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La fidélité à l’Institut

Vies Consacrées

N°1974-6 Novembre 1974

| P. 355-360 |

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En novembre 1973, Vie consacrée publiait un numéro spécial sur « La fidélité ». Celui-ci nous a valu des lettres assez nombreuses où la question de la fidélité à l’Institut était envisagée de manière plus explicite que nous ne l’avions fait. Nous avons publié ces lettres dans le « Courrier des lecteurs » des numéros 3 et 5 de 1974.

Cela nous a amenés à prendre ce problème de la fidélité à l’Institut comme thème de la réunion annuelle du Conseil de rédaction de Vie consacrée, qui a eu lieu les 28 et 29 septembre derniers. Pour aider à la réflexion, diverses questions avaient été proposées aux participants.

Les PP. Pousset et Leclercq nous ont envoyé une réponse écrite.

Le P. Pousset, s.j., examine trois questions :

  1. La fidélité à l’Institut a pu se vivre en quelques cas (j’en connais personnellement deux de près et deux autres) en ayant à consentir à une douloureuse rupture avec l’Institut. Quatre cas où l’on peut dire que les principes de l’élection ignatienne ont joué à plein et en grande rectitude. Pour ces personnes, la vie religieuse continue et d’ailleurs pas seulement de façon privée. Sentiment que quelque chose chemine à travers elles. Et, pour l’heure, avant tout obéissance à ce que Dieu veut, en lien avec des personnes qui sont demeurées dans la vie religieuse institutionnelle, et sous le contrôle d’une autorité spirituelle.
  2. Le « selon les Constitutions » de tel Institut est très important ; mais il devient plus clair aujourd’hui à certains que l’Institut est corps social de notre être religieux certes, mais que ce corps est à penser sous la catégorie de médiation : médiation communautaire de notre rapport personnel à Dieu, dans l’Église. Si ce corps est une médiation, il convient d’éviter un blocage du rapport personnel à Dieu sur le corps (l’Institut). Une médiation, par définition, est mouvement, articulation, et non articulation bloquée. Il peut se produire dans cette articulation des distorsions très douloureuses causées par les mutations profondes qui s’opèrent dans l’Église au niveau de son être génétique (c’est toujours là que s’opèrent les mutations). Distorsions vécues avec douleur, mais grande vérité dans les cas évoqués ci-dessus. On comprend que certains n’y puissent tenir et recourent à des solutions « transactionnelles » : quitter la vie religieuse d’une façon qui ne sonne pas du tout à la manière d’une « élection droite » (pour reprendre le mot d’Ignace) ou résignation à une existence bloquée sur l’Institut tel qu’il est et où l’on reste.
  3. Je crois que souvent les désirs de passer de la vie active à la vie contemplative sont l’expression inauthentique d’un très authentique désir d’aller plus loin dans l’amour et le don de soi généreux. Mais attention ! Le plus souvent, c’est à mettre au clair pour éviter une décision illusoire. Je connais un cas où il a fallu « se résigner » à laisser passer par l’illusion (qui, d’ailleurs, n’a pas duré longtemps, une fois la personne entrée au cloître), et un autre où des ambiguïtés de départ se sont au contraire assainies une fois au monastère (où la personne est demeurée et demeure, dans la paix et la joie).

Le P. Leclercq, o.s.b., répond plus globalement :

À chaque fois que j’ai discuté de la fidélité, surtout avec des jeunes, il apparaissait que la question, pour beaucoup d’entre eux, devait être celle-ci : « fidélité à l’Institut ou fidélité à Dieu ? », « fidélité de l’Institut à ses membres (à tous, y compris ceux qui veulent un renouveau courageux) et fidélité de l’Institut à Dieu ? »
Plusieurs ne sont pas éloignés de penser que certaines formes d’« infidélité » que l’on tend spontanément à attribuer aux religieux peuvent venir d’une certaine infidélité des Instituts. C’est sans doute radical, mais c’est du moins un aspect du problème qu’on n’a pas le droit d’écarter a priori.

Entre-temps, nous avons reçu une autre lettre, qui montre elle aussi comment la question de la fidélité à l’Institut peut se poser à partir d’une autre, celle de la fidélité de l’Institut :

Je suis bien d’accord que l’appel de Dieu à une vocation religieuse contient un appel à la finalité (disons contemplative) et aux moyens spécifiques d’un Institut déterminé. Donc, tout en voulant répondre à l’appel personnel de Dieu sur mon âme, je m’engage à le vivre fraternellement dans tel Institut.
Mais si, après de nombreuses années de fidélité à Dieu dans mon Institut, que j’aime, celui-ci change de finalité, supprime ses « moyens spécifiques » pour se « séculariser » de plus en plus et « se conformer à une vie laïque », un grave problème de conscience se pose. Ce que Dieu m’a demandé, c’est de me consacrer totalement à lui dans un Institut contemplatif. Or c’est celui-ci qui change radicalement, ce n’est pas moi...
Par fidélité à Dieu, ne doit-on pas chercher d’autres conditions qui permettent d’être fidèle à sa vocation essentielle ?

L’ensemble de ces lettres nous paraît avoir bien mis en lumière toutes les données du problème. En y réfléchissant le Conseil de rédaction de la revue s’est surtout arrêté à deux questions :

  1. Qui est juge de la fidélité de l’Institut ?
  2. Quels sont les critères d’authenticité d’une décision éventuelle de quitter l’Institut ?

Nous publions ci-après un bref compte rendu de ces échanges. En le faisant, nous avons bien conscience de ne pas résoudre le problème dans son entier. Cependant ces quelques réflexions, nous l’espérons, clarifieront peut-être un point ou l’autre.

I. Qui est juge de la fidélité de l’Institut ?

La question de la fidélité à l’Institut peut jaillir à partir d’une interrogation sur la fidélité de l’Institut lui-même. Par exemple : 1) dois-je rester dans un Institut qui s’avère en pleine décadence spirituelle, qui ne donne plus à ses membres la formation et l’aide que l’on est en droit d’attendre de lui dans le domaine de la prière, de la vie apostolique, de la vie communautaire ? 2) Dois-je demeurer dans un Institut qui a substantiellement changé sa finalité spécifique : il était voué à la contemplation ou à l’adoration eucharistique et le voilà qui se veut avant tout apostolique ; il était essentiellement sacerdotal et se veut maintenant laïc : simplement le ministère de certains sera un ministère sacerdotal ? 3) Me faut-il persévérer dans un Institut jadis voué à l’enseignement qui y renonce pour le service des pauvres ? Etc.

Toutes les questions que nous venons d’exprimer ne se situent pas au même niveau, on l’aura bien remarqué. L’expérience montre que la réponse à la première peut varier très fort d’un religieux à l’autre. Comment juger objectivement de la situation spirituelle d’un Institut ? Il y a, bien sûr, un certain nombre de critères : radicalisme évangélique, fidélité à la prière, aux vœux, vitalité apostolique, voire vie fraternelle, etc. Mais un Institut peut connaître un état de crise qui ne soit qu’un « moment » vers une situation meilleure, plus libre, plus assumée : il ne faut donc pas se hâter de conclure. En tout cas, on est en devoir de ne pas s’en tenir à son seul jugement, de chercher à comprendre ce que veulent les supérieurs, d’interroger des membres de l’Institut, spirituels et de bon jugement, qui appartiennent aux différentes tendances, rénovatrices aussi bien que conservatrices.

La troisième de nos questions est moins radicale que la deuxième, puisqu’il s’agit simplement d’un changement de service apostolique, encore qu’elle puisse poser un véritable problème dans un certain nombre de cas individuels. Mais venons-en à la deuxième question.

Certains diront que le Chapitre général est finalement le seul juge de la fidélité de l’Institut à son propre but et que même il a le droit de changer, s’il le juge bon à un moment donné, la finalité spécifique de son Institut. Cette position ne nous semble pas recevable.

On tient généralement que, si un Chapitre général vient à modifier l’Institut sur des points vraiment substantiels de son charisme (caractère contemplatif ou apostolique, par exemple, ou quatrième vœu exprimant la finalité propre de l’Institut, etc. ?), tous les membres sont ipso facto déliés de leur engagement vis-à-vis de cet Institut : ils peuvent alors choisir d’y rester ou de le quitter.

Pour réfléchir le problème, on peut partir, semble-t-il, de l’idée suivante. Toute vocation chrétienne est une vocation dans l’Église. Les charismes des Instituts religieux sont des dons faits par l’Esprit Saint à l’Église : ils explicitent au cours des temps l’être profond de celle-ci. Les charismes mettent particulièrement en lumière tel ou tel aspect du mystère de l’Église. On peut donc dire que les charismes appartiennent, en un certain sens, à l’Église avant d’appartenir aux Instituts eux-mêmes qui leur donnent corps. Les Instituts n’ont donc pas tous les droits sur leur propre charisme et ils ne peuvent pas le transformer à volonté. C’est finalement l’Église qui est juge de leur fidélité à leur charisme. C’est pourquoi tout changement important des Instituts est toujours soumis à la reconnaissance et à l’approbation de l’Église. Et quand nous disons « l’Église », nous songeons, bien sûr, au Pape et aux évêques, mais aussi à tout le peuple chrétien. Les fidèles reconnaissent quelque chose de leur vie chrétienne dans les charismes des Ordres et Congrégations ; ils ont droit à ces signes vivifiants que sont ces charismes et ils ont donc un droit de regard sur eux. Les Instituts doivent prêter l’oreille à ce que pensent les laïcs, même si ces avis doivent être discernés pour voir s’ils procèdent d’une vraie fidélité à l’Esprit.

Il ressort de là que les Chapitres généraux ne peuvent être considérés comme l’unique ou l’ultime instance dans la question de la fidélité de l’Institut à son propre charisme. Mais il faut aller plus loin : même l’Église dans sa totalité n’a pas pouvoir de modifier à son gré un Institut. Si celui-ci représente un charisme, il est un don de l’Esprit. L’Église, par sa hiérarchie, a certes le droit et le devoir d’en discerner l’authenticité et d’en protéger la croissance ; mais ce don lui vient d’en-haut et elle n’en est que la fidèle dépositaire.

II. Critères d’authenticité d’une décision de quitter l’Institut

Pour situer toute vocation (et donc tout changement éventuel dans celle-ci), il est bon de se rappeler, comme nous l’avons fait au début de nos échanges, que toute vocation chrétienne est une vocation à l’Église et dans l’Église. Fondamentalement, c’est l’Église qui croit, espère, aime le Seigneur, c’est l’Église qui répond à Dieu. Toute vocation personnelle est invitation à s’insérer dans cette réponse ecclésiale et donc à se laisser former et contrôler par elle. Une vocation chrétienne appelle sa reconnaissance par l’Église et ne peut donc jamais vouloir se passer de toute médiation ni de toute institution.

Cette médiation de l’Église s’exerce selon sa double dimension de communauté eschatologique, témoin du Royaume de l’amour « déjà là », et de peuple missionnaire, tourné vers ce monde qui n’est « pas encore » chrétien. Cette même dualité de fonctions se retrouve, diversement accentuée selon les Instituts, dans les communautés religieuses : elles font apparaître la communauté d’amour que rassemble Jésus ressuscité, elles vivent la mission.

Les vocations personnelles, elles aussi, peuvent être marquées davantage par l’un ou l’autre de ces pôles. Cela peut avoir des conséquences extrêmement pratiques. Si ma vocation est essentiellement de faire apparaître la communauté d’amour, je puis accepter de vivre la charité jusqu’à ma mort dans un Institut mourant où je soignerai les religieux âgés : cela constituera ma manière de rendre visible le Royaume de la charité. Mais si ma vocation est essentiellement missionnaire, il me sera peut-être impossible de rester dans cet Institut, dont le service missionnaire va devenir pratiquement inexistant. Voir si la vocation personnelle est plus communautaire ou plus missionnaire nous a semblé un élément important dans le discernement à opérer en bien des situations concrètes aujourd’hui.

Sur cette toile de fond, nous avons relevé un certain nombre de critères (sans prétendre être exhaustifs, et bien conscients, après coup, que nous n’avons guère distingué les critères de passage à un autre Institut de ceux qui justifieraient l’abandon de tout Institut).

  1. Le tout premier nous a paru l’existence d’un effort persévérant d’ouverture à l’Institut : a-t-on sérieusement essayé de vivre de sa vie, de s’imprégner de son charisme, de s’ouvrir à ses membres comme à ses responsables ?
  2. Celui ou celle qui songe à changer accepte-t-il de porter le péché du groupe, de même que son propre péché ? Même les Instituts fervents rassemblent plus de pauvres pécheurs que de saints accomplis.
  3. Un autre critère important est l’histoire personnelle de la vocation de l’intéressé. Diverses questions se posent : y a-t-il eu, à un moment de celle-ci une véritable option ou se trouve-t-on devant quelqu’un qui a simplement « suivi le mouvement » et que la crise qu’il subit met peut-être pour la première fois devant la nécessité de faire cette option ? Celle-ci a-t-elle été globale ou a-t-elle aussi porté sur les notes spécifiques de l’Institut ? Quelle est, dans cette vie, la qualité de la rencontre avec Dieu ? (L’intéressé, laissé à lui-même, sera rarement bon juge en ces matières ; l’aide d’une tierce personne, spirituelle et de bon jugement, sera presque indispensable).
  4. Il faudra également tenir compte de la réalité psychologique de la personne : certains sont incapables de changement ou ne parviennent que très difficilement à s’adapter. Il arrive que l’on se fasse illusion sur son compte en ce domaine ; aussi vaut-il parfois mieux laisser faire un essai, même voué à l’échec : ce peut être la seule manière de clarifier la situation aux yeux de l’intéressé.
  5. Quand quelqu’un est en crise de fidélité, il est parfois nécessaire qu’il accepte certaines ruptures, sans lesquelles il aura peine à voir clair en lui-même : pensons à quelqu’un qui est « mangé » par sa profession et se demande s’il ne ferait pas mieux de lâcher tout le reste pour s’y adonner davantage ou encore à celui qui croit avoir découvert la compagne avec laquelle sa vie s’épanouirait. Même si l’on accepte loyalement ces ruptures, l’aide d’un tiers clairvoyant sera ici aussi d’un grand secours.
  6. Par contre, le vieillissement d’un Institut, même si, à vues humaines, il paraît voué à l’extinction, est un critère délicat à manier. La toile de fond que nous avons esquissée plus haut nous a paru éclairante pour le discernement des situations particulières.

Le Comité de Rédaction

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