Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Vie religieuse et mutations actuelles

Édouard Pousset, s.j.

N°1976-1 Janvier 1976

| P. 21-37 |

Il est question dans cet article des interrogations d’aujourd’hui à la vie religieuse. Au début, quelques paragraphes plus philosophiques éclairent la démarche logique de l’auteur. La prise au sérieux des conditions de vie a entraîné des transformations dans la manière de vivre la pauvreté religieuse. Des mutations se vivent actuellement au niveau de l’affectivité humaine et à celui de la liberté dans ses aspirations les plus confuses. Chasteté et obéissance sont appelées à être vécues dans une vérité humaine suffisante, sous peine de ne pas pouvoir surmonter les crises. En tout ceci, il s’agit d’une étape d’analyse fondamentale pour discerner les lieux où se passent les véritables mutations. Cela peut aider au discernement des chemins renouvelés par lesquels l’Esprit de Dieu veut mener la vie religieuse aujourd’hui et demain. Ces pages s’achèvent par une invitation à « être mis en état de commencement », pour laisser Jésus-Christ et son Évangile prendre davantage corps en nos vies dans ces situations nouvelles.

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La vie religieuse a beaucoup entrepris dans les années qui ont suivi le Concile. Elle a établi, en son sein, des conditions de vie très différentes de naguère, elle a créé des rapports nouveaux entre les personnes, elle a pris des initiatives apostoliques. C’est cela même peut-être qui la place aujourd’hui dans la délicate nécessité de se réinventer.

Les deux textes déjà donnés à Vie consacrée, en 1969, « Existence humaine et vœux de religion [1] », et en 1972, « Religieux et chrétiens dans le monde [2]  », demeurent comme un fondement des analyses ici proposées. C’est une attention renouvelée qui monte des convictions essentielles alors exprimées, et qui, dans l’aujourd’hui, cherche à comprendre ou du moins à pressentir ce qui nous est demandé.

Ce sont toujours nos vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance qui fournissent un fil conducteur. Car ils sont, comme il le fut montré, des décisions insolites et, par cela même, significatives sur le terrain des grands enjeux et des grands intérêts de la vie.

I. L’héritage du passé et l’importance des conditions

L’Église de France, depuis quarante ans (et le mouvement s’est accentué depuis la guerre), a été saisie d’un renouveau dans son effort pour évangéliser. Ce qui a dominé, dans cet effort, c’est le souci d’être présent dans l’univers des travailleurs, né des grandes innovations du XIXe siècle industriel. On peut tenir pour fâcheux et désastreux de poser les problèmes d’évangélisation en termes de « aller vers », car cela veut dire que les porteurs de l’Évangile n’étaient pas là où étaient les hommes. Mais cette problématique correspond à une situation de fait et on ne supprime pas le fait en modifiant la formule. Cela dit, il y a lieu de penser que les efforts du passé récent sont en train de produire une situation nouvelle de l’Église, ou du moins de beaucoup dans l’Église, si bien qu’il faudra veiller de plus en plus à ne pas se laisser enfermer dans des mots qui correspondaient à la problématique d’hier.

Mais l’Église reste en situation d’avoir à « aller vers », notamment à l’égard de tous ceux qui sont atteints par l’érosion de l’incroyance, laquelle se poursuit continûment du seul fait de la pratique intellectuelle et de l’activité technique, à tous les niveaux où les hommes d’aujourd’hui se concertent et travaillent. Des mondes humains se sont créés, étrangers ou même imperméables aux langage et habitudes d’esprit formés par l’histoire passée de l’Église.

Dans cet effort vers, l’Église, disons les hommes d’Église que nous sommes ont découvert et découvrent l’importance des CONDITIONS produites par l’histoire [3].

Cette découverte a entraîné deux conséquences sur lesquelles il n’y a pas lieu d’insister, tant elles sont connues de tous :

  • nécessité de partager les conditions de vie des gens,
  • nécessité de lutter avec les autres pour transformer les conditions : changer, par une action poursuivie dans l’histoire, les conditions produites par l’histoire. Ce devoir trouve son premier terrain d’application dans les luttes sociales, mais il s’étend à bien d’autres domaines.

Tantôt renforcée, tantôt handicapée ou même compromise par des ferments et des réalités qui n’ont rien à voir avec l’Évangile, cette pratique évangélique de l’Église, tant sur le terrain des réalités sociales que dans les domaines où s’exerce la recherche intellectuelle, a conduit celle-ci à se rendre compte qu’elle était dans l’obligation de recréer intégralement ses propres modes de penser. Entreprise d’une difficulté encore inégalée, dans l’ordre de la recherche philosophique et théologique, et qu’il est bon de souligner ici parce que beaucoup de religieux sinon d’instituts entiers sont directement concernés par elle.

L’intelligence de la foi : nouvelles tâches

Il s’agit donc des problèmes posés à l’intelligence de la foi (c’est-à-dire du rapport des hommes à Dieu dans l’intégralité de leur existence), par le surgissement des conditions dans le champ de conscience de l’Église.

Non seulement l’homme est à comprendre selon une nature et des essences, mais selon des conditions qui, tout en étant produites par l’histoire, c’est-à-dire par les hommes, exercent, à une époque donnée, une action décisive et durable non seulement sur les facultés qui commandent l’agir de ceux-ci mais sur leur être même. Pour la pensée indépendante des institutions de l’Église, la chose n’est pas nouvelle : elle remonte au moins à l’époque de Karl Marx, sinon plus haut. Mais comme urgence à laquelle l’Église ne peut plus échapper, elle est relativement récente et elle demeure comme une dette non soldée. Dette : nous contractons des obligations envers nous-mêmes et envers notre temps, du seul fait que nous sommes des hommes de ce temps-là. Dette non soldée : parce que nous n’avons pas encore pu généraliser dans l’Église un langage qui dise, de manière claire et sans trahir ce que l’Église pense d’elle même, le fondamental (ce qu’on désignait par des termes comme nature, essence, dépôt de la foi) dans les conditions mêmes, et non « au-dessous » ou « à côté ».
Selon les tempéraments intellectuels, la formation antérieure, l’histoire personnelle ou les angoisses qui hantent l’inconscient, les uns s’emploient à tenir sur les choses de la foi des discours directement dépendants des présupposés et des méthodes de la sociologie, de la psychologie, de la linguistique... et de toutes leurs variétés (c’est-à-dire de pratiques intellectuelles s’appliquant à un domaine ou l’autre des conditions), et les autres s’essayent à dire le fondamental de l’homme, de notre rapport à Dieu et de la révélation, dans un langage qui s’ajuste vaille que vaille mais sans réussir, le plus souvent, à se recréer jusque dans les racines des problématiques et des processus d’analyse.
Les premiers « sonnent actuel » mais la foi y laisse souvent plus que des plumes ; les seconds « font traditionnel » et tiennent en général un langage assez correct quant à la foi, mais ne trouvent qu’une audience limitée à des cercles restreints, restés en relation vitale avec la tradition de l’Église.
Au niveau de ces remarques générales, il est difficile de dire des choses qui ne soient pas déjà perçues et connues. Du moins est marquée la place d’un souci et d’une attention. Pour l’heure, le problème que j’évoque est surtout ressenti par l’Église qui ne peut pas renoncer à un langage exprimant le fondamental, c’est-à-dire à un langage ontologique qui dise ce qu’il en est des hommes et de l’univers, quant à l’être et à la liberté radicale. Dans les instances séculières de la pensée, on n’a pas beaucoup (pour le moment) le souci du fondamental au sein des conditions. Les problèmes de l’homme dans le monde sont posés et traités au niveau des comportements... en attendant qu’on s’aperçoive qu’il est mortel pour les humains (et pas seulement du point de vue des intérêts spirituels de l’Église) de penser et d’agir comme si l’ontologie avait fait son temps.

Pauvreté

Née d’un réveil évangélique, la prise au sérieux des conditions a entraîné, à son tour, un renouveau des exigences évangéliques. Et cette perception des exigences s’est exprimée notamment dans tout ce qui s’est dit et se dit, dans les communautés religieuses, concernant la pauvreté :

  • partager les conditions de vie communes à tous et surtout aux plus démunis ou aux opprimés.
  • rompre avec un état de choses qui nous rend souvent solidaires de ceux au bénéfice desquels la société est organisée et fonctionne (on peut signaler au passage qu’une certaine tendance à l’idéologie (assez peu opérante) grève souvent les propos tenus sur ce chapitre).
  • participer réellement aux combats des hommes contre l’injustice économique et l’oppression. (Là se posent les questions à peine vues par les uns mais très graves pour les autres, qui tiennent au fait que le terrain des luttes sociales et politiques est largement occupé, en France, par les tenants de théories et de pratiques directement issues du marxisme).

Dans ce contexte produit à la fois par les idées et par des faits (avant tout, le fait que notre société est organisée et fonctionne d’une manière telle que de larges secteurs de travailleurs sont objectivement et continûment défavorisés par rapport à d’autres), la recherche évangélique d’une pauvreté plus grande voit peut-être se déplacer son centre de gravité : de la conversion personnelle par consentement à se laisser exproprier de ses propres instincts captatifs ou dominateurs, à l’engagement dans une lutte contre des structures et des institutions. Or il y a là un problème où a son mot à dire celui qui perçoit ce qu’il en est d’être évangélisé et d’évangéliser. La réflexion sur ce sujet pourrait suivre une double ligne de développement :

  • Dans la mobilisation des énergies collectives pour des combats collectifs contre des structures et des institutions tenant au « système » et non aux volontés individuelles, où mûrissent et se prennent les décisions ? On ne peut pas éliminer la question : qui décide ? Et on ne peut pas y répondre en évoquant le collectif. Cette question renvoie à des hommes et à des constellations d’hommes. C’est-à-dire que l’urgence de la conversion permanente est et demeure le corrélatif de l’urgence des combats à mener.
  • Les processus (combats, révolutions ou plus lentes transformations) visant à une libération des hommes par rapport à un état de choses dans une société engendrent,de soi, de nouvelles servitudes, un déplacement des exploitations et des oppressions plutôt qu’une diminution réelle de celles-ci. Sur ce sujet, la Bible fournit quelques « modèles » intéressants, et l’histoire commune aussi. On est donc renvoyé à la corrélation déjà mentionnée : luttes/conversion.

Dans ces solidarités vécues et ces combats pour une libération des hommes par rapport à une organisation sociale et des conditions inacceptables, nous rencontrons ceux que nous appelons « les plus pauvres » : marginaux ou personnes refoulées par la société qui en attend pourtant des services importants. Aujourd’hui, avant tout, chez nous, les travailleurs étrangers.

Pour la société, ces pauvres sont le témoignage permanent qu’elle n’arrive pas à prendre en charge, par ses organismes, ses institutions et ses finances, tous les problèmes qu’elle engendre du seul fait qu’elle existe, ni même les besoins vitaux de tous ceux dont elle ne peut pas, pourtant, se passer. Y a-t-il une société qui ne sécrète pas ses propres marginaux, ses « refoulés », des gens auxquels, objectivement, elle ne reconnaît pas des droits proportionnés aux services qu’elle tire d’eux ? Je ne le crois pas : l’histoire humaine, depuis les esclaves de Rome jusqu’aux travailleurs étrangers de chez nous, répond que non. Dans une société du type soviétique, ou dans une démocratie populaire, cette catégorie de personnes est constituée entre autres par ceux que l’État met en situation pénale ou semi-pénale en les déclarant « asociaux », « contre-révolutionnaires », etc.

Dès lors il est clair que les efforts et les luttes poursuivis pour changer les structures sociales ne suffisent pas : quelles que soient les structures, des « pauvres » sont engendrés par les sociétés.

Ces choses donnent à penser. Certes, par elle-même une marginalisation n’a aucune valeur : elle entraîne le plus souvent la misère. La « pauvre de Dieu » est, avant tout, celui qui ne « laisse définir son existence d’homme, son histoire et son avenir absolu que par rapport à Dieu, à sa venue, à son jour, à son Règne [4] ». Mais sera-t-on un tel pauvre, si l’on est bien intégré dans la société de son temps, et trop bénéficiaire d’une organisation qui se paye au prix de l’existence de marginaux, c’est-à-dire si on se laisse définir, au fond, par les normes de cette société, par ses lois, ses structures, son niveau de vie, ses idéologies et sa culture ?

Les Instituts religieux sont gênés du fait qu’il n’existe, dans la législation française, aucun concept juridique permettant à la société de reconnaître notre existence communautaire, laquelle ne correspond ni aux structures familiales ni à celles d’une entreprise à but lucratif.

Faut-il tout à fait le regretter ? Et si une normalisation intervenait dans ce domaine (ce qui est peut-être souhaitable), ne conviendrait-il pas que nous restions plus ou moins en difficulté avec la société civile, du point de vue de notre reconnaissance par elle ?

Toutes ces réflexions à partir de l’importance des conditions restent au fond dans la mouvance d’un état de choses qui a été produit par le XIXe siècle. Ce sont là des problèmes déjà bien connus sinon bien résolus ; et nous venons de dire qu’ils seront, en somme, des problèmes de toujours. Mais, à leur niveau, atteint-on vraiment les mutations qui sont en train de travailler sourdement tous les milieux et par rapport auxquels un langage marxiste (pour nous en tenir à celui qui se considère lui-même comme le plus à la page) ne serait pas moins en retard que le langage usuel de l’Église ?

Il nous faut entrer ici dans des problèmes déjà repérés, d’une certaine manière, mais dont il n’est pas sûr que nous ayons assez perçu les conséquences extrêmes.

II. Mutations actuelles

C’est peut-être là un terme excessif pour ce que l’on va dire ; mais dans ce cas, il faudrait conclure que l’analyse n’a pas suffisamment atteint son objet.

Mutation : le terme appartient au vocabulaire de la génétique et désigne des événements biologiques qui se produisent dans la vie embryonnaire commençante et affectent les structures élémentaires. Il désigne ainsi des événements difficilement décelables quand ils se produisent, mais très importants par leurs conséquences.

Pour percevoir la portée des mutations en cours, il faut avoir un passé et une tradition qui permettent de comparer leurs effets avec ce qui existait avant. Il faut aussi des moyens d’analyse adéquats. L’Église ne manque ni de passé ni de tradition ; mais les moyens d’analyse sont souvent en d’autres mains que les siennes. Ce qui n’arrange rien ; d’autant que ceux qui détiennent ces moyens sont eux-mêmes, le plus souvent, trop détachés d’un passé culturel conscient qui résiste vraiment à leurs entreprises intellectuelles quand ils se mettent à réinterpréter ce qui est arrivé avant eux. Ils opèrent sur le passé en fonction d’expériences et de points de vue actuels qui les empêchent de comprendre celui-ci comme il se comprenait lui-même quand il était le présent. C’est ici qu’une tradition vivante rend des services. Mais l’homme moderne est comme sans tradition et donc sans passé ; ce qui l’empêche de percevoir un peu nettement ce qui lui arrive. Cela ne contribue pas peu à un émiettement du savoir et de la culture et nous vaut une crise de première grandeur.

Mutations, disons-nous. En quoi consistent-elles ? Il est très difficile de le dire. Il s’agit certainement de l’affectivité humaine dans son enracinement sexuel et il s’agit de la liberté dans ses aspirations les plus confuses et qui s’expriment le plus souvent par des oppositions viscérales à une forme trop hiérarchique et organique des rapports sociaux, alors d’ailleurs que le système objectif des rapports sociaux, aujourd’hui, se hiérarchise et s’organise avec une rigidité qui laisse loin derrière elle les sociétés d’Ancien Régime.

Une approche peut être tentée, à partir de choses qui sont arrivées à beaucoup de religieux et autres membres du clergé.

En vue de l’évangélisation, des hommes généreux et résolus se sont enfoncés dans la tentative de partager et comprendre des conditions d’existence, des mentalités et des manières de raisonner qui étaient très étrangères à leur tradition et au milieu d’origine de la plupart d’entre eux. Ils ont voulu rencontrer des hommes, être homme avec eux. Ils ont noué des liens humains qui les ont pris corps et âmes ; ils ont découvert des êtres, des hommes, des femmes qui parlaient à leurs sens, à leur cœur et à leur esprit. Ils ont engagé leur liberté, avec eux, dans des luttes sociales et politiques, ou de grandes et graves aventures intellectuelles et spirituelles. On peut généraliser : aujourd’hui il est clair qu’il faut être et œuvrer sur le terrain de l’existence commune des hommes en entrant avec eux dans des relations humaines personnelles ou collectives où chacun risque son intelligence, son affectivité et sa liberté. Par relations humaines, on n’entend pas ici des manières d’être déjà plus ou moins objectivées et dont on parle surtout en termes de comportements : il s’agit de présence mutuelle les uns aux autres et telle que sont créées des situations irréversibles, parce que l’affectivité, l’intelligence et la liberté parlent, décident et s’engagent (de manières d’ailleurs très diverses, et à bien des niveaux, s’entend).

C’était là déjà, peut-être, la condition des apôtres aux premiers siècles de l’Église (sous des modalités différentes), mais ce n’était certainement pas celle des religieux et des prêtres avant la dernière guerre mondiale et dans les siècles précédents. Ils exerçaient alors et avant tout des fonctions ; ils accomplissaient des services. Et c’est comme tels qu’ils rencontraient les gens, chrétiens ou non. Aujourd’hui, on attend d’eux, d’abord, qu’ils prouvent l’intérêt de leur foi et de leur doctrine par leur manière d’être dans la vie et leur capacité à résoudre les problèmes simples et majeurs de l’existence, dans lesquels la plupart de nos contemporains se sentent en grave difficulté sinon tenus en échec : liberté dans l’usage des biens, justice dans l’accès à ces mêmes biens, vie affective, liberté personnelle et contraintes sociales.

La nouveauté de la situation s’est signalée notamment par des drames (échecs ou non, je ne sais) que chacun connaît. Il était impossible que de telles réalités humaines ne fassent pas voler en éclats la vie religieuse d’un homme qui avait fait des vœux, si cette vie religieuse n’était pas déjà assez enracinée dans l’épaisseur d’une existence humaine suffisamment sentie, comprise et assumée selon les composantes personnelles et sociales de la vie du cœur (affectivité), de l’intelligence et de la liberté.

C’est là un problème qui s’énonce dans les termes les plus simples :

Si la vie spirituelle d’un religieux et son vœu de chasteté n’ont pas été le lieu d’une vérité humaine suffisante pour sa réalité d’être sexué, celui-ci ne peut pas surmonter la crise produite, dans sa tentative généreuse d’évangélisation, du seul fait de la rencontre d’hommes et de femmes de chair et de sang. Si la vie spirituelle d’un religieux et son vœu d’obéissance n’ont pas été le lieu d’une suffisance vérité humaine pour sa liberté personnelle au sein de rapports avec ses compagnons et ses supérieurs, celui-ci ne peut pas ne pas trouver infiniment plus vrais et plus significatifs pour l’homme et même le chrétien qu’il essaye d’être, les aléas, les enjeux et les responsabilités d’un combat social ou politique.

L’aggiornamento de l’Église a donné lieu, après le concile, à un certain renouveau des instituts religieux. Les chapitres généraux se sont attelés à cette tâche avec courage et ardeur spirituelle, non sans un succès relatif. Cette rénovation était indispensable tout simplement pour que puissent continuer de vivre ceux et celles qui se trouvaient déjà dans ces instituts, et pour que d’autres puissent y entrer sans subir une brisure interne irrémédiable. On ne saurait assez estimer l’importance des résultats obtenus et la chance qu’ils constituent quant à l’avenir. Mais il est de plus en plus clair que cette rénovation reste sans proportion avec les réalités qu’on a évoquées. Entrons maintenant dans des analyses plus détaillées.

A. Rappel du passé

Les membres d’une communauté se trouvaient unis entre eux sur la base du service divin et du service apostolique du prochain. Et l’affectivité des personnes s’investissait principalement dans le dévouement et la fidélité requis par ces services, avec un oubli de soi dont la contrepartie était le sentiment de cette fidélité à Dieu dans la foi et l’amour surnaturel. Peu ou pas de souci de l’épanouissement personnel. Cela a donné des réussites de haute qualité spirituelle, avec une authenticité humaine sobre mais réelle et une vraie intelligence d’autrui. De quoi les plus jeunes parmi nous ne perçoivent pas toujours la valeur parce qu’ils réinterprètent les contenus en fonction des conditions où ces réussites ont été réalisées, conditions qu’ils estiment insupportables pour eux-mêmes (ce qu’elles seraient en effet pour eux). À côté de ces réussites, beaucoup d’existences un peu éteintes ou ternes, sans grande personnalité, ou même marquées par des compensations inconscientes qui maintenaient les personnes en deçà d’une authenticité humaine suffisante. Mais, dans les cadres fermes de la vie religieuse d’alors, ces inconvénients n’étaient pas toujours ressentis socialement comme très graves, parce qu’ils n’empêchaient pas les personnes d’assurer des fonctions et des services généralement appréciés et en tout cas presque indispensables pour les sociétés de ces époques.

Une analyse du même genre peut être faite pour ce qui concerne la liberté dans le rapport de subordination qui prévalait alors [5]. C’est beaucoup plus au représentant d’une fonction qu’à un homme qu’avait affaire le religieux dans sa relation d’obéissance. Cette situation a d’ailleurs donné des réussites admirables, parce que la foi du religieux entendait dans la voix de son supérieur la voix de Dieu et n’avait pas besoin de passer par la médiation d’une relation humaine très développée avec celui qui représentait ainsi l’autorité divine. L’intelligence, le cœur et la volonté du religieux obéissant s’investissaient par la foi dans une adhésion à Dieu reconnu présent et manifesté par la volonté du supérieur, quoi qu’il en soit de la pauvreté, voire de la contrefaçon de la relation vécue avec celui qui parlait et gouvernait au nom de Dieu. Mais il est clair aussi que cette situation a été le terrain où ont végété ou trop souffert des personnes diminuées ou brimées. Dans ces échecs ou ces demi-réussites, les cadres de la vie religieuse permettaient à une docilité réelle, sinon à un certain conformisme, de dissimuler la réalité, même à l’insu des intéressés. Et même si ces derniers stagnaient plus ou moins, les inconvénients, au plan social, n’en étaient pas insupportables, parce que les hommes attendaient des religieux, avant tout, des services ; et ces services étaient rendus même par des personnes souffrant d’une situation plus ou moins fausse. Il n’en va plus ainsi. Quand on attend de religieux une certaine authenticité et qualité de la vie, les graves difficultés que nous évoquons ici ne se règlent pas par voie de compromis permettant au mieux de remplir son office, quoi qu’il en soit par ailleurs.

B. Le présent

Ce rappel du passé, si tant est qu’il soit exact, indique lui-même ce qui travaille la vie religieuse aujourd’hui, dans l’obscure profondeur où se produisent des mutations.

L’affectivité, hyperdéveloppée ou même attisée du fait de l’inflation énorme qui sévit dans les représentations de la conscience, s’investit pour son propre compte dans les relations que les religieux et les religieuses entretiennent entre eux et avec les autres. Il y a là certes un excès ; mais il y a aussi la vérité de temps nouveaux. Le renoncement qu’introduit dans la vie le vœu de chasteté se vivra de moins en moins par le silence et dans la solitude, et de plus en plus en faisant face aux désirs avoués des cœurs et des corps. Il faudra une ascèse qui vive ce paradoxe grâce à une meilleure intelligence de l’homme et de la foi, et qui évite, autant que faire se peut, trop de refoulements et de compensations inconscientes. Au plan d’une réalisation sociale, une chasteté vécue dans ces conditions est une réussite plus difficile et plus aléatoire que dans les conditions et habitudes de naguère ; au moins pendant la période nécessaire à l’implantation de nouveaux jugements spontanés, de nouvelles évidences et de nouvelles habitudes, tant chez les religieux que chez les laïcs mariés.

On peut faire sentir l’acuité des problèmes qui se posent aux religieux d’aujourd’hui à l’aide de deux notions, l’une et l’autre essentielles pour comprendre ce qu’est la liberté. Pour tous aujourd’hui, il est immédiatement clair que la liberté se pose par un acte de se décider elle-même, en pleine et entière responsabilité, et non sous l’influence d’autrui : être soi par soi. Cette définition est vraie, mais elle est formelle et ne livre pas le contenu effectif d’une liberté qui existe en vérité. Libre, on l’est non pas seulement par décision de soi-même envers soi-même, mais dans et par une relation à autrui. Et le contenu ultime de cette relation c’est le consentement mutuel à être par l’autre. Tel est le fond de notre liberté absolue, c’est-à-dire par rapport à Dieu ; mais notre liberté en situation humaine est finalement du même ordre : être soi par un autre. D’ailleurs cet autre n’est jamais lui-même que comme médiation vers Dieu, sacrement de la présence de Dieu et visage de cette présence. Il y a donc deux aspects, et ils sont dans une contrariété très paradoxale :

Condition de la liberté : être soi par soi.
Vérité ultime de la liberté : être soi par un autre, autrui, Dieu.

L’idée régnante en matière de liberté revendique, contre un passé qui se fait encore sentir, la pure et simple détermination de soi par soi et ignore à peu près tout du secret de la pleine liberté : être soi par un autre dans la vérité et un amour mutuel. La véhémence de cette réaction contre le passé pourra finir par s’atténuer ; mais le problème lui-même de la liberté et de l’obéissance demeurera, plus difficile que jamais, parce qu’il s’accommodera moins que jamais de solutions de compromis, dès lors que l’authenticité humaine et spirituelle des relations vécues passe au tout premier plan des exigences de la conscience sociale moderne. Il s’agit en effet de vivre dans l’unité les deux côtés d’un singulier paradoxe ; être soi par soi en étant soi par un autre. On y réussissait, naguère, en faisant plus ou moins abstraction de la requête d’autonomie personnelle, responsable, et en faisant abstraction, aussi, de la personnalité du supérieur en qui on reconnaissait la volonté de Dieu. Cette double abstraction devient impossible : le renoncement que requiert toujours l’obéissance religieuse a et aura de plus en plus à se vivre par la médiation de la relation humaine entre la personne qui doit être libre en son obéissance et celle du supérieur qui ne doit rien moins que rendre perceptible la présence divine dans cette relation même ; c’est-à-dire faire en sorte que lui-même et le religieux se reconnaissant l’un l’autre comme tenus par une même vérité découverte ensemble et acceptée. Impossible qu’il en soit ainsi sans une suffisante qualité et authenticité de la relation humaine engagée dans cette affaire ; mais c’est là une exigence plus difficile à tenir que de faire à peu près abstraction de la contingence des hommes en présence. Aussi il est à prévoir que ce défi trop difficile va faire entrer l’obéissance religieuse dans une assez longue crise (on y est déjà), et le nombre de ceux qui penseront pouvoir le relever sans trop biaiser va aller diminuant, au moins pour un temps.

III. Vers l’avenir

Il y a longtemps que s’est élevée, dans notre histoire occidentale, la voix de l’individu s’affirmant comme sujet raisonnable autonome. Kant, pour ne parler que de lui, a même tenté d’aller jusqu’au bout de cette affirmation. Mais outre qu’il l’a fait essentiellement par la pensée et par une pensée qui est loin d’avoir eu tout de suite un impact social très général, il l’a fait en assumant avec beaucoup de sérieux les exigences de la raison, c’est-à-dire en acceptant de passer par beaucoup de médiations tant dans la pensée que dans l’agir. Aujourd’hui la volonté d’être soi-même par libre détermination de soi jaillit dans la conscience comme projet ou revendication tout à fait immédiats de l’individu. Cette revendication a un impact social très fort et très général, mais elle souffre d’un manque : elle n’a pas une idée suffisante des exigences auxquelles elle doit faire face pour éviter la destruction de soi comme de la communauté. Ce fait massif a certes une histoire : ce n’est pas une génération spontanée ; mais cette histoire n’est pas présente à la conscience au point d’imposer comme règle à cette dernière le propre devenir de ce fait. La conséquence en est qu’un chacun perçoit d’emblée l’ordre des choses existant comme tout à fait contestable, et comme meilleures les idées qui lui viennent à l’esprit. Cela crée partout un climat social difficile et neutralise souvent les entreprises de rénovation nécessaires. C’est dans ce climat qu’il faut vivre les difficiles réalités que nous avons désignées par le terme de relations humaines. Il en résulte, surtout pour ceux qui exercent une quelconque responsabilité sociale ou une autorité, une existence éprouvante en permanence, c’est-à-dire usante. En outre, tous ceux qui, dans une telle situation humaine de bouleversements profonds et mal analysables, doivent faire marcher les services existants (écoles, hôpitaux, organismes d’assistance sociale, paroisses, services diocésains, mouvements...) sont sourdement envahis par le sentiment tenace que l’essentiel se passe ailleurs, que l’avenir se fait ailleurs et qu’ils gèrent un monde finissant. Ce sentiment redouble l’action érosive de l’usure.

Le résultat est qu’un grand nombre de personnes sur qui on peut compter (suffisante santé, force morale, profondeur de l’engagement religieux personnel...) ne voient plus le sens de leur vie religieuse et ont comme l’évidence que leur vocation fait naufrage dans l’océan des difficultés de la fonction qu’ils continuent d’assumer avec courage d’ailleurs et dévouement.

Ajoutées aux analyses qui ont précédé, ces notations pourraient faire penser que la situation est vraiment sombre. Elle l’est, si l’on veut ; et, en même temps, cela ne veut rien dire. Car la réalité, c’est que la vie religieuse, aujourd’hui, dispose de ressources de très grande valeur chez ceux-là, précisément, qui sont travaillés par ces mutations ou menacés par l’usure. Chacun, ici, voit les choses en fonction de sa pratique et il sera tenté de montrer des raisons d’espérer là où une initiative heureuse ou un effort tenace connus de lui auront fait jaillir un filet d’eau, voire une petite source. Rien de plus important qu’une pratique, certes. Mais elle est toujours particulière, et il n’y a pas à proposer ici une voie plutôt qu’une autre. Il est toutefois quelques convictions qui paraissent de première importance. Et voici quelques-unes que nous partageons avec certains et certaines.

Les ressources pour créer l’avenir sont abondantes et même insoupçonnées. Mais il ne paraît pas qu’on réussira à les préserver et développer vraiment si l’on pose les problèmes de la vie religieuse aujourd’hui et demain en termes d’adaptation des Instituts existants à la vie moderne. Cette adaptation sera la conséquence d’une créativité dont je vais essayer de parler ; elle ne sera pas une condition préalable, parce que, sans créativité, elle ne se fera aucunement. L’adaptation minimum préalable, comme condition nécessaire à la vie des personnes dans leurs communautés, a été faite dans les années qui ont suivi le concile. Tout le monde sait que ce n’est pas un traitement suffisant des problèmes. Mais si on persévère dans la voie de l’adaptation sans passer par une créativité aussi souhaitable qu’impossible à organiser, on va vers des déboires.

Cette créativité, c’est avant tout une affaire d’élan et d’espérance. Élan désigne plutôt énergie et vigueur humaine jaillissant d’une vie suffisamment authentique, dans des conditions objectives de vie pas trop faussées par des états de fait quasi insupportables. Espérance : c’est la vertu chrétienne qui se greffe sur cet élan et se nourrit dans la familiarité du Seigneur vraiment connu et reconnu présent ici, aujourd’hui, parmi nous. Elle suppose une conviction qui n’a rien concédé à notre époque en ce qui concerne la prière et l’Eucharistie. Si, sur ces deux points, on a trop de problèmes ou de questions préalables, ou si l’on est « en recherche », comme on aime dire aujourd’hui, eh bien, qu’on attende ! Mais cela veut dire qu’il n’y a rien à espérer pour le moment en matière de créativité pour la vie religieuse de demain ni non plus pour l’évangélisation aujourd’hui, d’ailleurs.

Qui est créatif ? Les personnes, et surtout, aujourd’hui, les constellations de personnes, c’est-à-dire des personnes qui se sentent et se savent d’accord sur un certain nombre de présupposés théoriques et pratiques et qui se le montrent les unes aux autres par leur manière de parler et de se conduire. De telles constellations peuvent se former soit au sein d’un même Institut, soit entre des membres de plusieurs Instituts, ce qui est préférable, sans doute. Car elles permettent de vivre dans une liberté pratique par rapport à la question de la survie de l’Institut auquel on appartient soi-même. Or je crois qu’il importe à l’avenir de la vie religieuse, c’est-à-dire à l’activité créatrice d’aujourd’hui susceptible de produire cet avenir, de ne pas bloquer pratiquement deux questions distinctes : cet avenir et la survie de nos Instituts.

Ce à quoi il faut tenir et ce sur la base de quoi il faut travailler, ce sont les fleuves spirituels qui coulent dans l’Église : les écoles spirituelles, pour employer un terme moins vivant.

L’Évangile se vit en fait et concrètement dans des manières de vivre qui ont jailli dans l’Église avec les Benoît, les François d’Assise, Dominique, Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila, Jean de la Croix et d’autres. Cela est essentiel. Et il n’y a de créativité qu’à partir d’une conviction forte et fondée au sujet du fleuve spirituel auquel on appartient. On peut douter des chances de l’Institut auquel on appartient ; mais le fleuve spirituel sur lequel il nous fait naviguer, y croit-on ou non ? Est-il tari ou coule-t-il encore à plein bord ? Cette question est préalable et décisive.

Mais, pour continuer avec la même image, un fleuve ne coule pas n’importe où, en surface. Il coule dans un lit, même s’il a de très nombreuses ramifications. Le lit principal, c’est toujours un Institut, ou plusieurs. Si, par exemple, les fils de saint François ne croient plus vraiment dans les chances de leurs Instituts, la spiritualité et l’esprit franciscains sont, je pense, directement menacés. A eux de nous dire s’ils pensent que l’évangélisme franciscain n’a plus rien à dire aux hommes d’aujourd’hui.

Il est possible que la réponse soit non. Ce n’est pas moi qui peut le dire, ni non plus la plupart d’entre nous, ce sont eux. Si c’est non, il faut se soumettre à la volonté de Dieu qui est encore plus importante que l’histoire franciscaine ; et, avec humilité et grande action de grâces pour tant et tant de choses réalisées dans le passé et jusqu’à maintenant, il faut accepter que quelque chose de très grand meure dans l’Église. J’en dis autant pour les autres courants spirituels. Si en ce qui concerne le fleuve ignatien dont je dois porter la responsabilité, à ma place, ma réponse était non, je ne crois pas que j’aurais la force de parler. Qu’aurais-je à dire ? A moins de me sentir le charisme d’un initiateur.

Un courant de spiritualité et un Institut qui s’en nourrit sont une manière de vivre et de proposer l’Évangile ; et c’est pourquoi l’attachement qu’on leur porte reconduit à l’Évangile qui, à son tour, nous fait réinventer la vérité d’une manière d’être et de vivre selon l’Évangile.

L’Évangile entendu et cru met en état de commencement par une force créatrice communicative dont l’origine et la fin ultime restent mystérieuses, mais dont les effets actuels sont parfaitement clairs. Le Royaume de Dieu est là ! Qu’est-il ? On ne sait au juste et le Christ ne le définit pas ; comment le pourrait-il d’ailleurs ? En même temps je sais ce qu’il est si sa force créatrice a réussi à produire en moi un changement qui renouvelle l’être entier.

Par exemple :

  • si l’Évangile parvient à me faire sentir que je suis un bon travailleur parti tôt le matin, mais que je garde « l’œil mauvais » (Mt 20,15) sans le savoir, et que mon esprit est comme empoisonné par une envie très diffuse et très imperceptible. Bien plus, cette envie se nourrit de mes qualités d’homme qui porte le poids du jour et de chaleur ; et je ne peux pas me changer. Or voilà que je suis changé ! L’Évangile est passé.
  • ou si je comprends que, pardonné, je dois pardonner ; mais je ne peux pas pardonner ! Car tout homme peut s’abstenir des paroles qui blessent en retour de l’offense, ou des gestes qui vengent, mais il ne peut pas se changer le cœur qui, lui, n’oublie pas. Je ne peux pas me changer le cœur ! Or voilà que mon cœur est changé ! L’Évangile est passé.
  • ou si je m’aperçois qu’en fait je table toujours et d’abord sur les déterminismes analysés par la raison et que mes calculs annulent régulièrement, sans le dire, l’éventualité de l’improbable, de l’inespéré que Dieu opère pourtant, là où un peu de foi le laisse libre d’être lui-même.

L’Évangile qui convertit met en état de commencement et de créativité ceux qui prodiguaient au mieux leur courage et leur dévouement pour gérer des services existants. Qu’est-ce que cette capacité de commencer à neuf et de créer ? L’humble et rare aptitude à voir et saisir les occasions qui passent. On emploie et perd beaucoup de temps et d’énergie à réfléchir, au fond, sur des désirs ou des angoisses plutôt que sur la réalité de l’heure avec ses contraintes, certes, mais aussi ses ressources et ses chances. On ne fabrique pas les occasions, c’est l’Esprit Saint qui les fait naître. Mais on ne les voit et les saisit que si l’on est changé par l’Évangile. On découvre alors que, vue autrement qu’à travers les craintes, les regrets et les nostalgies, les habitudes ou les routines mentales, la réalité du moment offre, au sein des contraintes qu’elle impose, des ressources et même des chances inespérées. Miracle trop rare, parce que nous savons prendre au sérieux les déterminismes sociaux, psychiques ou physiques, mais que nous ne croyons pas que le Dieu créateur opère justement en eux et non ailleurs. Il faut rien moins que la force de l’Évangile pour nous exproprier de nos évidences et nous mettre enfin en état de liberté et de création, c’est-à-dire nous rendre utiles à quelque chose en vue du Royaume. Alors des décisions se prennent et des actes s’en suivent qui sont eux-mêmes des créations : ils sont nés de la foi et portés par l’espérance, deux vertus plus folles que les poètes et plus réalistes que des banquiers. L’Évangile qui passe fait de ces choses.

Par la force créatrice de l’Évangile qui atteint quelqu’un, tout est vu, décidé, réalisé, pour l’essentiel, dans la simplicité d’un acte pour ainsi dire indivis, ce qui ne veut pas dire dans la brièveté d’un court instant. Le plus souvent en effet, un tel acte travaille dur et longtemps dans la durée. L’Évangile nous en présente plus d’un, à la fois brefs et rapides comme l’éclair, patients et persévérants comme un rude labour dans les pierres. L’appel de quatre pêcheurs galiléens, surtout dans la version de Marc (Mc 1, 16-20), tombe net et c’est fait. On pourrait le qualifier d’irréfléchi, et chez celui qui appelle et chez ceux qui, aussitôt, laissent tout. En même temps, c’est l’entreprise de « quelqu’un qui, voulant bâtir une tour, a commencé par s’asseoir pour calculer la dépense et juger s’il a de quoi aller jusqu’au bout » (Lc 14, 28) ; « il s’en alla dans la montagne pour prier et il passa la nuit à prier Dieu ; puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze » (Lc 6, 12-13).

Si l’Évangile qui convertit met en état de commencement, c’est donc un commencement qui dure, une créativité capable de s’inscrire avec force et patience, inspiration soudaine et calcul, dans la pierre dure des choses et des hommes

Rue Blomet 128
F-75015 PARIS, France

Pistes de réflexion

Aidés par ces analyses, quels sont les critères qui vous semblent importants pour vivre les mutations actuelles dans une fidélité créatrice à l’appel du Christ ?

Les vrais renouveaux spirituels et humains procèdent toujours d’une entière docilité au dynamisme de l’Esprit. Comment assurer celle-ci dans la formation ou la restaurer là où ne s’est pas trouvée une suffisante vérité humaine ?

Comment apprécier les efforts réalisés depuis le Concile ? En quoi ont-ils été de simples « adaptations », ou, au contraire, de vraies conversions, sources d’un authentique renouveau ?

La vie de communauté est un lieu l’on est atteint par l’Évangile et mis en état de commencement. À quelles conditions ?

[3Par condition, on entend tout d’abord un ensemble de données géographiques et économiques, un état des rapports politiques qui, même s’ils sont un produit de l’histoire (ce qui est le cas de l’organisation économique de la production et des rapports politiques), ne peuvent être modifiés par la volonté des hommes auxquels ils s’imposent. Ce n’est pas que toute transformation soit impossible, mais elle ne peut être, le plus souvent, qu’assez lente et suppose une action persévérante qui tienne le plus grand compte d’un tel état des choses et des rapports objectifs entre groupes ou classes de la société. Par condition, on entend aussi les données du caractère, les composantes permanentes d’un psychisme, qui, même si elles résultent d’une histoire individuelle et sociale remontant d’ailleurs plus loin que la naissance, ne sont guère modifiables même quand le sujet a appris à les mieux connaître. L’activité individuelle et collective ne cesse de produire des effets qui finissent par s’objectiver et s’organiser en systèmes de conditions qui, dès lors, s’imposent. On en a un exemple particulièrement éclairant dans le fait d’une langue : produite par des hommes, certes, la langue s’impose à tous ceux qui parlent, dans la communauté où elle s’est formée. Les conditions ne sont jamais absolument intangibles, mais elles sont, pour nos libertés, un corps sans lequel celles-ci ne sauraient exister. Les conditions ont toujours une existence empirique objective, à la différence de ce que l’on appelle, traditionnellement, nature, et avec quoi il ne faut pas les confondre.

[4Voir les réflexions de F. Fournier, ibid., p. 37.

[5La structure de subordination, comme structure d’une société donnée, n’est pas identiquement la relation d’autorité/obéissance, celle-ci demeure en toute forme de société ; celle-là caractérise une société hiérarchique, et elle est en passe de subir, aujourd’hui, des transformations. Et cela d’ailleurs, dans la vie religieuse et dans l’Église encore plus que dans les sociétés civiles, au moins pour le moment. En France, la situation d’un évêque ou d’un supérieur religieux a plus changé en vingt ans, dans le sens d’un assouplissement des rapports hiérarchiques, que celle d’un PDG ou d’un cadre supérieur de l’industrie ou de la fonction publique dans le même laps de temps.

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