Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Prier en plein monde

Un problème pour les Instituts Séculiers

Giancarlo Brasca

N°1976-1 Janvier 1976

| P. 7-20 |

Partant des difficultés rencontrées par des hommes et des femmes engagés dans les contraintes de l’action à garder des temps de prière réguliers, l’auteur reprend la question plus en profondeur. Il insiste sur l’importance du désir de Dieu, ce dynamisme appelé à orienter tout notre être. De là naît un regard nouveau sur notre monde où l’Esprit est à l’œuvre. Il nous introduit ensuite à certaines attitudes fondamentales qui nourrissent une vie priante : amour de Jésus crucifié, disponibilité à l’Esprit Saint, écoute de la Parole. À cette lumière, la question du rythme et des temps de prière, selon les conditions et les âges de la vie, se trouve située et éclairée. Enfin, l’importance du soutien procuré par un petit groupe de prière est bien mise en valeur pour les membres des Instituts Séculiers.

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Le membre d’institut Séculier vit en plein monde, dans des conditions normales et communes à l’ensemble des hommes ; il a des obligations professionnelles et sociales soumises à un rythme propre et à des exigences objectives précises. Ses rapports avec Dieu ont la primauté absolue sur le plan des valeurs (à lui aussi, et, à certain égards, à lui surtout, s’adresse la recommandation du Christ : « Cherchez premièrement le Royaume de Dieu et sa justice » (Mt 6,33), mais sur le plan des réalités concrètes cette primauté ne peut pas toujours se traduire par une priorité donnée aux formes explicites de la prière.

Un directeur général qui s’efforce de sauver son entreprise en déroute doit, pour des motifs de justice et de charité, réserver toutes ses énergies, peut-être des mois durant, aux diverses tentatives qui, au-dedans et au-dehors, et dans les directions les plus diverses, sont susceptibles d’assurer le travail, et partant la sécurité, à de nombreuses familles. À l’époque des bilans, à celle des relevés en cours d’année, les responsables de l’administration et leurs collègues ont à se dépenser sans mesure pour faire face à leur tâche dans les délais prévus. À l’occasion d’un différend ou d’une grève, le responsable syndical doit, au cours des phases exténuantes des pourparlers, assurer cette présence, cet effort de réflexion, ces contacts aux divers niveaux qu’exigent les circonstances.

On pourrait multiplier les exemples. Certes, ils ne se rapportent pas à tous les membres des Instituts Séculiers, mais ils s’appliquent, voire sous des formes plus aiguës, à beaucoup d’entre eux : médecins, sages-femmes, hommes politiques, administrateurs publics...

Ce serait cependant méconnaître la gravité du problème que de le réduire à des cas exceptionnels, lesquels admettent des dérogations à la règle, pourvu que, l’obstacle cessant, la prière reprenne son rythme normal. En effet, l’expérience enseigne avant tout que les situations envisagées ici sont, dans la vie des personnes en question, moins rares et moins limitées qu’on ne le croit communément. En outre, et c’est l’aspect le plus préoccupant, bien qu’en l’occurrence la règle ne soit que suspendue, il n’en manque pas moins une orientation spécifique sur la manière de se comporter dans les situations exceptionnelles, qui nécessitent, plus que les situations ordinaires, lumière et direction. Dès lors, il devient difficile de se régler d’après un vrai jugement de foi. En pratique, ou bien l’on prend une attitude rigide et formaliste pour faire prévaloir des règles abstraites, limitant ainsi artificiellement et injustement l’engagement temporel (avec le réel danger de donner le mauvais exemple, ou de présenter une idée fausse du christianisme et de ses exigences), ou bien on se laisse aller suivant une courbe descendante où prévalent de plus en plus les impératifs immédiats de la vie empirique, et de moins en moins le sens concret et vivant de la primauté du Royaume.

D’autre part, même en admettant que l’on parvienne à éviter ces graves écueils, l’expérience enseigne également combien pénible et usante s’avère l’alternance des temps de prière « régulière » avec les temps de prière adaptée à des circonstances particulières, lorsque celles-ci ne sont pas insérées dans une vision organique et plus profonde, englobant dans un unique jugement de foi les diverses situations de la vie. S’il est vrai – comme ce l’est – que beaucoup de membres d’instituts Séculiers, pressés par les obligations d’une vie professionnelle intense, obsédante, semée d’imprévus et de difficultés, ne parviennent pas à maintenir un rythme stable, prédéterminé et homogène des temps de prière, il faut bien affronter le problème sous un jour nouveau.

Un point de départ en profondeur : le désir de Dieu

Les plus grands Docteurs de l’Église nous présentent la prière comme étroitement liée au « désir de Dieu ».

« Ton désir est ta prière, et si ton désir est continu, continue est ta prière [1] ».

« La cause de la prière est le désir mû par la charité ; c’est du désir que la prière doit jaillir [2] ».

Ce désir naît d’un besoin profond créé en nous par l’attirance de Dieu, mais greffé dans le dynamisme concret de notre nature humaine ; pour cette raison notre vie elle-même, par la succession des événements, a une incidence sur cette orientation de fond.

Dès lors il importe de prendre acte que, si la condition actuelle des séculiers oppose indéniablement de multiples obstacles à la prière, il n’en va pas de même pour le désir de Dieu lorsque la vie séculière est vécue en plénitude et avec sincérité dans toutes ses dimensions.

Se livrer en esprit de foi au flux des événements extérieurs et intérieurs, constamment s’appliquer à les orienter avec rectitude et authenticité, en scruter le sens par la réflexion, nous donne de sentir peu à peu sourdre dans les profondeurs de notre esprit et jusque dans notre chair, dans le dynamisme qui la gouverne, le désir de Dieu sous une forme de plus en plus distincte et envahissante : il devient nostalgie, besoin radical. De la vie concrète, de ses situations mouvantes, positives ou négatives, émerge un enseignement existentiel, une conviction issue d’une expérience très sûre : Dieu est le sens de tout, l’unique sens réel et plénier ; avec lui tout est supportable et constructif ; sans lui tout est vain. Lentement mais irrésistiblement, du plus profond de nos certitudes monte le cri de saint François : « Mon Dieu et mon tout ! ». Et parce que de nos jours la vie du siècle, vie de la société, vie de la pensée, vie de l’action, se structure non plus sur Dieu, mais sans Dieu, le désir du séculier consacré se fait d’autant plus intime, lancinant, incoercible.

La vie du siècle creuse en nous le besoin de Dieu. De ce besoin jaillit spontanément la prière. C’est la grande expérience qu’expriment les psaumes de l’exil, nés, en terre païenne, des souffrances de la déportation et de l’esclavage, du besoin poignant de celui qui paraissait muet et lointain, et qui était au contraire présent dans le cœur de son peuple, retrouvé après tant de trahisons, au centre de l’expérience la plus dramatique de son histoire.

Un regard nouveau sur le monde où l’Esprit est à l’œuvre, où Dieu nous est offert

Celui qui « médite jour et nuit » sur le mystère de Dieu et des créatures perçoit de plus en plus clairement qu’il est plongé dans une réalité organique dont Dieu est le centre vital, qui embrasse, meut et inspire tout, et auquel tout remonte dans un mouvement cosmique d’ascension. C’est le dogme du Corps Mystique, dans lequel s’exprime l’union de l’humanité avec Dieu descendu dans le monde, dont il fait partie par l’Incarnation et dont il opère inlassablement le salut.

Lorsque nous sommes parvenus à cette vision, il ne s’agit plus pour nous de moments opposés, de tranches de vie séparées les unes des autres, mais d’une seule réalité s’exprimant de diverses manières ; et nous réussissons à passer sans trop de difficulté du rapport direct avec Dieu (prière formelle) au rapport avec les créatures dans leur relation ontologique avec Dieu (prière diffuse). Lorsqu’on en arrive à voir Dieu partout, le passage d’une forme de rapport à l’autre devient simple et spontané.

Nous devons dépasser le dualisme qui est à la base d’une certaine culture (Dieu au-delà des espaces célestes, réalité lointaine et extérieure au monde) pour assimiler davantage la conception biblique (Dieu dans le monde : non confondu avec lui, comme dans le panthéisme, mais vivant et agissant en lui comme son principe et sa fin [3]).

Bien que très juste, la distinction entre sacré et profane, entre ecclésiastique et laïque vaut pour les hommes, non pour Dieu. C’est Dieu qui a fait toutes choses et qui les achemine mystérieusement vers leur plénitude, dans la communion avec lui, tout en respectant leur manière d’être et d’agir, que lui-même a voulue et promue, et qu’il soutient [4]. Les réalités qui constituent la trame de notre vie proviennent de Dieu. Il les a faites pour exprimer en elles quelque chose de lui-même, leur donnant comme un reflet de sa propre vie ; chaque chose nous apporte ainsi un écho de sa voix, une effusion de son amour. De l’histoire sainte à l’histoire de l’Église, de l’histoire des saints à notre histoire personnelle, il y a continuité et cohérence : la nôtre ne diffère de celle de David, de Néhémie, des Apôtres que par l’intensité et la plénitude de l’action de Dieu qui se manifeste en eux ; mais cette action s’exprime aussi dans notre histoire, qui devient ainsi au plus profond de nous-mêmes une histoire sainte [5].

À la voix de Dieu qui nous parvient à travers les choses et dans notre expérience personnelle, nous répondons par un élan intérieur spontané : c’est là qu’est le sens fondamental de la prière. Elle n’est pas d’abord un accomplissement extérieur lié à des formules, mais un mouvement profond par lequel nous répondons à la voix que Dieu nous fait entendre de mille manières : dans la nature, les objets inanimés, les événements, les hommes, même mauvais (comment ne pas rappeler l’éblouissante parole de saint François : « Aimer ceux qui nous persécutent, ceux qui nous reprennent, ceux qui nous châtient [6] »). Même ce que les hommes font contre nous doit nous ramener à Dieu expérimenté comme notre ultime recours, notre unique force, notre rocher, notre rempart. Toute chose, jusqu’à la plus profane, fait partie de quelque manière du plan de Dieu. De chacune on peut dire : Dieu la veut, ou Dieu la permet, sachant qu’elle imprimera en ceux qu’il aime une impulsion qui les portera vers lui : « Avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien » (Rm 8,28).

La vie des laïcs dans le monde porte ainsi, à sa manière et à longue échéance, à une prière profondément enracinée en eux, structurée dans les fibres les plus intimes de leur être. Lorsque le Christ, Seigneur du monde, remettra le Royaume à son Père, « Dieu sera tout en tous », prophétise saint Paul (1 Co 15,28). De ce terme bienheureux nous rapproche chaque jour notre humble vie, avec ses dynamismes concrets informés par l’action profonde et incessante de la grâce (le Christ « qui est tout et en tout » - Col 3,11 [7].

Conditions essentielles pour la prière

Alimenter le désir de Dieu par la vie même que nous menons dans le siècle, savoir le retrouver dans les profondeurs des êtres avec qui nous traitons chaque jour, caché mais vivant et agissant en eux (et en nous), ce n’est pas chose facile.

J’espère que les Instituts Séculiers – qui vont traiter le thème de la prière dans leur prochaine Assemblée en 1976 – apporteront à l’Église entière le fruit de nombreuses expériences et de réflexions approfondies.

En attendant, je me permets de suggérer ici quelques pistes, que j’estime particulièrement importantes.

L’amour de Jésus crucifié

La rencontre de Dieu est toujours ardue ; Dieu est exigeant : il donne tout, mais il demande tout. Seul celui qui est disposé à s’offrir à lui totalement et gratuitement pourra gravir l’abrupt chemin de la prière. « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même, se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive ». L’Itinerarium mentis in Deum de saint Bonaventure – une des plus belles œuvres qui aient jamais été écrites sur la prière – part de la contemplation du Christ crucifié et atteint son plus haut sommet dans la communion à ses sentiments de don suprême aux hommes ses frères, pour les ramener tous à l’amour du Père.

Même en notre siècle si avide de bien-être, toute montée vers Dieu passe par là, et c’est là qu’elle puise sa force, son élan, sa douceur.

Le renoncement à soi et la participation à l’esprit de Jésus crucifié doivent se manifester dans les circonstances concrètes de la vie. La prière, dans son dynamisme ardu et laborieux, est le lieu privilégié, dans lequel on peut chaque jour mettre en pratique cette attitude intérieure : prier sans goût, prier encore lorsque prier nous pèse et nous oppresse ; surmonter l’ennui, le sentiment de vide, d’irréel, qui rebute notre humanité ; lutter contre la tentation de fuir, de se dispenser de la prière, ou tout au moins de l’abréger, de la rendre moins pénible en soustrayant à son emprise les couches les plus profondes de l’être ; tendre tout son être vers Dieu avec ténacité, malgré la fatigue, malgré la tiédeur, lorsqu’on n’en peut plus et qu’on a hâte de se replonger dans l’activité extérieure ; recommencer tous les jours, apportant chaque fois au divin Sauveur nos péchés renaissants, pour qu’il les efface ; reprendre laborieusement notre ascension vers le Père, encouragés par sa bonté inépuisable, fortifiés par son indulgente sévérité qui découvre les racines du mal et enseigne à les arracher résolument et sans demi-mesure.

En un mot, savoir souffrir pour pouvoir aimer Celui qui s’est offert lui-même gratuitement et s’offre encore chaque jour dans l’Eucharistie pour nous prendre avec lui et nous introduire dans la maison du Père.

La disponibilité à l’Esprit Saint

Si la prière est, selon saint Bonaventure, « une ascension de tout l’homme vers Dieu », le don de l’Esprit Saint, point de départ de la vie chrétienne, représente en quelque sorte un renversement des rôles, un changement radical dans la structure même de la prière.

Ce Dieu que l’homme cherche péniblement, il habite déjà dans son cœur, « hôte très doux de l’âme » (Veni Sancte Spiritus) alors même que celle-ci ne s’en rend pas compte. Certes, tout chrétien doit parvenir à l’acceptation consciente de cette présence et de toutes ses virtualités. La communion vécue de la créature avec son Dieu suppose – en même temps qu’elle suscite et accroît – une maturation, par la puissance transformante de l’amour, de la personnalité dans sa capacité de jugement autonome et de libre choix. C’est le fruit de l’action purifiante et élevante de Dieu à la racine même de l’être humain : elle l’aide, sans jamais se confondre avec lui ni l’opprimer, et dans un respect total de ses rythmes vitaux et de ses dynamismes intérieurs, à dépasser progressivement ses réticences, ses difficultés, ses limites. L’Esprit Saint opère cela « avec de douces attaches, avec des liens d’amour » (Os 11,4). Son action est si humble et si discrète qu’on ne la perçoit pas aisément. Aussi risque-t-on de la négliger, mais Dieu ne s’en formalise pas : il préfère ce risque à celui d’une réponse servile, fruit de la crainte. « Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est en esprit et en vérité qu’ils doivent adorer » (Jn 4,24).

Celui qui, par le silence, l’attention, la disponibilité, s’ouvre à l’action de l’Esprit, celui-là, à l’instant où il se sent compris et aidé jusque dans les moindres particularités de sa vie personnelle, ressent une impulsion ferme et insistante à sortir de lui-même, à élargir ses pensées et ses affections aux dimensions de l’univers. « A chacun la manifestation de l’Esprit est donnée en vue du bien commun... aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous avons tous été baptisés pour ne former qu’un seul corps » (1 Co 12,7.13).

La prière dans l’Esprit est toute tendue vers l’édification du Corps mystique : c’est une prière ecclésiale, une prière d’intime communion avec ceux qui déjà vivent dans le Christ ; c’est une prière apostolique, une invocation en faveur de ceux qui aspirent, inconsciemment peut-être, à partager eux aussi cette vie.

C’est le miracle quotidien de la participation à la vie trinitaire que d’unir l’intimité d’amour avec Dieu et Tardent désir de servir l’Église et le monde : l’Esprit fait participer le chrétien à sa virtualité infinie de don universel, de ce don qui, loin de s’épuiser dans le mystère ineffable des relations intra-trinitaires, en déborde comme un fleuve impétueux pour combler d’amour la création entière.

C’est pourquoi la prière dans l’Esprit Saint est tout à la fois douce et brûlante, suave et violente, simple et complexe, pacifiante et inquiétante : car l’Esprit éduque avec une patience inépuisable et une bonté indulgente, mais aussi avec une fermeté exigeante, chaque âme à s’ouvrir aux besoins de l’humanité, à se rendre sensible à la tension angoissée de la création qui attend le salut et souffre déjà les douleurs de l’enfantement.

Et en tout cela il donne la joie parce que, selon l’éternelle loi de l’amour, « il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir » (Ac 20,35).

L’écoute de la Parole

La prière lui est intimement liée : elle Test dans le programme apostolique primitif (Ac 6,4), elle Test dans le discours de saint Paul sur le salut (1 Tm 4,4). La prière se fonde sur la foi ; et celle-ci naît, se développe, parvient à maturité au moyen de la Parole, conservée dans la Sainte Écriture, transmise par la Tradition, lue et interprétée dans la communauté sous la direction des Apôtres, rendue intérieurement lumineuse et ardente par l’Esprit, vraie « lumière des cœurs ». « Heureux le lecteur et les auditeurs » (Ap 1,3) ; « celui qui écoute ma parole... est passé de la mort à la vie » (Jn 5,24).

La Parole offre à la prière sa substance, ses grands thèmes, ses expressions les plus authentiques, mais surtout cette attitude de fond qui, avant d’être une ascèse, est une disponibilité et une écoute du Seigneur qui parle.

Ceci vaut d’abord pour la prière liturgique, mais pas uniquement. Toute prière, même celle qui est faite dans le silence de notre chambre (Mt 6,6), même celle qui s’exprime en aspirations fugitives ou en des options profondes qui donnent à nos actes une orientation unitaire, toute prière doit s’enraciner dans la Sainte Écriture et y revenir constamment. La Parole n’est pas une réalité parmi d’autres ; elle ne peut être oubliée ou négligée pour s’adonner à d’autres moyens de contact avec Dieu. « Les paroles que je vous ai dites sont esprit et vie » (Jn 6,63) : elles doivent demeurer en nous (Jn 2,14) pour nous nourrir (1 Tm 4,6), pour être le ravissement et l’allégresse de nos cœurs (Jr 15,16).

Je sais bien que tout cela n’est pas facile. Je sais aussi que beaucoup de personnes, après avoir abordé l’Écriture avec enthousiasme, s’en sont éloignées, déçues et effrayées. Et cependant il faut les y ramener.

Il ne s’agit pas d’un effort d’intellectuel ou d’une étude qui supposerait une base culturelle. Dans ce cas, seuls les savants pourraient y accéder. Au contraire, Jésus a affirmé clairement (Lc 10,21-22) que son message est révélé aux petits et risque de rester incompréhensible aux sages et aux érudits.

Pour pénétrer la Parole, il faut beaucoup de bonne volonté, beaucoup d’humble disponibilité. Comme l’enseigne la parabole du semeur, il faut ne pas se disperser superficiellement aux quatre vents, il faut ne pas être inconstant, il faut ne pas être la proie des préoccupations du monde, des plaisirs de la vie, des richesses et autres convoitises.

Il faut y consacrer de grands efforts et un labeur patient, comme à une affaire de grande importance. « Si tu aimes à écouter, tu apprendras ». « Médite sur les commandements du Seigneur, occupe-toi sans cesse de ses préceptes » (Si 6,33-37).

N’importe qui peut faire cela, même s’il n’a qu’une instruction élémentaire. Il suffit qu’il persévère toute sa vie, demandant à Dieu, dans un grand désir, sa lumière et sa force.

Multiples sont les routes que l’on peut suivre pratiquement. Il est des personnes qui aiment une lecture continue (fût-ce en omettant les livres ou les parties qui se révèlent moins utiles pour connaître les pensées et la volonté de Dieu) ; d’autres préfèrent ouvrir le livre au hasard ou chercher (au moyen de quelque instrument adapté) les passages qui répondent à un problème spécifique ou qui peuvent illuminer le chemin qu’ils sont en train de parcourir ; d’autres encore suivent la ligne tracée par l’Église, approfondissant, à l’aide des passages parallèles ou complémentaires, ces extraits qui nous sont présentés quotidiennement dans la liturgie de la Parole ou dans celle des Heures ; d’autres enfin fusionnent, suivant l’opportunité ou l’attrait du moment, ces diverses méthodes et ces itinéraires.

L’important est que tout soit fait avec foi et amour. Que la Parole soit abordée avec respect, longuement goûtée et savourée ; que l’on revienne souvent, volontiers, sur les passages ou les expressions qui nous frappent et nous révèlent quelque aspect profond de Dieu, des hommes, de nous-mêmes. Comme Marie, que chacun de nous « conserve avec soin et fidèlement tous ces souvenirs et les médite en son cœur » (Lc 2,19.51). Qu’au moyen de la Parole, l’Esprit Saint nous purifie (1 P), nous transforme, nous élève et nous guide « vers la vérité tout entière » jusqu’à la manifestation plénière du Christ et à la connaissance du Père, en quoi consiste essentiellement la vie éternelle (Jn 16,13-15 ; 17,3).

Temps et saisons de la prière

Le problème du temps et des efforts à consacrer à la prière est simplement celui de la place que nous reconnaissons à Dieu dans cette échelle de valeurs que nous construisons nous-mêmes chaque jour par notre comportement. L’importance que nous donnons à la prière est donc le thermomètre qui indique le degré exact auquel nous sommes parvenus dans la vie spirituelle : à mesure que nous progressons dans cette vie, notre prière se fait plus profonde, plus authentique et plus libre, justement parce que plus directement accordée aux orientations et options fondamentales ; tandis que, réciproquement, dans le circuit de l’unique mouvement vital, la prière nourrit continuellement ces options, les purifie et les élève.

Naturellement, même dans cette manière de concevoir les choses, il est nécessaire de se fixer des points stables, une sorte de règle personnelle, mais une règle vivante, constamment précisée et adaptée d’après notre expérience et celle d’autrui, d’après les conseils, les encouragements, les reproches, les succès ou les échecs ; il faut, en somme, quelque chose qui agisse sur les attitudes de fond plus que sur les actes, pour les approfondir constamment, jusqu’à ce qu’elles s’enracinent en nous et deviennent pour ainsi dire spontanément agissantes.

Dans cette conception dynamique, sujette à une continuelle élaboration intérieure, quelques problèmes difficiles de la vie de prière trouveront aisément leur solution. Lorsque les circonstances empêchent de réserver tout le temps prévu à un contact direct et exclusif avec Dieu, si – au lieu de s’irriter contre les choses, contre les hommes et contre soi, ou de se tendre dans un effort désordonné qui souvent épuise et porte au découragement – on s’ouvre avec foi à une vision plus profonde, à un désir de Dieu inassouvi, à un vif déplaisir de n’avoir pu lui réserver la place qui lui est due, on réalise, sous un autre mode, une prière authentique. Dans cette attitude de souffrance sereine, on demeure dans l’amour de Dieu (Jn 15,9), humblement disponible.

De ces considérations naissent, à mon avis, deux suggestions importantes pour la vie de prière dans les Instituts Séculiers.

En premier lieu, le rythme de la prière doit être, du moins pour les personnes dont je parlais au début, non seulement quotidien, mais aussi hebdomadaire, ainsi qu’il est dit sagement dans la Bible pour le peuple d’Israël en sa jeunesse, quand ses hommes les meilleurs étaient profondément religieux et en même temps, ou, plutôt, en raison même de leur esprit religieux, totalement engagés dans le monde.

Ceux qui ne pourraient pas, tous les jours de travail, consacrer un temps suffisant aux exercices de piété, trouveront plus facilement, les jours de repos, la tranquillité nécessaire pour prolonger largement, spontanément et par amour le temps de la prière.

En second lieu, il faut utiliser les divers âges de la vie, chacun selon les dons qu’il nous apporte.

Dans la jeunesse nous pouvons brûler intensément nos énergies dans l’action et dans la prière, même de nuit, quand le jour n’a pas suffi. Il y a à cet âge une certaine polarisation qui semble mettre comme une opposition entre la prière et l’action. On doit apprendre la valeur propre de ces deux expressions de notre vie, en saisir les références et les conditionnements réciproques. La prière maintenue contre les suggestions ou la pression des événements, de l’action, affirme son sens et acquiert de la vigueur. Les sacrifices que l’on fait pour elle deviennent sève vitale pour l’amour de Dieu et des hommes.

À l’âge mûr, alors que les engagements professionnels sont plus graves, et les énergies physiques et psychiques moins vives, la sagesse doit prévaloir. Elle nous fera répartir les forces selon une échelle de priorité mise au point et approfondie chaque jour, grâce à une riche expérience des hommes et des choses, de la valeur réelle que peut avoir notre activité avec ses limites et ses misères, de l’importance prépondérante de l’œuvre du salut que Dieu lui-même accomplit à travers tous les dynamismes de la vie.

À l’époque de la retraite et de la vieillesse, malgré les peines, les fatigues, les maladies, une condition plus détendue, plus sereine, ouvre des possibilités de prière inattendues, prière lourde d’une longue expérience, purifiée par tant de vicissitudes, rendue simple et profonde par tant d’efforts ascétiques. À tous les laïcs consacrés, quelle que soit leur profession et leur condition sociale, se présente toujours, fût-ce à la dernière saison de la vie, la possibilité concrète de cette concentration des pensées et des affections en Dieu qu’on appelle « contemplation », et d’où découle cet amour qui donne courage pour la dernière étape, et nous introduit dans les sentiers éternels de l’union.

« Que deux ou trois soient réunis en mon nom, je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20)

Je pense ne pas forcer le sens de cette promesse de Jésus en l’appliquant aux groupes de chrétiens qui se réunissent pour prier.

Aujourd’hui, les petits groupes de prière, minuscules et humbles expressions de l’Église, vont se multipliant d’une manière prodigieuse. C’est qu’ils répondent évidemment à bien des besoins, en particulier pour les jeunes : sortir de l’anonymat, vivre concrètement la charité en s’écoutant, se comprenant, s’aidant l’un l’autre sur les problèmes les plus importants de la vie, rendre visible d’une manière limitée mais intense la communion en Dieu qui est le grand don apporté par le Christ : « moi en eux et toi en moi, pour qu’ils soient parfaitement un » (Jn 17,23).

Dans ces petites communautés à taille humaine, on se retrouve pour réfléchir sur la Parole, affronter une courageuse révision de vie, échanger des expériences de prière, réciter en commun les Heures, s’abandonner au souffle de l’Esprit Saint dans la louange, la supplication, l’action de grâces.

Beaucoup de membres des Instituts Séculiers fréquentent ou animent des groupes de ce genre et y puisent un stimulant pour agir afin que la prière dans les paroisses, dans les mouvements, dans les Instituts eux-mêmes devienne plus intime, plus personnelle et en même temps plus communautaire.

Il en est grand besoin. Les chrétiens d’aujourd’hui ont de plus grandes difficultés qu’autrefois à s’adonner sérieusement et fructueusement à la prière. La liturgie, qui ne le voit, a fait des pas de géant, mais elle ne suffit pas. Sans des moments de réflexion personnelle, d’approfondissement, d’intériorisation, la prière liturgique elle-même s’appauvrit et risque de perdre une partie, et non la moindre, de sa vitalité. D’autre part, un travail qui se limiterait à l’individu isolé aurait peu de probabilité de succès. L’attitude érémitique a toujours représenté une exception dans l’Église ; et à notre époque traversée, sous tant d’aspects, par des courants néo-païens puissants et généralisés, elle est plus difficile que jamais. Les chrétiens ont actuellement un besoin tout particulier de se soutenir, de se stimuler, de s’aider mutuellement pour trouver Dieu dans leur vie, au milieu de ce monde où ils sont plongés et totalement engagés.

Pour les Instituts Séculiers ce besoin prend des proportions considérables. Leurs membres marchent « sur un plan incliné, où la tentation de facilité tire en bas, mais où l’on est stimulé à l’effort qui mène en haut. C’est une marche difficile, une marche pour alpinistes spirituels » (Paul VI, à la Rencontre internationale des Instituts Séculiers, le 26 septembre 1970).

Dans les rencontres des Instituts Séculiers, la prière – au sens le plus large du mot – représente le point central auquel tout se rapporte.

La diversité des conditions humaines, culturelles et sociales qui caractérise habituellement les Instituts Séculiers est un facteur qui rend précieuse la mise en commun d’expériences et d’efforts de prière. La différence d’âge et de maturité spirituelle, la liberté dans la confrontation toujours respectueuse et responsable, permettent de réaliser une richesse de présentation, de nuances et de tonalités qui dilate le cœur, l’amplifie à la mesure des horizons du Seigneur, le rend capable de sentir avec l’Église, dans une palpitation d’amour qui se veut vraiment universelle.

Et lorsque, passé le rapide moment de la douce rencontre, les membres se sépareront pour retourner chacun au lieu que le Seigneur leur a destiné, l’unité des esprits, cimentée dans la prière commune, ne se dissoudra point. Au contraire, elle se purifiera et s’approfondira dans la diaspora, rendant plus évidente la place que tient le Saint-Esprit comme âme unificatrice de l’Église et de toutes ses manifestations.

Ainsi que l’écrivait le premier Pape « aux étrangers de la dispersion », bien qu’éloignés les uns des autres, nous restons unis dans la foi et dans la prière, « sachant que c’est le même genre de souffrances que la communauté des frères, répandue dans le monde, supporte » (1 P 5,9).

Corso Monforte 39
I-20122 MILANO, Italie

Pistes de réflexion

Comment percevoir dans son existence le désir de Dieu ?

Éduquer son regard sur le monde : est-ce important ? comment faire ?

L’auteur rappelle trois attitudes fondamentales : l’amour de Jésus crucifié, la disponibilité à l’Esprit Saint, l’écoute de la Parole.

Quelle aide un groupe de prière peut-il apporter à la rencontre du Seigneur ?

[1Saint Augustin. Enarrationes in Psalmos (Homélies sur les Psaumes). In Ps 37, 10.

[2Saint Thomas d’Aquin. Somme théologique, II IIae, q. 83, a. 14, c.

[3Pierre-Yves Emery. La prière au cœur de la vie. Les Presses de Taizé, 1971 (spécialement p. 46-65, 80-85).

[4Jean-Pierre de Caussade, s.j. L’abandon à la divine Providence, L. II, ch. 4-6. C’est une œuvre que médita longuement le P. de Foucauld.

[5Philippe Roqueplo, o.p. Expérience du monde : expérience de Dieu ? Recherches théologiques sur la signification divine des activités humaines. Paris, Cerf, 1968. Considérations intéressantes sur la prière, dans la Première Partie, ch. II-IV.

[6Deuxième Règle, ch. X.

[7« Hommes en prière », cahier n° 74 de la revue de spiritualité franciscaine Évangile aujourd’hui, 1972.

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