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Des ashrams chrétiens en Inde ?

Tessy Edayal, s.c.j.m.

N°1975-2 Mars 1975

| P. 85-91 |

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Les termes indiens seront expliqués dans le cours de l’article. — En première approximation, on peut traduire « ashram » par ermitage ou petit monastère contemplatif (N. du T.).

Introduction

Dès les premiers jours de son histoire, l’Inde fut bénie de Dieu et eut une soif insatiable pour le spirituel. En Inde le sol lui-même est objet de vénération religieuse ; chaque montagne, chaque rivière est sacrée ; même les animaux sont associés à ce caractère sacré. Cet amour religieux se rattache en fin de compte à l’idée que Dieu est immanent dans l’univers et dans l’homme. Ce sens de l’unité, cet esprit religieux qui trouve partout l’immanence de Dieu a créé progressivement une atmosphère particulière et a fait de l’Inde un pays sans pareil. En parcourant son histoire religieuse, nous trouvons sans cesse des âmes en quête de l’Unique Être Suprême et cela surtout par la contemplation. Cette recherche de Dieu a traversé les siècles, des Vedas et des Upanishads [1] jusqu’à nos jours. La vie en ashram a joué un rôle important dans cette recherche. L’hindouisme sans ashrams ni sannyasis [2] est impensable. L’ashram est dans le sang de sa tradition et de sa culture ; il est la source de vie de sa religion et la base vivante de sa spiritualité. Ces ashrams sont les réserves d’énergie spirituelle de l’hindouisme.

Histoire des ashrams

La religion des Vedas était centrée autour de l’autel. Tout dépendait de sacrifices et de rites. Le sacrifice devint très pompeux et coûteux durant la période des Brahmanas (textes d’environ 1000-700 A.C.). En ce temps-là des hommes âgés confiaient la charge de leur famille à leurs fils et se retiraient avec leur femme dans la forêt pour se livrer à la méditation des grands problèmes de l’existence. Là ils construisaient des huttes et vivaient de fruits et de légumes. Ces ermitages furent appelés ashrams. En réaction contre la suprématie des rites, ces habitants de la forêt découvrirent que la force de la prière ne réside pas dans le rite mais bien dans l’attitude de l’esprit et la pureté du cœur. Le résultat de ces études et méditations fut conservé pour nous dans les Upanishads.

Les ashrams étaient des centres où l’on expérimentait comment devenir un avec le Brahman (l’Absolu, la Divinité suprême). Les plus anciens ashrams sont décrits dans l’épopée appelée Ramayana. Les ashrams ou ermitages étaient des foyers d’étude ayant chacun leur maître (guru). Les étudiants y passaient leurs années de formation. Mais ceux qui le désiraient se consacraient définitivement à l’étude et à la vie religieuse dans ces ashrams. Ceux-ci étaient connus sous le nom de « gurukula » (c’est-à-dire : famille, maison du guru).

Le mot « ashram » acquit plus tard un sens technique. La société indienne fut divisée en quatre classes ou castes : brahmanes (prêtres), kshatriyas (princes et guerriers), vaishyas (artisans, commerçants, agriculteurs) et shudras (serviteurs, main-d’œuvre). La vie de l’individu fut également divisée en quatre étapes : brahmacharin (étudiant, astreint au célibat et vivant sous la direction d’un guru), grihastha (maître de maison, marié, jouissant de la vie et offrant des sacrifices), vanaprastha (homme qui s’est acquitté de ses devoirs d’époux et de père et se retire dans la forêt en compagnie de sa femme pour se purifier en vue de la dernière étape), sannyasi. Chacune de ces étapes s’appelait un ashram. Ashram désignait aussi un ermitage dans lequel se retiraient des personnes de la troisième étape.

Un ashram, dans le langage moderne courant, est un établissement différent : c’est un monastère dans lequel des moines hindous, ou ceux qui cherchent Dieu, vivent ensemble en un groupe plus ou moins organisé. Dans ce cadre simple, paisible, austère mais accueillant, il est possible de faire l’expérience de Dieu. Les ashrams sont des lieux d’exercices spirituels.

Traits saillants d’un ashram

1. On ne conçoit pas d’ashram sans son guru. Celui-ci a toujours été le centre de l’ashram. L’inspiration de l’ashram hindou a toujours jailli d’une éminente personnalité spirituelle. C’est en ceci que diffère l’ashram chrétien. Notre guru, c’est le Christ, le Seigneur ressuscité présent en nous par l’Esprit Saint. La présence du Christ vivant devrait se manifester dans les membres de l’ashram, lesquels ne seront pas seulement les disciples du Christ, mais son prolongement.

2. Suprême nécessité de pureté de vie – intérieure et extérieure. Les ashramites doivent se libérer de tout attachement par « yama » (lutte contre les passions) et « niyama » (pratique des vertus). Yama consiste en a) ahimsa ou non-violence (pour le dire positivement : charité) ; b) satyam ou véracité ; c) asteya ou abstention de vol ou même de n’importe quelle appropriation sans réelle nécessité : s’approprier quoi que ce soit sans nécessité, même avec la permission du propriétaire, était considéré par Gandhi comme un vol ; d) brahmacharya ou continence ; e) aparigraha ou libération de toute avarice et de tout vain désir. Ces observances sont aussi connues comme les cinq grands vœux de l’ashramite.

Les cinq niyamas sont : a) shaucha ou propreté, pureté ; b) tapas ou austérité, ascèse (silence, jeûne, etc.) ; c) samtosha ou contentement, joie ; d) svadhyaya ou récitation et étude des Écritures ; e) ishvarapranidhana ou dévotion continuelle au Seigneur (notamment par la répétition – japa – de son nom ou d’une brève formule – mantra).

3. Liberté

  1. vis-à-vis de l’autorité, des lois, des rites. Les hindous ne tiennent pas les formes extérieures de l’autorité pour essentielles à la croissance spirituelle. Ils affirment que la méditation et la contemplation leur révèlent la profondeur cachée de la Vérité. Lois, rites, etc., sont des moyens pour le grihastha (maître de maison) qui n’a pas encore atteint le niveau spirituel du sannyasi. L’autorité est nécessaire pour la formation des jeunes. L’hindouisme reconnaît, avec saint Paul, que la loi est un pédagogue et que son vrai rôle est de conduire à la liberté.
  2. vis-à-vis de l’institution. Les ashramites ne devraient pas laisser les bonnes œuvres encombrer leur vie, car ceci les empêcherait de devenir hommes de prière. Ils devraient être capables de faire l’expérience de Dieu sans souffrir de la dichotomie entre contemplation et action. Il est également contraire à l’esprit de l’ashram d’avoir de grands bâtiments.

4. Joie, paix et tranquillité. Les marques distinctives de l’ashram doivent être : silence, paix, joie, solitude. Une atmosphère de silence doit régner dans l’ashram. Il devrait y avoir, entre ses membres, communion silencieuse plutôt que communication. Dans un ashram chrétien, le message du Christ n’est pas enseigné mais perçu.

5. Simplicité et pauvreté. Une vie simple devrait être de règle dans l’ashram. En Inde, la pauvreté est appréciée et aimée comme une grande valeur spirituelle. La pauvreté nous libère et détache des biens et des soucis de ce monde. Elle nous permet aussi de partager réellement la vie d’autrui et de ne faire qu’un avec la majorité du peuple indien dans son style de vie. De plus, le disciple du Christ devrait marcher à sa suite par le même chemin.

6. Ouverture et hospitalité. L’ashram doit être ouvert à tous sans considération de caste, de religion, de statut. Chacun doit se sentir chez soi dans un ashram. Pour participer avec le Christ à son œuvre de libération aujourd’hui, les ashrams doivent être des communautés ouvertes et accueillantes car rien n’est plus universel que Jésus-Christ. L’hospitalité envers tous doit être un caractère distinctif de l’ashram.

Types d’ashrams

Il peut y avoir autant de types d’ashrams qu’il y a d’ordres religieux ; on remarque cependant deux grandes divisions. Dans l’une on verrait les membres non seulement prier et travailler ensemble, mais aussi entrer en dialogue avec d’autres en dehors du groupe, organiser des sessions, donner des causeries sur divers sujets, prendre l’initiative d’expériences spirituelles et liturgiques contribuant ainsi effectivement au développement d’une théologie vraiment indienne. Ce seraient des ashrams actifs.

Le second type est le dhyana ashram ou ashram contemplatif. Ici la prière occupe la première place ; la conviction que la vie cachée avec le Christ est une force pour l’Église doit animer les membres de cet ashram. Ils ne sont pas appelés à faire des œuvres d’éclat, à être connus, mais à disparaître afin que Lui puisse grandir en eux. Ils représentent le Christ dans son renoncement, sa solitude, sa prière permanente, à la façon indienne. La présence de cette sorte d’ashrams au milieu des missions dans l’Inde est justifiée, car en Inde la contemplation est un apostolat actif. Dans ces ashrams, le travail est secondaire. Les membres n’acceptent aucun travail rémunéré de façon régulière, par exemple dans une institution. Le travail manuel a sa place dans le programme de vie. La façon de s’habiller, de manger, de vivre, etc., tient toujours compte des styles traditionnels. Un silence profond et vrai est gardé par tous. Des règles minutieuses ne sont pas nécessaires. Chacun partage son temps entre la prière et le travail selon son jugement et sa capacité, déterminant sa propre façon de vivre dans le cadre général.

Pertinence des ashrams en Inde

Pour saisir l’importance des ashrams en Inde, il nous faut avoir quelque idée de l’esprit religieux du peuple. Pour les hindous, la religion doit nous acheminer vers une expérience ou une attitude de l’esprit dans laquelle l’être humain devient conscient de l’ultime Réalité. C’est la réalisation concrète de la plus haute vérité, dans laquelle le moi individuel fait l’expérience de son unité avec l’Absolu par une sorte de connaissance intuitive. Selon le Dr Radhakrishnan, « la religion est pour l’hindou une expérience ou une attitude de l’esprit. Ce n’est pas une idée mais une force, pas une proposition intellectuelle mais une conviction vécue. La religion est le sentiment intime de l’ultime Réalité et pas une théorie sur Dieu. » L’homme religieux est celui qui est conscient de la Présence divine, celui qui a l’expérience directe de Dieu, et pas celui qui n’en a qu’une interprétation philosophique ou abstraite. Aussi longtemps que nous n’avons pas une connaissance directe et immédiate de Dieu, notre religion n’est que par ouï-dire. L’hindou qui cherche l’union à Dieu n’accorde aucune valeur à des considérations trop humaines. Tous les aspects extérieurs de la religion, le rituel, la théologie, la dimension sociale du « dharma » (religion, loi, morale) n’ont rien à voir en fin de compte avec la vie spirituelle réelle, avec « moksha » (délivrance, salut final). Pour eux, la prière n’est pas une activité de la tête, mais bien du cœur.

L’Église de l’Inde a failli à sa mission de présenter le Christ dans sa plénitude. Le message spirituel de l’Église ne brille pas. C’est un fait que l’indien découvre rarement le mystère intérieur, profondément caché au centre même de la vie chrétienne. L’hindou véritable ne peut guère se sentir attiré spirituellement vers le christianisme tel qu’il est prêché et présenté aujourd’hui. Il sera sensible seulement aux manifestations de la présence de l’Esprit. La conversion au christianisme ne lui apparaît pas comme une conversion à une vie spirituelle plus élevée et à une expérience réelle et personnelle du Christ.

Le Père Neuner écrit : « L’Église ne se présente guère à l’hindou comme une communauté spirituelle vers laquelle il pourrait se tourner dans sa quête ultime. La mission est un centre d’éducation avec école et internat, une institution de bien-être, une agence de développement plutôt qu’un lieu de prière, de silence et de recherche de la Vérité. » On regarde l’Église comme une organisation, une institution sociale soucieuse du bien temporel de l’homme. Le missionnaire apparaît comme un organisateur, un travailleur efficace, mais n’est pas considéré comme un homme de Dieu, occupé des choses spirituelles. Il est vrai que même des hindous pieux recourent aux services des institutions chrétiennes. Les écoles et hôpitaux chrétiens sont à tous points de vue parmi les meilleurs de l’Inde. L’indien ne cachera pas son admiration pour la compétence, la discipline, le sens des responsabilités et du devoir qu’ils incarnent. Mais toutes ces qualités ne sont que des vertus humaines qu’on trouve dans toutes les traditions éthiques et tous les « dharmas ». Pour l’hindou, tout ceci reste purement au niveau humain. La religion pour lui n’a rien à voir avec l’efficacité humaine, la richesse et le prestige.

L’heure est venue de présenter au peuple de l’Inde les profondeurs de la richesse spirituelle du Christ dans un langage familier à notre race. Dans un pays où « sannyasa » et contemplation sont estimés comme les plus hautes valeurs spirituelles, les ashrams seront les meilleurs moyens de présenter les richesses spirituelles du Christ à nos concitoyens. Les ashrams seront des lieux où les hindous trouveront un christianisme vécu, correspondant aux aspirations spirituelles hindoues. Ils attireront :

  1. des chrétiens désireux de progresser dans l’expérience chrétienne,
  2. des chrétiens désireux de reproduire dans leur vie personnelle les gestes du Christ et son image,
  3. des hindous soucieux de connaître quelles sont les nouvelles révélations venues jusqu’à l’homme en dehors de l’hindouisme,
  4. des hindous attirés par l’exemple du Christ et désireux de mettre en pratique l’idéal de son enseignement,
  5. des hindous qui acceptent l’enseignement du Christ, mais ne sont pas prêts à accepter la civilisation de chrétienté dans laquelle s’est coulée l’Église historique.

« Le besoin de vie intérieure et la contemplation de type « dhyana » nous conduisent à étudier les domaines dans lesquels les ashrams peuvent aider l’Église à être plus « indienne ». Le chrétien ne rétablira pas seulement pour l’hindou les précieux héritages du passé tombés en désuétude ; par l’établissement d’ashrams chrétiens en Inde, le chrétien s’aidera lui-même à redécouvrir sa propre « indianité » et à faire sien l’héritage de la spiritualité indienne » (Séminaire National sur l’Église en Inde aujourd’hui - Bangalore 1969).

La véritable raison du sannyasa chrétien est la primauté de la contemplation. C’est la vocation de l’Église d’adorer en esprit et en vérité le Dieu vivant et vrai, le Dieu saint en trois personnes. En ce temps de propagande démesurée, de rassemblements de masses, de collectes de fonds, de recherche du succès et de mentalité d’homme d’affaires, le sannyasa chrétien peut certes être un moyen pour toute l’Église de ne pas oublier l’ultime et unique chose qui compte, Dieu. Nous avons trop identifié la charité chrétienne avec le travail social bien organisé, la foi chrétienne avec une certaine philosophie, l’espérance chrétienne avec la croyance au progrès. Nous devons réapprendre à aimer Dieu, à espérer en lui, à croire en lui tel qu’il est. Le sannyasi essaie de s’en remettre à Dieu, de s’oublier lui-même, convaincu qu’il n’est pas parfait ni meilleur que ses frères. Le chemin de l’Inde vers Dieu passe par l’hindouisme ; les gardiens de l’hindouisme sont les sannyasis.

« Le genre d’ashram dont le christianisme a besoin en ce moment en Inde est celui qui est consacré à la contemplation et à la formation spirituelle selon le type traditionnel de l’ashram. La véritable christianisation de l’Inde doit venir de la contemplation » écrit Swami Abhishiktananda (Dom Le Saux, † 1973).

Le christianisme ne doit pas être étudié comme un morceau littéraire mais pratiqué comme un art : ainsi donnera-t-on une interprétation plus authentique de la suite du Christ et de son invitation à tout quitter et à porter sa croix avec lui. La réalité du corps mystique dans ce monde exige que certains mettent en lumière ces aspects du Christ : son renoncement, sa solitude, sa prière continuelle, sa virginité. Suivre le Christ ne se réduit pas à une foi purement intellectuelle, mais trouve son expression dans la chair et le sang.

L’influence bénéfique de ces ashrams ne se limitera pas à nos frères hindous et aux chrétiens de l’Inde. Nous, l’Église de l’Inde, avons quelque chose à donner à tous les Occidentaux qui viennent chez nous chercher ce qu’ils ont l’impression de ne pas pouvoir trouver dans leur propre pays. Beaucoup se tournent vers l’Orient et interrogent son expérience religieuse. Si l’Église de l’Inde est vraiment indienne, elle saura donner une réponse à ces étrangers qui viennent en Inde. Nous avons besoin de centres de silence, de solitude, de contemplation de type strictement monastique – mais bien sûr d’un genre monastique adapté aux situations indiennes. Le désir d’une vie plus intérieure est très souvent exprimé dans l’Église de l’Inde aujourd’hui. Les ashrams peuvent y répondre.

Citons pour conclure ces paroles d’un moine hindou qui connaît l’Évangile par cœur, Swami Chitananda : « Vous chrétiens, avez un très beau et important message à donner ; vous êtes obligés de le donner aux autres. Votre but n’est pas de convertir les gens d’une religion à une autre, mais avant tout de convertir leur cœur. Quand le cœur est converti, quand il y a conversion intérieure, on choisit automatiquement la vraie religion. Au début, le christianisme en Inde visait à convertir les gens d’une religion à une autre, et les prêtres ne faisaient pas assez attention à la véritable conversion, celle du cœur – voilà pourquoi le christianisme dans ce pays n’est guère profond. »

SIDPUR via Dari 176057
Dharemsala (Him. Prad.), India

[1Vedas : les plus anciennes Écritures hindoues ; Upanishads : Écritures plus récentes (à partir de 700 A.C. ?) et plus spéculatives.

[2Sannyasi : renonçant hindou qui cherche l’Absolu dans un détachement total du monde ; sannyasa : mode de vie du sannyasi.

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