L’obéissance dans la fraternité dominicaine
Jean-Marie Roger Tillard, o.p.
N°1976-4 • Juillet 1976
| P. 211-222 |
Pour comprendre l’obéissance religieuse et spécialement la forme qu’elle prend dans l’Ordre de saint Dominique, l’auteur nous invite à distinguer obéissance religieuse et discipline, à prendre conscience des divers « espaces » où se vit l’obéissance et des problèmes que cela pose, notamment quant au rôle du supérieur. Il demande ensuite à l’histoire de nous éclairer et brosse à larges traits l’histoire des grands fondateurs : Pachôme, Basile, Bernard. Ceci nous amène à découvrir deux visages complémentaires de l’obéissance : celui qui privilégie la « koinônia » fraternelle, celui qui accentue le rôle du supérieur « tenant la place du Christ ». Puis il situe et décrit brièvement l’obéissance dominicaine comme une « koinônia » au service d’un projet apostolique.
Extrait résumé de l’article « Aux sources de l’obéissance religieuse », qui sera publié dans le n° 7 (juillet-août 1976) de la Nouvelle Revue Théologique, que nous remercions pour son obligeance.
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Il est impossible de traiter de l’obéissance religieuse en l’isolant de l’ensemble du projet de « suite du Christ ». Elle n’existe que dans la symbiose de la pauvreté, du célibat, de l’engagement apostolique, de la prière qui dessine le visage de telle forme de vie religieuse. La tâche apostolique que, par exemple, Dominique confie à ses frères donne à leur obéissance sa couleur, qui n’est plus celle de l’obéissance cistercienne. Tout comme, en sens inverse, l’accent démocratique de l’obéissance dans la fraternité conventuelle marque profondément l’activité des premiers Prêcheurs. A ce point qu’il est difficile de discerner des hiérarchies au sein de ces éléments de la vie dominicaine. Surtout quand on sait combien elle tient à unifier les diverses harmoniques de la vita apostolica (la vie apostolique) : à la fois vie à l’exemple des apôtres rassemblés autour de Jésus et annonce de la Bonne Nouvelle sur les traces des premiers évangélisateurs.
Sauf rarissime exception, on n’entre pas en religion dans le but de vivre un type spécial d’obéissance. Ce propos apparaît au creux de la décision que prend un chrétien de faire de l’intégralité de son destin d’homme la reconnaissance en acte de la transcendance absolue du Dieu révélé en Jésus, ce qui exige qu’il hausse le plus possible la préoccupation de sa vie au-delà du pouvoir, de la sexualité, de l’argent.
Obéissance religieuse et discipline
Ceci permet déjà, en ce qui concerne l’obéissance, une précision. Elle paraît évidente, bien qu’on l’ait peu soulignée. Il existe tout un registre plus ou moins ample d’obéissance sociale, nécessairement assumé par la profession religieuse et néanmoins étranger à ce que celle-ci a de caractéristique : c’est la soumission à une certaine réglementation de l’existence quotidienne. Il s’agit au fond « (d’)une méthode raisonnable pour permettre à des gens raisonnables de vivre ensemble [1]. » Que d’adolescence dans certaines contestations des normes communautaires à ce niveau des impératifs de la vie en groupe. L’assentiment aux exigences de la loi du bien-vivre-ensemble fait partie du terreau où s’enracine le projet religieux [2].
Ainsi intégrés à la vie quotidienne du religieux, règlements et horaires ne sauraient néanmoins être confondus avec le noyau formellement religieux de son obéissance.
Écartons donc du noyau essentiel de l’obéissance le registre de la discipline, tout en plaidant pour une attitude de bon sens et d’humour en ce domaine. Mais nous nous heurtons à une nouvelle difficulté, exigeant elle aussi une clarification.
Les divers « espaces » de l’obéissance
Dans la tradition monastique, le moine s’insère en un seul « espace » de l’obéissance (celle qu’il doit à la Règle, aux coutumes et à l’Abbé de son monastère). Le religieux de la plupart des fondations postérieures au Haut Moyen Âge se trouve, lui, lié par sa profession à des « espaces » divers d’obéissance. D’abord, en effet, il appartient à une communauté locale. Celle-ci est normalement le lieu où, avec ses frères, il cherche la fidélité à son appel, dans une communion de charité et de vérité. Nous décrirons ce premier niveau comme celui de l’obéissance « sur le terrain », de l’obéissance « incarnée », de l’obéissance « immédiate », expressions maladroites, mais qui mettent l’accent sur l’effort quotidien pour une fidélité concrète vraiment englobante. Or, dans la plupart des cas, cette communauté s’inscrit elle-même dans un vaste réseau : au niveau des supérieurs généraux on se préoccupe avant tout du « maintien du charisme comme tel », de la repensée des grands objectifs, tandis que l’autorité provinciale régit concrètement la stratégie apostolique. Tout ceci, qui se trouve exigé par le but de l’Institut, demande une relation d’obéissance assez différente de la première : nous la dirons plus « fonctionnelle ».
Obéissance apostolique ou obéissance intérieure ?
Le jeu de ces deux types d’obéissance se révèle concrètement assez complexe. Autant il serait théologiquement ambigu de ne pas distinguer ces deux facettes de l’obéissance, appelées par les divers « espaces » du projet religieux, autant il serait erroné d’opposer obéissance « incarnée » et obéissance « fonctionnelle » ou de nier qu’en pratique elles se recoupent. Mais il faut prendre conscience que les polarisations sont distinctes, à l’intérieur d’un même projet. Bien des problèmes, surtout pour les Ordres ou Congrégations dits de « vie apostolique », se cachent dans l’équilibre de ces deux niveaux. Or la tentation est forte d’insister unilatéralement sur un des pôles et, par là, de vider l’obéissance d’une partie de sa richesse. Dans un cas, celle-ci se voudra d’abord apostolique. A la limite, on en viendra au type d’obéissance caractéristique de sociétés non religieuses au sens strict, visant primordialement l’action efficace. Dans l’autre, elle se dira surtout intérieure. A la limite, on laissera à l’initiative de chaque membre le choix de son champ d’apostolat. Il arrivera même qu’on refuse, au plan des directives apostoliques, toute autre autorité que celle de l’Église locale ou de la hiérarchie ecclésiale.
Dans une conception centrée sur le grand corps apostolique, l’obéissance religieuse voudra un chef ou une équipe directrice porteurs d’une vision précise des besoins, capables d’élaborer une stratégie d’ensemble qui permette aux talents de tous de se déployer au profit de la mission du groupe. Dans l’autre cas, on pourra réduire au minimum le besoin d’une autorité régulatrice : on cherchera de préférence le consensus du groupe, et le texte de la Règle suffira comme rappel des lignes directrices. D’où, aujourd’hui, l’interrogation de plusieurs groupes religieux : l’obéissance religieuse exige-t-elle par sa nature un responsable ? Celui-ci est-il nécessaire ad esse ou simplement ad bene esse (pour l’existence même de l’obéissance religieuse ou pour son bon fonctionnement) ?
Pourquoi un supérieur ?
Dans des milieux de théologiens et de juristes, il arrive qu’on réponde à cette question par un haussement d’épaules. Nous y lisons pourtant, en filigrane, plusieurs sous-questions d’une grande portée. Précisons-les.
D’une façon générale, les éléments qui donnent à l’obéissance religieuse sa note spéciale au sein du large mystère de l’obéissance évangélique s’enracinent-ils fondamentalement et primordialement dans la Règle, dans le supérieur ou dans la communauté ? Sans confondre l’idéal cénobitique avec ce que nous savons de l’antique tradition érémitique, ne peut-on pas déceler dans l’histoire de la vie religieuse un lent glissement dans lequel, de l’image du supérieur responsable de la koinônia (communauté-communion) ou maître « initiateur à l’idéal » tracé par la Règle (donc instrument vivant au service de celle-ci), on passe à l’image d’un maître conçu comme « donnant des ordres », exigeant donc la soumission à ses propres décisions, dont le lien avec la Règle pourra parfois se montrer ténu ? Ce glissement est-il légitime ? D’autant plus que l’on aura tendance, en plusieurs milieux, à concevoir l’obéissance de la communauté au supérieur selon le schème de la relation du peuple fidèle à l’évêque. Or sont-elles du même type ? Et si nous essayons de situer l’obéissance au sein de tous les éléments de la « suite du Christ », surgit une nouvelle question, plus large : dit-elle primordialement relation à un projet de vie aux multiples composantes, la référence au supérieur s’ordonnant à cette discipline ardue et exigeante comme une fibre principale mais non unique ou dit-elle essentiellement soumission de sa propre volonté à une autre ? On voit la distinction. Elle n’est pas purement abstraite. On la soupçonne sous le malaise de beaucoup d’instituts.
Les leçons de l’histoire
L’histoire se montre, ici encore, un pédagogue passionnant : les grands fondateurs n’ont pas tous eu la même vision. Aussi nous paraît-il éclairant de présenter à larges traits ces visages de l’obéissance et de mettre en relief ce que chacun a de grand.
Pachôme : obéissance et « koinônia »
L’image classique de l’obéissance pachômienne est celle d’une obéissance rigide, conçue surtout dans une perspective ascétique. Mais si l’on élargit le dossier habituellement utilisé, on se voit amené à nuancer considérablement la vue courante. Car l’obéissance pachômienne ne se comprend qu’à l’intérieur de l’idéal de la koinônia [3], où elle a pour but de maintenir vive cette unité dans laquelle tous, Pacôme en tête, sont les serviteurs de leurs frères. Un des objectifs essentiels de ce service évangélique est évidemment, pour l’Abbé mais aussi pour chaque frère, d’aider les autres dans leur cheminement commun vers un parfait accomplissement du vouloir de Dieu. Dieu lui-même, non l’Abbé, gouverne la sainte koinônia. Il semble même difficile de trouver chez Pachôme l’idée que le supérieur représenterait le Christ.
À l’orée de la vie monastique, voici donc une vision de l’obéissance où l’accent fermement mis sur le besoin d’une soumission fraternelle souvent rude demeure toujours subordonné à une valeur fondamentale, la koinônia fraternelle. Le reste n’est que moyen.
Basile : le supérieur, « œil » de la communauté
Basile a-t-il connu cette entreprise pachômienne ? Il semble que la réponse doive être négative. Mais il est clair que, malgré des différences évidentes, ces deux formes de l’idéal cénobitique à ses origines se recoupent sur plusieurs points. L’idéal de Basile au moment de la première rédaction de l’Asceticon (qui regroupe ce que nous appelons les Grandes Règles et les Petites Règles, réponses à des questions sur la vie ascétique) représente sans nul doute une étape capitale dans l’histoire de l’obéissance religieuse. Basile y exalte cette vertu. Selon lui, le renoncement le plus grand qu’exige la « suite du Christ » est celui de la volonté propre : « l’obéissance va jusqu’à la mort » (Petites Règles, 152 ; cf. 116 et 206). Mais l’obéissance en cause (cœur de l’idéal recherché) n’est pas encore résumée dans la soumission au supérieur. Il s’agit essentiellement de l’adhésion aux commandements de Dieu. Alors que la présence d’un supérieur est attestée, ce n’est pas d’abord à lui que l’on pense pour cette soumission assez radicale demandée au moine. On précise même qu’il faut devenir capable d’obéir à n’importe qui, pourvu que la chose commandée soit honnête et conforme au commandement de Dieu. Et tout frère, de si humble rang soit-il, doit accomplir le commandement qui prescrit d’exercer envers tous la correction fraternelle (Petites Règles, 4). Bref, dans tout ceci, « il est bien évident que nous sommes à un stade archaïque, où le supérieur, pour autant qu’il existe, ne tranche pas sur la communauté [4] ». La référence à lui demeure secondaire par rapport à la relation à l’ensemble de la communauté : l’obéissance se pratique entre tous et envers tous, fixée qu’elle est sur le commandement de Dieu et non sur celui d’un homme, quel qu’il soit.
Plus tard, revoyant cet Asceticon, Basile introduira un exposé où le supérieur prend un relief qu’il n’avait pas à l’origine (Petites Règles, 303). Il en vient en effet à concentrer sur l’obéissance au supérieur ce qu’il présentait jusque là comme une obéissance à la communauté. Si le supérieur est toujours présenté comme soumis au jugement de la Parole de Dieu, il est désormais décrit comme le meilleur guide pour la fidélité de tous les frères aux commandements de Dieu, qui demeurent la norme absolue de l’obéissance. Basile décrit cette fonction en disant que, dans le modeste corps ecclésial que constitue la communauté, le supérieur représente non la tête – de tête il n’y a que le Christ – mais l’œil. Il faut souligner ce qu’implique cette image. L’œil ne commande pas : faculté de jugement et de prévision, il guide. De même, le supérieur discerne le commandement de Dieu auquel la communauté doit se soumettre. L’idée est donc celle d’un corps tout entier tendu vers l’obéissance parfaite à Dieu seul, rendue possible grâce au « service » plus spécial de certains de ses membres. Ainsi, même fortement souligné, le rôle du supérieur « n’ira jamais... jusqu’à incarner l’autorité divine, à donner une valeur religieuse aux actions indifférentes : il consiste seulement à discerner, selon une ligne prophétique, quelle est sur chacun la volonté de Dieu [5] ». Même lorsqu’elle devient stricte, l’obéissance à une personne apparaît donc toujours comme le moyen de reconnaître ce que Dieu demande. La norme ultime demeure en fait la Parole scripturaire, centrée sur le « grand commandement » de l’amour : on obéit pour mieux s’aimer.
On doit constater qu’en dépit de divergences dont la principale est peut-être que Pachôme donne à ses frères d’authentiques règles alors que Basile juge les cas concrets à la lumière de l’unique Règle évangélique, une intuition commune court sous ces deux types d’obéissance cénobitique : celle de la koinônia. Explicitement recherchée comme idéal, celle-ci exige un déploiement continu, très concret, d’amour fraternel, appelant à son tour l’obéissance à des normes d’action parfois minutieusement détaillées et à certaines personnes chargées à titre spécial du « service » de l’unité « dans la paix et la concorde » (Pachôme), « dans l’amour » (Basile). La dimension ascétique de l’obéissance n’apparaît pas primordiale : elle s’ordonne à la vie fraternelle.
Benoît : le maître et le disciple
Passant en Occident, non loin de Rome, vers 550, nous trouvons dans la Règle de Benoît le témoin principal d’un autre type d’obéissance, lui aussi profondément évangélique. S’il semble de plus en plus assuré que Benoît dépend d’une Règle antérieure (la Regula Magistri) qu’il adapte en y gravant son empreinte personnelle, il est clair que l’un et l’autre sont marqués par la vision de Cassien. De celle-ci surtout viendra, semble-t-il, la couleur propre de l’obéissance dans la Règle de Benoît.
Or, alors même qu’il entend transmettre la tradition de l’Orient, l’auteur des Institutions et des Conférences triche souvent avec l’exactitude historique. Son expérience de vie semi-anachorétique déteint sur sa présentation de l’idéal cénobitique. Pour lui, en effet, ce dernier consiste moins dans la koinônia comme telle que dans l’éducation du moine appelé par l’Esprit au « seul à seul » avec Dieu, à ce point que « la mission de la communauté n’est jamais si parfaitement accomplie qu’à l’heure où, s’effaçant, elle remet au Christ le solitaire qu’elle n’a formé que pour lui [6] ». Notons ce déplacement de la préoccupation centrale. La vie intérieure du moine, sa patience, son éducation aux mœurs spirituelles, par-dessus tout son expérience du « seul à seul » deviennent le but essentiel des activités communes. On devine la couleur que revêt, de ce fait, l’obéissance : l’ordre du responsable est reçu comme un instrument de premier prix pour l’éducation spirituelle que l’Abbé, Père et Maître, a mission d’accomplir chez ceux qui librement se confient au monastère. D’où un accent bien particulier sur sa valeur ascétique [7], inséparable de cette conception du supérieur « père dans l’Esprit ». D’emblée, la Regula Magistri voit l’obéissance dans cette perspective. Le chapitre VII la lie d’ailleurs à l’humilité [8]. L’Abbé est à la fois Docteur et représentant du Christ [9].
Adoucie, privée de son insistance sur la qualité de Docteur donnée à l’Abbé, mais néanmoins toujours tributaire des idées de Cassien, cette vision imprègne la Règle de Benoît. Le chapitre V de celle-ci deviendra un des guides principaux de la pratique de l’obéissance dans les monastères d’Occident [10]. Obéissance exigeante, en dépit de sa gêne devant la comparaison avec le martyre si chère à la Regula Magistri. Et bien qu’à l’encontre de celle-ci on hésite devant l’idée d’une véritable substitution de la volonté du maître à celle de son disciple, le portrait de l’Abbé est celui d’un Maître dans lequel se sacramentalise l’action du Christ éduquant les siens, les conduisant à leur perfection.
On corrige toutefois la Regula Magistri sur un point essentiel : le rôle des relations fraternelles. Déjà le Maître traitait de l’appel de tous les frères en conseil. Mais on entend maintenant insister sur le besoin de lier les frères entre eux. Cela se réalise au niveau élémentaire de rapports fraternels empreints de politesse, de savoir-vivre et de respect. Mais il faut dépasser ce registre et s’entraider jusque dans ce bien qu’est l’obéissance [11]. Pourtant, même là, on respecte les hiérarchies : le jeune obéit à l’ancien, car la perspective reste celle de l’éducation. Bien qu’elle nuance considérablement la Regula Magistri, la Règle de Benoît continue sans nul doute de situer l’obéissance plus dans l’optique de la relation du disciple au maître que dans celle de la koinônia.
Deux visages complémentaires de l’obéissance
On ne peut qu’admirer la grandeur d’une telle obéissance. Il importe toutefois de bien percevoir que cette conception ne résume pas à elle seule le contenu de l’antique littérature monastique. Elle court en parallèle avec une autre tradition, que nous trouvions chez Pachôme et chez Basile et qui affleurera de nouveau. Or il est inexact de dire que ces deux visages de l’obéissance se distinguent selon des degrés de perfection, l’une étant plus « mystique », l’autre plus « sociale ». Elles diffèrent en fonction de l’angle sous lequel chacune aborde la totalité de l’Évangile. Pachôme et Basile voient dans la « suite du Christ » avant tout l’effort pour vivre à fond le fruit ecclésial de la Pâque tel qu’il éclate à la Pentecôte : mystère d’une réconciliation fraternelle au creux de laquelle brille la réconciliation de chacun avec Dieu. Cassien, la Regula Magistri, la Règle de Benoît y voient surtout le prolongement de l’attitude des disciples écoutant le Maître sur les routes de Galilée, se laissant envahir par sa Parole, puis se mettant à l’école de son Esprit. C’est pourquoi, alors que les premiers font du supérieur avant tout un responsable de la « communion fraternelle », les seconds en font surtout un Maître, un Docteur qui agit « en tenant la place du Christ ». Inutile de chercher à opposer ces vues. Toutes deux rejoignent le mystère chrétien en son centre même.
La différence des accents trahit néanmoins une différence de tempérament spirituel. Certains veulent suivre le Christ en entrant dans la communion de sa volonté à celle du Père : « Que ta volonté se fasse, non la mienne ». Cette communion fait le salut des hommes. D’autres veulent le suivre par l’entrée dans sa démarche de communion fraternelle et d’amour : « Ayant aimé les siens qui étaient dans ce monde, il les aima jusqu’à la fin ». Cette communion accomplit la volonté du Père. A cause précisément de ces points d’insertion différents dans le radicalisme de la démarche de Jésus, le rôle médiateur du supérieur et la valeur de l’obéissance à ses décisions sont perçus diversement. La première vision est plus pyramidale : elle met l’axe de la « suite du Christ » dans la relation toute spirituelle à un homme qui représente le Christ, et de cette relation première résulte celle qui unit entre eux tous ces disciples du même maître. La seconde est plus concentrique : le supérieur se situe au centre de l’effort collectif de recherche de la volonté du Seigneur. Question d’accent, redisons-le. Car chacune de ces deux traditions assume l’intuition de l’autre, mais en la soumettant à la priorité de sa propre conception de la « suite du Christ ».
Or il nous semble que, selon des équilibres divers et des symbioses variées, dans des tissus d’incarnation conditionnés par le contexte sociologique ou culturel des fondations, ces deux grandes visions demeurent présentes tout au long de l’histoire. Parfois elles assumeront, en lui donnant sa sève, l’engagement dans une tâche apostolique qui prendra bientôt place parmi les traits majeurs de certains groupes religieux. Parfois, au contraire, elles seront assumées par lui. Nous n’en donnerons que deux exemples : l’entreprise des Mendiants, spécialement des Frères Prêcheurs, et celle de la Compagnie de Jésus [12].
L’obéissance dominicaine
En jonction étroite avec la fermentation sociale du Moyen Âge, les Ordres Mendiants font pénétrer dans la pratique de l’obéissance, d’une façon plus ou moins profonde selon les fondateurs, les exigences de l’idéal démocratique en germe dans le mouvement communal. Dominique surtout construit ce que l’on a appelé « une cathédrale du droit constitutionnel » (Leo Moulin). Tendu vers la « sainte prédication » (donc vers une tâche précise, ce qui tranche sur la vie monastique classique), son Ordre aura pour idéal de renouer avec la vita apostolica intégrale dont témoigne l’Écriture. La Parole de Dieu, vécue dans la koinônia fraternelle la plus étroite, méditée et célébrée dans l’étude et la liturgie, annoncée « jusqu’aux extrémités de la terre », sera au cœur de la préoccupation des Prêcheurs. Dès l’origine, l’Ordre se donne un style de rapports fraternels où l’attention au pouvoir des Frères, actualisé dans les Chapitres et par l’élection à tous les niveaux, constitue l’assise fondamentale du gouvernement. Les aspirations de chacun se manifesteront non seulement par le choix des supérieurs, mais même par la fonction des « définiteurs » (élus eux aussi), qui ont pouvoir de faire les lois régissant le groupe.
« Koinônia » au service d’un projet de vie apostolique
Le supérieur se trouve ainsi au centre des dynamismes et des vouloirs de la fraternité. Il est, au sens le plus strict, celui qu’elle s’est donné pour qu’il l’aide dans la réalisation la plus parfaite possible du projet de « vie apostolique ». Aussi les Constitutions primitives prévoient-elles que les définiteurs du Chapitre provincial pourront démettre le Prieur provincial « si, ce qu’à Dieu ne plaise, il se révèle incorrigible » ; de même les définiteurs du Chapitre général pourront déposer le Maître de l’Ordre après mûre réflexion et dans des circonstances graves. On ne saurait être plus dépendant des frères ! Néanmoins, au supérieur ainsi élu et contrôlé par la communauté fraternelle, Dominique veut que l’on promette une obéissance stricte.
La dimension démocratique de la « vie apostolique », en reportant sur la communauté les décisions essentielles à la ferveur et à l’activité apostolique communes, ne diminue donc en rien l’importance du supérieur. Il est d’ailleurs significatif que la formule dominicaine de profession soit une promesse d’obéissance au Maître de l’Ordre. Tout comme il est essentiel de noter que le Prologue des Constitutions primitives débute par ces lignes :
Puisque la Règle nous fait précepte de n’avoir qu’un cœur et qu’une âme dans le Seigneur, il est juste que, vivant sous la même Règle, liés par les vœux de la même profession, nous nous trouvions également unanimes dans l’observance de notre religion canoniale, en sorte que l’unité que nous devons conserver dans nos cœurs soit réchauffée et représentée au-dehors par l’unanimité de nos mœurs...
Cependant, que le supérieur ait en son couvent pouvoir de dispenser les frères chaque fois qu’il l’estimera convenable à la prédication ou au bien des âmes, puisqu’on sait que notre Ordre, dès le début, a spécialement été institué pour la prédication et le salut des âmes et que notre effort doit tendre par principe, avec ardeur et de toutes nos forces, à nous rendre capables d’être utiles à l’âme du prochain.
La jonction de ces deux paragraphes, l’un littéralement transcrit des Coutumes de Prémontré, l’autre propre aux Prêcheurs, nous paraît éclairante. L’obéissance au supérieur, fermement maintenue, disions-nous, bien qu’enserrée dans le jeu d’institutions démocratiques précises, est à situer dans cette intention d’ensemble qui préside à la rédaction du livre des Constitutions. Elle apparaît avant tout comme un instrument au service d’un projet de « vie apostolique » refusant de séparer la koinônia fraternelle, soulignée par le texte de Prémontré, d’un amour apostolique des hommes débordant les frontières de la communauté et vigoureusement rappelé par ce que les rédacteurs dominicains ajoutent au texte qui leur sert de canevas. Certes (qui oserait le mettre en cause ?) la dimension mystique de l’obéissance est ici implicitement assumée, tout comme sa valeur ascétique pour la formation d’un apôtre oublieux de lui-même et dévoré par l’amour d’autrui. Mais elle n’occupe pas l’avant-plan.
Nous trompons-nous en affirmant que nous sommes dans la ligne du Pachôme et du Basile des toutes premières intuitions, mais intégralement relue en fonction à la fois d’un nouveau contexte socio-ecclésial et de l’ouverture de la « vie apostolique » sur une tâche « apostolique » particulière, la tournant donc vers un service plus large que celui de la seule fraternité religieuse ? Obéissance plus fonctionnelle ? Oui, mais qui n’a rien d’un « moyen » simplement motivé par des mobiles platement utilitaires. Elle ne vise rien d’autre que la fidélité de tout le « corps apostolique » (le couvent, la Province ou l’Ordre) à l’appel de l’Esprit Saint. Le bien commun – cette expression redoutée de certains théologiens de l’obéissance – que le supérieur reçoit mission de servir culmine dans la fidélité commune, à laquelle, on le devine, la sainteté personnelle de chaque membre et son passage dans la kénose du Christ ne sont pas étrangers.
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[1] K. Rahner, s.j., « À propos de l’obéissance religieuse », dans Mission et grâce, II : Serviteurs du Peuple de Dieu, Paris, 1963, 139.
[2] Les mutations dans le style d’habitat, la non-convergence des horaires, etc., imposent aujourd’hui de nouvelles exigences où la charité est impliquée tout autant que le souci du bien commun. Ainsi : exigence d’un certain silence qui respecte la solitude des autres frères, d’un savoir-vivre qui allège le poids de la promiscuité, d’une régularité aux actes communs qui permette à la petite communauté une prière régulière, d’une discrétion interdisant d’imposer le fardeau d’une présence trop régulière de ses propres amis, etc.
[3] Ceci est bien mis en relief par A. Veilleux, « La théologie de l’abbatiat cénobitique et ses implications liturgiques », dans Vie Spirituelle Supplément, 21 (1968), 359-362.
[4] J. Gribomont, « Obéissance et Évangile selon saint Basile le Grand », dans Vie Spirituelle Supplément, 6 (1952), 203.
[5] Ibid., 214.
[6] A. de Vogué, « Monachisme et Église dans la pensée de Cassien », dans Théologie de la vie monastique, Paris, 1961, 238.
[7] Jean Cassien, Institutions cénobitiques, IV, 8-9 (trad. « Sources chrétiennes », 109, Paris, 1965, 131-133).
[8] « Le premier degré d’humilité est l’obéissance sans délai » (7, 1 ; « Sources chrétiennes », 105, 381).
[9] Regula Magistri 2, 2 ; etc. (ibid., 350).
[10] La Règle de saint Benoît (« Sources chrétiennes », 181), t. 1, 465-469.
[11] Ch. 71, 1-4 ; « Sources chrétiennes », 182, 669.
[12] Cette section n’est pas reproduite dans l’extrait que nous publions (N.D.L.R.).