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Les religieuses en France

Quelques réflexions sur une enquête

Annie Foulon, r.a.

N°1976-1 Janvier 1976

| P. 38-41 |

Partant de constatations faites par A. Luchini dans son enquête, l’auteur s’efforce de situer ces données à l’intérieur de la réalité totale du mystère de la vie religieuse dans l’Église. Elle propose des critères de discernement pour juger des situations révélées par la recherche sociologique et être, à travers elles, à l’écoute des appels de l’Esprit.

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L’article d’A. Luchini, « Évolutions chez les religieuses en France [1] », est intéressant, car il nous offre une analyse sociologique qui entend décrire avec réalisme, précision et objectivité ce qui se passe. Cependant on peut se demander si les conclusions que l’auteur en tire (5) sont assez justifiées : le niveau sociologique auquel il se place ne doit pas être absolutisé, car on ne peut réduire le mystère ecclésial de la vie religieuse à une réalité sociologique.

Je propose donc simplement quelques questions et réflexions qui peuvent aider à situer cet article dans la réalité plus globale qu’est le mystère du Corps du Christ. En le prenant positivement dans sa totalité, tel qu’il s’offre à nous, nous mettons en relation les éléments de réflexion offerts avec d’autres éléments fondamentaux.

Une analyse sociologique des situations et des faits, toute contraignante qu’elle puisse être, ne peut cependant pas « dicter » les orientations à prendre par la vie religieuse ni en être le moteur. Les motivations fondamentales de toute « évolution » ne surgissent-elles pas du mystère même de la vie religieuse dans l’Église ? Cette vérité, à force d’être implicite, risque de devenir abstraite et donc inopérante. Aussi voudrions-nous simplement réfléchir sur quelques points de cet article.

– L’« orientation spontanée » vers les « communautés-partage » est interprétée « comme le signe d’une attente et d’un désir profondément ressentis et actualisés d’une présence au monde selon un style nouveau qui privilégie le partage de l’existence humain selon toutes des dimensions » (24). On peut se demander quelle est fondamentalement la motivation d’une telle orientation. En effet, cette tendance à partager l’existence humaine selon toutes ses dimensions fait écho à un mouvement largement répandu à notre époque vers plus de fraternité, de contact humain : dans le climat déshumanisant de notre civilisation « unidimensionnelle », c’est une réaction de santé humaine. Mais les critères utilisés tiennent-ils compte des données de ce qui est au cœur de la vie religieuse, c’est-à-dire sa volonté de radicalisme chrétien, et donc de rupture, sa constitution par le Seigneur comme communauté d’amour, et son fondement personnel dans la réalité du célibat consacré ?

La valeur fondamentale que la « communauté-partage » se propose de vivre est la fraternité, approfondie à l’intérieur et ouverte à toute relation à l’extérieur ; la fraternité est alors signe gratuit d’amitié humaine et évangélique.

Il y a effectivement une manière propre à la vie religieuse d’être enfouie au cœur du monde ; le célibat crée un autre type de relations humaines, plus précisément, le célibat consacré à Dieu introduit dans le tissu de l’existence une nouveauté qui rejaillit sur toutes les dimensions de la vie humaine. Cette nouveauté est la source inépuisable de tout changement, le cœur même où s’enracine tout désir profond d’incarnation plus vraie et plus réelle.

Comment, dès lors, opérons-nous, au cœur même de l’Église et du monde, le discernement des appels pressants que Dieu suscite aujourd’hui ?

On constate par ailleurs que « les contraintes de la vie professionnelle et sociale relativisent la régularité des observances » (25).

Plus fondamentalement que ces « contraintes », il y a le dynamisme même de notre vie. La prière demeure au cœur de la vie religieuse, et c’est dans la mesure même où celle-ci se distingue, au creux de ce monde et de manière irréductible, par son style, son travail, son engagement, que le signe de la prière prend de l’importance comme confession de la foi, comme manifestation de ce qui porte et anime le chrétien. On comprend donc l’importance cruciale des formes pour mieux exprimer la foi comme signe visible offert à tous aujourd’hui.

Notre manière d’être au monde est irréductible à notre « insertion professionnelle et sociale », si importante soit-elle.

Laisser le Christ envahir notre vie, c’est laisser le monde l’envahir, car on ne devient pas religieuse pour soi, mais en communion avec les recherches, les souffrances, les angoisses et les espoirs de tout un peuple. Alors la prière n’est pas une fuite, elle est une prise en charge effective des frères ; elle est essentiellement le lieu de l’écoute, de la rencontre avec Celui qui donne sens à notre existence.

– « Quelques phénomènes nouveaux sont apparus, lesquels sont susceptibles de modifier les conceptions traditionnelles de la vie religieuse communautaire » (3).

À quelles conditions pareils changements sont-ils réellement une humble réponse à l’invitation à être, pour aujourd’hui, les signes du Royaume qui vient dans ce monde ?

Le salut vient d’un Autre, et seuls les amis de Dieu peuvent être les amis des hommes...

– Quant au phénomène des « religieuses dites isolées » (32), dire que ces modes de vie ne sont pas à assimiler à ceux des membres d’instituts séculiers n’est encore qu’une formulation négative. Quels sont les critères qui préciseront positivement les différences ? Ce sont deux vocations importantes mais distinctes dans l’Église, et il est souhaitable que chacune garde sa vigueur propre.

Pour rester dans le dynamisme de la vocation religieuse, ne faudrait-il pas toujours faire activement partie d’une communauté ? Si l’on vit momentanément seul, ce sera suite à une mission reçue et à laquelle on est envoyé par sa communauté, ses responsables. Certes, il faut veiller à la souplesse nécessaire dans les situations particulières et difficiles, mais n’importe-t-il pas davantage encore de garder fermes les options communes, sous peine de perdre bientôt toute identité propre et finalement toute raison d’être ?

– Quant au phénomène de regroupement de religieuses de plusieurs Congrégations dans une maison commune (33), ne faut-il pas, pour l’évaluer, tenir primordialement compte de la force et du dynamisme particulier que suscite mystérieusement, mais réellement, le charisme fondateur de la Congrégation ?

– En ce qui concerne les « motivations dominantes » de l’entrée des postulantes et novices l’auteur indique : « d’une part, la fréquentation des groupes sociaux et, par ce biais, la prise de conscience des besoins humains et religieux d’une population ou d’un milieu ; d’autre part, le témoignage que leur ont donné les religieuses ou les communautés de religieuses ou monastères qu’elles ont fréquentés à l’âge adulte » (43).

Ne peut-on pas dire que les motivations d’une telle démarche profonde de la liberté sont avant tout spirituelles ? Les « besoins humains » dont on a pris conscience et le « témoignage » d’autres religieuses ne sont déterminants qu’à l’intérieur de l’histoire d’un Amour unique.

– En ce qui concerne les perspectives d’avenir (5), on peut se demander si elles tiennent assez compte du poids et de la richesse du passé et de la tradition reçue ; car la vie religieuse d’aujourd’hui se présente à nous sous des formes qui se rattachent au passé et nous devons nous situer dans une ligne qui joint le présent au passé pour créer l’avenir.

La démarche historique, sociologique n’est pas tout : un discernement spirituel vécu dans la continuité de l’expérience ecclésiale permettra de discerner ce qui demeure valable comme dynamisme toujours actuel. Il ne s’agit pas de répéter ce qui a été fait, mais il s’agit de créer en vertu du même élan : au sein de la continuité, il y a possibilité de création permanente, mais au prix de ruptures.

Le critère ultime de toute évolution n’est-il pas la charité ? Ne sommes-nous pas conviés instamment à vivre, dans un grand respect et un grand souci d’unité, cette pluralité d’insertions et de façons de vivre qu’elles nécessitent (54) ? L’urgence du Royaume ne nous presse-t-elle pas de revenir sans cesse au charisme fondateur pour y puiser l’éternelle nouveauté de Dieu, qui change à la fois les cœurs et les structures ? Ne s’agit-il pas d’inventer la vie que Dieu nous donne, dans la liberté de l’Esprit, suivant les lignes de forces propres à chaque Congrégation ?

L’analyse sociologique nous met brutalement face à la réalité : cela peut décourager et désespérer... une telle lucidité est indispensable, et pourtant ce n’est pas le dernier mot...

Aussi ces réflexions n’ont-elles d’autre souci que celui d’un « bon usage » de ces pages, afin de les intégrer dans la réalité spirituelle de la vie religieuse. D’ailleurs, n’est-ce pas ainsi qu’elles pourront porter tout leur fruit ?

C’est une tâche laborieuse... confiée à la patience et à la fidélité de Dieu. Et c’est une espérance, car c’est au cœur du mystère d’alliance de Jésus-Christ avec chacun de nous, dans son Église, que s’enracine tout désir profond de façonner humblement le visage de la vie religieuse d’aujourd’hui et de demain.

Avenue Alfred Solvay 4
B-1170 BRUXELLES, Belgique

[1Vie consacrée, 1975, 341-351. Nos références entre parenthèses renvoient aux numéros des paragraphes.

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