Égide Van Broeckhoven : Prier au cœur du monde
Georges Neefs, s.j.
N°1974-6 • Novembre 1974
| P. 321-337 |
Quelques réflexions sur la prière extraites du Journal spirituel encore inédit qu’Égide Van Broeckhoven a tenu au cours des dix dernières années de sa courte vie de contemplatif dans l’action.
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Dans un article paru ici même [1], nous avons essayé de décrire une première fois la vivante unité dans laquelle Égide Van Broeckhoven a mené une vie de contemplatif dans l’action. Il s’en faut de beaucoup que la richesse du sujet s’y trouve épuisée. Le présent article groupe quelques réflexions sur la prière extraites du Journal spirituel encore inédit qu’Égide a tenu au cours des dix dernières années de sa courte vie [2].
Pour bien saisir l’originalité de sa spiritualité, il nous faut pouvoir surmonter tous les dualismes qui rendent si souvent la pratique de la prière laborieuse et irréelle. Nous voulons dire les dualismes :
de la prière et de l’action,
des exercices de prière et de la vie réelle,
de l’idéal abstrait et de l’expérience vécue,
de l’ontologique et du psychologique,
de l’immanence et de la transcendance,
de l’intériorité et de l’échange interpersonnel,
de l’effort ascétique et de l’expression spontanée.
Ce n’est qu’au-delà des oppositions de ces différents pôles de la pensée et de l’existence que l’attitude contemplative dans l’action, qu’Égide a choisie comme la dominante de sa vie, nous apparaîtra compréhensible et peut-être séduisante, au point de désirer l’y suivre.
Bien poser le problème : sens des « exercices » de prière
Son Journal contient, sur la manière de bien poser le problème de la prière authentique, de nombreuses réflexions que lui suggèrent à la fois son sens de l’observation, son réalisme et ses expériences profondes :
Le problème de la vie de prière n’est pas : comment prier ? quand prier ?, mais bien : comment Dieu m’atteint-il ? quand m’atteint-il ?
24 octobre 1963
La prière ne peut jamais trouver son modus vivendi définitif, son plafond. Elle doit rester la recherche d’une rencontre, toujours dans l’attente active d’une inquiétude mystique, venant non de l’extérieur mais des profondeurs situées en nous-mêmes plus profondément que nous-mêmes, et désireuse de croître vers celles-ci.
5 octobre 1963
Dans la vie de prière il faut bien constater, à quelques exceptions près, un manque général de maturité : l’intérêt se concentre sur les exercices de prière, sur la méditation, et pas sur la manière dont Dieu nous atteint. Et s’il est important de savoir comment Dieu m’atteint dans ma vie profonde et personnelle, il importe tout autant d’atteindre Dieu dans les autres, de savoir comment Dieu les conduit vers moi : cela aussi est à « discerner » : le premier commandement étant inséparable du second.
23 octobre 1964
Il ne faut pas attendre d’Égide qu’il fasse l’examen de conscience des autres ; mais il a assez de lucidité pour se découvrir en lui-même des dispositions s’opposant à l’attitude active de la contemplation :
Comment se fait-il que Dieu soit si loin de nous ? Nous devrions être aveuglés par la lumière de sa présence. Nous nous efforçons de déchiffrer un texte sans connaître l’image exacte des caractères que nous avons sous les yeux. Se poser des questions sur le texte à déchiffrer, c’est déjà en quelque sorte voir Dieu.
26 juin 1964
Nous ne trouvons pas Dieu, non parce que nous ne prenons pas assez le temps de le chercher, mais parce que nous ne nous mettons pas à sa recherche de tout notre cœur. – Tibi dixit cor meum : quaesivi vultum tuum, vultum tuum requiram, ne avertas faciem tuam a me.
17 mars 1965
J’ai réalisé subitement mon manque d’attention contemplative à tous les signes que Dieu me fait : les fleurs, les oiseaux, la nature, l’amabilité des gens, mon ami : j’ai vu que je me construis ainsi de faux problèmes, faute de repos dans la contemplation ; si Dieu veut m’atteindre dans les profondeurs, il le fera quand il veut et d’une manière qui apaise ; point besoin pour cela de me forcer, de me faire des soucis ; il suffit de faire tranquillement par amour tout ce que je puis et dois faire.
16 mars 1960
Se contenter d’une interprétation trop courte des événements que Dieu déroule à nos yeux, n’en pas chercher le sens profond de tout notre cœur, être trop pressé, trop centré sur nous-mêmes, tels sont les obstacles qu’Égide découvre à l’esprit de prière contemplative.
Il n’est pas étonnant non plus de le voir dénoncer une tendance à l’intellectualisme, un certain rationalisme. Il faut bien avouer avec lui que l’exercice de la méditation quotidienne, tel qu’il a été proposé à de nombreuses générations de croyants et surtout de religieux, favorise et développe l’habitude de passer le temps de prière à disséquer de belles idées. Le sens des exercices de prière, surtout quand la règle les impose à un rythme quasi automatique, est une question qui devait se poser à ses yeux. Il lui donne une réponse qui n’est pas dénuée d’originalité :
Il n’est parfaitement sain de parler d’« exercices de prière » que si on les comprend comme ceci : après la première blessure reçue de Dieu en son âme, l’homme cherche dans sa vie de prière à connaître, à ressentir ce qu’il garde d’impur et ce qu’il lui faut écarter en vue d’une rencontre ultérieure. Il s’agit donc plutôt d’un aspect accessoire, secondaire de la prière ; ou, si l’on veut, c’est l’attente dans l’antichambre avant la rencontre, c’est la méditation ou la contemplation de ce qui peut nous conduire dans la proximité de Dieu, la promenade dans « le Milieu divin ».
L’exercice n’a donc pas de rapport immédiat avec la rencontre ; il n’y a pas entre les deux un rapport de cause à effet. La prière comme telle n’est pas exercice, l’exercice est préparation à la prière ou sa conséquence, mais il n’est pas la prière comme tel. Il n’y a pas de lien nécessaire entre les deux : Deus prior dilexit nos.
27 mai 1982
Il faut considérer les exercices de prière comme les points de condensation des relations d’amour unissant l’homme et Dieu ; on s’y applique à rendre vraiment vivante l’histoire de ces relations. Ce devront donc être des temps de prière où il se passe quelque chose de vécu : soit l’absence de Dieu, soit sa présence retardée, soit le prolongement ou le développement des moments de rencontre (qui ont précédé).
Et pour ce motif, ce qui importe le plus, c’est de vivre à fond ces moments de rencontre profonde eux-mêmes.
8 mars 1964
Le jeune religieux s’est rendu très justement compte qu’il ne pouvait se dispenser d’obéir à la règle prescrivant la méditation quotidienne. Mais il perçoit aussi qu’elle n’est pas l’essentiel, qu’elle n’est qu’un moyen :
Faire cela, ce n’est pas encore posséder l’amour ; mais ne pas le faire, c’est rester en dehors de l’amour.
avril 1958
et un moyen qui finalement, à force d’être proposé comme un but en soi, risque de masquer l’essentiel, d’endiguer son irruption.
Pourquoi prêchons-nous la loi d’abord, en tout premier lieu ? (du moins dans nos préoccupations fondamentales, la loi est condition primordiale de tout le reste) ; pourquoi ne pas prêcher en premier lieu, en toute sérénité, l’amour ? (Et ceci fait, les lois issues de l’amour viendront en leur temps comme de beaux fruits bien mûrs).
7 décembre 1963
Réduire la vie à un problème de psychologie, l’institutionnaliser, y introduire un rythme temporel fixé une fois pour toutes (pour moi il n’y a qu’un seul temps absolu : celui de l’amour même) risque d’affaiblir, de troubler l’expérience de l’essentiel. Que l’on pense à ce qui arrive avec certaines formes de prière qui, finalement, nuisent à l’expérience même de Dieu !
Je crains que l’on ne fuie, par peur, la nuit authentique, l’authentique solitude dans la rencontre, et que l’on ne cherche son refuge dans un réseau de communications harmonieusement superficielles, permettant, en toute sûreté, par un système bien régulier d’écluses tour à tour ouvertes et fermées, de dompter la force du courant (...), en sorte que celui-ci se trouve désormais empêché d’exercer sa violence et de rompre les digues.
18 décembre 1966
Il définit dès lors le sens véritable des exercices de prière dans une réflexion dont on ne peut qu’admirer la prudence et la maturité :
La méditation comme forme de prière : c’est se promener dans la maison de l’Ami, dans l’attente d’une rencontre : une activité où les données du sentiment et de l’imagination ont leur part, mais alors essentiellement orientées vers la recherche d’un contact existentiel avec la vie concrète, en connexion étroite avec l’expérience mystique et dans l’intention de se répandre en actes par la « sortie de soi » en suivant le mouvement de l’Incarnation.
Ce ne peut être une activité de la raison (seule), mais une réflexion orientée vers la rencontre et pour ce motif faite dans un total détachement de soi. On se promène à travers la maison et on regarde les tableaux qui pendent aux murs en attendant la rencontre.
Ne ferait-on pas mieux parfois d’entrer dans la nuit, sans rien attendre ? même dans l’obscurité complète, dans l’aridité du désert ? Je suis porté à le croire, à condition que ce soit une nuit et un désert de désir et non d’ennui et de distraction : il y faut donc une grande force d’âme que seule peut procurer une rencontre existentielle et mystique authentique, et même celle-ci n’y suffira pas toujours.
19 décembre 1962
Dans d’autres textes Égide ramène l’activité de la raison et la nécessité d’un rythme fixe à leurs justes proportions :
J’ai vu que celui qui considère tout du point de vue de l’intellectualité, en arrive à être déformé au point de risquer de perdre sa force contemplative.
8 janvier 1962
L’intellectualité est nécessaire à la formation d’un type d’homme complet, comme la chevelure à la beauté corporelle ; mais tout le monde concédera que le cœur a plus d’importance encore.
Il en est de même de la prière et de ses degrés : prière vocale, méditation, contemplation, prière d’amour unitif (c’est-à-dire prière trinitaire existentielle... où l’échange de l’Amour se fait sans intermédiaire, dans une transparence mutuelle, bien qu’encore voilée).
16 mars 1962
La prière est comme une fleur qui demande à être arrosée ; cette eau qu’on lui donne (les exercices de prière), à elle seule, ne sert de rien ; la croissance de la fleur a lieu d’une manière qui nous reste incompréhensible ; mais il est nécessaire de l’arroser ; car sans cela elle se dessèche.
11 janvier 1962
Égide est persuadé que Dieu seul est le maître du printemps de la contemplation active, fleur qui ne naît sans doute que sur des plantes entourées de beaucoup de soins, mais que Dieu peut faire éclore là où Il le veut :
La prière est comme un magnolia en fleurs. Les fleurs peuvent venir là où on les attend le moins. Et cependant l’idéal est que tout l’arbre soit recouvert de fleurs, comme au printemps.
11 janvier 1962
On est trop tenté de croire que proclamer la valeur relative des exercices de prière revient en pratique à admettre, vu leur peu d’importance, que l’on peut très bien s’en passer. Ce n’est pas la conclusion qu’Égide tire de sa conception de la prière contemplative. Par l’intégration vécue des exercices dans la vie de prière, il assigne à ceux-ci une signification nouvelle et leur découvre une réelle nécessité :
Certes il nous est possible de rencontrer Dieu dans les autres et en nous-mêmes ; mais cette rencontre doit néanmoins sans cesse être désencombrée, élargie, approfondie et prolongée par l’expérience religieuse du Dieu transcendant.
Il est nécessaire pour cette raison que nous adorions Dieu aussi comme la réalité sacro-sainte et mystérieuse (qui est en définitive le Père, cf. saint Paul) et que nous explorions pour ainsi dire cette réalité par le chemin de l’intimité des autres et de nous-mêmes (expérience de Dieu comme fond de l’existence des autres et de nous-mêmes).
Cette expérience du Dieu inaccessible n’est pas entièrement pure car, à vrai dire, nous ne faisons l’expérience de la plus profonde transcendance de Dieu que dans sa plus profonde immanence. Mais dès que nous nous abstenons (de réunir les deux aspects de la présence de Dieu), notre expérience religieuse se désagrège en deux fragments d’expérience (celle de l’immanence et celle de la transcendance).
Il faut précisément que par l’expérience de la transcendance divine nous approfondissions sans cesse les expériences que nous faisons de Dieu dans l’immanence des créatures.
8 février 1962
Pas de prière authentique en dehors du consentement à se perdre
Nous venons de citer un premier texte où Égide, sans parvenir à lui donner une expression parfaite, cherche à décrire l’unité vivante qu’il pressent active dans la poussée de sa vie. Il le fait encore ailleurs au moyen d’oppositions telles que prière transcendante (ou objective) et prière immanente, textes objectifs (p. ex. de l’Évangile) et données de l’expérience vécue, réalité existentielle et réalité psychologique, préoccupé toujours de montrer comment les opposés se rencontrent et se complètent dans une vivante unité :
Immanence et transcendance
Notre intimité profonde dépend totalement de l’intimité trinitaire de Dieu ; mais celle-ci ne dépend nullement de la nôtre (c’est là sa transcendance) : l’expérience que nous faisons de son immanence doit sans cesse être purifiée par son orientation vers la transcendance.
Cela a lieu objectivement par notre effort d’activité, par la manière objective dont Dieu vient à nous (les supérieurs, les sacrements de l’Église, les autres, etc.).
Mais cela ne peut se faire en dehors de toute référence à la réalité immanente en nous.
20 décembre 1961
Prier Dieu d’une manière objective se défend tout aussi bien que de le prier d’une manière tout immanente : cette dernière prière offre le danger de l’introversion et la première, celui de réduire Dieu à une chose (Verdinglichung). L’homme est fait de telle sorte qu’il peut – et donc doit – pratiquer les deux manières de prier.
La prière objective a l’avantage d’être (faut-il dire paraître ?) naturelle ; l’autre prière, celui d’être plus élevée (en tout cas elle peut l’être, elle est source d’inspiration). Le fait d’oser adapter sa prière à notre manière d’être homme ne fait que donner plus de relief à la transcendance de Dieu. Il faut cependant que dans cette prière et par son dépassement l’on ne cesse de rechercher, autant qu’on peut, le contact le plus profond et le plus vrai avec Dieu.
21 mars 1964
Réalités psychologiques et réalités existentielles : plus que de les distinguer, il importe de les unir. Là réside le sens de la méditation, de la connaissance savoureuse (interne sapere). Leur intégration a une grande importance, puisque la psychologie est le terrain où les expériences existentielles plongent leurs racines.
11 décembre 1964
La vie de prière doit passer de la méditation de textes objectifs à la considération de notre rapport personnel à Dieu et des relations personnelles de Dieu avec nous, et cela dans la réalité vécue : dans l’espoir d’arriver à vivre ce rapport personnel dans une ouverture d’âme croissante, rendant possible une éventuelle « touche » de l’âme par Dieu.
Il faut que je médite l’histoire de ma vocation (mes notes spirituelles) et les textes de l’Évangile, dans la mesure où cela m’aide à rencontrer Dieu. Il faut que ma vie continue à trouver son inspiration dans le choix que j’ai fait de l’apostolat contemplatif dans l’action plutôt que de la contemplation pure.
30 décembre 1962
Sans doute faudra-t-il attendre qu’il soit donné à Égide de déployer, dans toutes ses dimensions, la vivante unité qui n’a cessé d’inspirer sa vie, pour qu’il puisse nous livrer dans une forme définitive toute sa pensée sur la prière. Prêtre-ouvrier à Anderlecht, quatre mois avant sa mort, il peut écrire :
Pour moi il n’y a de prière que là où l’homme, quittant tout pour Dieu, consent à perdre sa vie. Toutes les autres formes de prière ont quelque chose d’artificiel et d’inauthentique. Elles ne sont authentiques que dans la mesure où elles participent à ce radical « lâcher tout ». Celui-ci consiste surtout à oser faire, dans la situation existentielle où l’on se trouve, le saut qui projette tout en Dieu ; mais c’est aussi quitter tout, tout « travail », tout ami (Abraham : son départ, c’est l’expérience de Dieu, c’est la prière), La force de le faire est déjà expérience de Dieu ; c’est Dieu qui donne cette force par sa présence (elle fait que nous soyons transparents ; elle vitalise).
Il y a, en second lieu, prière là où l’on quitte tout et perd sa vie pour le monde. Et en troisième lieu, là où l’on perd sa vie dans l’amitié, perdant et gagnant à la fois celle-ci grâce à l’élan d’amour qui nous emporte en Dieu. (...)
Dieu peut faire qu’on expérimente cela quand il le veut : il nous aime le premier et donne la force de perdre sa vie. Il est souverainement libre dans son amour.
août 1967
Dans le sillage des personnes divines
En fait ce texte pose l’équation suivante : prier, c’est se perdre en Dieu, dans le monde et dans l’amitié. Et ne disons pas qu’il y a là trois manières spécifiquement différentes de se perdre ; il n’y a qu’une seule perte de soi dans le seul et même milieu divin, à partir de contextes existentiels différents. La prière se trouve ainsi résolument placée dans un mouvement de « sortie », de « départ » : on quitte tout, on sort de son pays, on abandonne les pays connus pour pénétrer dans les régions encore inexplorées [3]. Le départ d’Abraham (He 11,8 sv.) comporte tout aussi bien la décision aveugle de partir ne sachant où il va, que le séjour, comme en un pays étranger, dans la Terre promise surgissant déjà dans la nuit du désert comme une aurore et un jardin merveilleux [4].
La prière est donc essentiellement active, étant ce « travail » de départ, d’exploration et de découverte de terres nouvelles, participation et configuration actives aux mouvements d’allée et de venue de Jésus venant en ce monde et retournant au Père (Jn 13,1), aux murmures de l’Esprit soufflant où il veut (Jn 3,8). Mais elle est aussi essentiellement contemplative, parce que ce qu’elle contemple, c’est l’effusion de cette vie trinitaire du Dieu qui crée, sauve et unit les hommes dans son amour.
Prier, c’est rechercher la dimension divine, la présence divine cachée dans les profondeurs de la réalité. Cette recherche varie selon les circonstances à partir desquelles la prière a lieu. Cette dimension n’est pas arbitraire, elle est donnée, existentiellement, d’une manière unique, maintenant – ici – ainsi. La prière peut donc être faite seul ou ensemble ; elle peut être de méditation, de supplication, etc.
La prière s’approfondit dans la mesure où elle pénètre dans cette situation existentielle, où elle se personnalise : se surpersonnalise en Dieu et se personnalise dans l’homme et en nous-mêmes. La prière humaine de demande n’est certes pas à rejeter sans plus. – La situation, c’est se savoir « avisé » par Dieu dans la situation même.
17 mars 1965
Vivre, c’est rencontrer et découvrir le Père dans ma plus profonde intimité, dans celle du Christ ; découvrir les mêmes profondeurs dans l’intimité la plus profonde des autres et la recevoir de ceux-ci.
Il y a amour quand tout cela se passe au même niveau de profondeur, et « apostolat » quand les niveaux diffèrent.
20 juin 1963
Ce qu’est la vie chrétienne :
tout d’abord se laisser mouvoir par la transcendance de Dieu jusque dans le tréfonds de sa personne, et en réaliser, en vivre toutes les conséquences avec un radicalisme total ;
ensuite vivre et réaliser cette même transcendance dans le tréfonds de la personne des autres, et de même en accepter les conséquences avec un radicalisme total, d’une manière héroïque, mystique, mais aussi totalement humaine.
Et en même temps, dans un seul et même engagement personnel total :
espérer la plénitude de cette double expérience : celle de la transcendance et celle des rencontres transcendantes, et croire en leur réalité, sous le double aspect de réalité déjà présente et de réalités encore à venir.
Et ultérieurement :
aspirer à la profondeur ultime, la hauteur la plus sublime et les espaces infinis de tout cela, jusque dans ses manifestations les plus humbles en toutes choses : dans l’enfant par ses manières enfantines, dans l’adulte par son comportement d’adulte, dans le vieillard par sa grande et sereine sagesse.
2 janvier 1963
Subordination des formes de prière aux mouvements de l’amour trinitaire
Dès lors les formes de prière sont innombrables ; ce ne sont d’ailleurs plus seulement les méthodes de prière qui permettent de les différencier : chaque personne nous offre selon Égide l’occasion d’une prière unique en son genre, dans la mesure où nous l’accueillons dans le mouvement d’amour de Dieu qui l’envoie vers nous ou dans la mesure où nous l’envoyons en Dieu par l’amour qu’il nous inspire. La prière de demande acquiert ainsi une signification profonde et inattendue : prier pour quelqu’un, c’est l’aimer vers Dieu dans la vivante unité de l’action et de la contemplation trinitaires. Aussi Égide, non sans quelque hésitation, découvre-t-il la possibilité de prier sur une personne :
La prière méditative, contemplative, prenant une personne pour l’objet, ne serait-elle pas une forme de prière excellente ? Peut-être est-ce là une des rares formes de prière vraiment céleste, de celles qui dès maintenant sont porteuses de vie éternelle...
28 décembre 1962
J’ai vu que, de même que nous devons suivre l’appel de Dieu nous invitant à pénétrer dans sa profonde intimité par la prière contemplative pour que nous l’y rencontrions (ce qui est l’occupation principale dans les degrés supérieurs de la vie de prière), de même peut-être, (la chose ne m’est pas encore claire), devons-nous suivre dans la prière contemplative tout attrait véritable vers l’intimité profonde d’une personne. (Je veux dire non seulement le contact d’une rencontre explicite normale, mais aussi le contact que donne une méditation contemplative). – Me rappeler comment je me suis senti porté avec de grands désirs vers la personne de X. comme vers une aimable aurore : cela aussi, peut-être, fait partie des « touches divines » ; et ne devons-nous pas y attacher autant d’importance qu’aux contacts divins qui nous atteignent par d’autres voies ?
17 novembre 1962
Quoi qu’il en soit, l’attachement personnel à l’une ou l’autre forme de prière, le manque de liberté intérieure dans l’usage que nous en faisons, constituent l’ennemi mortel de la vie de prière :
Expérience de Dieu : Il faut que nous soyons détachés de n’importe quelle forme d’expérience de Dieu qu’il nous est donné de vivre ; nous devons pouvoir nous en détacher, pour donner à Dieu l’occasion de nous toucher plus profondément encore : cela peut nous conduire dans une nuit profonde, dans un désert aride.
4 janvier 1964
Nous devons oser abandonner les terres connues pour nous aventurer dans celles qui nous sont inconnues. Le passage peut être vécu psychologiquement comme quelque chose de discontinu : mais la foi sait que c’est l’approfondissement de la même rencontre. C’est se rapprocher de l’ami, quitter l’endroit où nous sommes pour un autre où nous nous trouverons encore plus près de lui.
4 janvier 1964
Seigneur, si tu veux que je te cherche d’une manière toute différente de celle que j’ai suivie jusqu’ici, j’y consens volontiers ; car ce qui a de l’importance pour moi, ce n’est pas la manière dont je te cherche, mais Toi-même.
De même si tu veux que j’aille à la rencontre des autres autrement que je ne l’ai fait jusqu’ici, je suis d’accord ; car c’est eux que je veux rencontrer, non ma manière de les rencontrer.
11 janvier 1962
En réalité, aucune forme de prière n’est privilégiée par rapport à une autre, dès qu’on a pris conscience de l’arrière-plan trinitaire sur lequel toutes se profilent :
Je me demandais autrefois sans pouvoir y répondre : dans la vie spirituelle, quelqu’un qui s’adonne à la pure contemplation ne passe-t-il pas (ou ne risque-t-il pas de passer) à côté des réalités concrètes de la vie, à l’écart de la « sortie », à l’exemple du Christ, vers la rencontre des hommes concrets ? – Maintenant je vois que la vraie contemplation cherche et trouve le centre le plus profond des réalités concrètes, et qu’elle ne peut donc en être séparée.
2 octobre 1963
Mais il ne s’ensuit guère aux yeux d’Égide que la prière de transcendance perde par là son importance. Bien au contraire :
Chaque moment de vie, chaque expérience de vie, offre la possibilité d’une rencontre avec Dieu : tout d’abord en ce moment, en cette expérience ; mais aussi par-delà ce même moment, par-delà cette même expérience. (Comme dans Ruusbroec : avec mode et par-delà tout mode, avec la raison et par-delà la raison).
22 décembre 1963
Comme on peut contempler Dieu par-delà la raison, ainsi on peut rencontrer les autres par-delà la simple rencontre ; de cette manière toutes les formes inférieures de rencontre peuvent donner lieu à une communication en profondeur ; et une simple conversation devient une rencontre mystique.
22 décembre 1963
Il ne s’agit donc plus de choisir une forme de prière de préférence à une autre. Même les plus humbles ont leur rôle à jouer. Les moments de prière méditative, contemplative et mystique se compénètrent. Et c’est dans le courant de la vie trinitaire que les exercices et que la vie de prière forment une vivante unité :
Se laisser attirer par le Père vers le Fils ; aimer le Fils vers son Père (cf. Jn 14,28 : « si vous m’aimiez, vous vous réjouiriez de ce que je m’en vais vers le Père ») ; s’aimer les uns les autres vers Dieu et les uns vers les autres ;
ce sont là trois modes existentiels et mystiques de partage trinitaire ayant par leur plénitude valeur d’éternité.
13 mars 1962
La prière contemplative est la prise de conscience, la découverte explicite de la réalité de cette vie de partage trinitaire. La prière mystique est celle qui vit de cette réalité et qui se meut en elle. Comparée à la première, la prière mystique est beaucoup moins liée à la prière méditative, et en même temps elle pénètre beaucoup plus profond que l’une et que l’autre ; mais elle ne peut se passer d’aucune des deux, pas plus que l’âme du corps, ou que l’ordre surnaturel de l’ordre naturel, etc.
La prière contemplative est le terrain sur lequel germe normalement l’expérience mystique : la vie trinitaire à laquelle l’Amour de Dieu nous destine tous.
Par la prière contemplative on commence de pénétrer dans la demeure où l’on rencontrera l’Aimé ; on explore sa maison, on s’y acclimate.
Dans la prière trinitaire vécue, l’initiative ne peut venir que de Dieu seul : car nous y sommes admis à pénétrer sur le terrain encore inexploré de son intimité (aussi dans les autres). Il faut donc que notre âme possède une pureté, une fraîcheur beaucoup plus grandes, pour percevoir l’invitation à l’amour et qu’elle ne fasse pas un seul pas en dehors de l’attirance de Dieu.
Il faut aussi pouvoir déceler, au milieu de tout ce qui l’entoure et l’accompagne, en quoi la profondeur trinitaire elle-même réside ; ceci est d’une grande importance lorsqu’il s’agit d’accéder à l’intimité trinitaire des autres, mais aussi à celle de Dieu en moi et au-dessus de moi.
On ne peut pénétrer dans la maison, uniquement en vue de la maison. On y vient pour y rencontrer l’Ami. C’est une occasion offerte à l’Ami de nous y rencontrer.
13 mars 1962
« La prière est Dieu lui-même »
Ainsi donc les exigences de la prière de contemplation active, conçue dans sa totalité, restent souveraines. Vraiment la prière ne peut connaître ni de modus vivendi définitif, ni de plafond. Toujours nouvelle et toujours autre, elle appelle sans cesse à une vie plus pleine :
Prière : elle est autre à chaque moment de l’existence ; elle est plus riche de contenu quand il y a plus de contact avec la vie et quand, au-delà de cette vie, on cherche Dieu avec plus d’intensité.
8 août 1966
Elle ne se présente jamais deux fois de la même façon :
La prière varie selon que varie notre situation dans la vie ; sinon elle n’est pas vraie. Elle doit être enracinée dans cette situation ; avant tout le reste la prière est Dieu lui-même. Il se situe plus haut, plus profond, il s’étend plus loin que la situation vécue. C’est ce qui fait qu’il y a une prière contemplative fausse qui se tient en dehors de la vie et une prière contemplative vraie qui la domine.
« Que Dieu soit Dieu pour toi, – et toi sois Amour pour lui ».
29 novembre 1967
« La prière est Dieu lui-même ». Cette affirmation osée et inattendue, terme ultime de sa réflexion et de son expérience, nous permettra de comprendre en quel sens Égide peut revendiquer pour la prière une priorité absolue :
Je me suis senti attiré vers la prière et suis allé prier, relictis omnibus ; j’ai réalisé ainsi que l’intimité de Dieu est tout pour moi et que les pensées, même les plus intéressantes, me sont d’un moindre prix que l’union intérieure avec Dieu.
J’ai vu qu’on peut pratiquer la prière intérieure toute la journée dans son intimité la plus profonde. Il faut cependant qu’à certains moments on se libère de toute autre occupation pour la pratiquer explicitement : on donne ainsi d’une manière vécue la priorité à la prière au-dessus de tout le reste.
6 septembre 1961
Mais remarquons bien qu’il ne s’agit pas ici d’une priorité de principe, de règle extérieure ou de programme ascétique. La priorité dont Égide parle, s’exerce « d’une manière vécue » au-delà de tous les dualismes dans lesquels se perdent les raisonneurs.
Nous trouvons au début du Journal une prière où Égide demande la clarté du regard et la pureté du cœur nécessaires à celui qui désire contempler comment Dieu travaille en ce monde. Elle nous servira de conclusion à cet article :
J’ai demandé au Seigneur de bien vouloir ouvrir mes yeux, mon cœur, mon amour, à la compréhension de son travail rédempteur, de son Incarnation dans l’intimité la plus profonde des hommes ; de pouvoir connaître leur intimité la plus profonde qui est ce Dieu rédempteur leur communiquant son intimité trinitaire.
Je lui ai demandé de bien vouloir me donner à cet effet un amour tout disponible, d’une délicatesse extrême, pur, compréhensif, contemplatif.
Seigneur, purifie mon cœur, donne-lui ton regard, qu’il voie par tes yeux, fais-moi voir comment tu établis ta demeure dans les cœurs des hommes.
Apprends-moi à aimer chaque homme comme une aimable aurore de ton amour du ciel, comme une fleur sur laquelle la rosée du ciel est descendue.
Tibi dixit cor meum, quaesivi vultum tuum, vultum tuum Domine requiram.
23 mars 1960
Sanderusstraat 5
B- 2000 ANTWERPEN, Belgique
[1] Georges Neefs, s.j., « Portrait d’un contemplatif dans l’action : Égide Van Broeckhoven (1933-1967) », Vie consacrée, 45 (1973), 193-221.
[2] On voudra bien se reporter à la notice biographique contenue dans l’article cité, p. 193.
[3] Égide note le 1er juin 1959 : « L’amour n’est heureux que lorsqu’il pénètre dans des terres inexplorées. Dieu est la terre encore inexplorée de l’intimité de nous tous ; car il est l’intimité dernière, abîme insondable. – Seigneur, apprends-moi à découvrir en chaque homme la terre encore inexplorée que tu es. – Pour pénétrer dans des terres inconnues, il faut quitter celles que l’on connaît. »
[4] En vacances en Angleterre, Égide écrit le 19 août 1962 : « Seigneur, merci pour les lumières de ma méditation d’hier : toute rencontre, même fortuite, fleurira en amour céleste lorsque nous serons près de Dieu ; c’est ce que j’ai compris pendant que j’aimais vers Dieu tous les gens que je rencontrais le long de la Tamise (avec en plus, parfois, un bout de conversation) ; (...) comment j’ai vu que le désert est un mirage qui ne trompe pas et que nous nous promenons en réalité déjà dans les jardins de Dieu et leur éternel printemps (...). »