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Pauvreté socio-économique - Pauvreté évangélique

Simon Decloux, s.j.

N°1975-1 Janvier 1975

| P. 5-18 |

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L’exposé qu’on va lire a une histoire. Sollicité et rédigé dans le cadre d’une session [1] centrée sur l’interpellation de la justice, il avait pour but d’introduire, dans l’approche de certaines questions, un début de clarification. De là son aspect assez didactique ; de là aussi le caractère limité qu’il adopte dans la réflexion sur la pauvreté. Ainsi, par exemple, n’analyse-t-il pas les dimensions structurelles et historiques de la pauvreté dans le monde qui est le nôtre.

Cet article, toutefois, ne serait pas inutile s’il pouvait contribuer à consolider le vocabulaire proprement chrétien concernant la pauvreté. Aujourd’hui, en effet, suite à certaines campagnes idéologiques, et notamment en fonction de la mobilisation exclusivement socio-économique du terme de pauvreté, une hésitation semble s’être introduite dans le cœur de certains chrétiens, et notamment de certains religieux. Peut-on, sans mentir ou sans se payer de mots, appeler pauvres des gens qui ne manquent pas du nécessaire et parfois d’un certain superflu ? Peut-on continuer à proposer aux religieux le vœu de pauvreté lorsqu’on a pris conscience qu’ils ne partagent pas réellement la condition des marginaux et des plus défavorisés ?

En distinguant un usage socio-économique et un usage plus directement évangélique (que nous désignerons aussi comme « spirituel », au sens de la béatitude de saint Matthieu) du terme « pauvreté », nous espérons – en nous gardant aussi bien des oppositions faciles que des identifications simplistes – apporter à cette question et à cette inquiétude un élément de réponse.

On s’efforcera tout d’abord de cerner la distinction entre la pauvreté socio-économique et la pauvreté évangélique ; – il faudra ensuite tâcher de préciser le rapport qui existe entre elles ; – au terme de cette double approche, sera évoquée la menace pesant aujourd’hui sur le vocabulaire de la pauvreté, à partir d’options idéologiques, la plupart du temps insuffisamment réfléchies.

1. Distinction entre la pauvreté socio-économique et la pauvreté évangélique

Première étape : situation ou engagement

Il semble qu’on peut reconnaître dans la pauvreté socioéconomique avant tout un fait, un état, une situation donnée ; la pauvreté évangélique, par contre, est essentiellement attitude et comportement de la liberté, option, engagement dans la ligne de l’évangile.

Précisons quelque peu cette première distinction :

  • Être un pauvre, au point de vue socio-économique, c’est ne pas disposer en fait des biens ni des ressources nécessaires pour mener une vie aisée ou même décente ; c’est être obligé parfois de vivre d’expédients ou des fruits durement acquis par le travail ; c’est, d’autre part, se situer dans une frange de la société qui ne dispose ni de l’avoir, ni du savoir, ni du pouvoir, mais qui est au contraire ou « dominée » ou à la remorque des leaders sociaux.
  • Être un pauvre, au point de vue évangélique, c’est avoir mis sa foi dans l’Évangile, c’est avoir choisi, dès lors, de ne pas faire résider sa confiance dans les biens périssables ; c’est avoir pris l’attitude propre aux anawim, aux pauvres de Yahvé, qui renoncent à établir leur vie sur eux-mêmes et sur leur suffisance autonome, et qui s’en remettent à Dieu qui à travers tout les aime et les conduit.

De tels pauvres, par ailleurs, renoncent du même coup aux assurances humaines, à la course à l’argent et aux honneurs.

En résumé : on a, d’une part, une situation de fait, et d’autre part, l’objet d’un choix. D’une part, il s’agit d’un manque non choisi, même s’il peut être ensuite accepté et aimé ; d’autre part, il s’agit d’un manque voulu et décidé, en fonction d’une adhésion première à la vraie richesse, qui est l’amour de Dieu.

Seconde étape : relation au monde, relation à Dieu

Nous sommes ainsi invités à approfondir cette première distinction, et à proposer une seconde approche de la même réflexion. Pour y entrer, il suffit de prêter attention au vocabulaire employé lorsqu’on qualifie ces deux formes de pauvreté. Que veut dire le point de vue socio-économique ? Que veut dire le point de vue évangélique (ou spirituel) ?

Le point de vue socio-économique est – on s’en doute – le point de vue qui considère les choses en fonction de la réalité sociale et des lois de l’économie. Considérer la pauvreté économiquement, c’est donc lui accorder tout d’abord un statut économique, c’est-à-dire la considérer en tant que résultant d’un certain mode de relation de l’homme au monde : l’homme économiquement pauvre est celui qui a moins que sa part dans la répartition des biens du monde, celui qui ne peut en disposer que de manière fort limitée et parcimonieuse. Considérer la pauvreté sociologiquement ou socialement, c’est lui accorder un statut social, c’est-à-dire la considérer en tant que définissant la relation de l’homme à ses semblables : l’homme socialement pauvre est celui qui s’éprouve, et qui est, en fait, en état d’infériorité par rapport aux autres membres de la société, infériorité qui peut souvent se traduire dans un rapport de domination ou être l’effet ou la conséquence d’un tel rapport.

Le pauvre, d’un point de vue socio-économique, c’est donc celui dont on parle, par exemple, lorsqu’on utilise le concept de « prolétaire » ou encore les termes de « classes » ouvrières, ou défavorisées. De ce point de vue, les pauvres constituent parfois entre eux une sorte d’univers, ou un « monde », qu’on peut au besoin appeler le « Tiers » ou le « Quart Monde », car de telles situations sociales et économiques de pauvreté jouent aussi bien dans les rapports internationaux qu’à l’intérieur des nations elles-mêmes.

Si nous passons maintenant au point de vue évangélique, il apparaît que le rapport de l’homme au monde et à ses semblables – s’il n’est pas exclu, bien sûr, – est nécessairement précédé par un autre rapport qui, dans la perspective de l’évangile, lui est antérieur et le commande : à savoir la relation de l’homme à Dieu.

Tel est, en effet, dans la profondeur de sa proclamation, le message de la Bonne Nouvelle : l’homme est un être aimé de Dieu et destiné à la communion avec lui. La pauvreté de l’homme devant lui consiste, dès lors, à reconnaître la totale gratuité d’un amour par lequel il est prévenu, à accepter de tout lui devoir, dans une relation qui, marquée de l’infériorité la plus totale et la plus coupable, n’est cependant en rien un rapport de domination, mais bien un rapport de filiation. Le pauvre de l’Évangile est celui qui vit de Dieu, qui s’ouvre à Jésus dans une démarche de foi où il admet sa totale insuffisance, qui s’attache à lui au point d’avoir le cœur libre à l’égard de toutes les affections et de tous les biens.

Car le rapport de l’homme à Dieu se répercute nécessairement dans le rapport de l’homme à ses semblables et à l’univers. Pauvre devant Dieu, l’homme ne peut vivre à l’égard des autres dans une attitude de domination et de suffisance ; il sait qu’il doit se mettre au service de tous, capable de recevoir et de se recevoir de chacun. Pas davantage l’homme ouvert à l’Évangile ne peut vivre à l’égard du monde une soif de possession égoïste ; il sait en effet que Dieu est son seul bien véritable, que l’homme ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent, et que la terre doit être partagée équitablement entre tous les fils de Dieu.

2. Rapport entre la pauvreté évangélique et la pauvreté socio-économique

On le voit, la distinction entre la pauvreté évangélique et la pauvreté socio-économique ne peut conduire à supprimer tout rapport entre l’une et l’autre.

On peut dire fort brièvement que, si la pauvreté socioéconomique n’inclut pas par elle-même l’option évangélique pour la pauvreté, cette dernière à son tour ne petit pas ne pas se répercuter d’une certaine manière sur le terrain socio-économique.

Reprenons, pour les développer quelque peu, ces deux affirmations :

a) La pauvreté socio-économique n’inclut pas par elle-même l’option évangélique pour la pauvreté.

Une telle affirmation ne demande pas de longues explications. S’il s’agit, en effet, dans la pauvreté socio-économique, d’une situation de fait (première étape), s’il s’agit essentiellement, dans cette pauvreté, de la manière dont l’homme vit sa relation au monde et sa relation à autrui (seconde étape), on ne voit pas pourquoi elle inclurait de soi l’option évangélique. Une option, un engagement de la liberté, ne résultent jamais purement et simplement d’une situation de fait ; un fait n’inclut jamais par lui-même l’attitude intérieure et personnelle, selon laquelle il est vécu, même s’il peut la provoquer ou y inviter.

En d’autres termes – et de manière très simple et très immédiate – on peut imaginer des pauvres du point de vue socio-économique, et non seulement les imaginer mais aussi les connaître, qui soient fermés, égoïstes et cupides, sans ouverture à Dieu ou à leurs semblables ; tout comme on peut en connaître qui soient abandonnés, fraternels, renoncés et capables d’accueillir le don de Dieu. Ce qui, en dernier ressort, tranche au niveau d’une telle option, où l’homme en quelque sorte a d’abord à se situer et à se choisir devant Dieu, ce n’est pas la situation effective de pauvreté socio-économique, mais c’est l’attitude intérieure de filiation, de fraternité, de renoncement.

b) Mais, s’il y a une certaine indifférence, ou tout au moins un manque de lien logique de nécessité entre la pauvreté socio-économique et la pauvreté évangélique, il n’en est plus de même lorsqu’on reprend la question dans l’autre sens. La pauvreté évangélique, en effet, n’est pas indifférente à la manière dont l’homme vit son rapport aux autres et son rapport au monde.

En d’autres termes, celui qui reçoit la Bonne Nouvelle et qui accorde sa foi à l’Évangile se trouve nécessairement conduit à convertir toute sa manière d’être. Si la pauvreté de son cœur l’engage désormais à l’égard de Dieu, dans l’humilité d’une attitude de filiation qui est à la fois dépendance totale et don de soi, une telle pauvreté du cœur doit nécessairement exclure des comportements excessifs de propriétaire ou de patron, ainsi que des manières d’agir qui soient empreintes de rejet ou de domination.

Mais la « pauvreté » inscrite de la sorte dans les rapports au monde et à autrui rejoint-elle bien l’image de la pauvreté socio-économique telle que nous avons essayé de la définir ? Ne doit-on pas plutôt reconnaître qu’on a affaire irréductiblement à deux mondes réellement et totalement différents : le monde spirituel, avec sa logique propre, et le monde socio-économique, caractérisé par la brutalité des faits que rien ne gouverne si ce n’est leur propre enchaînement implacable ?

Non, il n’en est pas précisément ainsi. Et il suffit, pour s’en rendre compte, d’évoquer quelques versets de l’évangile : « Nul ne peut servir deux maîtres, Dieu et l’argent », « Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens, suis-moi », « Les pauvres sont évangélisés ».

En ces versets, comme en d’autres semblables, où il s’agit de la pauvreté spirituelle, certes, il est aussi question d’une attitude et d’une pratique de renoncement aux biens de ce monde, et donc de la pauvreté socio-économique.

L’idéal de la vie religieuse

Pour préciser un peu mieux la place que prend, dans l’option évangélique, une figure de pauvreté traductible en termes socio-économiques, ne peut-on s’inspirer de l’idéal de la vie religieuse, en tant que celle-ci se présente comme une manière résolue et déterminée de vivre selon l’Évangile ?

Or, la pauvreté, dont le vœu est inscrit depuis toujours dans la vie religieuse, me paraît pouvoir se résumer en trois attitudes essentielles, que je caractériserai par les termes de dépendance, de partage et d’austérité.

Pauvreté-dépendance

La dépendance, tout d’abord, est la traduction de cette attitude filiale qui caractérise les anawim, les pauvres de Yahvé. Elle s’exprime dans la vie religieuse à travers le schème de l’obéissance, en tant que celle-ci manifeste la dépendance des fils à l’égard de leur Père du ciel. Vivre la pauvreté dans la dépendance, c’est savoir qu’on a tout à recevoir du Père, qui fait luire son soleil sur les bons comme sur les méchants, qui prend soin des oiseaux du ciel et des lis des champs. Il n’y a pas de pauvreté religieuse sans cette confiance et cet abandon grâce auxquels, ne possédant rien, on peut recevoir tout le nécessaire comme l’expression de la bonté paternelle de Dieu.

Et ce qui se marque ainsi de manière décisive dans la pauvreté religieuse tend à se manifester comme une dimension constitutive de la pauvreté chrétienne comme telle : celle-ci est en effet, avant tout, acceptation d’être conduit par Dieu, nourri, formé et aimé par lui. L’image du peuple d’Israël au désert, avec la dépendance radicale qui était exigée de lui à l’égard de Dieu, traduit la profondeur de l’attitude dans laquelle le chrétien doit d’abord découvrir sa plus réelle pauvreté... Car l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu.

Pauvreté-partage

À la dépendance, la pauvreté religieuse conjoint une dimension de partage. C’est que, fils ensemble d’un même Père, nous ne pouvons pas vivre notre vie dans l’égoïsme, en nous fermant les uns aux autres, en nous ignorant, en nous rejetant, ou encore en nous préférant nous-mêmes à autrui. La sensibilité actuelle est peut-être plus ouverte à cette dimension de partage, en étendant celui-ci au-delà des limites de la communauté religieuse et en élargissant, dès lors, les expressions de la fraternité. Si, en effet, l’exigence canonique de la vie commune ne s’impose aux religieux que dans la mesure où ils composent ensemble une fraternité ou une congrégation déterminée, ce dont ils doivent témoigner de la sorte, n’est-ce pas du partage et de la mise en commun générale que le Christ, notre frère, est venu instaurer parmi nous ? Ainsi en allait-il dans la première communauté de Jérusalem. Les chrétiens y mettaient tout en commun, parce que leurs cœurs étaient unis et rassemblés dans l’eucharistie de Jésus. Les religieux perçoivent sans doute plus facilement aujourd’hui qu’ils ont un devoir de partage avec tous ceux que la vie et les circonstances n’ont pas favorisés. Et, à leur tour, tous les chrétiens se sentent sollicités par leurs frères en humanité plongés dans la détresse, la disette, la maladie, en un mot l’état de pauvreté.

De même que la dépendance faisait apparaître, dans la vie religieuse et dans la vie chrétienne, la vraie attitude de l’homme pauvre en face de Dieu, ainsi le partage manifeste-t-il, et chez les religieux et chez tous les chrétiens, la transformation radicale à opérer dans les relations entre les hommes. Reste, pour rejoindre le point de vue proprement économique de la pauvreté, à voir comment la troisième dimension, l’austérité, définit une nouvelle manière d’exister en relation avec le monde.

Pauvreté-austérité

L’austérité : concept bien relatif, difficile à circonscrire, dépendant des temps et des lieux. Si la pauvreté religieuse ne peut manquer de s’y référer, c’est d’abord parce qu’elle garde devant les yeux l’image du Seigneur Jésus et de la manière dont il a voulu vivre son rapport au monde. Lui qui n’avait pas de pierre où reposer la tête, qui envoyait ses apôtres prêcher sans besace ni chaussures, lui qui a choisi d’être livré au dénuement de la crèche et condamné à celui de la croix, ne nous appelle-t-il pas à renoncer à de trop faciles satisfactions, à opter toujours pour la sobriété et souvent pour le renoncement, renoncement auquel sont en fait condamnés trop de pauvres de ce monde. D’autant plus qu’ayant vécu et ayant été rejeté comme pauvre parmi nous, il continue à se présenter à nous sous les traits des petits et des pauvres, qui sont les siens.

Dans la vie de tous les saints, l’interpellation de la pauvreté en tant que renoncement aux biens du monde, a toujours été présente. Voilà aussi pourquoi cette préoccupation, plus ou moins bien accueillie et plus ou moins bien observée par les religieux, ne peut être absente de la vie de tous les chrétiens. L’Évangile conduit à perdre sa vie, à se renoncer et à prendre sa croix pour suivre le Christ. De telles recommandations, de tels appels, ne peuvent composer avec une vie aisée, sans austérité ni renoncement. Le rapport de l’homme au monde est modifié, et radicalement, par l’adhésion à l’Évangile.

Visages variés de la pauvreté

Mais, précisément, comme nous l’avons dit en introduisant ce troisième élément constitutif de la pauvreté des religieux, il est difficile de définir quantitativement et selon des normes communément repérables et observables ce qui est avant tout l’expression de l’amour, et ce qui résulte pour nous de l’adhésion au Christ et à sa pauvreté.

La relation indéniable qui existe entre la pauvreté évangélique et une forme ou l’autre de pauvreté socio-économique me paraît dès lors pouvoir se réaliser à travers des visages variés.

Or c’est ici, peut-être, que se rencontre la tentation actuelle d’une certaine ligne de réflexion chrétienne : dans la mesure où s’y profilent une identification idéologique et exclusive de la pauvreté évangélique avec certains visages déterminés que la pauvreté peut revêtir dans le domaine socio-économique, ou encore une identification violente de la pauvreté évangélique avec certains groupes sociaux.

On commet de la sorte un double paralogisme : celui de passer de la pauvreté socio-économique à la pauvreté spirituelle (passage qui, nous l’avons indiqué, ne revêt aucune espèce de nécessité), et celui de définir la pauvreté socioéconomique elle-même (ainsi identifiée avec la pauvreté évangélique) par l’appartenance à telle classe ou à tel groupe social. Dans le prolongement de ce double paralogisme, on en arrive ensuite à exclure le mot même de « pauvreté » du langage « spirituel », par exemple lorsqu’on traite de la vie religieuse, dans la mesure où on ne retrouve pas en celle-ci l’image même de la misère des prolétaires. Les questions que soulève un tel discours chrétien nous invitent à entrer dans la dernière partie de cet exposé.

3. Une tentation idéologique dans la réflexion sur la pauvreté

En abordant cette dernière étape, j’aimerais qu’on évite d’en pervertir le sens et la portée.

Dans la mesure où l’amour de la pauvreté ne nous est guère connaturel, dans la mesure où nous sommes menacés de chercher et de trouver à trop bon compte des justifications pour ce que nous vivons ou voulons vivre en fait, dans la mesure où il n’est pas aisé toujours de briser certaines de nos solidarités pour en accueillir et en choisir d’autres, dans la mesure où nous hésitons à nous engager réellement, même pour des causes justes, dans la mesure où nous pouvons reculer devant le tranchant de la parole évangélique à transmettre, les réflexions qui vont suivre risquent de calmer faussement notre conscience et notre recherche ou, pour reprendre un mot de Marx lui-même, de servir d’« opium » à notre dynamisme spirituel et religieux.

Or le but de ces réflexions ne peut être celui-là, sous peine de détruire ce qui a été esquissé en parlant de la pauvreté évangélique et de son incarnation nécessaire. Mon but ici est plutôt d’éviter que la parole évangélique ne se dévalue en idéologie, pour être plus précis, en une de ces formes idéologiques que secrète aujourd’hui l’influence diffuse du marxisme.

Telle est, en effet, me semble-t-il, la voie dans laquelle risquent de s’engager des chrétiens lorsqu’ils en arrivent à identifier sans plus l’engagement chrétien pour la justice avec la nécessité de la lutte des classes, et l’appel évangélique à la pauvreté avec le messianisme du prolétariat.

Le salut n’est point chose à notre portée

Or, si telle est la voie dans laquelle est prêché et attendu aujourd’hui le salut, ne serait-ce point parce que nous tendons à faire de celui-ci une chose à notre portée ? Ne sommes-nous point par le fait même redevenus des « riches » : riches de ce pouvoir qui nous appartiendrait de renouveler en profondeur la face de la terre ? Tout se tranche, à mon sens, pour ce qui concerne la signification chrétienne de la pauvreté, en ce point où l’homme lui-même, tout homme sans distinction, est appelé à reconnaître sa limite, sa petitesse et son péché, et à accueillir de Dieu l’amour et le pardon. Le critère de discernement me paraît dès lors résider, pour le chrétien, en ce qui distingue la foi en Dieu de la seule foi en l’homme : cette ligne de partage est plus profonde que celle qui délimite les appartenances de classes.

Certains taxeront d’illusoire cette affirmation qui ouvre l’amour, le dialogue et le désir de compréhension et d’accueil mutuel au-delà des divisions socio-économiques telles que les définit une certaine théorie de l’histoire. Mais puis-je oublier, par exemple, que selon Lénine lui-même, dans son étude intitulée De la religion, la pratique concrète du mouvement de classe vise à faire disparaître les racines sociales de la religion mieux que toute prédication idéologique abstraite ?

C’est qu’en effet, la religion chrétienne impose une certaine compréhension et une certaine pratique des rapports entre les hommes, qui ne coïncide pas avec la vision marxiste de la lutte des classes. L’aliénation humaine la plus fondamentale est bien en effet, pour elle, celle qui oppose notre orgueil radical à la transcendance divine et notre appétit de bonheur immédiat, tant social qu’individuel, à la médiation du Christ crucifié ; elle n’est pas une aliénation que suffirait à définir n’importe quelle situation économique ou sociale que ce soit.

À la lumière de Jésus

C’est donc à la lumière de Jésus, de son message de salut, de la pauvreté inscrite dans sa vie et dans sa mort comme dans la parole qu’il nous a livrée, qu’il s’agit de reprendre et de creuser l’appel qui nous est adressé à plus de pauvreté (comme à plus de justice).

Mais précisément Jésus, dans l’Évangile, ne semble-t-il pas sanctionner sévèrement la richesse comme telle ?

Malheur à vous, les riches : vous avez votre consolation (Lc 6,24).
Comme il est difficile à ceux qui ont des richesses de pénétrer dans le royaume de Dieu ! Oui, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d’aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu (Lc 18,24-27).
Nul ne peut servir deux maîtres. Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent (Lc 16,13).
Celui qui a reçu la semence dans les épines, c’est l’homme qui entend la parole, mais le souci du monde et la séduction de la richesse étouffent la parole, qui devient stérile (Mt 13,22).

Si nous voulons y prêter attention cependant, ce que Jésus, en toutes ces proclamations, réprouve et condamne, bien plus que l’existence de la richesse à la manière d’un pur fait, c’est le cœur de l’homme qui s’y révèle et s’y pervertit : c’est le péché de complaisance dans les biens de ce monde et de fermeture à autrui. Le scandale, si l’on veut, n’est pas d’abord, aux yeux de Jésus, dans l’existence d’un riche et d’un pauvre nommé Lazare, mais dans le mépris et le dédain du riche pour le pauvre. Ce qui est contraire au Royaume de Dieu, c’est l’idolâtrie de l’argent et des biens, ainsi que l’injustice dans les rapports sociaux.

Par ailleurs, en opposition à la condamnation de la richesse perverse et coupable, l’évangile exalte la pauvreté en y reconnaissant la vraie richesse du Royaume :

Heureux ceux qui ont une âme de pauvre : le royaume des deux est à eux (Mt 5,3).
Le royaume des deux est semblable à un trésor caché dans un champ ou à une perle de grand prix, pour lesquels on vend tout ce qu’on a (Mt 13,44).

La pauvreté ainsi définie, cependant, ne s’identifie pas non plus purement et simplement au fait de la pauvreté socio-économique, même si elle doit s’y concrétiser ; elle est, plus en profondeur, réceptivité à l’Esprit Saint qui inspire et éclaire les renoncements auxquels les hommes pécheurs et graciés se trouvent acculés ou conviés.

Si, enfin, au-delà de ses discours, nous nous référons à la vie du Fils de l’homme, ne le voyons-nous pas entrer dans notre histoire d’une manière qui à la fois enlève toute assurance aux privilégiés et encourage au nom de Dieu les non-privilégiés ? N’est-ce pas ainsi qu’il libère les uns et les autres de leurs étroitesses comme de leurs désirs insuffisamment mortifiés ?

Conclusion

Aussi est-il chrétiennement éclairant, dans une réflexion sur la pauvreté, de relire certains passages de l’Évangile et, par exemple, les chapitres 18 et 19 de saint Luc. L’évangéliste y traite successivement du pharisien et du publicain, des enfants qui se pressent autour de Jésus, du riche notable et des apôtres, de l’aveugle de Jéricho et de Zachée. Pour tous ceux dont l’Évangile décrit ainsi la rencontre avec Jésus, il s’agit d’accueillir avec pauvreté le salut qu’il leur présente.

Qu’ils soient riches ou pauvres, du point de vue socioéconomique, ils ont d’abord à entendre la conclusion par laquelle se terminent ces scènes évangéliques : « Car le Fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu ». Dans cette recherche du Fils de l’homme, il s’agit, en effet, de tout homme dont Jésus lui-même s’approche et qui est capable de l’accueillir. Le jugement du monde ne s’accomplit pas à travers la proclamation de nos idéologies – fussent-elles revêtues par certains termes de l’Évangile. Il est l’action toute-puissante de la miséricorde de Dieu.

Telle est la Bonne Nouvelle que nous avons à vivre et dont nous avons à témoigner, jusque dans notre misère et notre péché.

Rue A. Fauchille 6
B-1150 BRUXELLES, Belgique

[1Assemblée générale des Supérieures majeures, 8 avril 1974.

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