Consécration à Dieu ou libération politique ?
Yves Ledure, s.c.j.
N°1975-1 • Janvier 1975
| P. 19-31 |
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Avec l’aide de Jésus-Christ et de cette assemblée, moi..., je m’engage à vivre la vie religieuse dans le monde ouvrier, principalement avec les plus pauvres, en communion la plus vraie possible à ses espérances, à ses luttes pour l’homme, à ses combats pour la justice, contre l’asservissement et l’écrasement, à être au service d’une promotion collective.
J’accepte de mettre en commun le fruit de notre travail, de n’en faire qu’usage.
Je m’engage dans une vie fraternelle à vivre la chasteté évangélique dans une disponibilité et un accueil.
Tout ceci dans une recherche de l’Institut, en collaboration avec la mission ouvrière, afin d’être avec toute l’Église en classe ouvrière signe du Royaume de Dieu.
Le texte que l’on vient de lire a été utilisé comme formule de profession religieuse. Bien qu’il n’en soit fait aucunement mention, il s’agissait, en droit, d’une profession perpétuelle. En prononçant cette prière, au cours d’une Eucharistie, de jeunes religieux, vivant dans le monde ouvrier et travaillant en usine, se sont (définitivement) engagés dans la vie religieuse. Dans cet acte liturgique, accepté par l’Église en la personne des supérieurs majeurs, ils ont voulu exprimer indissociablement leur solidarité militante avec le monde ouvrier et leur profession religieuse. Cette pratique nouvelle signifie l’éveil d’un type religieux qui se cherche à l’intérieur des valeurs, des aspirations et des contradictions du monde moderne. Une nouvelle parole se dit dont il importe de comprendre les articulations pour en entendre le sens. Nous ne pouvons rester indifférents devant ce jaillissement. Mais sa spontanéité généreuse ne doit pas aveugler notre jugement.
I. Une nouvelle pratique de la vie religieuse
Par rapport à la perspective traditionnelle qui définissait la vie religieuse par les trois vœux de célibat, de pauvreté et d’obéissance, ce texte est particulièrement déroutant. Nous voici en présence d’une vie religieuse qui se dit en dehors de ce schéma classique. Les trois vœux, en effet, spécifiaient des catégories à priori qui posaient la compréhension, le sens et la visée de la vie religieuse avant, sinon en dehors, de sa pratique, de sa réalisation concrète dans tel homme ou telle femme. De cet à priori, fait de rigueur dogmatique, découlait une rigidité de l’agir. Le dogmatisme régnant, se conjuguant avec un moralisme envahissant, enfermait le religieux dans des « modèles » qui s’imposaient à lui et le conditionnaient. La sainteté se confondait trop souvent avec un nivellement de la personnalité qui, parfois, aboutissait à sa négation. Même si, de soi, le schéma classique n’imposait pas cet impérialisme, force est de reconnaître qu’il engendrait des comportements stéréotypés qui étouffaient la créativité individuelle du religieux.
Si les trois vœux sont devenus un schéma abstrait et théorique, c’est, en partie, parce qu’ils ont été coupés de leur référence à Jésus de Nazareth. Car la consécration religieuse trouve sa finalité dans le projet d’un « suivre » Jésus dans son obéissance au Père, dans son célibat pour le Royaume, dans sa pauvreté au service des hommes. Référés à cette perspective d’ensemble qui détermine leur signification et en correspondance avec les dimensions fondamentales d’une existence humaine, les vœux gardent leur valeur de mise en œuvre de la consécration religieuse, mais celle-ci ne se réduit pas à leur simple application.
Dégagée de cet universalisme théorique qui transcendait les conditions historiques de toute réalisation, la vie religieuse, telle qu’elle se dit dans ce texte, devient d’abord une pratique, pour ne pas dire une praxis, qui se détermine en fonction du milieu dans lequel vit le religieux. Elle ne se spécifie plus par l’appartenance à tel Ordre, à telle Congrégation aux finalités déterminées [1], mais par le milieu sociologique dont elle épouse les contours imprécis et les valeurs unificatrices. Notre texte « situe » la vie religieuse exclusivement dans le monde ouvrier par un engagement qui coïncide pratiquement avec les luttes de ce milieu pour s’affranchir de ses structures d’aliénation. A la limite, la vie religieuse se dit en dehors de toute référence doctrinale précise, sinon celle du milieu dans lequel elle doit se vivre. Il appartient à l’individu de découvrir la référence religieuse théorique qui puisse être formulée dans le langage du milieu de vie et ainsi d’y porter un témoignage chrétien. Force est donc de s’éloigner d’un modèle uniforme de vie religieuse pour inventer, avec tous les risques mais aussi les joies de toute création, une nouvelle pratique homogène au milieu de vie.
Primat de l’agir ?
Il convient de nous demander ce que signifie ce renversement qui privilégie une pratique appelée, en d’autres lieux, cheminement, créativité, expérience, au détriment de l’affirmation intellectuelle du dogme, de la théorie. N’est-ce pas que la vie quotidienne se présente comme le lieu où apparaissent les contradictions, les impasses de notre civilisation ? Le sens de la vie ne se règle plus aujourd’hui théoriquement. Ou, si l’on préfère, l’affirmation théorique d’un sens trouve signification dans sa réalisation concrète, qui ne se réduit pas à une simple morale. On a toujours su que la fragilité humaine empêchait la réalisation parfaite du modèle. Peu importait, au fond, le décalage entre l’idéal, abstraitement conçu, et sa balbutiante imitation. L’essentiel était que l’agir se voulait conformité, conformation de cet idéal abstrait. Le modèle préexistait à l’agir, dont il commandait le cours.
À l’inverse, dans un monde pluraliste où s’opposent les idéaux, les modèles, c’est l’agir qui manifeste l’implicite et donne chair et corps à l’idéal affirmé. Car l’agir, tributaire de toutes les valeurs marchandes de la société, tempère l’idéal professé puisqu’il compose nécessairement avec ce qui est théoriquement refusé. L’action révèle donc l’authentique modèle de nos comportements, un modèle toujours plus ou moins éloigné de l’idéal primitivement affirmé. Nous expérimentons tous aujourd’hui la douloureuse impossibilité de réaliser l’idéal évangélique dans une société qui n’est pas structurée chrétiennement. Que signifie, notamment, la pauvreté dans une société d’abondance, voire de gaspillage ? Comment vivre une chasteté chrétienne, une morale conjugale lorsque la société diffuse un comportement sexuel qui relève d’une tout autre conception de la sexualité, de la corporéité ? L’hésitation de l’agir chrétien, en la matière, signifie moins la fragilité du pécheur que la mise en doute d’une doctrine élaborée en dehors des conditions actuelles de vie.
La fonction théologique se doit de tenir compte de ce fait nouveau qui consiste à refuser le modèle chrétien préétabli et à inventer des nouvelles pratiques évangéliques. Il incombe à celui qui veut penser le christianisme de prendre en charge cette libération du schéma à priori et d’analyser, à ses risques et périls, les modèles nouveaux qui surgissent au sein des communautés chrétiennes. En ce qui concerne plus spécialement la vie religieuse, il nous revient de réfléchir à ces nouveaux lieux où se pratique une vie religieuse dont notre texte trace un exemplaire. Si le lieu théologique s’est déplacé du schéma à priori vers une pratique inventive, encore faut-il que cette dernière ait sa cohérence interne. Son discours, qu’il en soit conscient ou non, doit se référer au texte évangélique.
Car si le vécu chrétien est primordial, le christianisme ne se réduit pas à un spontanéisme aussi généreux qu’aveugle. Le vivre du chrétien suppose un « référent perpétuel » qui est l’agir et le dire de Jésus de Nazareth. Ce morceau d’histoire, cohérent dans sa spécificité, marque la limite de toute inventivité chrétienne. Le souffle créateur qui anime l’Église d’aujourd’hui doit se heurter à cet irréductible de l’exemplarité de Jésus. Confronter la pratique actuelle des chrétiens, des religieux en ce qui nous concerne, à ce référent rejoint la fonction d’intelligence de la foi. Cette œuvre de discernement, de jugement, pour délicate qu’elle soit, est indispensable à la survie d’une communauté chrétienne.
II. Une vie religieuse par la consécration à Dieu
Or notre formule de profession ne semble plus poser Jésus de Nazareth comme référence originaire de la vie religieuse. Comprenons-nous bien. Le projet rejoint le contenu formel de l’Évangile : il s’affirme même vie religieuse jusqu’à un engagement « dans une vie fraternelle à vivre la chasteté évangélique ». De ce point de vue, le texte semble parfaitement s’insérer dans la tradition de l’Église par rapport à la vie religieuse. Et pourtant, ce texte fait problème. Ne formule-t-il pas une vie religieuse qui semble se confondre avec un engagement politique [2] dans et pour le monde ouvrier, sans préciser clairement si la source de cet agir est spécifiquement religieuse ou politique. Il importe de lever cette ambiguïté insoutenable et de poser la question essentielle qu’on peut formuler en ces termes : vie religieuse : consécration à Dieu ou libération politique du monde ouvrier ?
Consécration à Dieu ET libération politique ?
Il vient une première réponse dont il est facile de prévoir qu’elle serait la plus souvent citée parce que la plus commode. Elle consiste à transformer la question en prétendant que la vie religieuse est consécration à Dieu ET libération politique du monde ouvrier. Le texte que nous analysons adopte cette problématique. Dans la mesure où la vie religieuse se veut principalement une pratique, celui qui s’y engage refuse la question posée, la trouve théorique et sans signification puisque, dans la réalité de son engagement, il est, tout à la fois, religieux et militant du monde ouvrier. Ici les motivations psychologiques, qui acceptent difficilement la remise en cause, voilent le véritable enjeu du débat en niant la possibilité même de l’alternative : Dieu-politique. Car l’intention missionnaire, la générosité apostolique sont évidentes : le religieux veut porter l’Évangile au monde ouvrier. La vie religieuse, vécue dans et pour le monde ouvrier devient « avec toute l’Église en classe ouvrière signe du Royaume de Dieu ». Elle se spécifie donc dans un agir apostolique bien déterminé. La mission apostolique, en tant que son agir, sa pratique, est la raison d’être de la vie religieuse.
Une telle réponse renvoie à la réalité sociologique de l’Église de France et s’inscrit dans son effort pastoral. Depuis la moitié du XIXe siècle, la classe ouvrière, de conviction républicaine, se constitue hors et en partie contre l’Église, restée monarchiste. Le socialisme, comme ferment de la classe ouvrière, devient, malgré quelques héroïques témoins chrétiens, violemment anticlérical et en partie athée. Cette cassure n’a jamais pu être surmontée. Depuis le catholicisme social jusqu’aux prêtres-ouvriers, en passant par le Sillon, les mouvements d’action catholique spécialisée, nombreuses furent les tentatives apostoliques qui se proposèrent d’évangéliser ce monde, hostile ou indifférent à l’Église.
La vie religieuse en monde ouvrier, telle que la formule notre texte, se veut donc une réponse apostolique à l’imperméabilité de la classe ouvrière à l’Évangile. Tout se passe, de ce point de vue, comme si nous rejoignions l’élan missionnaire de Paul qui en 1 Corinthiens 9,19-24, nous explique qu’il s’est fait païen avec les païens, Juif avec les Juifs, pour en gagner le plus grand nombre à l’Évangile. Mais, saint Paul a soin d’ajouter qu’il est libre à l’égard de tous. Grâce à cette liberté, il peut être l’apôtre de tous, en épousant les conditions de vie des différentes catégories sociales de la population, puisqu’il n’en privilégie aucune.
Pas d’exclusivisme
De ce point de vue le texte est en rupture par rapport à la pensée de saint Paul. En effet, on « s’engage à vivre la vie religieuse dans le monde ouvrier ». Tout se passe comme s’il y avait exclusivisme, c’est-à-dire, choix d’un milieu au détriment des autres. Car l’engagement porte très précisément sur le fait de vivre la vie religieuse dans un milieu. Nécessaire incarnation d’une vie religieuse qui se doit d’être apostolique, pourrait-on rétorquer. Fort bien, à condition de ne pas enchaîner, emprisonner l’apôtre. Or dans notre texte, il ne s’agit pas seulement de vivre la vie religieuse dans le monde ouvrier, mais celle-ci en épouse toutes les revendications – si légitimes soient-elles – jusque dans une lecture marxiste de lutte des classes, puisqu’elle est « au service d’une promotion collective ». La vie religieuse devient ainsi un instrument de libération politique de la classe ouvrière.
La disposition graphique du texte est éminemment suggestive. Elle en révèle l’inconscient. Le premier paragraphe est de loin le plus important puisqu’il représente la moitié du texte : 62 mots sur un total de 126. Or ce paragraphe engage la vie religieuse dans les luttes du monde ouvrier contre ses aliénations, dans son combat social et politique. Certes les paragraphes 2 et 3 donnent une tonalité plus spécifiquement religieuse, puisque la vie fraternelle, la chasteté évangélique, la pauvreté sont invoquées en 35 mots. Double rapport d’infériorité : le programme spécifiquement évangélique arrive en seconde position et s’énonce en presque moitié moins de mots que le projet politique. La structure même du texte souligne donc la portée principalement politique de la vie religieuse. Elle finalise cette vie religieuse dans les luttes et les espérances de la classe ouvrière. L’inconscient du texte laisse entendre que les motivations de ceux qui écrivent ce discours ont leur origine dans les aspirations du monde ouvrier plus que dans le message évangélique.
Un absent de marque
Cette conclusion, que d’aucuns jugeront injustifiée ou purement formelle, nous semble d’autant plus rigoureuse qu’elle renvoie à un étrange silence, à un absent de marque. En effet Dieu n’apparaît pas dans ce texte. La vie religieuse ne s’adresse pas à Dieu. Elle n’est pas un acte vis-à-vis de Dieu. Son objet porte principalement, nous l’avons vu, sur la libération politique de la classe ouvrière. Si elle prend aussi comme programme de vie des aspects majeurs de l’Évangile, elle ne se dit pas, elle ne se veut pas un « suivre » Jésus-Christ, perçu comme chemin vers Dieu. Il y a bien visée religieuse, recherche d’absolu, appelé ici Royaume de Dieu. Mais l’engagement est idéologique, même si une partie de son contenu est croyance religieuse ; il est idéologique dans la mesure où la vie religieuse n’engage pas vis-à-vis d’un Dieu personnel, mais consiste à remplir un programme. Le contenu religieux, traditionnellement affirmé par la notion de vœux, a été, de fait, remplacé par une idéologie politico-sociale. L’engagement religieux, qui ne s’adresse plus à un partenaire, se détermine dans une tâche qui est, ici, la libération du monde ouvrier. Tout se passe donc comme si le nouveau lieu de la vie religieuse suscitait une mise à distance de sa finalité proprement religieuse et adoptait, encore timidement, une perspective politique.
Alors que notre texte visait théoriquement une profession perpétuelle, le discours ne prononce pas cet engagement définitif. Ce non-dit confirme le glissement de perspective souligné plus haut. Il est clair en effet, que lorsque la vie religieuse ne lie plus à un partenaire de choix qui est Dieu, mais porte sur une œuvre à réaliser, la durée du lien n’entre plus en jeu. Seul compte le temps qu’il faudra pour faire œuvre efficace. L’engagement « définitif » du religieux repose, par contre, sur la fidélité, la stabilité de Dieu. Il n’est jamais que la réponse d’un être historique, changeant, à ce qui est perçu comme éternel, définitif. On comprend alors que l’absence de partenaire divin émiette l’engagement dans le temps et lui ôte son caractère irréversible. Le silence sur l’engagement définitif est une conséquence logique de l’absence du Dieu personnel. Une telle problématique ne vide-t-elle pas la vie religieuse de sa densité chrétienne, de sa spécificité évangélique ? Certes, le phénomène religieux, comme tel, se spécifie moins dans l’affirmation du Dieu personnel que dans la référence au sacré que l’on a pu nommer l’idée-mère de toute religion. « Elle est omniprésente dans toute religion, parce qu’elle est la matière que la religion structure [3] ».
Si l’on peut concevoir une religion, comme le bouddhisme, sans Dieu personnel, il est évident que le christianisme, dans le sillage du monothéisme juif, se structure autour du Dieu personnel, Créateur et Père. Entre ce Dieu et le croyant se tisse un lien que l’on peut appeler ontologique puisqu’il détermine l’existence du fidèle. Entre ces deux pôles personnels se crée une relation existentielle qui lie en quelque sorte la liberté de l’un à la fidélité de l’autre.
Ce Dieu personnel se reconnaît à son nom unique et à son agir dans l’histoire du peuple qui se recommande de lui. Ainsi Yahvé devient le partenaire privilégié d’Israël : « Yahvé, le Dieu de vos pères, le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob, m’a envoyé vers vous. C’est le nom que je porterai à jamais, sous lequel m’invoqueront les générations futures » (Ex 3,15). Jésus de Nazareth précisera encore ce nom ; il en donnera la richesse qui mesure l’agir de Dieu dans le monde des hommes : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit » (Mt 28,19).
« Je t’ai appelé par ton nom »
La vie religieuse s’inscrit dans cette relation personne humaine - personne divine, qui définit le christianisme. A la différence d’une idéologie qui développe un système cohérent de valeurs, la religion chrétienne instaure une communication. Le christianisme dessine l’espace où se dit une parole qui met Dieu et l’homme en dialogue. Jésus de Nazareth instaure le discours constitutif qui véhicule la communication humano-divine.
Dans toute vie humaine, la communication est diverse, multiple. Elle se fait avec de nombreux partenaires, selon des intensités plus ou moins grandes, à des niveaux variés de profondeur. Le croyant est celui qui tisse un rapport de dialogue aussi avec Dieu. Au-delà de la diversité des formes, l’importance donnée à cette relation mesure la valeur que l’homme accorde à Dieu. Loin d’être uniforme, elle sera ce que chaque croyant en fait. De la quasi-insignifiance ou inexistence, elle peut grandir au point de structurer l’existence d’un croyant.
Le religieux est précisément celui pour qui Dieu devient le partenaire privilégié. La communication avec Dieu aspire les autres dialogues et s’instaure en relation prioritaire. Elle définit l’histoire d’une vie croyante au point d’en être la préoccupation majeure : « Ne saviez-vous pas que je devais être occupé aux affaires de mon Père » (Lc 2,49). Certes le religieux reste homme, en dialogue avec d’autres hommes, porteur de valeurs diverses et opposées. Mais son agir se développe dans la parole avec Dieu ; mieux, c’est la communication avec Dieu qui hiérarchise les autres dialogues du religieux. Parce que Jésus a une relation unique avec Dieu au point d’en être le Fils, il dessine le chemin, l’espace du dialogue, sans pour autant en fixer le contenu. Si Jésus signifie le référent personnel privilégié, l’agir du religieux se comprend comme sequela Christi, un suivre Jésus dont le but restera toujours au-delà de ses réalisations.
C’est dire que la vie religieuse est fondamentalement référentielle et non idéologique. Elle est référence, consécration à Dieu, au sens biblique du terme. « Car tu es un peuple consacré à Yahvé ton Dieu ; c’est toi que Yahvé ton Dieu a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre » (Dt 7,6). L’engagement spécifique du religieux porte à Dieu, porte sur Dieu puisque c’est lui qui mobilise, qui appelle. L’espace où se dit la vie religieuse est tracé par cet agir de Dieu et non par l’engagement du religieux. La vie religieuse ne saurait donc se définir comme un engagement en faveur d’une idéologie précise, puisque son référent ne s’identifie à aucune idéologie, à aucun système de valeurs. Bien au contraire, il constitue plusieurs discours dont chacun écrit une histoire, une destinée. Cette histoire, dont la vie fraternelle, le célibat, la pauvreté ne précisent qu’un cadre formel, commence une errance, une dérive qui supposent toutes les tentatives, toutes les aventures. Quand Dieu entre comme constitutif d’une histoire humaine, son espace de réalisation exclut, par définition, toute limite. « Un autre nouera ta ceinture et te conduira là où tu ne voudrais pas » (Jn 21,18).
III. Dieu est aussi une libération de l’homme
Le lecteur qui nous a suivi jusqu’à présent pourrait être tenté de conclure que nous situons la vie religieuse dans un destin purement individuel, du genre « moi et mon Dieu ». Il n’en est rien, car, à notre sens, la vie religieuse, à la différence de la vocation aux Instituts Séculiers, s’exprime en communauté. Dans la mesure où la vie en fraternité fait partie intégrante de cette consécration à Dieu, on ne saurait la réduire à une pratique privée qui ne concerne que l’individu. En définissant la vie religieuse comme référentielle au Dieu personnel et non engagement idéologique, nous voulons montrer que sa visée, sa finalité sont d’essence religieuse et non politique. Car, avec Jésus de Nazareth, s’opère la distinction, mieux la cassure de l’antique couple : religion-état. Mais il est clair que la vie religieuse conserve une dimension politique [4]. Si la politique comme telle n’est pas son but, il n’en reste pas moins que l’engagement du religieux n’est jamais politiquement neutre. Ceci reste à expliquer.
La relation de dialogue que le chrétien, que le religieux engagent avec Dieu, offre une promesse d’éternité. Le Dieu personnel vit d’une existence éternelle. La foi en lui suscite l’espoir de partager cette vie. Le christianisme, dans son essence religieuse, se pose en libération de la plus révoltante des aliénations de l’homme : la mort. Si la mort opère sa rupture totale et précipite dans le néant, elle se dresse comme l’oppression absolue qu’il s’agit de briser à tout prix. Le christianisme joue sa vérité, assure sa crédibilité dans ce pari. Saint Paul en a clairement perçu l’enjeu : « S’il n’y a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité, et si le Christ n’est pas ressuscité, notre prédication est vide, et vide aussi notre foi » (1 Co 15,13-14).
Le rôle fondamental du christianisme est de libérer l’homme de son destin biologique : la mort. Cette libération s’opère dans la communication avec Dieu, promesse d’immortalité. C’est dire que Dieu opère une libération spécifique, d’essence religieuse. Le propre du religieux en tant que consacré à Dieu, est d’œuvrer à cette libération de l’homme, en témoignant d’abord, par sa propre vie, de sa possibilité et, par ailleurs, en mettant Dieu et les hommes en rapport de dialogue. Dans la mesure où le religieux prend Dieu comme partenaire privilégié de son discours, il marque l’inédit du fait chrétien et sa valeur libératrice. Mais l’agir humain de totale liberté est projeté dans un au-delà du politique, dans un lieu différent de la cité terrestre.
En se comprenant comme militant d’une libération politique, le religieux accouple à nouveau Dieu et César. Ce retour désastreux au monde antique nationaliserait Dieu et imposerait une dictature idéologique aux individus. Pour s’en convaincre, il n’est que de relire cette page du grand historien que fut Fustel de Coulanges : « L’ancienne société avait été constituée par une vieille religion dont le principal dogme était que chaque dieu protégeait exclusivement une famille ou une cité, et n’existait que pour elle... La religion était maîtresse absolue dans la vie privée et dans la vie publique ; l’État était une communauté religieuse, le roi un pontife, le magistrat un prêtre, la loi une formule sainte ; le patriotisme était de la piété, l’exil une excommunication ; la liberté individuelle était inconnue, l’homme était asservi à l’État par son âme, par son corps, par ses biens [5] ».
Un combat pour l’homme
Or Jésus, en distinguant nettement Dieu et César, sépare religion et état politique. Il casse la structure politico-religieuse du monde antique et libère l’individu de tout totalitarisme en élargissant sa destinée à une dimension divine.
Le religieux doit être le témoin de cette destinée et l’artisan de cette réalisation. Mais celle-ci ne se fait pas au prix d’une évasion de la cité terrestre. L’analyse marxiste nous aidera à rester vigilant et lucide en la matière. La critique que Marx adresse à une religion qui détourne l’homme de lui-même et le sclérose dans ses aliénations en le faisant rêver d’un paradis futur, doit à jamais nous préserver d’une religion qui ne concernerait que l’au-delà. Le religieux œuvre bien à l’édification de la cité terrestre, mais signifie que celle-ci repose aussi sur des fondements religieux.
Le sécularisme actuel rejoint l’antique théocratie dans un identique processus de mise à l’écart d’un partenaire : Dieu dans le sécularisme, un homme libre dans la théocratie. Or une cité humaine bien faite suppose ces deux partenaires en dialogue de liberté. Il revient à la politique de créer des relations de justice entre les citoyens, à la religion de mettre l’homme en dialogue avec Dieu. Si la réalisation de notre destinée divine se fait à partir de notre situation socioéconomique, de notre condition historique, le religieux devra en être le témoin, vigilant et critique. Mais c’est au nom de sa vision religieuse qu’il contestera le modèle d’une société qui ne fait pas justice à tous ses membres, qui empêche l’ouverture sur Dieu. À la suite du prophétisme d’Israël, la vie religieuse s’engage donc politiquement pour tous ceux que la cité terrestre opprime et exploite, pour tous ceux qu’elle aveugle en limitant leur horizon à l’humain. Car supprimer Dieu aliène l’homme à la mort.
Mais parce que cet engagement est d’essence religieuse, c’est-à-dire, trouve son origine dans une consécration à Dieu, il instaure une distance par rapport à la politique et à l’économique. Pour le religieux, la vocation définitive de l’homme ne se réduit pas au politique, bien plus la réalisation heureuse de l’homme n’est pas absolument et nécessairement liée à une préalable libération politique ou économique. Le religieux s’engage dans le combat pour l’homme. Mais il pense que sa meilleure chance de bonheur reste encore Dieu. Le religieux, parce qu’il a marqué son cœur et son corps du signe de Dieu, se doit d’être finalement le contestataire de toute réalisation humaine et de jalonner l’ultime recours à Dieu. Si l’homme passe infiniment l’homme, il n’y a que Dieu qui puisse le libérer de lui-même.
Rue Schuman 2
F-91205 ATHIS-MONS, France
[1] Le texte fait référence à « l’Institut » sans le nommer. On ne nie pas une appartenance à un Institut, mais on la situe dans l’indétermination. Cette relation anonyme fait éclater l’appartenance en insignifiance ou si l’on préfère en formalité juridique. En fait, cette indétermination est une mise en cause de la géographie actuelle de la vie religieuse, divisée en ordres et congrégations dont le principe de division est trop marqué historiquement pour répondre aux besoins religieux du monde actuel. Ici et là, sans tenir compte de l’Institut auquel ils appartiennent, des religieux se regroupent en fonction de leurs affinités, de leurs engagements. Les Supérieurs bénissent ce qu’ils ne peuvent empêcher, mais ne remettent pas en cause la carte géographique de la vie religieuse. Au lieu de laisser mourir bien des Instituts en plongeant dans un désespoir silencieux trop de religieux, ne serait-il pas temps de s’attaquer au problème des regroupements, des fusions, des fédérations, quel que soit le nom qu’on donne à ce processus de restructuration ? Tous les Instituts ne retrouveront pas pour autant une vitalité perdue, mais les religieux, du moins, reprendront espoir.
[2] Le terme « politique » ne se trouve pas littéralement dans le texte. Mais il y est inclus au niveau du contenu, notamment dans le premier paragraphe qui propose une lecture de la vie en société, lecture qui exige une prise du pouvoir par la classe ouvrière.
[3] M. Petit, Le phénomène religieux, Paris, Bloud et Gay, 1966, 26.
[4] Cf. Vie consacrée 45 (1973), 99-120 : Tribune libre sur « une pauvreté politique ».
[5] Fustel de Coulanges, La Cité Antique, Paris, Hachette, 1870, 472-473. Il suffirait de lire ce texte en remplaçant les termes de cité, d’état par ceux de classe, de milieu pour voir à quel point il décrit l’amalgame politico-religieux qu’opère très candidement un certain gauchisme chrétien actuel.