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L’obéissance dans la tradition monastique

André Louf, o.c.s.o.

N°1976-4 Juillet 1976

| P. 197-210 |

Pour faire voir comment l’obéissance charismatique du religieux se distingue de l’obéissance sociologique propre à tout groupe organisé, l’Abbé de Sainte-Marie-du-Mont nous invite à méditer trois situations spirituelles auxquelles correspondent trois grâces différentes d’obéissance : l’obéissance-abaissement, à l’imitation de Jésus « qui a tellement pris la dernière place que personne ne peut plus la lui ravir » (Foucauld), l’obéissance de docilité, qui ouvre à la vie de l’Esprit par la voie du renoncement aux « volontés propres », et l’obéissance prophétique, qui donne à l’obéissant la certitude de faire la volonté de Dieu. Puis il examine comment cette triple grâce se vit concrètement dans le cadre de l’obéissance cénobitique.

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Essayer de reconstituer l’histoire de l’obéissance spirituelle en remontant le cours des âges à partir de la Règle de saint Benoît jusqu’au Nouveau Testament serait une entreprise passionnante. Un examen minutieux des documents du monachisme primitif ou des écrits ascétiques pré-monastiques nous réserverait des surprises. Mais tel ne saurait être le propos de ces quelques pages.

Il aurait été plus simple d’analyser l’obéissance telle que la présente la Règle de saint Benoît, ce document du VIe siècle qui, en Occident, est progressivement devenu la charte fondamentale et unique de la vie monastique ultérieure. Mais il est possible de faire davantage. Tout en partant principalement de cette Règle, nous la lirons sans cesse à la lumière de la tradition monastique dans laquelle elle plonge ses racines. Il suffira d’y dégager certains axes fondamentaux, en décrivant diverses situations spirituelles dans lesquelles, à un titre ou à un autre, l’obéissance se vérifie.

Pour ce faire, il est nécessaire de prendre un certain recul par rapport à la notion d’obéissance religieuse communément acceptée jusqu’à peu de temps avant le Concile. Non pas dans l’intention de contester une telle conception, mais pour mieux y dégager d’une systématisation excessive les valeurs permanentes qui sont l’héritage direct de la grande tradition.

Obéissance sociologique et obéissance charismatique

L’un des traits caractéristiques de l’obéissance religieuse consistait en une certaine identification entre obéissance sociologique et obéissance proprement charismatique. Voici, en effet, comment peut se résumer, en quelques propos très simples, la doctrine, disons classique, de l’obéissance. Celui qui fait vœu d’obéissance le fait toujours dans les mains d’un supérieur à la personne duquel celle-ci est vouée concrètement. A travers lui, l’obéissance s’adresse cependant à Dieu dont le responsable de la communauté est le représentant accrédité. En retour, le supérieur garantit l’authenticité de la volonté de Dieu qui apparaît à travers ses décisions. En obéissant à son supérieur légitime, le religieux ne peut se tromper. Le supérieur devient en quelque sorte le dépositaire de la volonté de Dieu, à condition que ses ordres ne contredisent ni la morale, ni les commandements de l’Église ou les Constitutions approuvées de l’Ordre.

Une telle obéissance était exigeante. Elle supposait un grand amour. On la rattachait cependant plus volontiers à la vertu de religion, puisque son propos était de faire hommage à Dieu de ce qu’il y a de plus précieux dans l’homme : sa liberté [1].

La tendance à identifier obéissance spirituelle et obéissance sociologique apparaît sans doute très tôt dans l’histoire de la vie monastique. Pratiquement, dès le moment où la vie cénobitique tend à se constituer. Mais une absorption de l’une par l’autre n’est pas encore chose faite dans la Règle de saint Benoît, qui étend l’obéissance à d’autres personnes qu’au seul abbé [2]. Par contre, au XIIIe siècle, pour un saint Thomas par exemple, l’obéissance de l’ermite vivant en solitude fera difficulté pour la raison précise que celui-ci n’a pas de supérieur à sa disposition [3]. Les siècles postérieurs ont encore accentué cette réduction derrière laquelle se sont progressivement dissimulés des aspects plus vitaux de l’obéissance spirituelle.

La nature charismatique de l’obéissance est-elle sauvegardée par une telle assimilation ? Obéir au responsable du groupe, tout membre n’y est-il pas tenu de par sa seule appartenance ? Chaque groupe possède en effet, avec son bien commun propre, une discipline interne à laquelle le simple bon sens et une exigence naturelle invitent et astreignent même à obéir.

Dans un sens contraire, une perception exacte de la sécularisation pourrait nous induire à poser quelques points d’interrogation derrière la motivation surnaturelle qu’un supérieur croirait devoir ajouter pour obtenir le respect de ses ordres. L’autorité sociologique, quelle qu’elle soit, ne possède-t-elle pas sa consistance et sa dynamique propres, avec lesquelles ne doivent pas interférer d’autres normes, comme seraient celles d’une motivation surnaturelle artificiellement introduites de l’extérieur ?

De telles questions ne doivent pas nous surprendre. Elles remettent en lumière à quel point il importe de distinguer entre une obéissance purement sociologique et le charisme proprement dit de l’obéissance spirituelle.

Il est peut-être utile de reconstruire le vrai visage du charisme de l’obéissance, après avoir dissocié celui-ci de la part d’obéissance sociologique qu’il contient cependant en fait dans la plupart des cas.

Comment définir le charisme de l’obéissance ? Un coup d’œil sur des charismes très voisins, comme celui du célibat et de la pauvreté, est instructif. Le charisme apparaît comme un bien spirituel appartenant à l’ordre nouveau du Royaume. Il représente donc une situation pascale qui prolonge dans l’Église un trait particulier de la physionomie du Christ. Tous les chrétiens sont dès à présent concernés par ce bien et y reconnaissent d’une certaine façon une orientation profonde qui est en eux par le don de l’Esprit Saint. Mais certains chrétiens seulement – appelons-les : charismatiques – sont appelés à en embrasser librement la plénitude dès à présent. En incarnant avec une certaine urgence, et souvent aussi avec une certaine folie, un bien particulier du Royaume, ils deviennent comme le signe de la proximité de celui-ci et de sa présence cachée au cœur de l’Église encore dans le monde.

Dans le sens que nous venons d’expliciter, le célibat apparaît clairement comme un charisme, au contraire de l’obéissance purement sociologique. Celle-ci est une nécessité du temps présent, et n’appartient pas exclusivement au Royaume qui vient. Elle n’est nullement libre et ne peut donc faire l’objet d’un choix préférentiel. A son égard, le Christ ne se trouvait pas dans une situation particulière par rapport aux autres hommes. Lui aussi devait obéissance aux autorités de son temps. Finalement, l’obéissance sociologique ne distingue pas les chrétiens entre eux. En elle-même elle n’est pas le signe d’une réalité spirituelle, participable à des degrés divers par l’ensemble du peuple chrétien.

Mais l’obéissance spirituelle qui apparaît dans le Nouveau Testament et dans les documents anciens possède un visage notablement différent, visage aux traits multiples et complémentaires dont la tradition monastique a progressivement su faire son profit, en les rattachant toujours d’une façon explicite à l’exemple laissé par le Seigneur Jésus parmi nous.

En essayant maintenant de préciser ces traits, nous nous arrêterons surtout à l’étude de trois situations spirituelles auxquelles correspondent trois types ou trois grâces différentes d’obéissance : l’obéissance-abaissement, l’obéissance de docilité (ou de discernement) et l’obéissance prophétique (ou apostolique). Après les avoir étudiées séparément, il nous restera à voir comment cette triple grâce se vit concrètement dans le cadre de l’obéissance cénobitique, telle que la présente saint Benoît et telle que les moines essaient encore de la vivre aujourd’hui.

Obéissance-abaissement

Qui prononce le mot d’abaissement ou d’humilité, touche à l’originalité la plus marquante du message évangélique. Or, dès les textes les plus anciens, cet abaissement est mis en relation avec une certaine obéissance. Ce n’est évidemment pas en raisonnant sur une quelconque notion d’humilité que les premiers chrétiens en sont arrivés là. Seul l’exemple concret du Christ leur a permis de faire ce rapprochement qui n’était jamais monté à l’esprit d’un philosophe païen. Nous en avons un témoin privilégié, sans doute le plus ancien, dans le fameux hymne christologique de l’Épître aux Philippiens. Pour recommander l’humilité, saint Paul y rappelle l’exemple de Jésus qui « s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort, à la mort sur une croix » (Ph 2,8). Au chapitre 5 de l’Épître aux Romains, il oppose l’obéissance du Christ à la désobéissance d’Adam. Depuis le refus d’Adam, le chemin vers Dieu doit être frayé à nouveau. En chef d’une humanité nouvelle, Jésus pose un geste d’obéissance qui ouvre de nouveau la route sur laquelle tous les hommes pourront désormais s’engager. Dans ce sens, l’abaissement du Christ à travers son obéissance est essentiel à la grâce chrétienne. Tout chrétien est invité à l’embrasser et à atteindre son accomplissement à travers elle.

Mais pas de la même façon pour tous. Il existe des situations particulières qui ont valeur de signe et des charismes qui leur correspondent. Saint Paul connaît au moins une situation sociologique particulière dans laquelle certains chrétiens se voient appelés à témoigner de la grâce d’obéissance : l’esclavage. Les conseils qu’il prodigue aux esclaves chrétiens sont étranges pour notre sensibilité moderne. Pour lui cependant, ils vont de soi. Le Christ, dans son abaissement, n’a-t-il pas été essentiellement serviteur ?

Une situation d’esclavage librement entérinée à cause du Christ n’est pas sans ressemblance avec l’état d’assujettissement pour lequel le moine opte dans l’obéissance religieuse. Dans les deux cas, un état d’infériorité est librement gardé pour mieux confesser le Christ et les réalités pascales qui sont déjà à notre disposition. Si nous sommes tous esclaves par l’abaissement du Christ, autant demeurer dans un état d’assujettissement sociologique. Si nous sommes tous rachetés dans le Christ, pour quel motif vouloir quitter un état d’infériorité ? Surtout, s’il nous met en mesure de mieux confesser la grâce qui fut la sienne, et d’incarner concrètement l’abaissement que lui-même a embrassé pour notre salut (cf. aussi Ep 6,5-9 ; Col 3,22 - 4,1).

Dans les documents les plus anciens de l’ascétisme pré-monastique, l’obéissance est peu mentionnée, au contraire de l’humilité qui fait déjà bonne figure à côté de la virginité, de la prière, du jeûne et des veilles. Lorsque la vie monastique prendra forme peu à peu, quelques siècles plus tard, l’obéissance apparaîtra comme reliée à l’abaissement du Christ ; elle exprime le désir de continuer l’humilité de celui-ci et de communier à sa Passion [4].

Ce rattachement de l’obéissance à l’humilité du Christ deviendra un lieu classique de la tradition. Il se traduira par le désir de mener une vie cachée d’abaissement s’exprimant dans la recherche d’une situation d’assujettissement aux autres. Cet attrait n’est pas exclusivement monastique. Il est propre à la grâce baptismale. Mais la part du moine sera de le cultiver avec une particulière insistance. Guidé par son instinct spirituel, le moine donnera systématiquement la préférence à un état d’abaissement quel qu’il soit. Être assujetti à un supérieur est un type possible d’abaissement. Mais il en existe beaucoup d’autres. On songe spontanément à la parole, si monastique d’ailleurs, de Charles de Foucauld : « Jésus a tellement pris la dernière place que personne ne peut plus la lui ravir ».

Dans la Règle de saint Benoît, l’obéissance fait de même une large place à l’humilité. Lorsque saint Benoît dresse sa fameuse échelle de l’humilité (ch. 7), il réserve les quatre premiers degrés à une quadruple progression dans l’obéissance : obéir à Dieu pour les choses bonnes ou mauvaises ; prendre plaisir à renoncer à sa volonté pour faire celle de Dieu, à l’exemple du Christ. Au troisième degré seulement apparaît enfin un supérieur, et, avec lui, une obéissance de type sociologique : « le troisième degré est de se soumettre pour l’amour de Dieu, en toute obéissance, à un supérieur », tandis que le quatrième degré d’humilité, célèbre entre tous, décrit le moment le plus critique de cette obéissance, qui en est aussi le sommet : « quand on se voit imposer des choses dures et contrariantes, voire des injustices de toutes sortes... on ne se décourage ni ne recule ». Car l’épreuve de force du cénobite, le cœur de son ascèse, est presque toujours situé dans l’obéissance. Elle est la nuit bénédictine par excellence. Après un cinquième degré consacré à l’ouverture de conscience, les degrés suivants font apparaître des traits d’humilité et d’effacement qui précisent le visage de l’obéissance selon saint Benoît. Le moine sera content de toutes les conditions médiocres, et même de toute extrémité à laquelle se trouverait réduite sa vie. Dans les obédiences reçues, il s’estimera un ouvrier incapable. Non seulement il se reconnaîtra de bouche inférieur à tous, mais Dieu lui en donnera le sentiment intime au cœur. Le moine sera finalement conduit à ne rien faire qui ne se réclame de la règle commune du monastère ou de l’exemple des maîtres.

Le chapitre 71 marquera un nouveau sommet de l’obéissance. Ce n’est pas seulement à l’abbé que les frères obéiront, mais encore les uns aux autres, « convaincus que c’est par cette voie de l’obéissance qu’ils iront à Dieu ». Et, au chapitre suivant, « Ils s’obéiront à l’envi mutuellement ». Derrière l’« humble charité » du chapitre 72, se profile l’image d’un moine entièrement livré à Dieu et à ses frères, dans un exercice continuel d’effacement et d’humble tendresse.

Une telle grâce d’obéissance présente tous les traits du charisme. Elle est une situation pascale, puisqu’elle renouvelle au milieu de nous l’attitude la plus caractéristique du Christ lors de son retour vers le Père, son obéissance jusqu’à la mort. Tout chrétien est appelé à reproduire cette attitude, mais certains ont reçu le don de l’exprimer avec une urgence particulière, en choisissant un état de soumission aux autres. La vie cénobitique est riche en occasions de vivre de cette grâce. Un supérieur est toujours là, avec des frères qui imposent effacement et docilité. On s’y exerce à longueur de jour. C’est l’humble amour que saint Benoît attend du moine à l’égard de son abbé, le zèle fervent grâce auquel il s’oublie sans cesse et prévient d’honneur tous les autres frères (ch. 72). II y a ainsi une grâce de la vie cachée qui est propre à la vie monastique. Sans doute est-ce la raison pour laquelle saint Benoît manifeste quelque réticence à voir des moines accéder au sacerdoce. Toute situation d’élévation va en sens contraire de cette aspiration fondamentale du moine (ch. 62).

Une dernière question concerne le lien du charisme de l’obéissance spirituelle avec cette obéissance que nous avons appelée sociologique. Les deux types d’obéissance se recoupent dans le concret, puisque le supérieur devant lequel le moine aime s’effacer est en même temps le responsable du bien commun du groupe. Mais les points de vue demeurent différents. La charge du bien commun est une responsabilité fraternellement partagée avec tous les frères. La grâce de l’effacement silencieux est un charisme personnel et, dans un sens, exceptionnel. Cette dernière n’a pas toujours besoin d’un responsable du bien commun pour être exercée. Selon saint Benoît, on s’efface devant tous les frères, devant n’importe qui. Et l’abbé lui-même n’en est nullement dispensé. Jésus lui a montré comment toute autorité évangélique est un service d’abaissement qui ne se trouve à l’aise qu’à la dernière place.

Obéissance de docilité (ou de discernement)

Dans l’abaissement du Christ, l’obéissance nous est déjà apparue comme une démarche pascale. Elle suppose donc une mort et une résurrection. Selon saint Jean Climaque, « l’obéissance ensevelit la volonté et fait vivre l’humilité ». L’objet de crucifixion et de mortification, à travers le processus de l’obéissance, est ainsi précisé : la volonté, ou bien la volonté propre, ou même, au pluriel, les volontés propres.

Des précisions de vocabulaire s’imposent tout de suite. Qu’entendent les anciens par cette volonté à laquelle ils s’attaquent non sans ardeur ? « On demandait à l’abbé Ammonas quelle était la voie étroite et resserrée. Il répondit : faire violence à ses pensées et retrancher ses volontés à cause de Dieu » (Ammonas, 5). Saint Jean Cassien n’est pas plus tendre lorsqu’il décrit les premiers principes qu’il faut inculquer au jeune novice : « Le souci et l’objet principal de l’enseignement du père... sera d’apprendre (au jeune) d’abord à vaincre ses volontés » (Institutions, ch. 4). Et saint Benoît lui-même, dans toute sa discrétion, se montre presque violent lorsqu’il exige tout simplement de « haïr la volonté propre » (ch. 4).

Dans ces textes, il ne s’agit évidemment pas de la volonté comme faculté spirituelle de l’amour, source de liberté et du don de soi. Il n’est pas demandé de réduire en soi le dynamisme profond de la personne. Au contraire, le retranchement de la volonté propre vise à favoriser la liberté, mais en harmonie avec l’être véritable de l’homme.

Sous la plume des anciens, les volontés visent plutôt les velléités et les désirs encore à l’état sauvage, indéterminés, non polarisés par un amour. Ces attraits multiples peuvent être affectés par ce qui reste de dynamisme pécheur en nous, même après la grâce baptismale. Si nous n’y prenons garde, ils peuvent nous incliner à l’illusion et au péché. Car ces désirs foisonnent en nous dans une zone extérieure, décentrée par rapport à notre être profond. Ils manquent de la simplicité d’avant le péché. Là où ils se manifestent, ils risquent d’irriter les cicatrices de celui-ci. Ils réussissent même parfois à accaparer à leur profit notre liberté profonde qui, désorientée par eux, devient alors ce qu’un certain langage ascétique appelle, non sans raison, la volonté propre.

Les anciens avaient l’expérience de la façon dont la vie de l’Esprit se fraie généralement un chemin en nous. Ils savaient distinguer comme deux états dans l’homme. Le premier peut s’appeler d’un vocable ancien : l’état de simplicité (2 Co 11,3). C’est l’état vers lequel nous tendons, lorsque notre être sera tout entier restauré par la grâce. Toutes les velléités de l’homme seront alors unifiées et apaisées par l’amour.

L’autre état est celui de la multiplicité des désirs. C’est le seul que nous connaissions vraiment. Nous sommes conscients d’un faisceau de désirs qui nous échappent en grande partie et nous tiraillent en tous les sens, nous faisant ballotter sur les vagues changeantes des impressions et des instincts. Ces désirs superficiels nous distraient de notre intérieur et nous éparpillent au dehors, voilant en nous le désir fondamental que nous portons et qui est celui de Dieu, désir déposé en notre cœur par l’Esprit Saint.

Au sein de cet état de distraction se vérifie le célèbre apophtegme de l’abbé Poemen : « La volonté propre est un mur d’airain entre l’homme et Dieu » (Poemen 48). Pour rejoindre Dieu, une seule technique s’offre, en prolongeant l’image de l’abbé Poemen : abattre le mur de la volonté propre. Le jeune moine apprendra donc à renoncer à tous les désirs qui le retiennent loin de sa profondeur et du désir de Dieu en lui. Une fois ces désirs écartés, il se retrouve dans un dépouillement de toute volonté, dans un vide intérieur où il évite de s’accrocher à quoi que ce soit. C’est alors que le désir de Dieu, déposé dans son cœur, montera à la surface normalement et comme spontanément.

Plusieurs exemple parallèles dans les techniques de recueillement non chrétiennes se présentent tout de suite à notre regard. Mais il n’est pas nécessaire d’aller chercher si loin. Dès le Nouveau Testament, on voit apparaître la conviction selon laquelle le renoncement au désir constitue un chemin thérapeutique proprement chrétien. Elle peut se résumer ainsi : « renonce à ton désir, quel qu’il soit, et, au-delà du renoncement, le désir et la joie de Dieu vont se lever dans ton cœur » (cf. 1 P 4,1-3 ; 1 Jn 2,16-17 et Jn 1,13).

Jésus-Christ, le premier, a vécu de la lutte en lui entre deux désirs et de l’effacement du désir de l’homme devant le désir de Dieu. Il en est mort. Il fut le premier homme en qui le désir et la volonté de Dieu ont réussi à se déployer pleinement. Non seulement il a parfaitement accompli la volonté de Dieu, mais il est devenu l’homme en qui était la volonté de Dieu, l’homme entièrement identifié à elle. Peut-être est-ce le sens qu’il faut donner aux paroles que le Père prononce : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en lui j’ai mis tout mon amour » (Mt 3,17). L’obéissance du Christ est la correspondance nécessaire ici-bas à l’amour du Père qui enveloppe le Fils au cœur de la Trinité. Obéissance est donc synonyme d’amour. Elle était déjà inscrite dans le mouvement trinitaire. Jésus lui-même nous l’a fait savoir : « Si le Père m’aime, c’est que je donne ma vie » (Jn 10,17).

Cette communion entre la volonté du Père et celle du Fils n’allait pas de soi pour Jésus. Durant l’agonie de Gethsémani et sur la croix, Jésus sera comme amené à l’arracher de haute lutte. Selon le texte de saint Luc, il entre en agonie (Lc 22,44) et il lui faut prier pour être à même de dégager pleinement la volonté de Dieu dans son cœur : « Non pas ma volonté, mais que ta volonté se fasse » (Lc 22, 42). A un moment donné, Jésus se croira même abandonné par son Père. Ce sera le creux de la crise. Mais quelques instants plus tard, au moment de mourir, Jésus donnera enfin la réponse parfaite à la déclaration d’amour prononcée sur lui par le Père au moment de son baptême. Il expire en livrant son esprit entre ses mains : « Père, entre tes mains je livre mon esprit » (Lc 23,46). C’est l’amour qui s’exhale ainsi dans la communion d’obéissance restituée.

À l’exemple du Christ, le moine retranche ses volontés propres, afin que la volonté de Dieu se révèle pleinement en lui et le restaure dans la totalité de son être pascal. Le retranchement des désirs aboutit au surgissement de la liberté d’un être nouveau en Jésus-Christ. L’obéissance devient ainsi une véritable thérapie spirituelle : en réduisant progressivement l’éparpillement intérieur dû aux désirs non contrôlés, elle libère l’homme et l’achemine vers son être nouveau.

Ce chemin de liberté ne peut être dissocié de l’ouverture du cœur et du discernement auquel celle-ci l’initie. Nous nous trouvons ici devant l’une des techniques fondamentales de la tradition monastique, mais ce n’est pas le lieu d’y insister. Notons seulement que c’est toujours dans la lumière du regard d’un autre que le disciple apprend progressivement à discerner ses désirs et à retrancher ceux qui sont mauvais. Il est progressivement libéré des forces obscures qui l’habitent et le paralysent. Il se dégage de la culpabilité fausse qui le tenait à sa merci dans la honte et la peur. L’accueil du père spirituel dissipe cette ombre et allège son poids. Le moine peut enfin discerner où se trouve le véritable péché. Réconcilié avec ses désirs, il peut reconnaître ceux qui correspondent à la vraie profondeur de son être et sur lesquels il peut engager toute sa vie. Mais, du même coup, il devient aussi capable de renoncer aux autres sans traumatisme superflu. Au sens le plus profond du mot, il est maintenant libre pour l’obéissance.

Quel est le lien entre cette obéissance de discernement et l’obéissance sociologique ? Le père spirituel y joue sans doute un rôle important. Mais celui-ci n’est pas nécessairement le responsable du groupe monastique, et le service rendu par lui ne vise pas d’abord le bien commun. Au contraire, le lien qui lie le moine à son père spirituel est beaucoup plus personnel que celui qu’il entretient avec ses supérieurs. Le premier suppose une confiance réciproque et l’expérience qu’on en fait reste généralement unique, capable d’exercer son influence sur de longues années de vie monastique.

Aujourd’hui encore, l’abbé est rarement le père spirituel de chacun de ses moines. Il reste cependant qu’en climat monastique l’obéissance demandée par le responsable restera toujours imprégnée par la grâce thérapeutique qui est propre à l’obéissance-discernement. Sans oublier le bien commun, elle accordera au bien personnel de chaque frère un intérêt prépondérant. Car c’est à travers l’obéissance principalement que le moine s’achève en Dieu (ch. 71).

Obéissance prophétique

Le mystère de l’obéissance est apparenté à celui du prophétisme. Lorsque, d’une façon soudaine, Dieu intervient dans l’histoire pour faire connaître sa Parole, l’homme est alors absolument certain de saisir, à travers la bouche du prophète, la volonté de Dieu. Certaines caractéristiques du prophétisme se retrouvent dans l’obéissance monastique telle que nous venons de la décrire. Elle devient un lieu prophétique. La volonté de Dieu se révèle alors en elle, sans doute possible, à celui qui croit en obéissant. Saint Benoît soulignera fortement ce trait, mais il ne fait que continuer une longue tradition : le moine doit obéir « comme si l’ordre venait de Dieu en personne » (ch. 5).

L’appellation de prophétique pourrait être changée en celle d’apostolique, car l’obéissance spirituelle nous insère, en tant que disciples, dans la lignée des apôtres et de leurs successeurs. C’est dans ce sens que saint Benoît, après le Maître, applique à ceux qui exercent l’autorité à l’intérieur du monastère la parole que Jésus a adressée à ses apôtres : « Qui vous écoute, m’écoute » (Lc 10,16). A l’intérieur de l’obéissance, la parole de Dieu advient avec une certitude absolue.

Mais il importe de préciser. Cette infaillibilité de l’obéissance ne vient pas d’abord du supérieur. Elle provient plutôt de la foi et de l’humilité de celui qui recherche sincèrement cette volonté. Si on peut parler de grâce d’état, celle-ci n’appartient pas d’abord à celui qui commande, mais plutôt à celui qui obéit. Car à celui qui cherche avec foi, la manifestation de la volonté de Dieu ne fera jamais défaut : « Si quelqu’un dirige son cœur vers la volonté divine, Dieu éclairera plutôt un petit enfant pour la lui faire reconnaître. Si quelqu’un, au contraire, ne cherche pas sincèrement la volonté de Dieu et va consulter un prophète, Dieu mettra dans le cœur du prophète une réponse conforme à la perversité de son cœur à lui [5] ».

L’obéissance provoque pour ainsi dire au miracle prophétique. Il suffit que les conditions spirituelles soient réunies pour que cette merveille éclate : humilité, ouverture de cœur devant l’ancien, effort sincère pour retrancher tous ses désirs personnels, recherche dans la foi de la volonté du Seigneur. Dieu n’y résiste pas. Il intervient sûrement, sa volonté se manifeste d’une façon éclatante, et celui qui se livre ainsi à l’obéissance est sûr de se conformer à la volonté de Dieu.

Obéissance cénobitique

Jusqu’à présent nous avons souligné ce qui, dans l’obéissance proprement spirituelle ou charismatique, différenciait celle-ci de l’obéissance sociologique. Ce discernement était essentiel à notre propos. Mais lorsque le mystère de l’obéissance se vit communautairement, une nouvelle dimension apparaît, très importante elle aussi : celle du groupe des frères. Celui-ci n’est pas seulement sociologique ; il représente le corps du Christ. Saint Benoît appelle la communauté monastique du nom de « congrégation », terme que la Bible latine réserve au rassemblement du peuple de Dieu dans le désert. Or, à la tête de cette communauté, nous rencontrons inévitablement le chef, lui aussi symbole de la tête du corps, et donc du Christ en personne.

Ce groupe de frères a une réelle consistance. Saint Benoît l’appelle un « front fraternel » dont on ne s’absente pas sans vocation exceptionnelle (ch. 1). En être séparé, sous la forme de l’excommunication, devient la pénitence la plus grave de son code (ch. 23). Il existe un « corps du monastère », auquel le jeune n’est intégré qu’au moment de son engagement définitif (ch. 58). Il y a aussi une « stabilité dans la congrégation », dont saint Benoît fait le trait distinctif de ses moines (ch. 4). Ceux-ci appartiennent à un corps de frères qui tous ensemble sont conduits au Christ (ch. 72), corps qui représente d’une certaine façon l’Église.

Ce groupe est d’ailleurs fortement structuré : il a son cadre de vie relativement séparé du monde, ses horaires, ses objectifs communs, sa liturgie, son rythme de vie, son rituel d’admission et son code pénal. Il possède aussi un responsable chargé de faire la cohésion du groupe et d’orienter tous les membres vers le bien commun.

L’obéissance sociologique apparaît ici inévitablement, mais elle reste cependant d’un type particulier. Si le groupe monastique – nous pourrions dire l’ Église monastique – possède une hiérarchie, celle-ci se situe d’une façon originale par rapport à l’autorité ecclésiastique. Sans doute les évêques des alentours ont-ils un droit de regard sur ce qui se passe à l’intérieur du monastère, tout comme les abbés de la région d’ailleurs (ch. 69), car la petite Église monastique vit en communion avec la grande Église. Elle possède cependant sa consistance spirituelle propre. Elle dispose en elle-même du principe de succession pour l’autorité qui s’y exerce. Les abbés ne sont pas nommés par les évêques, ils se succèdent entre eux, qu’ils soient désignés par le prédécesseur, comme dans la Règle du Maître, ou élus par la communauté elle-même ou par les meilleurs d’entre les moines, comme le prévoit saint Benoît.

S’il est élu par ses frères, l’abbé ne reçoit cependant pas sa charge de leurs mains. Il est d’abord, au milieu de ses frères, le lieutenant du Seigneur. Vicaire du Christ, selon saint Benoît, il en porte aussi le nom en plus de ceux de pasteur, père de famille, intendant de la maison de Dieu, serviteur que le Seigneur s’est choisi pour distribuer le froment en temps voulu (ch. 64). Tâche difficile et ardue que la sienne : régir des âmes et s’adapter aux dispositions variées de chacune. Au jour du jugement le Seigneur lui demandera compte de toutes en plus de la sienne propre (ch. 2).

Au sein de l’Église monastique, la grâce d’état commandant l’obéissance ne sera pas seulement ni même principalement chez le disciple, comme c’était le cas dans l’obéissance prophétique étudiée précédemment. Elle sera d’abord dans le chef.

L’obéissance cénobitique devient le lieu vers lequel les divers aspects, précédemment étudiés, du charisme de l’obéissance viennent converger. En se recoupant sans cesse, ils s’y unissent dans l’expérience d’un lien avec une autorité concrète et d’une obéissance dont les composantes sociologiques sont pleinement respectées.

L’obéissance cénobitique restera cependant avant tout marquée par le charisme. Elle exprime la cohésion interne d’une communauté qui, elle, l’est fondamentalement, quelles que soient les pressions sociologiques qui se font jour dans son sein. L’autorité est au service de cette cohésion. Tous les aspects de l’obéissance charismatique se trouvent contenus et récapitulés dans le bien commun de cette communauté de moines réunis par l’amour du Christ, et dans le patrimoine qui s’y transmet. Ce bien commun, à côté du célibat, de l’ascèse et de la prière, c’est aussi le bonum obedientiae, le bien de l’obéissance, tel que l’appelle saint Benoît (ch. 71). Il est un charisme d’abaissement, de discernement de la volonté de Dieu à travers le renoncement complet à son propre désir, chez l’abbé autant que chez les frères. Si l’obéissance sociologique existe nécessairement au sein du groupe monastique, elle n’a d’autre but que de garantir le plein épanouissement de ce charisme. De fait, saint Benoît tiendra l’abbé responsable non seulement des ordres qu’il est amené à donner, mais aussi de l’obéissance de ses disciples (ch. 2). L’autorité monastique est au service du charisme de chacun des moines.

Abbaye Sainte-Marie-du-Mont
Godewaersvelde
F-59270 BAILLEUL, France

[1Summa Theol.,IIa IIae, q. 88, a. 5.

[2Ch. 71 : « Que l’on s’obéisse mutuellement ».

[3Summa Theol., IIa IIae, q. 188, a. 8, ad 3um. Cf. Jacques Winandy, « Le sens originel des conseils évangéliques », Collectanea Ord. Cisterc. Ref., 22 (1960), 105-109.

[4Un témoin très ancien – peut-être le plus ancien – de cette conjonction entre obéissance et humilité est l’auteur du Livre des Degrés, un document syriaque en provenance d’Asie mineure et datant, semble-t-il, du début du IVe siècle. Les destinataires de ce document ne sont pas encore des moines au sens strict du mot, mais des ascètes ambulants qui se promènent dans une pauvreté totale, le long des routes. Une de leurs vertus préférées est l’humilité qui s’exprime le plus fréquemment dans une délicate charité envers tous, et tout particulièrement envers leurs anciens persécuteurs. Dans un passage au moins (25, 7), l’auteur conseille aux ascètes de se soumettre aux autres pour exprimer ainsi l’humilité du Christ.

[5Instructions, 5, 68.

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