L’adoration eucharistique et la réparation
Albert Chapelle, s.j.
N°1974-6 • Novembre 1974
| P. 338-354 |
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Pour un certain nombre de congrégations religieuses, l’adoration eucharistique est située au cœur de leur vie. Aujourd’hui quelques-unes se posent des questions sur le sens de ce charisme. N’est-il pas « dépassé », lié à la mentalité d’une époque ? Aussi est-il nécessaire de creuser plus profondément le sens de certaines réalités, que ceux et celles qui nous précédaient ont vécues sans se poser de questions (cf. Evangelica testificatio, n° 51).
C’est pourquoi nous avons jugé bon de publier ce texte difficile peut-être mais important. Il s’agit d’une contemplation théologique, qui s’efforce de décrire le mystère et de nous y introduire. Il situe l’adoration eucharistique et la réparation à l’intérieur de l’ensemble du mystère de l’« Eucharistie qui fait l’Église », et en approfondit la signification.
Les différents aspects du charisme de la vie religieuse ne seront renouvelés dans leur vigueur que si nous acceptons cette réflexion exigeante. Il est bon d’ailleurs qu’ainsi la diversité des vocations – même à l’intérieur de la vie religieuse – soit affirmée dans l’Église et que chacun puisse s’épanouir dans la reconnaissance mutuelle, sans exclusivisme ni rejet. C’est le sens de la pluralité des vocations ecclésiales dans l’unique mystère eucharistique qu’aborde plus immédiatement la quatrième partie. Un lecteur pressé peut commencer par là... Reste encore à discerner comment inscrire ces dimensions du mystère dans la réalité concrète de notre vie au cœur du monde et au cœur de Dieu (N.D.L.R.).
L’Eucharistie enclôt dans sa richesse la totalité du mystère chrétien. Dans la pluralité des aspects impliquée en cette surabondance, cet article a choisi le thème de la réparation et de l’adoration.
Nous prendrons successivement la question sous quatre angles différents, en marquant leur progression spirituelle.
- Dans un premier temps, nous essayerons de réfléchir à la réparation. Nous serons amené par là, en approfondissant et en discernant la question, à en découvrir la réalité adoratrice.
- En un second temps, nous verrons comment Celui qui répare et Celui qui adore est le seul adorateur du Père, Jésus-Christ. En Lui, l’Esprit unit réparation et adoration en un seul et même acte.
- Dans un troisième temps, nous verrons comment cette adoration restaure l’histoire et répare le temps, à travers l’espace et le temps de l’Église et de l’Eucharistie. L’Eucharistie est au principe d’un mouvement qui, en restituant le monde à lui-même, non seulement le rend à Dieu, mais surtout et d’abord, rend Dieu à Lui-même. Le mystère de l’adoration est d’abord mystère trinitaire.
- Dans un quatrième temps, nous marquerons comment la pluralité des aspects du mystère de l’Eucharistie ouvre dans l’Église une pluralité de vocations, à discerner dans l’Esprit, qui leur donne de s’affirmer dans leur spécificité.
I. Sens anthropologique de la réparation
Réparer et adorer
Dans cette première partie, il s’agira donc de voir le lien entre réparation et adoration. Écartons d’abord une notion négative de la réparation, qui proviendrait d’une psychologie moins équilibrée et moins sûre. Si la réparation est commandée par un sentiment doloriste où la douleur appelle la douleur, si réparer signifie : ajouter le mal au mal, comme si le second malheur pouvait effacer le premier, nous avons affaire à une tendance psychologique marquée par un certain nombre de déficiences et qui, à la limite, pourrait apparaître masochiste. Écartons cette conception, qui est plutôt une réaction psychique.
Il nous faut voir d’abord le contenu anthropologique de la réparation et montrer ensuite – toujours au niveau anthropologique, – comment la réparation est liée à l’adoration. Il sera alors possible de montrer la dimension et la réalité anthropologiques, théologiques plus précisément, de ce lien.
Réalité humaine de la réparation
Anthropologiquement, l’idée de réparation connote deux points fondamentaux :
- Le premier : le passage d’un état difficile à un état meilleur. Réparer, c’est, fondamentalement, restaurer. Cela signifie qu’un état est reconnu comme moins bon ; mais on découvre en même temps l’espérance d’une bonté originaire et ultime, encore possible, encore accessible, ainsi que les moyens de passer de l’état actuel à cet état encore objet de notre espérance.
- Le deuxième point connoté par l’idée de réparation, estson caractère global. Il porte à la fois sur toutes les dimensions de l’existence humaine : le corps lié au monde, la réalité sociale, l’histoire à laquelle sont jetées nos libertés, et notre référence à l’absolu. Réparer, c’est restaurer, avons-nous dit. C’est restaurer l’homme dans son intégrité corporelle et cosmique ; c’est le désaliéner au niveau social ; c’est restaurer le temps de l’histoire et restaurer l’espérance dans l’histoire ; c’est encore restaurer la relation de l’homme à son absolu, à Dieu.
L’idée de réparation implique donc, premièrement, le passage d’un négatif à un positif : passage difficile, passage qui est une tâche – et, deuxièmement, le caractère global de cette tâche, qui porte sur tout l’homme et sur tout homme.
La réparation, œuvre de Dieu
Il faut montrer maintenant le caractère religieux de la réparation. Toutes les religions humaines ont vu dans la restauration de l’intégrité physique, naturelle, cosmique, historique, sacrale, une dimension proprement religieuse ; plus profondément, cette tâche, qui engage l’homme tout entier, à partir du mal qui l’affecte, de l’offense de l’autre, d’une insulte faite à l’histoire, de la rupture avec Dieu, – cette tâche engage l’homme comme une aventure qui dépasse l’homme : « L’homme, infiniment, passe l’homme » (Pascal). Ainsi, là où se découvre pour l’homme l’irrationnelle contingence, l’irréductibilité d’un fait, – celle du mal, – se marque aussi, pour lui, l’irréductible contingence d’un autre fait, celui de son salut. S’il s’agit de restaurer l’homme, s’il s’agit de réparer l’homme, il faut prendre en compte cette contingence du mal qui nous affecte et nous infecte (comme dit Paul Ricœur), mais aussi cette contingence suprême, d’un salut qui nous est donné là même où le besoin en a été perçu.
Marquer le caractère sacral de l’intégrité à restaurer, marquer le caractère religieux d’un salut qui porte sur l’homme tout entier, y compris sa relation à Dieu, n’est pas encore suffisant pour marquer le caractère fondamentalement divin de la réparation.
Réparer, c’est recréer
Si réparer, c’est restaurer, restaurer, c’est finalement recréer. La nouveauté espérée, la nouveauté donnée, la nouveauté accomplie, la nouveauté partagée dans cette restauration de l’homme par l’homme, comme l’homme, passe l’homme, infiniment. Parce qu’il s’agit de redécouvrir, dans l’intimité du corps lié au monde, la dépendance de Dieu ; parce qu’il s’agit de restaurer entre les hommes une réconciliation impossible ; parce qu’il s’agit d’arracher l’histoire à l’absurde et de la retourner vers son Seigneur ; parce qu’il s’agit de toucher l’homme et de le restaurer dans sa relation immédiate à Dieu ; plus profondément, parce que cette relation est l’Alliance que Dieu même a nouée avec l’homme, cette œuvre de réparation, de restauration, de recréation, est œuvre créatrice, elle est l’œuvre même de Dieu. Parce qu’elle est l’œuvre de vie qui l’emporte sur la mort, parce qu’elle est l’œuvre du salut qui l’emporte sur le mal, la réparation s’enracine, comme action, comme tâche, dans un acte, dans une action, dans une tâche, qui passe infiniment l’homme.
Certes, au niveau où l’homme a barre sur son humanité, au niveau où l’humanité forge son destin, la réparation est en prise sur ce que nous sommes ; mais précisément parce que son emprise est si profonde, si radicale, elle est celle même de Dieu. La réparation est un acte humain ; elle est aussi acte divin.
Précisons. Il ne faudrait pas entendre ceci, comme si l’homme était amené à s’en remettre à Dieu pour que Celui-ci fasse ce que l’homme est incapable de faire, comme si la grandeur de l’homme avait des limites que Dieu viendrait combler, comme si l’homme avait à faire le principal – ou l’accessoire – de la tâche et que Dieu viendrait combler les déficits de l’homme. Non point. Simplement, tout acte qui porte sur le corps de l’homme, dans l’immédiateté de la liberté donnée à elle-même en sa création, tout acte qui porte sur la relation de l’homme à son Dieu, est d’abord et avant tout acte de Dieu. De même que la procréation est d’abord l’œuvre du Créateur, ainsi, la recréation de l’homme par l’homme – et c’est la réparation – est plus profondément encore l’acte de Celui qui, nous ayant créés, nous a restaurés, réparés, refaits en Jésus-Christ.
Réparer, c’est restaurer l’Alliance
Mieux encore. Ce n’est pas seulement nous-mêmes, notre humanité mortelle, pécheresse et finie, qui se trouvent restaurées, mais c’est surtout le lien intime, noué par Dieu, avec l’humanité. Car s’il est un point où l’humanité trouve vie, c’est dans sa référence à Dieu. C’est dans la restauration de cette référence, qui est d’abord don de Dieu, alliance de Dieu nouée avec l’homme – que Dieu se manifeste dans l’œuvre de la recréation de l’homme par l’homme. Cette recréation apparaît ainsi comme la recréation du lien tissé par Dieu avec nous. Seul Dieu, qui aime le premier, est à même de reprendre ainsi, en sous-œuvre, toute la création. C’est à Dieu seul qu’il revient de renouveler l’Alliance que nous avons rompue. Réparer, c’est d’abord recréer. Ce n’est pas d’abord nous recréer ; mais c’est, plus intimement, – pour Dieu –, recréer son Alliance avec nous, l’Écriture en témoigne. Et c’est ainsi que l’essentiel de l’œuvre de la réparation se manifeste. Il ne s’agit pas seulement que l’homme restaure l’homme, mais il faut encore que Dieu restaure, plus profondément, l’Alliance qu’il a nouée avec nous ; car c’est ainsi qu’il rend l’homme à sa dignité d’homme.
Et si l’Écriture nous le dit, gardons-en la mémoire : pour Dieu, réparer, restaurer l’Alliance, renouveler l’Alliance que nous avons rompue, c’est ensemble l’œuvre de la miséricorde et l’œuvre de la fidélité. C’est par pitié pour l’homme que Dieu restaure l’homme ; et c’est aussi – comme le dit la Bible – pour l’amour de son Nom, pour la gloire de son Nom. Cette fidélité de Dieu à Dieu, cet acte par lequel Dieu en appelle à ce qu’il est : « le Dieu fidèle », cet acte par lequel Dieu, en créant, s’est engagé tout entier en sa création, se retrouve avec la même énergie, la même patience, la même fidélité, dans l’œuvre de la restauration de son Alliance avec nous. Dieu ne nous doit rien ; et c’est par gratuité pure qu’il se donne sans cesse et pardonne. Dieu se doit tout entier à Dieu ; et c’est par fidélité pure que Dieu ne cesse jamais de nous donner et de nous pardonner au nom de l’Alliance nouée et de la gloire communiquée.
Conclusion : réparer, c’est adorer
La réparation, dans son sens vrai, est une tâche qui porte sur l’homme tout entier et sur tout homme ; c’est une tâche qui passe douloureusement du négatif au positif. Cette tâche de réparation est recréation. Elle a un caractère sacral et religieux, parce qu’il s’agit de tous les domaines les plus intimes et les plus ultimes de l’homme. Elle est d’abord et avant tout l’œuvre de Dieu, qui seul restaure l’homme, en renouvelant l’Alliance qu’il a conclue avec lui, et par pitié pour l’homme et par fidélité à sa propre gloire.
Cette fidélité de Dieu à Dieu a pour nom : amour. C’est parce que Dieu est amour que Dieu ne cesse d’être fidèle, tout comme il ne cesse d’avoir pitié. Comprenons que la dignité de l’homme et son infinie grandeur consistent précisément à percevoir la vitalité et l’énergie spirituelles, la dynamique et la surabondance de cet amour, pour y découvrir la source intarissable de ce qui, en lui, est toujours réparation de lui-même et révélation de l’éternelle nouveauté que Dieu est pour soi. Puisque la réparation est ainsi, avant tout, acte de Dieu comme Dieu, elle est, en l’homme, avant tout, adoration.
II. L’acte de Jésus-Christ, adorateur du Père
Unité, en Jésus-Christ, d’adoration et réparation
Il nous est aisé maintenant de passer à notre deuxième partie, qui est la révélation de Jésus-Christ.
La réparation, avons-nous dit, est une recréation de l’homme par l’homme ; elle est une restauration de l’alliance de l’homme avec son Dieu, de Dieu avec l’homme ; elle est un acte dans lequel se manifeste à nouveau la gloire de Dieu. Elle est donc une action humaine et divine tout ensemble, dans laquelle l’homme se trouve restauré, l’Alliance de Dieu avec l’homme renouvelée et la gloire de Dieu à nouveau attestée. Qui est celui qui agit ainsi en Dieu et en homme pour la gloire de Dieu et le salut de l’homme ? Qui est celui qui est « la nouvelle et éternelle Alliance », sinon le Verbe incarné, Dieu notre frère, Jésus-Christ ? En le contemplant crucifié, nous percevons en toute clarté ce qu’est la réparation et son lien intime avec l’adoration.
La réparation est – en lui, – comme la face humaine de cet acte humano-divin dont l’adoration du Père est comme la face divine. C’est pour la gloire du Père qu’il a été livré pour nous, et qu’il est notre salut ; c’est lui qui nous restaure, c’est lui qui recrée. S’il est l’Homme par excellence, l’Homme restauré, l’Homme renouvelé, c’est parce qu’il est, d’abord et avant tout, le Fils du Père, l’adorateur du Père, qui reçoit de Dieu comment aimer Dieu avec l’amour même de Dieu. C’est pour Jésus tout un que d’être le Fils unique et le frère universel ; c’est pour Jésus tout un que d’être abandonné à la volonté du Père et abandonné aux mains des hommes ; c’est pour Jésus tout un que d’être parmi les hommes le signe déchiré, restauré, renouvelé, de leur espérance meurtrie et meurtrière, et d’être à la face du Père le témoin de la fidélité de Dieu et de la fidélité restaurée de l’homme. Aimer Dieu dans la contemplation du Père, aimer l’homme et l’assumer à l’intérieur de cet amour dont l’Esprit est le lien, c’est pour Jésus tout un.
Ce n’est pas l’aimer que de ne pas voir qu’il nous a aimés jusqu’à livrer sa vie pour nous ; ce n’est pas l’aimer que de ne pas voir que toute sa vie est tournée vers le Père, en toute éternité, en toute simplicité. Ce n’est pas l’aimer que de ne pas voir le prix du salut, le prix de notre réparation ; ce n’est pas l’aimer que de ne pas voir le succès de notre restauration et la merveille de notre résurrection ; et ce n’est pas l’aimer que de ne pas le voir exalté à la droite du Père, enfoui dans le mystère de Dieu et donnant l’Esprit Saint, éternellement tourné vers Celui de qui il se reçoit comme un amour qui n’a jamais fini d’en être à sa première surprise.
Réparation et Mort-Résurrection de Jésus
Réparer, adorer. La face négative de cette tâche humaine renvoie à ce qu’il y a d’excessif, de surabondant, dans la face divine de cette tâche divine. Il faut que la réparation de l’homme passe par la mort, puisque l’homme est meurtrier comme il est mortel, et que, plus profondément, il ne voit pas Dieu sans mourir. Il faut que l’adoration de Dieu passe par l’extase, qui est le sacrifice et le passage de l’homme tout entier de sa naissance jusqu’à sa mort, jusqu’à la fin. Il faut que l’homme, pour se retrouver au plus intime de lui-même, au cœur de ce qu’il est, enfoui dans le cœur de Dieu, passe par la mort pour y retrouver une survie nouvelle : il faut l’extase qui désapproprie l’homme de ce qu’il est au plus intime pour se tourner vers son Dieu.
Mais plus profondément, infiniment plus profond, c’est parce que le Fils du Père se reçoit tout entier, et qu’éternellement reçu du Père, il est extase éternelle ; c’est parce que son humilité et son obéissance sont tout entières suspendues à Celui qui se dit en lui comme dans la seule Parole, proférée un jour éternel, dans un silence auquel rien ne s’ajoute ; c’est parce que le Verbe est ainsi le Fils qui tire son origine et sa richesse de Celui qu’il n’est pas, et qu’il est joie de cette origine et joie de cette extase ; c’est parce que le Fils est tout entier image irradiante de cette gratuité première, de cette générosité féconde ; c’est parce que Jésus est le Verbe, que le Verbe incarné assume jusqu’à la mort notre chair mortelle et meurtrière.
Ce n’est pas seulement parce que l’homme, meurtrier et mortel, ne voit pas Dieu sans mourir, que Jésus meurt. Jésus meurt dans notre chair fragile, parce qu’il est l’adorateur du Père, parce qu’il est, en se recevant de lui, en passage vers lui ; parce qu’il est l’éternel sacrifice et l’éternelle Pâque : c’est son éternité d’extase qui s’inscrit en notre chair sous les espèces et les apparences de la mort. Parce que Jésus est débordé, comblé, bouleversé, par un amour qui vient d’au-delà de lui-même et le conduit au-delà de soi, – celui du Père –, parce que Jésus est extase éternelle, parce qu’il est le mystère pascal trinitaire, – l’amour pascal révélé en Jésus est celui d’une croix, d’une mort et d’une résurrection.
C’est parce que le Verbe de Dieu est ainsi passage vers le Père et adoration du Père, que le Verbe de Dieu en notre chair, en adorant le Père, restaure ses frères. C’est parce qu’il nous reçoit tout entiers du Père qu’il nous a renouvelés et recréés ; c’est parce que lui-même, procédant toujours à nouveau d’un éternel amour, est en notre chair le témoin d’une recréation toujours nouvelle, que cette recréation, nous assumant là où nous sommes – dans notre chair meurtrie et meurtrière –, prend le visage d’un homme meurtri et crucifié, et ce, à jamais, éternellement. En termes simples : la réparation et l’adoration ne font qu’un en Jésus-homme, en tant qu’il est notre frère universel, en tant qu’il est le Fils unique du Père.
Conclusion
Parce que Jésus est le Verbe de Dieu, en lui, l’extase d’obéissance du Fils pour le Père se traduit par cette adoration humanodivine qui assume tous ses frères dans l’acte de la Pâque, dans l’acte meurtrier qui est le nôtre et dans l’acte crucifié qui est le rien.
III. L’Esprit et l’Église
S’il en est ainsi, si adoration et réparation sont liées, si l’œuvre de la recréation passe par cette extension qui embrasse l’histoire entière du salut et l’intègre à l’intimité éternelle du Fils et du Père dans le mystère de l’Esprit, c’est aussi, pour l’histoire entière et pour l’Église entière, une tâche que de conjoindre de même adoration et réparation : tel est notre troisième point.
La nouvelle création inaugurée en Jésus-Christ, – les temps derniers de l’histoire du salut, l’homme nouveau, les cieux nouveaux et la terre nouvelle déposés en germe en notre terre, cette vie de Jésus ressuscité à travers notre espace et notre temps, cette présence de l’éternité à chacun des instants de ce que nous sommes –, est là toujours ; et elle nous découvre son double visage d’être à la gloire du Père, à la louange de sa gloire, et de nous être livrée pour notre salut et notre justification.
Depuis toujours, l’Esprit lie adoration et réparation
Indissolublement liées, l’adoration et la réparation le sont, par conséquent, dans l’histoire du salut, autant qu’en Jésus-Christ ; et ce, depuis les origines bibliques jusqu’à la fin des temps, dans l’Église et sa réalité sacramentelle. Certes, c’est à l’Eucharistie qu’il faut penser d’abord. Mais il y aurait erreur de ne pas voir ce lien dans toute l’existence chrétienne : culte spirituel, charité fraternelle et amour pour Dieu. La réalité évidente, dense, riche et mobilisante de l’Esprit, voilà le lien, voilà l’énergie qui noue ensemble adoration et réparation. L’Église tout entière est réparatrice, car l’Église est la promesse du salut pour toutes les nations : elle est le témoin de l’homme nouveau et elle instaure l’homme du salut. Et l’Église est tout entière adoratrice de la gloire du Père, puisqu’elle est l’Épouse du Christ : elle est le Corps du Verbe et le Temple de l’Esprit. L’Église est le peuple de Dieu qui nous rassemble dans la mesure où, habitée par l’Esprit, elle est l’Épouse de Jésus-Christ qui, en se l’assimilant comme son Corps de gloire, la tourne tout entière dans l’adoration du Père.
Réparation et conversion
Il n’est point de salut de l’histoire, il n’est point de restauration de l’homme sans restauration de l’Alliance de l’homme avec Dieu. Il n’est point de salut de l’homme dont puisse témoigner l’Église et qu’elle puisse en vérité réaliser, sinon par la restauration de cette Alliance toujours à nouveau actualisée, à nouveau partagée, attestée. Il n’est pas de restauration de l’homme ni de son histoire, sinon dans ce mouvement de conversion par lequel l’Église tourne l’humanité vers sa vérité. Restaurer l’homme, c’est le détourner de ce qu’il n’est pas.
Peut-être ici pouvons-nous, à la lumière de la miséricorde, aller plus loin. Restaurer l’homme, c’est le convertir en entier, le détourner de son péché pour le tourner vers le Dieu vivant et vrai. Restaurer l’homme en son corps, restaurer l’homme dans sa société et son histoire, restaurer l’homme dans son absolu, c’est le tourner vers Dieu, c’est le mettre en adoration de Dieu, en extase ; c’est lui ouvrir les yeux, laisser son visage s’illuminer et son corps boire à la source de la vie. Restaurer l’homme, c’est le plonger dans l’intimité de Dieu, c’est le baptiser dans l’intimité de Celui dont il renaît à nouveau dans l’Esprit, c’est le plonger dans l’intimité du Père et lui donner d’être frère du Christ, dans la puissance et la tendresse de l’Esprit. Telle est la tâche de l’Église ; c’est là œuvre d’éternité. Action de grâce. Communion fraternelle. Banquet, dans lequel se célèbre la restauration de l’humanité. Sacrifice qui, en réassumant les énergies profondes et défigurées de l’homme, et creusant au plus profond la douleur du péché, convertit l’homme et l’arrache au mal et au malheur et le retourne tout entier dans la joie paisible, secrète, tranquille, d’une obéissance et d’une adoration. L’Église est tout entière réparatrice et tout entière adoratrice. L’Église, en adorant Dieu, répare l’homme. L’Église, en adorant Dieu, donne à Dieu d’agir pour réparer l’homme.
Réparer l’offense faite à Dieu
Ce que le péché affecte et infecte, ce n’est pas seulement l’homme, c’est l’homme en sa relation à Dieu, c’est la relation de l’homme avec lui et la relation de Dieu avec l’homme ; c’est donc Dieu. Dieu touché, affecté, nous l’avons vu en Jésus-Christ. Nous l’avons vu touché, endolori, meurtri, parce qu’il est notre frère, parce qu’il est le Fils unique ; non seulement parce qu’il est homme, un parmi les hommes, mais parce qu’il est l’Homme, l’image du Père. Et parce qu’il est le Verbe de Dieu, sa présence dans la chair y transcrit, en termes de mort et de gloire, une transcendance et une plénitude dont nous n’avons pas le secret.
Adorer, réparer : un seul et même acte dans lequel Dieu se donne d’être Dieu, Dieu se donne d’être fidèle à lui-même ; Dieu se donne de recréer ce qu’il avait créé et que nous avons défait ; Dieu se donne la joie d’être miséricordieux puisqu’il est fidèle. Dieu se donne d’aimer, puisqu’il est l’Amour. C’est ce qu’opère Jésus-Christ, adorateur du Père, restaurateur de l’humanité. C’est là l’œuvre de l’Esprit qui, dans le langage indicible dont nous n’avons pas le secret en nos mots d’homme, témoigne à la gloire du Père que seul Dieu atteste Dieu.
S’il est une merveille dans l’Église, c’est qu’il lui est donné d’attester Dieu. L’Esprit habite l’Église, et si l’Esprit atteste Dieu, – Dieu seul atteste Dieu –, l’Esprit dans l’Église donne à l’Église d’attester Dieu. L’Esprit dans l’Église donne à l’Église de Jésus-Christ, en adorant Dieu, de restaurer l’Alliance de l’homme avec Dieu ; l’Esprit dans l’Église donne à l’Église de Jésus-Christ, en adorant Dieu, de restaurer l’Alliance de Dieu et de l’homme, d’être le pardon de Dieu, et de donner à Dieu d’être Dieu. L’Esprit dans l’Église de Jésus-Christ, donne à l’Église de donner à Dieu d’être Dieu.
Donner à l’homme de quoi être homme, c’est le restaurer ; et donner à Dieu d’être Dieu, c’est adorer. Donner à l’homme de quoi être homme, c’est donner à l’homme son Bien, son adorable Dieu. Donner à Dieu d’être Dieu, ce n’est pas seulement l’adorer, mais, dans la puissance et la tendresse de l’Esprit de Dieu, c’est réparer l’offense faite à Dieu. Faire que Dieu soit Dieu, que malgré tout Dieu soit Dieu, c’est donner à Dieu, grâce à nous, d’être Dieu. Mystère insondable auquel nous ne pouvons rien, mais pour lequel nous pouvons tout, grâce à ce que Dieu nous donne d’être, inspirés de l’Esprit, frères de son Fils Jésus-Christ. Dans la médiation du Verbe incarné et dans l’immédiateté de l’Esprit, l’Église restaure l’homme en lui donnant d’adorer ; et l’Église, en adorant Dieu, restaure et renouvelle en Dieu la fidélité de Dieu à Dieu. Mystère humano-divin dans lequel l’action de l’homme et l’action de Dieu ne font qu’un, parce que leur unité ecclésiale est celle même de l’Esprit et celle de Jésus-Christ.
Réparation et Eucharistie
L’acte dans lequel l’adoration de Dieu fait la restauration de l’homme, le sacrifice offert à Dieu qui est réparation de l’offense faite à Dieu, l’adoration donnée à l’homme comme son salut, c’est l’ Eucharistie de l’Église. L’Eucharistie nous attire à elle et nous l’assimilons à nous-mêmes. Nous l’assimilons à nous comme notre salut et nous la consommons ; nous nous laissons assimiler à elle pour notre salut, et nous nous laissons en elle consumer.
Nous l’assimilons à nous pour notre salut et pour la gloire de Dieu, car la gloire de Dieu c’est la vie de l’homme et la vie de l’homme c’est de voir Dieu ; si nous nous laissons assimiler à l’Eucharistie, – et c’est l’adoration –, nous nous consumons en elle pour notre salut et pour la gloire du Père. La manducation et l’adoration eucharistiques constituent ces deux faces de l’assimilation de l’Eucharistie à nous-mêmes et de nous-mêmes à l’Eucharistie du Verbe incarné. Il est vain de parler de l’Eucharistie comme acte de Jésus-Christ, sans en marquer le caractère profondément humain, les ressources infinies, l’énergie humaine infinie qu’elle met à la disposition de l’homme pour qu’il fasse aboutir son histoire en histoire de l’Esprit de Dieu. Tel est Jésus, trésor de gloire et de louange, dans l’adoration du Père, trésor d’obéissance et d’amour, au service de ses frères. Aimer Dieu parce qu’il est Dieu, aimer l’homme parce qu’étant homme, il est de Dieu, en Dieu, pour Dieu ; aimer l’homme jusqu’à la mort, en Dieu d’amour, aimer l’homme jusqu’à la mort de la croix, de l’amour du Fils et du frère, telle est l’œuvre de Jésus-Christ.
Telle est sa tâche dans chacune de nos Eucharisties. Il s’y donne sous les espèces et apparences des éléments du monde ; il se donne à nous à travers notre rassemblement fraternel ; il se donne à nous par la médiation de l’histoire et la succession des ministères apostoliques dans l’Église ; il se donne à nous dans un instant de grâce, immédiatement présent en nos gestes et paroles. En se donnant à nous, il nous a convertis de notre péché, il nous donne au Père, il nous accorde, dans l’Esprit, l’amour du Père. L’Eucharistie est ainsi la présence de Jésus-Christ en l’humanité et le repas fraternel auquel il nous convie, le sacrifice offert à la louange du Père, comme la révélation de la gloire qui est, qui était, et qui vient dans les temps et dans l’éternité.
IV. Les vocations eucharistiques dans l’Église
Il est malaisé de parler de l’Eucharistie. Le mystère est insondable ; il ne revient à aucun chrétien d’en épuiser à lui seul la réalité, qui est celle de l’Église, étant celle de Jésus-Christ. Et c’est ainsi que nous sommes amené à reconnaître la diversité des vocations dans l’Église. Telle est notre dernière partie.
Résumons ce qui a précédé.
En premier lieu, nous avons marqué le caractère anthropologique de la réparation. Elle est restauration et recréation de tout l’homme par l’homme ; par son caractère religieux et théocentrique, cet acte humain s’enracine dans une action divine.
Dans la deuxième partie, nous avons montré comment Jésus-Christ était celui en qui se réparait la réalité de l’homme, en qui s’atteste et se confirme la gloire de Dieu. C’est en lui que l’Esprit unit réparation et adoration dans un seul et même acte.
En troisième lieu, cet acte de Jésus-Christ, l’Esprit l’étend aux dimensions de l’histoire tout entière en restaurant celle-ci dans la vérité de son sens spirituel : la réparation est l’adoration qui convertit l’humanité à l’adoration du Père. Cet acte de Jésus-Christ à travers l’histoire, c’est l’acte de l’Église en ses sacrements, et d’abord dans l’Eucharistie. Celle-ci est conversion et adoration, elle est repas et elle est sacrifice ; elle est permanence de l’éternité dans le temps et, dans le temps, renouvellement incessant de l’éternité.
L’Eucharistie est, disons-nous maintenant dans cette quatrième partie, la source des diverses vocations. La plénitude du Mystère eucharistique permet aux nombreuses vocations ecclésiales de se discerner et de s’affirmer dans leur spécificité, de se reconnaître aussi joyeusement – même si la douleur est liée à ce discernement – dans cette diversité.
Pluralité des vocations eucharistiques
L’Eucharistie inscrit dans le temps la présence de l’éternité de Jésus-Christ. Elle inscrit dans le temps la permanence de l’éternité et le renouvellement de l’éternité. En cette présence réelle et réalisante de Jésus, l’Eucharistie est repas fraternel et sacrifice divin, consécration des éléments du monde et louange de la gloire du Père. Chacune de ces réalités du mystère eucharistique est action de l’Église qui, enracinée en son Seigneur, atteste dans l’histoire du salut l’intimité toujours renouvelée de l’éternité : la réparation du monde, la nouvelle création de l’homme, est en même temps l’adoration de la gloire, témoignage que Dieu demeure Dieu.
Mais pas de pluralisme indifférencié
Cette diversité, cette richesse, du mystère eucharistique, si elle suscite une pluralité de vocations, n’implique pas un pluralisme indifférencié. Car l’Eucharistie est une vie, et comme toute vie, elle est articulée, elle est organique. Une vie ne s’analyse pas et ne se décompose pas, sinon elle est cadavre. On ne peut non plus, dans un vivant, assimiler chacun des éléments aux autres ni les réduire à l’uniformité ; on ne peut pas les dissocier les uns des autres en les prenant pour des réalités indifférenciées, toutes susceptibles d’être prises les unes pour les autres. De même, le caractère dynamique et organique de la vie spirituelle et eucharistique impose une organicité, l’articulation dynamique de la vie ecclésiale eucharistique. Si on ne perçoit pas l’ampleur et la profondeur de ce mouvement spirituel, on risque d’en tuer la vie : la pluralité des vocations qu’elle suscite pourrait être réduite à un pluralisme d’opinions. De quoi s’agirait-il en ce pluralisme, sinon de la tentation pour chacun de faire valoir son point de vue, au « détriment » des autres ou du moins « à côté » d’eux. Il ne faut donc pas refuser la diversité des vocations, la diversité des charismes personnels et institutionnels, selon les nécessités du moment. Il faut, à un moment donné, reconnaître cette diversité, peut-être nouvelle. Cela implique que ce discernement soit l’œuvre de l’Esprit et non pas œuvre des intelligences ou des volontés propres. Si le pluralisme consiste à « discerner » le projet personnel de chacun, au lieu de reconnaître la vocation accordée par Dieu à chacun et à tous, il est athée. Ce pluralisme, conçu comme la neutralisation d’options opposées les unes aux autres, de projets de vie « coexistant », à partir de nous-mêmes, les uns avec les autres, est négateur de Dieu. La pluralité des vocations ecclésiales manifeste l’insondable richesse de Dieu ; le pluralisme des opinions et des projets humains, né de la chair et du sang, ne fait que marquer les différentes formes de notre désir, même de Dieu ; il met l’homme au centre ; et cet homme qui se prend pour son centre, est athée, qu’il le veuille ou non.
Au contraire, la pluralité reconnue exprime l’impossibilité où se trouve chacun d’entre nous d’être, à lui seul, témoin de l’insondable profusion de la gloire de Dieu ; la pluralité des vocations, en se découvrant les unes pour les autres, témoigne de ce qu’aucune ne peut exprimer en entier : la gloire de Dieu dans l’abnégation de l’homme.
Complémentarité des vocations eucharistiques
Cette reconnaissance de la richesse du mystère eucharistique et de la fécondité d’un discernement opéré à la lumière de Dieu, est nécessaire pour percevoir ce que peuvent signifier les diverses vocations eucharistiques. Aucune ne peut exclure aucun aspect. Ainsi aucune vocation ne peut être si attachée à l’instantanéité de l’éternité dans le temps, qu’elle en oublie la fidèle permanence de l’éternel dans notre histoire ; aucune, en d’autres termes, ne pourrait marquer l’instant de la célébration eucharistique au point d’en oublier la constance de la présence eucharistique de Jésus parmi nous. Aucune vocation eucharistique ne peut marquer l’adoration de Dieu sans rappeler le prix de la croix. Il serait vain d’attester la gloire de Dieu, s’il ne s’agissait de récapituler dans cet acte d’adoration l’histoire pécheresse de l’homme, et s’il ne s’agissait de la restaurer. L’acte d’adoration de Dieu est un acte de réparation de l’homme ; l’acte de restauration de l’homme est acte et proclamation de la louange de Dieu.
S’il en est ainsi, toute opposition est factice, mais la complémentarité des aspects du mystère eucharistique n’en demeure pas moins difficile ; plus difficile encore, dans l’Église, la complémentarité des vocations. Il est certain que d’aucuns sont portés, par la grâce de Dieu, à vivre le temps de l’Eucharistie comme la constance d’une fidélité, comme une permanence. Cette vocation a tout son sens. La refuser, ce serait nier que l’Eucharistie de l’Église soit celle de Jésus-Christ, Verbe éternel ; ce serait nier que, dans l’Eucharistie, nous faisons l’expérience de l’éternité, de sa constance et de sa fidélité. C’est aussi une vocation et une expérience que de percevoir le renouvellement incessant de l’éternel à l’intérieur de chacun des instants du temps, et, plus sensible à la discontinuité des célébrations, d’être moins attentif à la discrète présence d’une fidélité pourtant jamais démentie. C’est une vocation que de voir dans l’Eucharistie la célébration de la réconciliation des hommes et de la conversion des éléments du monde ; et c’est une vocation de signifier que cette réconciliation et cette conversion est sacrifice d’action de grâces et proclamation de louange. Ainsi le cœur eucharistique de toute vie chrétienne se manifeste dans les vocations diverses de l’Église ; nous ne pouvons les énumérer.
L’adoration réparatrice
L’adoration eucharistique, réparatrice, permanente, a-t-elle un sens ? Non seulement elle a un sens possible, mais ce sens, cette réalité, est absolument nécessaire à l’Église. Il est vital pour l’Église, de recevoir le témoignage que la restauration de l’homme est l’adoration de Dieu, que la recréation de l’homme et la louange de Dieu ne font qu’un. Il est vital pour l’Église, puisque c’est sa vie même, de le recevoir et de le vivre : pour Jésus-Christ, c’est tout un de faire que Dieu soit Dieu et de donner à l’homme d’être homme. Puisque dans l’Église l’Esprit nous donne de donner à Dieu d’être Dieu, de donner à l’homme de quoi être homme, il est vital que l’Église reçoive le témoignage de l’indissoluble unité de ces deux tâches humano-divines. C’est l’acte même de la contemplation dans laquelle réparation et adoration sont conjointes que de nous rendre ce témoignage. Comment voulez-vous que dans l’Église faite d’hommes de chair et de sang, on puisse croire à cette action humano-divine qui intègre les temps et les espaces dans la trame d’un seul salut, si n’est pas donné socialement et historiquement, à travers les temps et les espaces, le témoignage de vies consacrées à proclamer cette indissoluble unité ?
L’unité de l’adoration et de la réparation, c’est l’unité du Dieu Sauveur et de l’homme sauvé. Comment voulez-vous que les chrétiens puissent croire à la réalité fidèle, permanente, de cette réconciliation du Dieu Sauveur et de l’homme sauvé, à la réalité fidèle, permanente, de l’adoration réparatrice dans l’acte eucharistique de Jésus, s’ils ne le voient pas, si, dans l’Église, n’est pas rendu ce témoignage que des hommes et des femmes consacrent leur vie à l’Eucharistie et y joignent continûment adoration et réparation ? L’adoration continuelle, de jour et de nuit, est nécessaire à l’Église. L’Église se rend le témoignage de ce qu’elle est à travers ces hommes et ces femmes qui manifestent une des richesses de son cœur. Tout chrétien habité par l’Esprit peut donner un témoignage spirituel en chacune des tâches qui lui sont imparties, mais le chrétien entend au cœur toute la vérité de ce témoignage de l’Esprit grâce au témoignage visible rendu par les contemplatifs, qui unissent l’adoration et la réparation dans l’Eucharistie, et passent leur temps dans l’espace eucharistique de Jésus-Christ.
Nécessité du discernement
Lier adoration et conversion, dans l’adoration continue en un espace et un lieu définis, est vital pour l’Église. Ce n’est pas la vocation de tout chrétien ; ce n’est pas la vocation de toute contemplation. Ce n’est pas la vocation de toute congrégation contemplative, mais cela signifie qu’une congrégation qui a reçu ce charisme doit y être fidèle sous peine de priver l’Église d’une richesse de Dieu. Trahir ce charisme, c’est nier quelque chose de Dieu. Cela ne signifie pas que toutes celles qui se sont crues appelées à ce charisme doivent continuer à y percevoir la vérité de leur vie. Non ! Il faut plutôt reconnaître, dans la liberté de l’Esprit, que le discernement des époques amène un discernement nouveau des vocations personnelles. Mais il importe aussi que, dans une théologie renouvelée et une prière renouvelante, les vocations instituées dans l’Église soient à nouveau sauvées, sous peine de toucher au cœur de l’Église, la foi, l’espérance et la charité des chrétiens.
Qu’on ne vienne point dire que le témoignage rendu ne sera pas entendu ! Il le sera tout autant que celui de la croix, tout autant que celui de Dieu. Qui est plus secret que Dieu ? Qu’y a-t-il de plus mystérieux que le paradoxe et le scandale de la croix ? Qu’y a-t-il de plus secret que le visage caché de l’Église, Épouse du Christ et Temple de l’Esprit ? Le témoignage porté n’a pas besoin d’être humainement accueilli pour que soit confirmée sa valeur d’éternité et d’humanité. Déjà Jésus glorifié a attesté la vérité d’une vie consumée dans l’adoration de la mort et dans la résurrection de la gloire.
Est-ce à dire pour autant que le ressuscité nous ait dispensés de l’adoration et de la réparation ? Mais non ! Il ne nous a dispensés d’aucune tâche humaine : il nous donne l’énergie dans son Esprit Saint pour l’accomplir. Il n’est pas mort à notre place pour nous dispenser de mourir. Il est mort à notre place pour que notre mort ait sens d’éternité et de rédemption. Il n’a pas adoré à notre place pour nous dispenser d’adorer ; il n’a pas restauré l’homme à notre place pour nous dispenser de réparer ; il n’a pas donné à Dieu d’être Dieu à notre place, comme si nous n’avions plus rien à donner à Dieu ; il n’a pas donné à l’homme d’être homme comme si nous n’avions plus rien à donner à l’homme. Il nous a donné l’Esprit pour qu’avec lui nous puissions donner à l’homme d’être homme et donner à Dieu d’être Dieu ; pour que, dans l’adoration, nous nous abîmions dans l’intimité de Dieu et dans la reconnaissance de notre néant ; pour que, de par Dieu, nous recréions l’homme et que nous donnions à Dieu d’être Dieu ; pour que nous réparions l’homme et que nous réparions ce qui a été offense de Dieu.
Conclusion
1) La réparation a un sens anthropologique ; c’est de restaurer l’homme, de le faire accéder à son humanité, accéder à l’adoration de Dieu.
2) C’est une tâche humaine, c’est une tâche divine. Cette tâche humano-divine qui conjoint réparation et adoration s’opère en Jésus-Christ, fils de l’homme et Fils de Dieu.
3) Cette tâche, en laquelle se concilient adoration et réparation comme une seule et même Eucharistie, est celle dont Jésus-Christ fait part à son Église. Il la donne en partage à travers l’histoire : c’est l’histoire de notre salut. C’est la vocation de l’Église en acte eucharistique d’être, dans le temps du salut, présence de la fidélité et de la nouveauté toujours nouvelle de l’éternité, consécration des éléments du monde et réconciliation fraternelle des hommes, dans le sacrifice offert à Dieu à la louange du Père.
4) Cette pluralité des richesses du mystère eucharistique ouvre une pluralité de vocations ecclésiales, à reconnaître dans l’Esprit ; elle n’ouvre pas la voie à un pluralisme qui choisirait, d’après les goûts personnels et les projets de vie, tel ou tel aspect du mystère tout en réduisant les autres.
Une question particulière : la vocation qui se réjouit d’unir adoration et réparation, dans une vie d’adoration de l’Eucharistie, qui prend tout le temps et se déploie dans l’espace eucharistique, a-t-elle un sens ? Oui. Il s’y agit, – comme Jésus et comme l’Église, – d’attester qu’adoration de Dieu et réparation de l’homme, réparation de l’offense faite à Dieu et recréation de l’homme, sont liées dans l’Eucharistie. Cette adoration eucharistique a le sens même de la célébration ; l’Eucharistie mobilise la constance et la permanence du temps comme la nouveauté des instants ; l’Eucharistie structure l’espace de nos vies à l’intime et au-delà du « hic et nunc » de chaque Eucharistie. S’il en est ainsi, célébrer l’Eucharistie, adorer l’Eucharistie, peut prendre toute une vie réparatrice et prendre tout notre temps. Il n’y a pas de tâche plus divine, il n’y a pas de tâche plus humaine. Car il n’y a rien dont l’homme ait plus besoin que de Dieu.
Dieu se donne à l’homme en touchant l’homme au cœur, parce que c’est dans son cœur de Dieu que Dieu trouve la joie et l’énergie de se donner à l’homme. C’est en communion, dans le cœur de Jésus, au cœur de Dieu, que notre cœur veut Dieu là où Dieu se donne à l’homme, au cœur de l’homme, pour son âme et pour son corps, pour sa vie et pour l’éternité. Donner l’homme à Dieu, donner Dieu à l’homme : tâche impossible ! Dieu se donne à l’homme, parce que Dieu a le cœur touché par l’homme. Dieu touché au cœur, l’homme touché au cœur : le Cœur de Jésus.
Rue du Collège Saint Michel
B - 1150 BRUXELLES, Belgique