqu’il mène une existence objectivement pauvre, le Jésuite, qui s’y habitue au bout d’un certain temps (on s’habitue à tout), risque de ne plus en sentir la morsure hormis les permissions à solliciter. Voilà un exemple de captation. Il y en aurait beaucoup d’autres.
Ayons le courage de reconnaître que le modèle jésuite, suivant sa propre évolution, a été pour quelque chose dans cette captation. Imaginé et s’imaginant volontiers lui-même comme le soldat taillable et corvéable de l’Église et de son chef en terre, le membre de la Compagnie a produit dans la société un type à la fois haïssable pour les adversaires et fascinant au-dedans. Sans compter que la hiérarchie n’a pas laissé de favoriser partout une forme de vie religieuse en un sens si commode pour elle. De là, en dehors même des Congrégations qui se sont nommément inspirées de l’Institut de la Compagnie, une jésuitification notable. Qu’est-ce à dire ? L’obéissance a tendu à devenir « la marque à quoi l’on reconnaît » tous les religieux. Il m’est arrivé d’entendre bien des doléances à ce sujet, notamment de la part de moines.
Sans perdre le temps à examiner si la Compagnie en cette affaire a été davantage un symptôme ou un moteur, notons par honnêteté historique que cette mainmise n’a pas eu uniquement des inconvénients. Ainsi comprise sous l’angle quelque peu totalitaire de l’obéissance, la vie religieuse possède une indéniable cohésion, tant en ses détails internes d’existence chaste et pauvre que vue de l’extérieur. Et de songer à ces maisons-mères où tous, à peu de chose près, font leur retraite ensemble chaque année : impression de solidité bâtie sur le roc ! Animé comme d’une unique pensée, chaque couvent, chaque institut se meut comme un seul homme, « grande, immense armée » (Ex 37,10). Il faudrait être bien ignorant de la psychologie humaine pour méconnaître l’aide réelle que nous tirons de l’appartenance palpable à un groupe vaste et homogène. Pourquoi, sinon, ces grands défilés syndicaux qui ponctuent la lutte ouvrière ? Pourquoi la permanence de ces rassemblements de piété que sont les pèlerinages chrétiens ou non chrétiens ? Or, dans la vie religieuse, la cohésion atteint une qualité et une durée que les manifestations de masse ignorent tout à fait. Ce qui la permet ne peut qu’être hautement estimé. Nul doute que nos proches aînés aient été puissamment portés par une obéissance omniprésente à maintenir leur projet commun de perfection et de service.
De fait, il faut ajouter que cette conception très cohérente, très unitaire de la vie religieuse comportait suffisamment de difficultés de fonctionnement pour que chacun et tous y trouvent les chances d’un authentique cheminement ascétique et mystique. Puissant moyen d’intégration à un tout, l’obéissance omniprésente s’est révélée en outre un levier efficace de sanctification. Beaucoup de nos aînés ont su profiter des aspects rébarbatifs de la cohésion pour progresser jusqu’au bout dans la foi. Sans cela, le flambeau de la vie religieuse n’aurait pas été transmis.
On n’a jamais avantage, en histoire, à mépriser si peu que ce soit les générations passées : cela amène à ignorer la pointe des problèmes présents. Le système de l’obéissance prévalente a été opératoire. Il correspondait à une époque (les cinq derniers siècles) où les chrétiens dans le monde, les prêtres et les religieux parmi les chrétiens et chaque corps pour lui-même avaient un besoin vital de sentir la cohésion : une certaine survie de chacun et de tous était à ce prix parmi les troubles qui ont accompagné la naissance de la civilisation moderne. A de multiples signes, authentifiés par Vatican II, on s’aperçoit que ce système ne l’est plus : il n’est plus que l’image d’une puissance (au sens opératoire du terme) passée.
L’explication, trop brève, du diagnostic a eu le mérite double de dégager l’image (obéissance totalitaire et hypertrophiée) et en quoi il n’y a plus là qu’une image, par opposition à l’époque toute proche encore où une telle conception était opératoire. Et nous voici par là conduits au cœur de notre problème : l’obéissance ignatienne est-elle bloquée avec l’image que nous venons d’esquisser ? Si oui, elle n’a plus guère d’avenir effectif ; dans les faits, elle n’engendre déjà plus que l’amertume par le souvenir de temps meilleurs ou l’agressivité de la pure réaction contre, deux attitudes l’une et l’autre bien improductives. Mais, si un déblocage est possible, du coup renaît l’espoir d’une effectivité renouvelée de l’obéissance ignatienne.
II. Une grâce concrète
Ainsi la situation actuelle, parce qu’elle est l’expérience pour tous de l’insuffisance d’une image qui n’est plus qu’image, est une chance d’entendre à nouveau ce que les textes ignatiens recèlent de toujours neuf concernant l’obéissance. Formulons sans plus tarder ce quelque chose le plus brièvement possible. En son origine, l’obéissance telle que l’ont conçue et éprouvée les compagnons fondateurs fut, au cœur de la situation concrète de leur temps (nullement brillante pour la foi), dans la relation avec l’Église concrète de leur temps (nullement exemplaire), une chance vitale ; sans elle, d’abord vécue comme lien au pape, c’en était fait d’eux et du généreux plan de réforme qui soudait leur amitié. J’insiste. L’obéissance n’a pas été pour eux, au premier chef, un moyen de perfection – ils étaient déjà tous engagés en cette voie – ni un moyen de cohésion – leur compagnonnage suffisait – ; rien de surégatoire en elle, mais ni plus ni moins une chance de naître, de vaincre cette mort sociale qu’est la dispersion.
Rien qu’une puissance éprouvée de naître et de grandir.
Prouvons-le.
Le problème originel
Il est toujours très difficile de dire avec exactitude quand une chose a commencé. Il en va ainsi déjà pour chacun d’entre nous ; notre vocation par exemple, nous pouvons indiquer les étapes décisives de sa maturation ; mais le tout premier début ? A plus forte raison pour des faits qui, comme la fondation d’un Ordre, ont un large empattement social et historique. Quand la Compagnie de Jésus a-t-elle été fondée ? Certains et non des moindres font remonter l’origine à la vision du Cardoner, à Manrèse, « lorsque son intelligence fut à ce point illuminée qu’il était devenu en quelque sorte un autre homme [5] ». Une chose est sûre, c’est que, depuis sa conversion, Ignace est devenu un homme qui n’hésite plus sur le sens de sa vie, mais hésite d’autant plus sur les moyens de réaliser ce sens. Voilà le paradoxe : plus Ignace est sûr de la fin qu’il désire, « faire quelque chose pour Jésus-Christ », moins il sait exactement quel moyen prendre pour y parvenir. Et le voilà, de ce fait, en errance externe et interne, pèlerin de tout lui-même, cherchant moins Dieu que son lieu pour Dieu. Et c’est en ce porte-à-faux du désir et des moyens qu’il s’est vu grandir spirituellement.
Disons que cette divine grâce d’irrésolution non seulement s’est emparée des premiers compagnons pris individuellement (à la mesure de leur progrès dans « l’indifférence »), mais a pris chair dans le groupe lui-même ; ils ont tous le désir du service de Dieu dans les hommes, mais ils viennent de nations différentes et il n’y a aucune raison que tous se fassent Portugais avec Rodrigues, ou Castillans, Basques ou Français. Où aller pour rester ensemble dans le service sans que la justice soit lésée ? En un lieu excentrique pour tous ? Jérusalem. Selon une relation privilégiée avec quelqu’un qui ait pouvoir de choisir pour eux des lieux ? Le pape. Telle est, on l’a reconnu la double résolution du vœu de Montmartre. C’est une résolution d’irrésolution. On s’en remet à un lieu (bien incertain) ou à un autre.
Cette origine trop méconnue de l’obéissance ignatienne est pourtant consignée avec soin dans un bref historique placé au début du chapitre 1 de la partie 7 des Constitutions. Il vaut de le citer.
Par le quatrième vœu d’obéissance au pape on visait à ne pas se fixer dans un pays déterminé, mais à se répandre à travers les différentes parties du monde. Les premiers compagnons, en effet, venus de diverses provinces et de divers royaumes, ne savaient en quels pays aller, chez les fidèles ou chez les infidèles. Pour ne pas errer dans la voie du Seigneur, ils firent donc cette promesse ou ce vœu, afin de laisser le Saint-Père les répartir lui-même, pour une plus grande gloire divine, conformément à leur projet de parcourir le monde.
Le pape s’est révélé le moyen adapté à leur désir. Telle est la grâce.
Relation à l’Église, relation de grâce
Ce qui apparaît par le bref rappel précédent, c’est qu’en son premier mouvement l’obéissance ignatienne est de l’ordre des moyens et non de la fin, de l’ordre de l’utilité et non de l’ordre de l’obligation ou de la perfection. Certes son utilité, le pouvoir qui en découle pour une action parmi les hommes, tout cela s’inscrit dans une finalité de foi, de service de la foi et, de ce fait, tout est baigné dans un climat religieux où l’ascèse et la mystique ont leur place. Il serait vain de contester la présence de cet environnement. Mais ne voir que lui conduit à rater et la rigueur et l’originalité de ce qui s’est passé et que les Constitutions sont là pour rappeler de générations en générations.
De fait, rien n’obligeait les premiers compagnons à vouer une obéissance spéciale au souverain pontife et même, par la suite et très vite, ce point a été vivement critiqué par nombre de canonistes. De plus, il est clair, et l’avenir l’a prouvé, que le lien au pape ne peut suffire à l’organisation concrète et quotidienne de la vie commune et de la mission. Nonobstant ces deux séries de raisons, Ignace et les siens n’ont jamais cessé de mettre en valeur le « quatrième vœu » comme la pierre angulaire de la Compagnie : signe que, précisément, il est d’une autre nature que les conditionnements habituels et nécessaires de la vie religieuse. Essayons de préciser en quoi, en entrant davantage dans cette politique de la foi qui a présidé aux origines de la Compagnie.
Pour synthétiser la richesse de l’expérience qui a été vécue au moment de la reconnaissance mutuelle entre l’Église hiérarchique et le petit groupe des compagnons, on peut risquer ceci : une grâce d’incarnation permanente universelle accomplissant de façon inespérée les projets antérieurs. Reprenons chacun de ces mots, réservant « grâce » pour la fin. Incarnation : ce n’était pas une idée de l’Église, quelle qu’elle fût, qui pouvait aider le groupe en son problème concret ; seule une réalité concrète soutient dans le concret ; tel est le principal mérite du pape en cette affaire : il est. Saint ou non, en un sens, cela n’a aucune importance. Il est, au lieu où Ignace et les siens avaient besoin qu’il soit. Il y a là une expérience extrêmement fondamentale de l’Église comme moyen incarné de salut, toujours donné. Permanence : l’autre auquel les compagnons recourent dure en la fonction qui est la sienne ; dès lors, rester en relation avec lui, c’est recevoir une force pour durer à travers les aléas de l’histoire ; c’est être aidé de façon durable à ne pas se fermer sur soi, à ne pas pourrir dans des problèmes internes. Universalité : les compagnons ne voulaient ni se séparer ni particulariser le groupe dans le lieu d’origine de l’un ou de l’autre ; en fait, ils se sépareront, envoyés indifféremment chez eux ou ailleurs ; c’est qu’ils ont découvert dans le concret le moyen de parcourir le monde ou de demeurer en tel ou tel pays non par caprice mais par mission. Grâce inespérée accomplissant tout ce qui était projeté : ce qui précède explicite suffisamment le contenu de ces mots ; reste que, de fait, cette reconnaissance mutuelle du pape et des compagnons a été vécue par Ignace, en cette pure extase de la Storta, comme le fait d’être mis « par le Père avec le Fils [6] ». Comment mieux dire que ce qui est vécu là tient à la substance même de la foi ?
Et voilà qui d’un coup fait passer l’origine de l’obéissance ignatienne dans le pur mouvement de la foi, trinitaire, incarnée, salut universel, et la dédouane en son fond de tout ce qui serait seulement de l’ordre de l’observance religieuse. Par là peut être compris comment l’obéissance a été saisie par Ignace et ses compagnons comme une bonne nouvelle et pourquoi ils y ont tenu à ce point : on ne lâche pas une bonne nouvelle, une force qui permet de naître.
Fécondité de la relation de grâce
Notre présentation de ce qui nous paraît être l’atome originel de l’obéissance ignatienne serait incomplète si nous n’en indiquions pas la vertu. La fécondité humaine de la grâce fait partie de la grâce. Tous comptes faits, au soir plus ou moins rapproché de leur vie, ni Ignace ni les compagnons n’ont eu à se repentir de s’être offerts au pape. Bien au contraire. Ce n’est pas que les choses leur aient été par là rendues plus faciles, nous allons avoir l’occasion de le rappeler en évoquant les fruits tangibles de la relation des premiers Jésuites à la hiérarchie. Précisément : la fécondité humaine de la grâce à travers les obstacles fait partie de la grâce.
Première difficulté, et de taille, issue de l’offrande inconditionnelle au pape pour les missions, la dispersion du groupe des compagnons. « Le Saint-Père va envoyer deux d’entre nous à Sienne. Devons-nous nous occuper de ceux qui se rendent là-bas, et eux de nous, devons-nous maintenir une entente mutuelle, ou bien ne pas garder avec eux plus d’attaches qu’avec des étrangers à notre Compagnie [7] ? » De cette incertitude, qui concernait les compagnons au plus profond de leur vie commune déjà ancienne, est née la Compagnie, à travers la délibération de 1539, dont nous venons de lire un considérant, et de nouvelles tractations avec le Saint-Siège. C’est l’obéissance au pape qui a été le levier efficace, quoique non directement volontaire de la part de l’autorité, en cette transformation du groupe spirituel des compagnons en un Ordre.
À partir de là, progressivement, la conception de la mission elle-même va se développer et se diversifier. L’idéal de prédicateur errant va laisser place, à côté de lui, à l’idéal de stabilité dans ces institutions lourdes que sont les collèges. La septième partie des Constitutions, qui traite de la répartition des Jésuites dans la mission, suit en son agencement même l’histoire de cette complexité croissante. Qu’on en juge ! Chapitre I : « L’envoi en mission par le Saint-Père » représente l’état initial, de moins en moins effectif, mais capital pour l’inspiration de tout. Chapitre II : « L’envoi en mission par le supérieur de la Compagnie » correspond toujours au gouvernement selon les grandes lignes ; quand la Compagnie ne comprenait pas encore soixante profès ni de provinces constituées, cet envoi en mission était la monnaie courante. Très vite une nécessaire autonomie se dégage : chapitre III, « La liberté dans les déplacements ». Enfin, dernier stade, qui permet de mesurer le chemin parcouru de l’errance à l’implantation : chapitre IV, « L’aide du prochain dans les maisons et les collèges de la Compagnie ». Quand on songe que toute cette évolution dans la stratégie missionnaire s’est accomplie en moins de 20 ans – et, bien entendu, parmi toutes les traverses imaginables internes et externes –, on demeure quelque peu ébahi. Et de penser : c’est là la grâce fondatrice des origines. Ce n’est pas faux, mais un peu flou. Nos rapides analyses permettent de préciser. La relation intime à l’Église comme corps de grâce, et non pas comme nécessité avec laquelle il faut bien compter, voilà le levier.
III. Plasticité de l’obéissance ignatienne
Avant d’être une obligation, l’obéissance a été pour Ignace et ses compagnons une relation et une relation bénéfique, tant pour naître comme Compagnie que pour développer des virtualités insoupçonnées d’action. L’entrée dans cette relation a été une manière de profiter de l’Église dans la foi et, par là, de faire un acte de foi dans l’Église comme corps de grâce adapté à la mission de grâce qui est l’Évangile porté à tout homme, « fidèle ou infidèle ». Ainsi l’on sent quelque chose de juste quand on pense d’une manière ou d’une autre que l’obéissance a quelque chose à voir avec la puissance de faire un travail efficace dans la « vigne ». Le glissement, qui peut aboutir à cette espèce de névrose collective dont nous avons fait état au début de cet article, consiste à bloquer puissance et obligation : si j’obéis comme je le dois, à moi la puissance évangélique [8]. Que se passe-t-il alors ? Rien d’autre que l’oubli pratique de la foi. En ce point, l’expérience originelle des premiers Jésuites se révèle extrêmement éclairante : elle n’a été qu’une manière de profiter dans la foi de la force d’incarnation de la foi ; elle n’a été que découvrir en Paul III, pape Farnèse, le moyen de devenir réellement ce qu’ils avaient désiré dans la force de l’Esprit. La vraie formule tourne donc autour de ceci : l’Esprit me donne d’obéir pour me donner d’œuvrer dans la puissance de l’Évangile, ce qui n’est pas si loin de ce que Paul pense lui-même de sa propre tâche d’apôtre.
Nous en arrivons ainsi à une première conclusion : dans l’image de puissance, critiquée ci-dessus, ce n’est pas tant la volonté de puissance qui est dommageable (comment s’en déprendre tout à fait ?), c’est d’y oublier la force de la foi et ses moyens d’incarnation. Qu’en est-il de l’autre aspect de notre diagnostic, l’obéissance omniprésente, totalitaire, c’est-à-dire le contenu de l’image et non plus l’inflation de l’effectivité en image ? Il vaut la peine de s’attarder sur ce point.
Par souci de clarté, comme dans le développement précédent, commençons en indiquant sommairement notre position. Il serait vain de contester l’omniprésence de l’obéissance dans les textes ignatiens et l’importance connexe du rôle et de la figure du supérieur dans la pratique et la théorie de la jeune Compagnie. Mais cette omniprésence est d’une grande souplesse. Elle n’est que la modulation du besoin de l’autre – de la grâce de l’autre – suivant tous les aspects organiques de la croissance d’une vocation jusqu’à sa taille parfaite, selon le Christ.
Prouvons-le en reprenant quelques étapes de ce besoin de l’autre. En voici sept, telles qu’elles apparaissent suivant l’enchaînement des Constitutions, lequel épouse la croissance dont nous venons de parler [9].
1. Le candidat et l’informateur. Le besoin de l’autre se présente d’abord, pour celui que l’Esprit pousse intérieurement vers telle ou telle forme de vie religieuse, comme la recherche d’une clarté relationnelle : ce que je désire, ce qu’ils me proposent, comment cela peut s’accorder. Deux parties des Constitutions et tout un questionnaire, appelé Examen général, veillent au caractère strictement relationnel de l’enquête qui se révèle interrogeante pour les deux pôles en présence : qu’est-ce qui en moi fait que je veux ou non de toi ? Voici une citation de l’Examen général qui exprime bien l’esprit de l’ensemble :
Si cependant, une fois accompli le temps de la probation [trois jours], il [le candidat] est content et désire être reçu comme profès, comme coadjuteur ou comme étudiant, mais que, de la part de la Compagnie, on ait des doutes sur ses capacités et sur sa conduite, il sera plus sûr de le faire attendre encore pendant un an, ou plus longtemps si cela paraît opportun, jusqu’à ce que les deux parties soient pleinement contentes et satisfaites en notre Seigneur (n° 100).
2. Apprenti et maîtres. Suit la formation, d’abord ascétique et spirituelle, ensuite intellectuelle (parties 3 et 4). Les rôles changent, de part et d’autre ; la relation demeure. Elle est rude et peut l’être sur la base du don mutuel de ce que chacun a de meilleur : la bonne volonté qui s’assouplit et se leste d’expérience, l’expérience qui fait part d’elle-même. Comme le candidat a fait ses premiers vœux, on peut désormais parler d’obéissance au sens religieux du mot. Mais l’apprentissage de cette obéissance religieuse n’est qu’une part de l’apprentissage global ; elle n’est qu’un moyen fourni de profiter de l’ensemble de la relation en sa forme actuelle.
3. Membre du corps jusqu’au bout. Saint Ignace parle volontiers des vœux comme d’une incorporation. Par eux, je suis fait membre avec les autres membres, vivant avec eux et pour moi l’étrange aventure du grain de blé qui tombe en terre. Dans la sixième partie, qui traite de cette durable mortification-fructification, quelque chose passe de l’ancienne liberté exigeante des anciens Pères : compagnonnage de la mystique au jour le jour qui use, érode et remodèle.
4. Le missionnaire et celui qui envoie. La vigne du Seigneur (encore une image qu’Ignace affectionne), c’est l’homme tout entier à évangéliser. C’est là (nous l’avons vu) un travail si démesuré dans l’espace et pour ce qui est des méthodes d’action, que quiconque le confond avec ses propres projets est déjà sûr de se tromper. L’autre qui envoie (pape, supérieur, conscience apostolique du sujet lui-même, etc.) devient la grâce la plus précieuse du prédicateur, du professeur, du catéchète, du consolateur des prisons : outre les conseils et les indications qu’il peut donner, l’autre comme autre authentifie en ce sens radical que ce que je ferai, ce ne sera pas, par mon accord avec lui, de mon seul fond propre que je le ferai. Nouvelle figure du besoin de l’autre, nouvel avatar de l’obéissance.
5. La conspiration politique. Vivre en corps, c’est faire tout pour que le corps vive. C’est entrer dans la vie politique interne de la microsociété qu’est une Congrégation ou un Ordre : se soucier de la communication des informations, de l’hospitalité mutuelle, de l’entraide sous toutes ses formes ; répondre aux questionnaires d’aggiornamento, participer aux votes de délégués capitulaires, s’intéresser aux débats... est-ce de l’obéissance encore ? Non, si on prend celle-ci au pur sens de la relation verticale de dépendance.
Mais cette rigidité est à mettre en question. Comprends-tu ta dignité parmi les autres comme membre actif, constructif de ton Institut ? Si tu réponds non, c’est à toi-même que tu fais du tort.
6. Les autres dont on a la responsabilité. La partie 8 des Constitutions met en lumière l’obéissance politique dont nous venons de parler. La partie 9 poursuit la lancée du côté de ce qu’est le responsable et touche ainsi le côté de l’exécutif. Or le responsable n’y apparaît nullement comme un solitaire tout-puissant. Il est lié. Et c’est à faire prendre conscience utilement de ces multiples relations du gouvernement et de ce qui est gouverné que saint Ignace s’est employé. Derechef donc : y a-t-il là obéissance de la part du responsable ? Au sens rigide, non. Mais on voit de mieux en mieux combien les Constitutions s’ingénient à démultiplier l’obéissance selon toutes les relations possibles, en une symphonie de plus en plus complexe. Et par là expressive du besoin de l’autre.
7. Dans le corps avec les autres pour le Royaume. Constituée de membres ainsi incorporés de tout eux-mêmes avec les autres en un corps, la Compagnie, non plus qu’aucun Ordre que ce soit, n’a sa fin en elle-même. C’est de cette remise à tout ce qu’elle n’est pas, en dépendant pour survivre, y aspirant pour le servir, que, paradoxalement, une Congrégation religieuse peut attendre le plus sûr de sa continuité et de son progrès. Extraversion finale vers l’autre, on trouve ici la juste conséquence de l’expérience originelle : tout est grâce de l’autre « en avant », comme le début demeure grâce de l’autre dans le passé béni de la naissance. « La Compagnie qui n’a pas été établie par des moyens humains, ne peut ni se maintenir ni se développer par eux, mais par la main toute-puissante du Christ notre Dieu et Seigneur » (n° 812). Attention ! N’allons pas interpréter ces lignes comme je ne sais quelle spiritualité sublime, dédaigneuse de ce qui est concret et terre à terre. Ignace veut rappeler ceci : Dieu a une manière inimitable de nous conduire en pleine réalité humaine, mais non « par la chair et le sang » : la relation au corps de grâce, au corps du Christ, à l’Église. Répétons-le, comme à la fin de la partie précédente : c’est là cesser de considérer l’Église comme un cadre institutionnel avec lequel, qu’on le veuille ou non, il faut bien compter. On vit alors cette relation dans la foi pour la foi : les moyens sont de l’homme, mais nous savons que c’est Dieu qui s’en sert pour l’homme.
IV. Il nous est bon d’être dans cette obéissance
S’attaquer à la forteresse de l’obéissance ignatienne, c’est, en cas de réussite du siège, faire sauter un important verrou. Il fallait indiquer la possibilité de certains gauchissements, encore actuels.
Il fallait surtout montrer, plus profonde et permanente que les images trop boursouflées, l’obéissance modeste et vraie d’Ignace et de ses compagnons : c’est elle qui n’a cessé d’inspirer ce qu’il y a eu de modeste et de vrai dans l’obéissance des Jésuites et de ceux qui, de proche en proche, on suivi la même voie.
Deux traits ont été prouvés : l’obéissance ignatienne vraie est expérience d’une grâce concrète de relation à l’Église ; à partir de là, elle est expérience positive (ce qui ne l’empêche pas d’être mortifiante, à certains jours) de l’autre en toute sorte de relations possibles. En un mot, un mot qui retrouve le filon biblique : elle est art d’écouter la foi, hupakoè tès pisteôs, art de se mettre sous la foi dans la foi pour écouter, selon l’expression qui boucle les Romains (1,5 et 16,26). Art d’écouter Dieu, pour désirer la plénitude de l’Évangile aujourd’hui, art de profiter de l’Église en l’écoutant, art quotidien et si démultiplié de l’écoute de tout un chacun et des événements. Les deux traits relevés ont fait basculer l’obéissance ignatienne du côté de la foi, qui est son terreau d’origine, son seul terreau nourricier.
Avons-nous bradé pour autant l’aspect religieux de l’obéissance ? D’une part, nous avons fortement souligné qu’il n’était pas premier. D’autre part, nous avons retrouvé, « en puissance » pour parler comme saint Paul, tout ce que l’obéissance religieuse promet, même en des formes vieillies : précisément la puissance, celle de naître, de grandir et de faire quelque chose pour le Royaume, et la cohésion avec d’autres, respectés, dont on est devenu membre. Il ne serait pas difficile d’ajouter que la mortification n’est pas absente de la voie qui a été présentée : la vraie, celle qui sert à ressusciter.
Apprendre à écouter. Apprendre à savoir qu’on n’en aura jamais fini d’apprendre à écouter. Bonnes gens qui savez déjà ce qu’écouter veut dire, ne venez pas dans notre confrérie !
12 rue d’Assas
F-75006 PARIS, France
[1] Cf. Ghislain Lafont, Des moines et des hommes, Paris, Stock, 1975, 141-167.
[2] Qu’on songe, par exemple, aux lettres de saint François de Xavier : son dénuement missionnaire et son extrême attachement à ses frères.
[3] Les faits sont connus de cette relation curieuse que la Compagnie entretint dès le début avec l’imaginaire de l’époque, mais l’explication reste sans doute encore à donner.
[4] Il est clair que cet essai serait impensable sans les travaux des Congrégations Générales XXXI et XXXII et sans les recherches qui ont accompagné surtout la seconde : tout particulièrement André Ravier, Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus, coll. Christus, 36, Paris, Desclée De Brouwer, 1974, pour ce qui est de la langue française.
[5] Le récit du pèlerin (Autobiographie de saint Ignace de Loyola), n° 30. Trad. A. Thiry, s.j. Coll. Museum Lessianum, section ascétique et mystique, 15. Desclée De Brouwer, 1956, 74.
[6] Le récit du pèlerin, n° 96 (trad. citée, 132).
[7] « La délibération des premiers compagnons », Christus, 12 (1965), 386.
[8] Cette formulation moraliste peut aussi prendre la forme de la contestation : cessons d’obéir, à nous la puissance évangélique ; ou encore la forme de l’opposition à toute efficacité, à toute puissance... on ne sort pas de la difficulté.
[9] Pour une analyse plus fouillée de ce qui suit, voir Dominique Bertrand, Un corps pour l’Esprit, Essai sur l’expérience communautaire selon les Constitutions de la Compagnie de Jésus, coll. « Christus », 38, Paris, Desclée De Brouwer, 1974, spécialement le ch. IV. Textes à l’appui, on y détaille comment la « chance » que représente l’obéissance pour la mission (n° 4) suppose une préparation, esquissée ici aux nos 1-3, et s’épanouit dans une « conspiration politique » des membres et des responsables pour le bien du corps entier (nos 5 et 6), au service du Royaume (n° 7).