Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Qu’attend l’Eglise de la vie contemplative ?

Jean-Marie Roger Tillard, o.p.

N°1974-5 Septembre 1974

| P. 269-299 |

Conférence donnée par le P. Tillard à l’Assemblée générale des Moniales de France, en 1972, reproduite avec l’aimable autorisation du Lien des Contemplatives. L’auteur a récemment développé les mêmes thèmes dans son livre Devant Dieu et pour les hommes. Le projet des religieux, Paris, Cerf, 1974.

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Il n’appartient pas au théologien de donner aux contemplatives des normes pour le renouveau de leur vie. Il ne peut que les éclairer sur le sens de celle-ci. C’est ce que je tâcherai de faire dans cette réflexion. Je voudrais simplement redéfinir avec vous, face à la situation contemporaine, le sens que prend dans l’Église la vie contemplative féminine. À vous d’en tirer ensuite les conséquences, compte tenu du caractère propre de chacun de vos Ordres et de l’esprit de chaque fondateur. Car la vie contemplative féminine n’est pas un tout indifférencié. Autre est la vocation d’un Carmel, autre celle d’un monastère de Dominicaines, autre celle d’un cloître de Visitandines. Et il faut demeurer attentif à ces différences.

Je ne parlerai pas du but de la vie contemplative mais de son sens. La nuance n’est pas sans importance. L’Église n’a pas, en effet, à assigner aujourd’hui aux contemplatifs un nouveau but différent de celui qui depuis des siècles n’a cessé d’attirer des hommes et des femmes désireux de tout autre chose que d’une fuite craintive du monde. Elle doit sur ce point se contenter d’accueillir la vie contemplative en y discernant un don de l’Esprit qu’elle ne peut que respecter et garantir, sans essayer de le manipuler en cédant à quelque tentation d’utilitarisme ou de relevance. Car le but de cette vie demeure mystérieux, caché dans le secret d’un Dieu dont les visées échappent à toute compréhension humaine, même à celle des personnes sur qui tombent ses appels. Si jamais un contemplatif ne peut dire qu’il a totalement saisi la finalité de sa vocation, a fortiori d’autres (fussent-ils membres de la hiérarchie) ne sauraient le faire à sa place. Une des formes par excellence de la pauvreté de cœur de tout religieux est précisément qu’il se voit entraîné par son Seigneur dans une découverte toujours neuve de ce vers quoi celui-ci entend le conduire.

Il en va autrement avec la question du sens. Celui-ci n’est rien d’autre que la prise de conscience par le Peuple de Dieu de ce qu’a de propre, à l’intérieur du réseau des fonctions et des appels de l’Esprit, telle ou telle forme de vie. Or ce sens peut apparaître sous des jours différents selon les façons dont l’Église définit sa mission d’ensemble ou interprète sa situation globale face à l’Évangile. Un peu comme en un tout autre domaine, celui des ministères, l’Église peut, sans changer en quoi que ce soit la finalité même de l’épiscopat, en lire la signification d’une façon neuve. A ce niveau de la recherche du sens, il ne s’agit donc pas d’infléchir dans une direction ou l’autre le but de la vie contemplative. Il s’agit simplement de faire affleurer la ligne de force de ses caractéristiques essentielles pour la relire à la lumière du mystère de l’Église envisagé dans la nouvelle définition que celle-ci se donne d’elle-même. C’est à cette lecture ecclésiologique, austère et exigeante, que nous allons nous appliquer.

La mission de l’Église lue comme responsabilité à l’endroit du monde

Dans la plupart de ses milieux vraiment vivants, désireux de faire fructifier la sève de l’Évangile, l’Église se trouve aujourd’hui habitée par la volonté de ne pas couper sa confession du Christ d’un engagement concret au service des hommes. Le salut, qui forme le cœur de la profession de foi et dynamise l’espérance chrétienne, est de plus en plus interprété dans des catégories de libération. Or il y a là beaucoup plus qu’un glissement de vocabulaire. La libération renvoie, en effet, à son opposé, l’aliénation. Aussi entend-elle saisir l’homme dans ses dimensions non seulement personnelles – auxquelles a été jusqu’ici liée la notion de salut – mais sociales, celles-ci étant vues à leur tour dans un contexte plus large que la relation immédiate d’homme à homme mais englobant les structures de la société, les conditionnements politico-économiques. Le salut ne coïncidera pleinement avec une libération que s’il promeut une transformation du monde dans le sens de son hominisation, c’est-à-dire de ce qui en fait un milieu où l’homme puisse devenir vraiment lui-même.

Il s’en suit deux points importants, dont les répercussions sur la compréhension du projet religieux nous paraissent considérables. Le premier est ce que l’on a qualifié de « déprivatisation » du message chrétien. Il concerne surtout la question, fondamentale, de la charité. Certes, la grande Tradition a toujours considéré le service concret du prochain, situé dans le prolongement de l’exemple de Jésus, comme l’une des formes principales de la charité. Qu’il s’agisse des « œuvres de miséricorde temporelle », de l’intercession pour les besoins les plus réalistes des hommes pauvres ou riches, de l’engagement dans la vaste entreprise de l’enseignement ou de l’éducation, voire de la promotion de la technique, les chrétiens se sont fait un point d’honneur de vivre l’amour des autres d’une façon qui ne voulait rien négliger de la personne. Ils ont même le plus souvent posé comme idéal une osmose entre le contenu matériel de ce service – guérir, donner à manger, éduquer, consoler – et une rencontre interpersonnelle avec celui qui en bénéficiait. Il ne suffisait pas de donner. Il fallait en même temps rejoindre le cœur de l’autre, lui montrer qu’en dépit de sa misère et peut-être de son péché on le reconnaissait pour une personne digne d’estime, de respect, d’amour. Les moines et les religieux de toute espèce n’ont cessé, à leur façon, de témoigner de cette dimension de l’amour évangélique. Mais la prise de conscience de l’importance de la réalité sociale, institutionnelle, et des conditionnements qu’elle impose à la personne pousse aujourd’hui beaucoup de théologiens à relativiser assez radicalement cette conception de la charité comme « secours caritatif dû au voisin [1] ». Certains l’accusent même de mobiliser des forces vives qui devraient normalement se déployer à un autre registre de la responsabilité de l’homme pour son frère.

Les raisons invoquées par ceux qui raisonnent ainsi viennent de leur façon de comprendre la condition humaine. L’homme, en effet, entretient avec les autres deux types de relations. Il y a d’abord le plan des relations courtes, du type de ce qui se vit dans l’amitié, le couple, la famille, la rencontre interpersonnelle. Tout s’y passe entre une personne connue et une autre personne, dans des gestes simples, spontanés, que l’institution sociale n’a guère à régir. Mais il existe aussi un domaine plus complexe, celui des relations longues, médiatisées par l’institution économique, politique, sociale, et qui ne rejoignent la personne de l’autre que grâce à une situation collective de justice, de paix, de bien-être qu’elles rendent possible [2]. Donnons un exemple. J’aime concrètement mon frère dans le besoin lorsque je lui donne de main en main l’argent dont il a besoin pour trouver cette nuit un toit pour sa famille. Voilà un amour se vivant au plan des relations courtes. Mais je l’aime tout aussi concrètement lorsque je milite pour la mise en place d’une institution sociale qui rendra impossible la situation où il se trouve. Je le rejoins alors, avec toute ma charité, par la médiation des relations longues [3].

Or, dès que l’on saisit comment la dimension sociale enserre et dépasse la personne et que l’on comprend la façon dont les structures sociales, produites par l’homme, en arrivent à s’imposer à lui et à le contraindre [4], on découvre que s’il veut produire le fruit concret vers lequel il tend, l’amour du prochain doit aller jusqu’à la racine des maux dont souffre celui-ci, s’attaquer aux causes mêmes qui provoquent son aliénation. Autrement il ne fait que panser des plaies sans cesse réouvertes. La misère que l’Évangile entend faire reculer – « il m’a envoyé annoncer aux captifs la délivrance, aux aveugles le retour à la vue, rendre aux opprimés la liberté » – naît pour sa plus large part d’une perversion au niveau du collectif. Elle ne cessera pas tant que ce plan lui-même n’aura pas été rejoint. Il faut donc rompre avec l’intérêt trop exclusif porté aux relations courtes, qui ne font que « soulager », pour songer également à un engagement réaliste « en faveur de la justice, de la liberté, de la paix pour les autres [5] ». La transformation des institutions et la modification en profondeur du milieu social se présentent ainsi de plus en plus comme les tâches primordiales de la charité.

Ceci admis, il devient clair que la charité peut difficilement faire l’économie du passage par le politique, entendu en son sens classique d’organisation de la cité. La façon, radicalement inséparable, dont charité et espérance ne cessent de se conditionner l’une l’autre pousse les chrétiens guidés par la promesse d’un avenir qui brille en avant de l’histoire, à découvrir de plus en plus nettement que leur tâche est de contester le présent – qui contredit l’essentiel de cette promesse –, de le critiquer, pour l’ouvrir toujours plus à ce qu’il doit être. Selon l’expression de J. Moltmann, « par une résistance pratique et un renouvellement créateur, l’espérance chrétienne met en question la réalité existante : elle est ainsi au service de celle qui vient. Elle dépasse le donné en direction de la nouveauté attendue et cherche des occasions de se conformer toujours mieux dans l’histoire à l’avenir promis [6] ». Or cette critique – qui est autre chose que l’élaboration d’une doctrine sociale systématique [7] – est-elle possible sans un engagement concret dans le monde ?

Cette question est grave pour la vie contemplative et c’est pourquoi j’ai tenu à en expliciter les enracinements. Jusqu’ici, en effet, alors que la théologie voyait la charité presque exclusivement sous l’angle des relations courtes, on s’appliquait à montrer comment, le nombre de personnes rejointes par tout homme étant nécessairement limité, des religieux pouvaient à l’intérieur de leur clôture vivre de façon intense entre eux l’amour fraternel. La communauté réalisait de façon typique la loi de l’agapé. De plus, ses membres s’efforçaient de porter dans leur prière les intentions de milliers d’autres hommes. Ce qui répondait au dynamisme de l’amour d’autrui vu sous l’angle interpersonnel.

Mais, à moins de sombrer dans un jeu de pirouettes théologiques n’ayant rien d’honorable, comment prouver que les mêmes religieux vivent aussi la charité dans ses relations longues, considérées aujourd’hui comme les plus essentielles et comme l’objet principal de l’amour fraternel ? Certes compte leur prière ardente pour que les autres chrétiens s’engagent avec courage dans cette ligne et qu’ainsi l’Église s’ouvre de plus en plus à cette dimension de sa mission. Cependant, même une fois reconnue la fonction irremplaçable et capitale d’une telle prière, la question demeure : la religieuse contemplative se coupe-t-elle, en refusant de s’engager elle-même en plein monde, de la forme privilégiée de l’amour chrétien d’autrui ? Sa vocation serait-elle une marginalisation à l’endroit du courant principal de l’amour de Dieu pour les hommes ? Prétendant chercher la plénitude de l’amour, ne poursuivrait-elle pas une chimère ?

La question devient encore plus aiguë du fait que, dans ses milieux les plus dynamiques, l’Église semble aujourd’hui encline à détourner son attention de ce qui depuis toujours justifiait pleinement à ses yeux la vocation contemplative : l’arrêt gratuit sur Dieu. C’est le deuxième point dont il faut parler. Bien que débordant largement ce que nous venons de présenter, il se trouve en relation étroite avec l’accent sur l’engagement critique. On ne se contente plus de dire : « il faut privilégier l’engagement dans le champ du politique ». On ajoute :

Qu’on relise la parabole du bon Samaritain et bien d’autres passages de l’Évangile. La conclusion est claire, tranchante, sans appel : le chemin du Salut consiste à promouvoir concrètement le bonheur des autres, et, en particulier, à mettre tout en œuvre pour les libérer de la misère et de l’oppression. C’est là que se noue notre destin : non dans l’attention à Dieu, dans la souffrance volontairement offerte ou dans l’extase mystique.

Une vision aussi radicale, qui, si elle admet des « moments » de plénitude contemplative [8], refuse au nom de l’Évangile de faire d’une vie construite sur l’expérience contemplative une vie intégralement fidèle à la voie chrétienne du salut, se découvre en harmonie avec la façon dont l’homme de notre civilisation définit son rôle dans l’univers. Car, tendu de toutes ses énergies vers l’avenir et la nouveauté qu’il promet, ayant par surcroît fait l’expérience enthousiasmante de ses propres capacités, cet homme en arrive à regarder Dieu – lorsqu’il admet son existence – moins comme l’Être transcendant, adorable en lui-même, l’appelant à une expérience supra-terrestre que comme Celui qui ne cesse de l’inviter à déployer toujours plus les possibilités de son génie pour que naisse un monde à la mesure de ses aspirations. Il ne sépare pas sa conception de Dieu de la perception qu’il prend de sa propre fonction.

Pour le chrétien contemporain, cette insistance sur l’alliance par laquelle Dieu s’associe l’homme pour que vienne à l’existence un monde comme il le veut donne un sens nouveau à la vie d’en deçà de la mort. Elle cesse d’apparaître comme une simple préparation de la vie éternelle et trouve déjà en elle-même une signification hautement gratifiante. Mais l’accentuation de la part de l’homme, polarisée par son activité efficace, va de pair avec le rétrécissement du champ d’une contemplation portant sur Dieu tel qu’il est dans l’ineffable de son mystère. Même en face des réalisations les plus grandioses, l’émerveillement s’arrête, en effet, le plus souvent à la découverte des traces du génie humain et de sa puissance d’invention. Il remonte rarement jusqu’à Dieu. Lorsqu’il essaie de définir sa relation à celui-ci, le croyant se trouve ainsi poussé à ne plus se voir autrement que comme « associé de Dieu », « bras de Dieu » pour labourer l’histoire et la mener à terme. Il lui devient difficile de se saisir dans sa pauvreté de créature, toute dépendante, perdue dans le feu de la grandeur divine. Comment alors penser qu’il puisse trouver un sens à sa vie autrement que dans l’actualisation concrète de cette alliance active, efficace avec Dieu ? L’attention à Dieu seul, la vie se voulant toute brûlée dans une contemplation amoureuse du Père et de son dessein, sans engagement actif pour la construction du monde, lui paraissent peu conciliables avec ce que Dieu attend de l’homme. Pour lui, la contemplation ne peut que jaillir çà et là, comme moment de profonde plénitude, dans une existence qui, si elle cherche le visage de Dieu, ne le fait qu’en consentant à être pleinement jetée dans le rude effort pour la construction du monde.

Comment, dans ces coordonnées, la vocation contemplative peut-elle se situer ? Ne serait-elle qu’une contestation négative de la vraie dignité de l’homme ? Une sorte de corps étranger au dynamisme du Royaume de Dieu ? Le témoin d’une vision dépassée du mystère de l’Église ?

La responsabilité ecclésiale dans le mystère de la venue du Royaume

L’insistance du christianisme contemporain sur le service du monde accompli dans une référence explicite à la foi en Jésus-Christ est importante, encore qu’il faille éviter tout exclusivisme et ne pas mépriser à la légère l’attention aux relations courtes de la charité. Sans elles, en effet, on risque fort d’en venir à ne plus considérer la personne pour elle-même et à ne la reconnaître que dans l’abstrait d’une classe ou d’un parti.

Mais l’Église a vraiment reçu du Seigneur la mission de devenir son instrument pour que la puissance déployée dans la Pâque imprègne les structures de la société, marque le plus d’hommes possible, en sorte que se réalise sa Seigneurie sur le monde. Si elle n’a pas à s’identifier à une idéologie politique ni même à proposer une vision déterminée de l’ordre social – elle n’a pas compétence propre en ces domaines –, il lui faut travailler de toutes ses énergies pour que la paix, la justice, le développement, la libération des diverses aliénations deviennent concrètement réalité. Par cet engagement elle se rend fidèle à sa mission d’envoyée pour le salut.

Il faut toutefois se garder de la myopie. Pour juger théologiquement la mission ecclésiale et découvrir son exacte portée, il est en effet nécessaire, sous peine de graves contresens, de la lire à la lumière de l’ensemble du donné évangélique. Ce qui renvoie à la question difficile, largement discutée aujourd’hui par les spécialistes, de l’exacte nature du Royaume de Dieu en son déjà, donc dans ce que nous pouvons dès maintenant en connaître et en goûter, même si nous savons que l’Église ne s’identifie pas au Royaume et que celui-ci demeure objet d’attente [9].

Or quiconque étudie sans a priori les traditions évangéliques constate que pour Jésus – tout au moins le Jésus que les textes nous présentent, souvent sans grand souci de parfaite exactitude historique – le Royaume de Dieu est dans sa source autre chose que le fruit de l’activité humaine, fût-elle en parfaite symbiose avec celle de Dieu, et que dans son contenu il se montre irréductible à la pure vision idéale d’une humanité parvenue à un statut d’organisation entièrement dominé par la justice et l’amour. Il est d’une autre nature.

D’une part, il vient essentiellement de Dieu. De la suprême autorité de celui-ci. Quand Jésus inaugure son ministère de Galilée en proclamant : « les temps sont accomplis et le Royaume de Dieu est tout proche : repentez-vous et croyez à la bonne nouvelle » (Mc 1,15), il entend bien désigner une situation qui a vu le jour sans que les hommes y jouent la part essentielle « mais simplement par un acte de Dieu [10] ». Ce que le monde attendait, ce vers quoi tendaient ses énergies, ce que ses utopies entendaient cerner survient. Comme venant à sa rencontre. À partir d’un ailleurs. L’ailleurs d’un Dieu dont la puissance, la gloire se manifestent pour l’homme. L’histoire humaine constitue beaucoup plus la sphère dans laquelle se déploie cette activité de Dieu que le déroulement d’un processus devant inévitablement, de par sa loi interne, déboucher un jour sur la parfaite éclosion du Royaume [11]. Pas plus que son irruption dans le destin de l’humanité, l’avenir du Royaume ne saurait reposer fondamentalement sur la générosité de ceux qui l’accueillent, bien qu’il la suscite et l’exige. Il vient d’un au-delà de la somme des possibilités créées, celles de l’humanité de Jésus y comprises.

Jésus, en effet, n’accomplit son ministère que dans la puissance de l’Esprit de Dieu (Lc 4,14 ; Ac 10,38) : « si c’est par l’Esprit de Dieu que j’expulse les démons, c’est qu’alors le Royaume de Dieu est arrivé pour vous » (Mt 12,28). Dans sa personne, l’autorité souveraine et la puissance transcendante de Dieu elles-mêmes atteignent les hommes [12]. C’est ce qui en définitive rend compte de ses actions. Selon la même économie, la résurrection d’entre les morts, dans laquelle culminera son œuvre, sera le fruit de l’Esprit (Rm 8,11). Ceci explique d’ailleurs pourquoi, alors qu’il n’indique jamais nettement en quoi consiste le Royaume [13], Jésus souligne souvent son aspect déconcertant. Car « beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers » (Mc 10,31), « quiconque se fera petit... voilà le plus grand dans le Royaume des deux » (Mt 18,4), « heureux, vous les pauvres, car le Royaume des cieux est à vous ; heureux êtes-vous si les hommes vous haïssent, s’ils vous frappent d’exclusion et s’ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme à cause du Fils de l’homme » (Lc 6,20-23). L’inverse de la sagesse spontanée du monde, exactement ce que nos techniques du progrès entendent sur bien des plans éliminer. Qui connaît la sagesse et les voies de Dieu ?

Si l’on remarque comment Jésus qui prononce ces paroles est aussi, dans le même évangile selon Luc, celui qui guérit les malades, soulage toute infirmité, manifeste une tendresse spéciale pour les pauvres, on comprend mieux que le Royaume de Dieu se situe à la fois dans la ligne des aspirations ou des efforts des hommes et au-delà, qu’il est à la fois logique avec l’appel à un monde de paix, de justice, d’amour et malgré tout transcendant les limites des utopies humaines. Bref, qu’il n’est réductible ni à l’amélioration du monde, quoiqu’il l’appelle, ni à l’entrée dans un univers étranger à celui de la pauvre humanité haletante, quoiqu’il dépasse l’ensemble des possibilités de l’homme. Nous retrouvons ici, mais à un autre niveau, le rapport évangélique entre foi et œuvres. Bien qu’il n’y ait pas de foi authentique qui ne se traduise par des œuvres (Jc 3,14-26), la foi ne se confond pourtant pas avec celles-ci. Et surtout la vie de foi ne se résume pas en elles. Elle implique, en effet, une référence fondamentale à sa cause divine. De même, le Royaume de Dieu qui perce et se fraie un chemin dans des activités visant à conduire l’humanité à un certain bienêtre n’a pour horizon que la royauté et la puissance de Dieu. Et tout comme les œuvres chrétiennes tirent leur signification propre de leur enracinement dans la foi, les engagements chrétiens qui instaurent parmi les hommes une situation de paix et de justice puisent leur sens dans leur référence à l’intervention de Dieu.

En elle-même, d’ailleurs, chacune de ces démarches est neutre, parfois ambiguë, pouvant devenir la matière d’un engagement autre qu’évangélique. Ce qui valait déjà pour Jésus, dont les actes merveilleux pouvaient apparaître soit comme l’effet d’une possession par Satan, soit comme le fruit de la présence en lui de l’Esprit de Dieu (Mt 12,24-32 ; Mc 3,22-30). Coupée de sa relation vivante à l’ ailleurs dont nous parlions, l’action la plus généreuse du chrétien se prive de la qualité propre qui la fait formellement évangélique. Elle devient un simple facteur de bien-être social parmi d’autres. Sans cette dimension comment, par exemple, distinguer le croyant du marxiste militant avec lui pour la même cause ? Et cet ailleurs, fondamental, est tout autant celui de la source expliquant l’action que celui du but visé à travers elle. Il se trouve en arrière d’elle et en avant.

Il est donc clair – et l’accord des spécialistes s’est fait sur ce point [14] – que le Royaume dont parle Jésus ne se réduit nullement au contenu d’un Social Gospel [15] ou d’une libération socio-politique, encore que son dynamisme les suscite. La « conversion » exigée par son approche, et qui pousse entre autres choses à un engagement courageux dans le vif des problèmes humains au nom de la charité, veut également le retournement du cœur vers Dieu, dans la reconnaissance explicite qu’il est, lui, la source et la fin de tout. Ce qui représente pour l’homme une mise en question radicale. Alors qu’il incite le croyant qu’il incorpore au Christ vivant à déployer sa charité dans le service réaliste de ses frères, le même Esprit du Seigneur ressuscité lui demande de se tourner vers le Dieu et Père de Jésus pour le bénir de sa bienveillance et le supplier de conduire à terme ce dont nous ne possédons encore que les arrhes. Le déjà du Royaume de Dieu apparaît ainsi tout autant comme incitation à l’adoration et à l’imploration que comme ferment pour l’engagement.

L’entrée active de l’Église dans l’œuvre de l’humanisation du monde devient donc, si l’on comprend la vraie nature du Royaume de Dieu, radicalement inséparable de son attention à Dieu reconnu comme source et fondement de ce dont elle a l’avant-goût mais dont elle attend le plein accomplissement. Sur ce point encore elle a à se conformer à l’attitude de Jésus durant son ministère, ces deux ou trois années qui constituent l’histoire normative de la foi, « source de compréhension et d’identification dans laquelle le croyant puise à jamais l’intelligence de sa propre histoire [16] ». De même que Jésus veille à faire des actes de bienveillance et de miséricorde accomplis pour les malades qu’il guérit, les affamés qu’il nourrit, les morts qu’il ressuscite, les signes de l’irruption du Royaume en les reliant à l’œuvre de Dieu lui-même, foyer de son action, tendue vers un achèvement qui viendra de Dieu, l’Église doit montrer aujourd’hui que son engagement dans les relations longues de l’amour – en particulier dans celles qui relèvent du socio-politique – est signe du déjà du Royaume. Un signe qui, comme tout signe, n’est pas clos sur lui-même, car il renvoie à une réalité plus profonde qui en quelque sorte ne fait qu’émerger en lui. Un déjà tendu vers un pas encore advenu, tout ouvert à l’avenir ; mais à un avenir qui n’est pas attendu de quelqu’un d’autre que du Dieu de Jésus-Christ [17].

En quel sens l’engagement de l’Église peut-il devenir ce signe ? La conception biblique de l’Alliance suggère la réponse [18]. Le Peuple de Dieu doit épouser un comportement concret, social, pénétré de ce qu’est l’attitude de Dieu envers lui, et qui en quelque sorte la répercute dans l’aujourd’hui. Car il lui faut communier à ce que Dieu accomplit mais de telle façon qu’il fasse pour les autres ce que Dieu fait à l’endroit des siens. Parce que Dieu fait miséricorde, on fait miséricorde ; parce qu’il fait justice, on fait justice. Le vouloir divin auquel on répond n’a rien, en effet, d’une pure autorité dictant des préceptes. Il est essentiellement un dessein dans lequel il faut entrer en l’épousant. La qualité de l’agir naît de la conjonction entre le modèle qu’est la qualité donnée par Dieu lui-même à son intervention et la situation particulière de l’aujourd’hui. L’activité de l’Église se situe de cette façon dans le dynamisme qui va de l’irruption du Royaume à sa pleine consommation. L’exemple de la « loi de la charité » est typique : parce que Dieu a, le premier, montré l’universalité et la qualité réconciliatrice de son amour, l’Église veut aller jusqu’à l’amour des ennemis, s’efforçant de ne rejeter personne, dans l’attente du Jour du Seigneur où tous se retrouveront, païens y compris, avec Abraham, Isaac et Jacob à la table du Royaume [19]. Si elle veut expliquer son action, il lui faut donc, sous peine de n’avoir rien de propre à dire aux hommes, renvoyer à sa source et à son modèle. Sans cette explicitation de son engagement par référence à la démarche de Dieu, elle ne peut rendre compte de ce que sa mission a de spécifique. Elle ne représente plus qu’un groupe humanitaire parmi bien d’autres.

Or comment faire cette référence à l’intervention transcendante de Dieu ? Les affirmations verbales ne suffisent pas. On attend une démarche de vie qui vienne en quelque sorte enserrer l’activité du Peuple de Dieu. Par une part de son comportement – aussi centrale pour elle, et même plus, que l’engagement dans le monde – l’Église doit rendre claire, évidente, la conviction que son activité au service de l’humanité se trouve intrinsèquement reliée à sa saisie par l’Esprit de Dieu, l’Esprit du Royaume qui vient. En d’autres termes, tout un registre de l’être ecclésial doit manifester explicitement que le Peuple de Dieu vit de la foi en la Royauté de Dieu sur lui. Royauté de miséricorde, de pardon et dont la fidélité ne peut décevoir, mais aussi Royauté provocante, impliquant le croyant dans une responsabilité onéreuse à l’endroit du monde. L’Église n’est pas authentiquement elle-même si elle ne porte pas, vives, ces deux dimensions de son mystère. Au moment où elle s’enfonce dans le compagnonnage avec ceux qui veulent changer la face du monde pour le rendre digne de l’homme, elle a à proclamer avec encore plus de vigueur son ancrage dans l’initiative mystérieuse de Dieu. Elle ne saurait autrement être elle-même.

Situation de la vie contemplative dans cette responsabilité ecclésiale

Tournée vers Dieu et en même temps rongée par l’inquiétude du monde, l’Église l’est en chacun de ses membres. Selon toutefois des modes et des équilibres divers qui dépendent pour une large part des tempéraments naturels que la grâce de l’Esprit Saint vient certes convertir en profondeur, redresser, renforcer, mais sans pour cela les détruire ou – ce qui pratiquement reviendrait au même – les retourner de fond en comble. La grâce, en dépit de sa transcendance et de la nouveauté radicale qu’elle apporte, compose avec la nature. Au plan naturel, il existe des personnes spontanément tournées vers l’action, d’autres vers ce que l’on appelle la contemplation. Et si l’histoire de l’humanité connaît une longue série d’hommes et de femmes ayant trouvé un sens à leur vie dans l’action militante au service de leurs frères, quitte à y perdre tout, sauf la joie de leur engagement parfois nourrie par l’idéologie qui le porte, elle connaît aussi, sous les civilisations et les régimes culturels les plus divers, des hommes et des femmes qui ont cru que leur vie serait pleine s’ils la consacraient à la méditation et à la prière, loin du remous des affaires et des besognes ordinaires. Quels que soient les durcissements, les déviations, les faux enracinements philosophiques qu’ils aient connus, il faut admettre que le don de soi au service des autres et le fait contemplatif débordent et dans le temps et dans l’espace les frontières de l’Église. On se plaît d’ailleurs aujourd’hui à répéter dans plusieurs cercles religieux – d’une façon parfois lourde – que le fait monastique est antérieur au christianisme et le dépasse en extension.

La grâce chrétienne saurait-elle exiger que celui qui se sent poussé à se centrer sur la contemplation et perçoit qu’il se réalisera comme « homme » dans cette ligne s’en détourne pour se jeter entièrement dans l’action au service du monde ? Ce serait une destruction de la personne, un anti-salut, une aliénation. Il faut évangéliser cet appel contemplatif, non l’arracher. Il est surprenant que des théologiens qui comptent parmi les plus attentifs au respect des valeurs naturelles et les plus opposés à toute forme d’aliénation en arrivent à buter sur cette question. Est-il juste d’accuser une vie chrétienne centrée sur la préoccupation de Dieu et se coupant ainsi de la participation immédiate et directe aux luttes de l’homme de « trahir l’essence même de l’Évangile », en donnant comme raison de cette condamnation sans appel : « car où est le souci de l’homme dans cette quête solitaire de la rencontre avec Dieu [20] ? » Comme si le « souci de l’homme » ne pouvait se vivre qu’à un seul registre. La grâce de l’Esprit ne s’arrête pas sur le seuil des contemplatifs. Elle ne les exclut pas du mystère de l’Église ou ne les enferme pas dans quelques limbes destinés à ceux qui n’auraient pas accès à la pleine intelligence de la libération à laquelle convoque l’Évangile. Il en va de même d’ailleurs, en sens inverse, pour ceux qui se sentent poussés vers une action généreuse, mangeant leurs énergies pour les mutations sociales que nécessite la libération effective de l’humanité. Ils n’ont pas à se transformer en contemplatifs malgré eux. D’ailleurs, le voudraient-ils, ils n’y réussiraient guère.

Chaque personne étant nécessairement limitée et ne pouvant honorer avec autant d’intensité toutes les dimensions du fait chrétien – cela appartient au mystère de la pauvreté fondamentale de l’homme – on ne peut espérer que l’équilibre entre référence intensive à l’intervention transcendante de Dieu et engagement généreux dans le monde se retrouve chez tous les chrétiens suivant la même proportion. Il y aura, selon les tempéraments, des polarisations différentes. Cela n’est que normal ; il serait sot de s’en scandaliser. Certes, qui dit polarisation ne dit pas exclusion de l’une ou l’autre des deux dimensions essentielles à la qualité évangélique de la vie. Ici la grâce convertit la tendance naturelle. L’Évangile veut que chaque dimension s’ouvre nécessairement à l’autre. Autrement on n’est plus en régime chrétien. Mais la polarisation implique néanmoins le centrage concret de l’existence sur un des points en cause, l’autre se lisant en filigrane.

L’Église comme telle, dans son mystère communautaire de Corps du Christ organisé par l’Esprit selon des fonctions et des charismes distincts mais complémentaires, est le lieu de l’équilibre entre les deux pôles de la tension évangélique. La véritable explicitation des motivations et du sens de sa mission ne se trouvera donc ni chez ceux dont la vie se veut polarisée par l’attention concrète aux besoins de l’homme ni chez ceux qui recherchent avant tout l’attention contemplative à Dieu, mais dans la présence simultanée de ces deux types de fidélité évangélique communiant dans une même foi, une même charité, un même objectif ultime. Les premiers manifesteront dans leur engagement au service de l’humanité que le Royaume de Dieu a commencé de poindre et qu’il mord sur l’attente des hommes désireux de devenir pleinement hommes. Les seconds montreront que ce que leurs frères accomplissent ainsi l’est au nom de la foi en un Dieu au dessein mystérieux, dont l’amour pour l’homme est incommensurable et qui règne vraiment dans la vie de ceux qui l’accueillent, en la comblant.

Cette complémentarité n’est toutefois possible qu’à une condition : que ces deux façons de vivre l’idéal évangélique demeurent ouvertes l’une à l’autre, dans une authentique communion. Ceux dont la vie se centre sur l’attention à Dieu porteront alors les autres dans leur prière ; ils considéreront comme une pauvreté de ne pas pouvoir se trouver à leurs côtés dans le travail pour la libération de l’homme. Ceux qui peinent en pleine chair du monde verront dans les autres des frères leur rappelant avec énergie l’événement du Royaume dont ils vivent ; ils considéreront comme une pauvreté et une souffrance de ne pas pouvoir à leur tour se saturer de l’attention à ce qui est primordial. Lorsqu’elle entend indiquer le sens et le pourquoi de son action – et ceci est aussi important que cette action elle-même –, l’Église dispose ainsi de plus que de paroles. Il lui est possible de prendre un certain recul à l’endroit de ses tâches concrètes et de se tourner vers ceux qui – précisément parce qu’ils partagent la même et unique foi, la même et unique charité, la même et unique espérance que leurs frères – brûlent leur existence dans l’adoration et le service du Dieu qui manifeste son amour en faisant déjà percer son Royaume en pleine chair du monde.

Ceci permet, nous semble-t-il, de situer à son exacte place la vie contemplative dans le mystère de l’Église pérégrinante, en marche vers le terme de son espérance. Précisons que ce dont nous parlons ici est bien la « vie contemplative », non l’« acte contemplatif ». Il arrive qu’on confonde les deux, même sous la plume de contemplatives. L’acte contemplatif est le moment, fugace, dans lequel un croyant s’arrête sur la présence de son Dieu qu’il découvre proche, intime à lui-même, plénifiante. La « vie contemplative » désigne la forme d’existence chrétienne organisée en fonction de cette attention à Dieu. Alors que l’acte contemplatif devrait être normalement le lot de tous les chrétiens, la « vie contemplative » est propre à ceux et à celles qui s’y sont sentis spécialement appelés.

Qu’apporte donc, sous ses multiples formes, la vie contemplative à la mission de l’Église ? A l’intérieur du Peuple de Dieu, aujourd’hui porteur plus que jamais d’une inquiétude vive, quasi envahissante, à l’endroit de sa fonction d’intendance, de prise en charge prophétique des problèmes du monde, elle assure et rend explicite la dimension qui permet à l’Église de demeurer fondamentalement – par son être même – une orante, une pauvre enfouie dans la supplication et l’action de grâces, non une régnante. Elle dénude, pour la rendre visible, la racine de la mission.

L’Église n’est pas, en effet, à proprement parler, celle qui tient en mains l’avenir du Royaume. Elle n’est même pas celle qui, par sa puissance propre, poursuit la montée de ce dernier. La puissance en cause est celle du Dieu qui vient. Elle ne lui appartient pas. D’ailleurs, le croirait-elle, elle serait vite désillusionnée. Les actes les meilleurs jaillis de son cru humain et dont elle pourrait se vanter ont leurs semblables çà et là. Même sa générosité trouve une émule dans celle de militants de groupes ou d’idéologies ignorant jusqu’à l’existence de Dieu. Aussi, n’a-t-elle pas à céder à la tentation de prétendre, comme corps social, posséder un pouvoir qui domine et maîtrise les sociétés. Sa puissance propre d’Église vient d’ailleurs. C’est pourquoi ce qu’elle apporte comme Église doit en définitive déboucher dans un ailleurs que les domaines qui sont du ressort de l’efficacité humaine, même si cet ailleurs passe par les sentiers ordinaires des hommes. Dans le partage de l’efficacité pour le Royaume elle demeure pauvre, radicalement soumise à Celui qui règne sur elle. Il n’est donc pas normal qu’elle cherche avant tout à passer pour plus utile au développement ou au progrès, comme si sa façon particulière de se distinguer consistait simplement à se situer sur le même plan que l’ensemble des efforts humains en essayant de faire la même chose, quoiqu’un peu mieux. Il s’agit de faire autrement, d’une manière originale. Et c’est cet autrement qui dans le concert des générosités humaines et des idéologies centrées sur la libération de l’homme compte par-dessus tout. Un autrement essentiellement marqué par l’ ailleurs d’où s’origine son engagement et auquel il tend. C’est pourquoi, dans le moment même où elle s’épuise à traduire concrètement sa charité fraternelle dans des démarches allant jusqu’à la source sociale des maux, elle demeure tournée vers le Dieu et Père de Jésus. Dans une attitude de pauvreté radicale ; pauvreté de l’adoration et pauvreté de l’intercession.

Cette pauvreté fondamentale, les contemplatifs la vivent avec intransigeance comme une fonction qui constitue leur contribution fondamentale et essentielle à la mission, là où ils sont en communion vivante avec l’ensemble du Peuple de Dieu. Ils font demeurer l’Église en état de mendiante de l’Esprit. L’Évangile selon Jean, au chapitre six, raconte comment, à cause de l’acte prodigieux de la multiplication des pains, les foules veulent proclamer Jésus roi. Mais, poursuit le texte, « il s’enfuit à nouveau, dans la montagne, tout seul » (Jn 6,15). Les exégètes montrent la relation de ce verset avec la grande affirmation que le même Jean mettra sur les lèvres de Jésus en pleine Passion : « mon Royaume n’est pas de ce monde..., mon Royaume n’est pas d’ici » (Jn 18,36). Ces deux textes éclairent singulièrement le sens de la vocation contemplative. S’il n’y avait que l’engagement – souvent héroïque – des militants dans les problèmes du monde, l’Église risquerait de retomber assez rapidement dans les tentations de royauté qu’elle a connues et qui aujourd’hui prendraient les formes de quelque pacte implicite avec les nouvelles forces vives. Royauté d’un certain néo-cléricalisme par lequel l’Église, lasse de se voir sans cesse marginaliser, choisirait de se lier à ce qu’il y a de plus en pointe, de courtiser les pouvoirs en train de naître, en laissant implicitement entendre qu’elle se plaît (au moins en quelque manière) aux postes de commande du progrès. Les contemplatifs la libèrent de cette perpétuelle tentation de la puissance. Ils opèrent en quelque sorte sa fuite dans la montagne ou le désert, seule avec le Père. Dans l’attente de l’Heure de Jésus, celle que Paul évoque au chapitre quinze de la première lettre aux Corinthiens. N’est-il pas d’ailleurs remarquable que les déserts se soient peuplés de moines dès que l’Église eût commencé de pactiser avec le pouvoir ?

Il serait toutefois inexact de penser que la fonction de pauvreté ne s’exercerait que par des actions plus intenses : prière, intercession, contemplation silencieuse qui n’a pas besoin de s’expliciter en intentions mais cherche simplement à rejoindre dans une communion mystérieuse la prière de Jésus. La prière pour que « le Règne vienne », la confiance sans limite au Père dont les desseins demeurent mystérieux ont certes une grande importance. Mais le charisme de l’Esprit donné à la vie contemplative veut fondamentalement saisir toute l’existence. La relation à la mission se joue là.

Ce point est capital, aujourd’hui surtout. Les contemplatives ont en commun avec tous les religieux le don intégral de leur personne dans ses appels les plus structurants par la pauvreté qui arrache à la fascination de l’avoir et du profit, la chasteté qui change le sens de la relation aux autres, l’obéissance qui détourne des appâts de la puissance. Mais elles se distinguent par une plus totale détermination d’adoration existentielle et surtout par la pauvreté radicale de leur action. La religieuse enseignante entend bien accomplir une œuvre valable et devenir à sa mesure un instrument efficace de la percée du Royaume, bien que par son option personnelle elle témoigne avant tout de la transcendance de ce dernier et de sa source non humaine. La sœur contemplative s’arrache même à l’action. Si elle travaille, c’est d’ordinaire en vue de gagner le pain du monastère, non pas d’abord dans la visée d’une tâche apostolique. Tout se trouve ainsi reporté pour elle au niveau de la qualité de l’existence, d’une relation de sa personne elle-même au Dieu qui vient.

Il faut reconnaître que, dans notre monde de l’efficacité et du rendement, cette apparente inutilité de la vie, sans responsabilité familiale ou politique, ne pouvant même pas se justifier par le bien-être d’un farniente agréable, et pourtant entièrement dévorée et ne s’appartenant plus, représente une des formes les plus extrêmes et les plus déconcertantes de la pauvreté. Mais elle est susceptible de devenir, du fait même, un signe par excellence de la foi. La foi en Celui qui est la Source, le Principe, la Fin de tout. À une condition toutefois.

Si ce témoignage se trouvait coupé d’une communion vécue à ceux qui suent sous le harnais pour que le monde devienne ce que Dieu veut, il serait intolérable, anti-évangélique. Vécu dans la perspective du salut du Monde, avec la brûlure missionnaire qui fut celle d’une Thérèse de Lisieux, en symbiose avec toute l’Église, il apporte un sens irremplaçable à l’engagement apostolique des autres membres du Corps du Seigneur. C’est celui qui naît d’une existence n’étant qu’accueil, dans le don d’elle-même à Dieu. Un don qui dans son intention fondamentale soupire vers une gratuité absolue et n’est voulu pour aucune rétribution tangible. Ni pour la puissance, ni pour la richesse, ni pour l’évidence de l’utilité, ni même pour la consolation immédiate des douceurs de l’intimité divine, qui fuient elles aussi. Il s’agit en toute vérité d’une adoration existentielle, celle de la vie se recueillant sur ce qu’elle reconnaît dans la foi comme son centre, et acceptant ainsi de se perdre. Mais en sachant que cette perte est le revers du gain suprême qu’est pour l’Église entière « la justice par la foi au Christ, celle qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi » et dont le chemin passe par « la conformité à la mort du Christ, afin de parvenir si possible à ressusciter d’entre les morts » (Ph 3,8-12).

Il est un autre aspect de la répercussion ecclésiale de la vie des contemplatives. Grâce à l’arrêt absolu sur l’axe de la foi auquel se vouent certains de ses membres les plus vivants, l’Église résiste à la tentation de se définir simplement comme Église des « œuvres ». L’ampleur de son but, et par là de sa mission, lui est rappelée contre la vivace tentation du Social Gospel. Car elle perçoit mieux que chercher le bien-être des hommes et la libération n’ont pour elle de réelle signification que si elle se demande d’abord de quel bien-être et de quelle libération il est question. Il ne suffit pas de s’enrouler dans les œuvres. S’attaquer efficacement aux situations socio-économiques n’implique pas que l’on puisse réduire à celles-ci la condition humaine. Si les hommes ont besoin sans nul doute de justice, de paix, d’amour, ils manquent plus encore d’un sens à donner à leur existence et à leur personne. Mais quel est ce sens ? Vers quelle part d’eux-mêmes soupirent-ils ? N’y a-t-il pas en eux un noyau échappant à l’étau des conditionnements purement sociologiques ou économiques et qui concerne chacun dans sa singularité et sa solitude, face à lui-même et à Dieu ?

Le retrait des contemplatifs devient ainsi, si paradoxal que cela puisse paraître, indication de la qualité de liberté que leurs frères jetés dans l’action entendent promouvoir et contestation des aliénations, toujours nouvelles, dans lesquelles les hommes s’enferment, un peu malgré eux, alors même qu’ils ouvrent des sentiers au progrès. Au-delà des situations à redresser, ils indiquent l’horizon de la condition humaine. Ils attestent, en effet, une « autre dimension » de l’existence que celle dominée par l’efficacité : dimension de gratuité, d’au-delà de l’utile, que le propos de simplicité et de pauvreté épanouit au lieu de l’exténuer, et qui vient d’une communion ardente à Celui dont le nom est Gratuité, Agapè, Dieu de Jésus-Christ.

Éveiller à l’authentique liberté en permettant à l’Église de reconnaître l’appel qui l’habite, alors qu’elle doit continuer de s’attaquer aux problèmes du monde, ne serait-ce pas aujourd’hui un des services privilégiés que les contemplatifs rendent à la mission ? Par une sorte d’outrance violente, intransigeante, de l’arête vive de la vraie liberté évangélique, ils rappelleraient à l’Église son objectif ultime. Si bien qu’en regardant vers eux, le chrétien aux prises avec ses affaires et ses luttes pour le progrès se sentirait comme instinctivement poussé à aller au-delà de l’immédiat et de l’utile parce qu’il y reconnaîtrait le soupir de sa nature, dans une certaine nudité. Un peu comme ces oiseaux domestiqués dont parle Saint-Exupéry dans Terre des Hommes et qui, attirés par le grand vol triangulaire des canards migrateurs passant au-dessus d’eux, amorcent un bond parce que l’appel sauvage réveille en chacun un vestige enfoui : la mémoire des vents du large, des mers, des étendues continentales, inscrite dans leur être les soulève pour les rendre à leur vraie nature. L’Église a besoin d’entendre, au-dessus des bruits du monde et de leur musique, l’appel sauvage des grands espaces. Non pour se retirer des combats du monde ; mais pour ne pas perdre mémoire de l’ ailleurs d’où elle vient et de l’espérance qui l’habite. Faire entendre le cri non domestiqué, rauque, de la grande migration du Peuple de Dieu vers la Terre des Promesses ! Un cri tendu vers Dieu. L’ensemble des religieux veut faire résonner cet appel. Mais les contemplatifs prennent la tête du grand vol triangulaire : ils pointent droit vers le large.

Telle est la place des contemplatifs. On peut reprendre pour l’illustrer une autre image, empruntée à Dietrich Bonhoeffer, en la gauchissant quelque peu. Dans l’action polyphonique de la mission ecclésiale toutes les voix chantent leur partie. Elles doivent le faire avec le plus de fermeté et d’ampleur possible. Toutefois la mélodie ne demeure juste, harmonieuse, que si le cantus firmus est tenu sans faiblesse, sans bavure. Or le cantus firmus autour duquel « chantent les autres voix de la vie » et qui maintient la polyphonie dans la justesse n’est autre que la vie de pauvreté radicale que nous avons décrite et à laquelle plus que d’autres se vouent les contemplatifs. En dehors de la communion aux autres voix, cette mélodie serait trop grêle : elle ne saurait prétendre chanter à elle seule tout l’Évangile. Mais dans le concert des parties, c’est grâce à elle que l’ensemble ne cesse jamais de demeurer un hymne à la gloire de Dieu, le chant du Royaume déjà venu qui doit encore se manifester [21], le Maranatha.

On ne saurait donc parler de vocation marginale, quoique les contemplatifs se distancent des labeurs de leurs frères que la même charité et la même fidélité à l’Évangile entraînent en pleine chair du monde. Se distancer n’équivaut pas à se séparer. Le coureur qui se détache du peloton ne se coupe pas de lui. Il l’amène au contraire à se dépasser pour tenter de le rejoindre, à redoubler d’énergie. C’est alors qu’il apporte le plus à chacun de ses compagnons. A condition qu’il soit lui aussi dans la course et qu’il ne prenne pas le chemin ombragé des promeneurs du dimanche.

Qu’attendre des contemplatives dans la situation de l’Église aujourd’hui ?

Dans ces perspectives, il devient évident qu’une des exigences radicales imposées par l’Esprit de Dieu à la vie contemplative est la recherche d’un lien vécu, étroit et organique, avec le reste de l’Église. Si dans la polyphonie le cantus firmus, bien qu’il assure la justesse de l’ensemble, ne trouve sa résonance que dans le jeu des autres voix, il en va de même pour la vie contemplative au sein des diverses fonctions et des multiples charismes du Peuple de Dieu. Les communautés dites contemplatives et celles qui leur sont assimilées [22] ont donc à se montrer scrupuleusement attentives au réalisme de cette complémentarité des vocations évangéliques. Ce qui exige de leur part une repensée de certaines visions courantes. Et à plusieurs plans. Car il ne suffit pas d’affirmer la complémentarité, il faut l’actualiser, la vivre consciemment et concrètement.

On connaît la conception de la vocation contemplative comme fonction de suppléance, qui a eu longtemps cours et demeure vivace en divers milieux, voire en quelques monastères. Ceux-ci seraient les lieux où l’on intercède, souffre, expie à la place de ceux qui n’ont ni le temps de prier ni le courage de se convertir, où l’on adore à la place de ceux qui ne le peuvent pas. Ce qui vaudrait surtout au plan de l’intercession : les contemplatives rempliraient une sorte de « ministère du charme surnaturel » auprès du Seigneur en obtenant de lui (à cause de la totalité de leur don et de la fraîcheur de leur amour) ce qu’il ne semblerait pas disposé à octroyer. Si bien que le clocher de l’église conventuelle serait comme le paratonnerre préservant la communauté humaine des malheurs que son incurie pourrait lui attirer.

Une telle image est trop simpliste pour être exacte. Le salut chrétien passe nécessairement par la conversion du cœur de son bénéficiaire. Et le fruit de la prière, dans les situations que nous venons d’évoquer, se trouve normalement lié à l’étincelle de foi ou à l’humble démarche de repentir que Dieu veut percevoir dans ceux qui réclament sa bienveillance. Le Dieu de Jésus-Christ attache trop de prix à la liberté humaine pour se prêter à quelque forme d’efficacité magique. D’autre part, une saine théologie de la sécularisation nous apprend qu’au niveau des réalités cosmiques – inondations, sécheresses, fléaux naturels, épidémies – il laisse d’ordinaire les causes secondes obéir à leurs lois propres. Au génie des hommes de trouver les moyens de parer aux conséquences désastreuses de certains phénomènes : à leur charité d’inventer les secours.

Les contemplatives n’ont donc pas pour apostolat propre de prier à la place des autres. Elles n’ont pas non plus à assurer que, dans l’Église, il y ait assez de prière et de louange pour que Dieu puisse « dérider son visage ». Nous n’avons pas, en effet, défini leur place en termes de suppléance mais de complémentarité. Ceci implique certes qu’elles prient pour l’Église, pour les autres chrétiens, pour tous les hommes, mais en s’efforçant d’englober, de saisir dans leur regard vers le Seigneur et l’attention profonde de leur vie quotidienne la préoccupation, l’inquiétude, la recherche du Peuple de Dieu en son entier. Surtout dans ce qui a trait à l’élan missionnaire sans lequel l’Église se rendrait irrémédiablement infidèle à sa mission et cesserait d’être témoin authentique du Royaume et de son déjà. Il s’agit donc avant tout moins d’une sensibilité immédiate aux intentions de telle personne ou de tel groupe –bien que cela ne soit en rien exclu – que d’une mise en harmonie de l’existence et de la prière avec l’appel de l’Église. L’intercession et l’adoration des contemplatives doivent primordialement chercher à exprimer, à « sacramentaliser » l’intercession et l’adoration implicites qui habitent le Peuple de Dieu en mission dans le monde. Si l’expression ne faisait pas pédant, il faudrait dire qu’elles ont à devenir comme l’épiclèse, l’appel à l’Esprit Saint de la mission. De celle-ci plus que de la gerbe des besoins individuels ou communautaires.

Or nous avons fortement souligné comment aujourd’hui la mission se voulait surtout attentive aux relations longues de la charité, qui recoupent la justice et les combats pour l’humanisation du monde. De même que dans le chant grégorien la phrase musicale se construit non pas d’abord sur le petit rythme mais sur le grand rythme qui donne l’élan, la fidélité de l’Église à sa vocation ne se joue pas simplement dans les relations courtes de la charité mais dans l’attention aux grands impératifs du dessein universel de salut que Paul lie étroitement à la Seigneurie du Christ. La prière, l’adoration et plus largement l’existence des monastères doivent donc, si elles veulent se trouver vraiment en communion avec la vie et les efforts du Peuple de Dieu, se mettre à l’unisson de ce registre des relations longues de l’amour évangélique. Ce qui requiert qu’elles se rendent attentives à la gravité et aux multiples facettes des problèmes de la libération et du salut tel que le comprend la théologie actuelle.

Ceci exige des contemplatives une très grande pauvreté. Il leur est demandé, à cause même de leur tâche dans l’économie du Royaume qui vient, d’élargir la vision classique de l’Église et de sa mission qui fut jusqu’ici la leur – car elle était celle du Peuple de Dieu –, afin que la préoccupation de l’homme en ses besoins purement naturels de bien-être, de justice et de paix y trouve sa place. Et également pour accepter, non d’une façon purement théorique mais en le rivant au plus creux de leur intention religieuse, que l’inquiétude chrétienne ne se limite pas au désir que le plus grand nombre possible d’hommes accède explicitement à la foi évangélique mais qu’elle se réjouit déjà lorsque des hommes encore incapables de prononcer le nom de Jésus-Christ se découvrent capables de mieux vivre comme personnes intelligentes et libres. Une telle vision ne peut manquer d’avoir des répercussions profondes sur l’ensemble de l’attitude spirituelle. Et on ne saurait aujourd’hui s’y dérober.

Si l’on entend, en effet, ne pas jouer sur des mots, il faut que l’ouverture à la perception nouvelle de la mission se traduise par une façon neuve d’inclure dans la vie concrète l’amour du monde. Ce qui est aujourd’hui requis des autres religieux l’est a fortiori des contemplatifs : concevoir leur appel moins comme une fuite du monde que comme une fuite-en-avant-avec-le-monde [23]. La nuance est importante. Car ce qu’il faut contester par le projet religieux est moins la solidarité avec le monde que la conformité à ce qu’il porte d’opacité, de captivité du désir clos sur lui-même, de refus de transparence à un autre que lui. La rupture, plus radicale que pour les autres religieux, instaurée par la vie contemplative ne se confond nullement avec un non-amour du monde ou un désengagement non qualifié à son endroit. On serait alors en conflit avec la grande confession chrétienne : « Jésus est le Seigneur de la création et de l’histoire ». Elle n’est que l’envers d’une responsabilité et d’un amour qui doivent aller au-delà de la portion du monde qui coïnciderait effectivement avec les frontières de l’Église. Et ce monde, rappelons-le, ne se limite pas à la somme des personnes ; il inclut les structures, les institutions. C’est cet ensemble, au milieu duquel œuvrent les autres chrétiens, que les contemplatives ont à entraîner elles aussi au-delà de son enfermement sur lui-même. Elles n’ont pas le droit, face à l’Évangile, de s’en désintéresser. Le monde pécheur, tout autant aimé de Dieu que la femme adultère l’était de Jésus, doit entrer dans l’amour des contemplatives.

D’ailleurs, si elles sont lucides, elles découvrent vite que l’ambiguïté du monde se trouve déjà inscrite, qu’elles le veuillent ou non, dans le carré symbolique de leurs cloîtres. Le drame de la guerre et de ses séquelles, l’intolérance et les barrières qu’elle dresse, l’appétit sournois de puissance, l’injustice, les manques d’horizon émergent dans les menus drames quotidiens de leur société « en marge », pourtant explicitement fondée sur l’Évangile [24]. Lorsqu’elles s’efforcent de rendre ce petit coin d’Église plus loyal envers la charité fraternelle, moins engourdi dans la médiocrité qui le guette, elles se retrouvent, à leur mesure, aux prises avec les problèmes qui font la souffrance du monde, obligées elles aussi de livrer bataille sans répit contre les mêmes forces. C’est dire que la préoccupation du monde, bien comprise, ne se montre pas aussi distrayante ou aussi éloignée de l’option centrale de la vocation contemplative qu’on a pu le penser. Elle permet au contraire de mieux vivre, et de façon plus consciente, à l’intérieur même du combat pour la fidélité à l’appel du cloître, la solidarité fondamentale, celle de la condition humaine comme telle, en lui donnant un sens évangélique. Le projet de vie propre aux contemplatifs ne les coupe pas de la situation d’incarnation qui ne cessera jamais d’être celle de l’Église dans le monde. Il les associe aux efforts pour la percée du monde nouveau. Un Cassien l’avait bien compris. La fuite au désert ne représentait pas à ses yeux un retrait vers un milieu préservé mais au contraire l’entrée dans une bataille sans merci avec les puissances du Mal.

Mais cette responsabilité des contemplatives à l’endroit du monde et cette solidarité risquent aujourd’hui de s’essouffler si elles ne s’accompagnent pas du désir de recevoir de ceux qui militent en pleine pâte humaine la part de christianisme qu’ils vivent davantage qu’elles [25] ou tout au moins sous un mode différent. Question de pauvreté, une fois encore. Si, dans une conception de l’apostolat axée surtout sur les relations courtes de la charité, les contemplatives ont depuis des siècles rempli derrière les grilles de leurs parloirs un ministère d’une merveilleuse fécondité, il leur est difficile dans l’optique que nous venons d’évoquer de ne pas sentir le besoin de donner à ce « ministère pneumatique » de nouvelles harmoniques. Pour être pleinement d’Église, ouvertes à l’Esprit, elles ont à accueillir autant qu’à offrir. Ce qui nécessite un certain dialogue avec les autres chrétiens.

Voilà lâché le mot qui semble éveiller chez plusieurs une crainte instinctive, à cause des risques évidents qu’on y associe « compte tenu de la pente de la nature humaine », « si l’on a devant les yeux les exemples d’escalade vers la mondanisation de plus en plus totale qui est le malheur de plusieurs congrégations actives », « si l’on se souvient comment de l’abandon du tout on glisse facilement vers le rien », si l’on tient compte de la sagesse de la Tradition qui montre comment « la moindre petite brèche dans le mur des séparations devient progressivement lézarde, puis effondrement [26] ». On notera que nous parlons d’un « certain dialogue », et que nous précisons qu’il s’agit essentiellement d’un « dialogue avec les autres chrétiens ». Il n’est pas question d’inciter les contemplatives à s’égailler dans toutes les sphères de l’activité ecclésiale, de faire de leur petite voiture conventuelle le « nouveau cloître adapté à notre civilisation de la mobilité ». Il s’agit de leur permettre de vivre leur vocation à l’unisson de la recherche et du labeur du Peuple de Dieu, d’une façon vraie qui ne les relègue pas au rang de marginales, tout en respectant scrupuleusement l’intention fondamentale de leur projet de vie, dont nous avons souligné la place dans la mission ecclésiale. Un courant doit s’établir en double sens, en sorte que l’orientation missionnaire de la vie des contemplatives soit fécondée par un certain avec autre que celui d’une simple intention souvent portée dans la conviction d’une incompréhension profonde.

En effet, qui dit complémentarité des vocations et des fonctions dans le Corps du Seigneur qui est un Corps de koinônia et d’unité scellées par l’Esprit de Dieu, ne dit pas simple juxtaposition, pur parallélisme. Où seraient alors les signes de communion sans lesquels le sens même de la mission de l’Église et son service du Royaume de Dieu se verraient gravement compromis ? Il faut avouer que, dans les multiples repensées et restructurations de la pastorale, on a jusqu’ici rarement tenu compte de la dimension contemplative de l’évangélisation. Les hiérarchies locales ne semblent guère soucieuses en général de faire comprendre – et ce qui est encore plus grave de comprendre elles-mêmes – ce qu’en dehors de quelques services assez bénins et de celui d’une prière vue parfois de façon très abstraite ou très rivée aux relations courtes de la charité les monastères peuvent apporter à l’effort de l’Église pour être en vérité avec les hommes.

Mais il ne suffit pas de rejeter la faute sur les autres. Il convient aussi de se demander si, en général, les contemplatives ont éprouvé le besoin de recevoir quelque chose des chrétiens pour lesquels elles n’ont cessé de prier, et si inconsciemment elles ne les ont pas trop uniquement considérés comme ceux qui avaient besoin d’elles. Sentir vivement que sa propre fidélité à l’appel du Seigneur dépend de celle des autres membres du Peuple de Dieu et, à cause de cela, leur demander concrètement leur aide est une des formes par excellence de la charité à la fois réaliste et humble qui cimente le Corps du Seigneur. Non la charité qui veut donner, mais celle qui reconnaît l’autre pour ce qu’il est. Au moment, providentiel, où les chrétiens cherchent à se resserrer dans une communion ecclésiale réaliste, s’exprimant dans des relations explicites, les monastères doivent s’interroger. S’ils veulent que leur clôture soit signe et garante de solitude mais non d’isolement, ils ont à découvrir quels liens organiques l’Esprit leur demande aujourd’hui de créer avec les autres religieux, les laïcs, tous ceux qui ont « faim et soif de la justice de Dieu ». Il leur revient de prendre ici les initiatives et d’accomplir le geste pauvre de demander aux autres même l’aide spirituelle.

Quitte pour cela à être dérangés. Il ne nous appartient pas de discuter ici l’épineuse question de la clôture. Aux moniales elles-mêmes de se prononcer sur ce point. Mais il nous paraît nécessaire de préciser notre définition de cette clôture comme signe de solitude, non d’isolement. Ce que nous avons montré dit suffisamment pourquoi la vie contemplative doit tenir à la solitude, sans laquelle sa fonction propre dans la mission de l’Église s’évanouit. Par une sorte d’instinct de santé, les chrétiens et les autres hommes cesseraient d’ailleurs de prendre au sérieux des contemplatives qui seraient de tous les congrès, de toutes les grandes démonstrations ecclésiales, de tous les meetings. Ils en riraient. Mais solitude n’équivaut pas à isolement. Un cloître mesure la qualité évangélique de sa solitude et de son silence à la façon dont il peut accueillir des chrétiens militants en les faisant participer, sans bouleverser ses règlements, à sa quête du Seigneur et en leur permettant d’être pris dans ce que sa clôture implique à la fois de solidarité et de rupture avec le monde. Il voit alors s’il s’agit d’une solitude imprégnée de présence aux questions et aux efforts des autres. L’accueil, la traditionnelle hospitalité monastique ne peuvent être évangéliques que si l’attention particulière à l’axe du mystère chrétien qui tisse le milieu de la vie claustrale est vécue de façon telle que l’hôte ne se sente pas subitement plongé dans un monde étranger à sa propre recherche de fidélité au Dieu de Jésus-Christ. S’il perçoit que la beata solitudo qui le saisit, éclot sur ce qui fait le fond même de sa propre mission, c’est le signe que la clôture a atteint son but et n’a pas conduit à l’isolement. Sans cela la solitude aurait risqué de se confondre avec le repli.

Cette question renvoie d’ailleurs à un autre problème : la lisibilité de la vie contemplative à l’intérieur du mystère du Peuple de Dieu. La lisibilité en cause n’a rien à voir avec une mutation des lignes de force du projet contemplatif, sous le prétexte que les hommes ne le comprendraient plus. L’Église n’a pas à se mettre à la remorque du monde et à faire des requêtes de ce dernier la norme de son existence. Elle doit consentir à demeurer toujours pour lui une énigme. Car il est un sens que seule la foi révèle. Dietrich Bonhoeffer envisageait, face à l’incompréhension croissante du monde, une reconstitution de la discipline de l’arcane, en insistant sur le refus de profaner les vérités de la foi par une accommodation inconsidérée aux goûts du jour ou au contraire une affirmation prétentieuse ne distinguant pas entre l’essentiel et le secondaire [27]. Car les actes les plus centraux de la vie ecclésiale ne sont pas pour la démonstration missionnaire. Ce qu’oublie un certain zèle apostolique par trop court pour qui tout devrait se mesurer à l’aune de la transparence au monde. Il faut continuer de vivre de cet essentiel chrétien, ne pas le supprimer. Mais en acceptant de se taire jusqu’à ce que le monde en arrive peut-être à comprendre un jour quelque peu le sens des mots qui traduisent le cœur de l’expérience de la foi : « jusqu’à ce jour, la vie des chrétiens sera silencieuse et cachée ; mais il y aura des hommes qui prieront, agiront avec justice et attendront le temps de Dieu [28] ».

L’intuition de Bonhoeffer est capitale et il faut la prendre au sérieux. Les chrétiens doivent savoir que des pans entiers de leur vie échapperont toujours à la sagesse du monde. Il reste toutefois que, sans jamais tricher sur l’essentiel, il devient plus que jamais nécessaire de s’efforcer, au sein de l’Église, de rendre le témoignage de la vie contemplative – vie de et dans l’Église – perceptible aux autres chrétiens. Ceux-ci ne possèdent-ils pas l’Esprit du Seigneur ? Ici l’arcane ne joue plus, et s’y accrocher équivaudrait à une démission. Sans cela, ce que nous avons dit de la complémentarité des appels de l’Esprit dans le Corps du Christ s’évanouirait. On ne peut pas consentir à ce que le Peuple de Dieu ignore le sens d’une vocation qui exprime le centre de sa foi.

L’effort pour une lisibilité, d’abord intra-ecclésiale mais par ricochet tournée vers le monde dans le témoignage de l’Église entière, nous paraît une tâche urgente des communautés contemplatives. Elle appelle sans nul doute de leur part un jugement lucide et courageux sur l’héritage du passé, de sorte que l’essentiel soit nettement perçu, non d’une façon caricaturale ou réductrice, mais dans son ampleur, et le secondaire mis en regard, avec toute sa relativité. En ayant soin toutefois de ne pas qualifier à la légère de secondaire ce qui représente en fait une des harmoniques principales du charisme propre à l’Ordre, ou de ne pas appeler essentiel de façon indistincte tout ce qui vient du passé, et d’autre part en évitant de sombrer dans une vision abstraite faisant fi de certains conditionnements institutionnels et structurels sans lesquels la vie se décharne vite.

Un monastère pèche contre sa fonction dans le Peuple de Dieu lorsqu’il flirte avec la facilité au point d’enlever à son charisme sa violence et son absolu en le rendant tellement médiocre qu’il en « perd sa saveur » et n’est plus bon à rien. Dans une vocation de cette sorte les compromis deviennent toujours mortels. Car quelle peut être la valeur d’une vie contemplative ayant abandonné sa puissance de contestation et de remise en question de la médiocrité ? Elle ne peut alors apparaître que comme une fuite des combats des hommes. Mais un monastère pèche également lorsqu’il fige son charisme d’une façon telle que les jeunes générations, travaillées elles aussi par l’Esprit du Seigneur, ne peuvent plus se sentir à l’aise dans le tissu archaïque où l’on persiste à le maintenir. Il existe une façon de s’attacher passionnément aux formes passées qui va contre la Tradition. Car celle-ci est vie, vie se transmettant et s’adaptant en demeurant identique à elle-même en son fond. Alors que certains attachements au passé comme tel – non à l’essentiel qui s’y incarnait – paralysent la vie, bloquent le dynamisme de l’Esprit qui a suscité son charisme non seulement pour hier mais aussi pour aujourd’hui.

Il serait odieux qu’un attachement mal éclairé ou une fidélité mal comprise interdisent aux chrétiens d’aujourd’hui l’accès à la vie contemplative telle que la conçurent les grands témoins de la Tradition et qu’en se renfermant sur des us et coutumes non critiqués à la lumière de l’Évangile « Règle suprême », les monastères tissent leur linceul, ensevelissant avec eux le charisme lui-même. Quelle irréparable perte ! Tout comme il serait odieux que par bêtise – et quelle bêtise ! – ils se transforment en joyeux gynécées en quête de bien des choses, sauf de solitude, d’adoration, de pauvreté totale, d’entrée dans le profond de la mission ecclésiale, de rencontre secrète avec la Face du Dieu vivant.

Chaque communauté se trouve ainsi confrontée à une question radicale à laquelle il lui est demandé de répondre si elle entend demeurer fidèle à l’Esprit. Où se situe sa quête de fidélité ? Au niveau des pratiques et d’une observance sans horizon, purement rivée à la lettre ? Au niveau d’un désir de rompre de plus en plus avec ce qui n’est pas du goût du monde ? Ou au niveau d’une conformité à ce qui apparaît comme la qualité de vie totalement pauvre et adorante à laquelle l’Esprit appelle ? Si elle découvre que sa fidélité ne va pas en droit fil au dernier de ces niveaux, qu’elle lorgne vers le second ou s’englue dans le premier, elle a vite à se convertir. Il se peut que l’Esprit attende cette démarche pour faire entendre de nouveau son appel dans la vie de jeunes, avides eux aussi de « chercher la Face de Dieu » mais arrêtés par une certaine fixation sur des formes inutilement confondues avec la fidélité à l’essentiel. Car la vie passe par la continuelle conquête sur les paresses implicites, les efforts pour vaincre les assoupissements trop satisfaits.

Ceci nous ramène à ce qui constitue en définitive l’essentiel. Il faut maintenant le comprendre à la lumière de ce que nous venons d’exposer. L’Église attend des contemplatives qu’elles vivent des Béatitudes, intensément, avec intransigeance, sans compromis, en en faisant le tout de leur existence. Dans le Peuple de Dieu, portion d’un monde pris aux lacets du « mauvais infini » du désir sans fin au point de devenir de moins en moins maître de ses choix et de s’enfouir dans les moyens qu’il se crée, en perdant l’inquiétude du sens et des buts [29], il est demandé au petit noyau des contemplatifs de proclamer existentiellement que le Sermon sur la montagne trace le « souhaitable humain » auquel l’engagement des chrétiens cherche à se conformer sans jamais le pouvoir pleinement. Et que ce « souhaitable » rend vraiment l’homme à lui-même.

Dans le quotidien, en effet, chaque croyant se voit souvent dans l’impossibilité d’obéir avec un certain littéralisme à ces pages de l’Évangile, qui pourtant s’adressent également à lui. D’autres impératifs entrent en cause. Si tout chrétien doit se montrer prêt à « laisser même son manteau » à celui qui dans un procès injuste réclame simplement sa tunique (Mt 5,40), le peut-il lorsqu’il est père de famille ou chef d’industrie et que les biens en question ne sont pas uniquement les siens ? On ne saurait qu’admirer celui qui poussé par l’exemple du Christ accepte de se voir démuni, bafoué, emprisonné, déshonoré, conduit à la mort pour contester un état d’injustice. Qu’en est-il lorsque cette personne a charge de famille et qu’elle entraîne alors celle-ci dans une situation catastrophique ? Max Weber parlait d’une tension entre l’éthique de la conviction, rappelant de façon abrupte les buts fondamentaux, et l’éthique de la responsabilité, aux prises avec l’action et ayant à se mesurer au possible et au raisonnable [30]. Le Sermon sur la montagne vise avant tout la « conviction chrétienne ». Il montre « le caractère illimité des exigences de Dieu [31] », au regard desquelles toute action humaine se trouve toujours en faute, en soulignant que le véritable salut de l’homme réside dans l’effort courageux pour un dépassement continuel vers ce but, jamais atteint. La certitude de la miséricorde divine permet de vivre cette recherche de l’idéal des Béatitudes dans la conscience d’un constant décalage où le chrétien éprouve sa béatifiante pauvreté et avive sa soif de Dieu.

Or la vie contemplative, de par son projet et ses conditions spéciales d’existence, crée un milieu de pauvreté fondamentale – pauvreté du pouvoir, pauvreté de la chair et du sang, pauvreté de l’avoir – qui décape la recherche évangélique en sorte que l’épure des Béatitudes peut y apparaître en son relief, comme le « souhaitable » rendu possible. Là, dans une vie se soustrayant radicalement à la fascination de la puissance et de la jouissance, se vouant à l’obéissance, à l’austérité joyeuse, s’exprime de façon limpide et plus constante – mais non pas nécessairement pour cela plus méritante – ce qui se cherche dans l’existence quotidienne de l’ensemble des baptisés fidèles à l’Évangile. L’Église s’en trouve à la fois enseignée sur la profondeur de son être – comme par une parabole vivante – et fécondée, si le signe lui est donné de façon lisible. Car cette tension vers les Béatitudes à travers l’épaisseur de la vie, telle est bien la ligne de force de la sainteté du Peuple que « Dieu s’est acquis » et la nourriture de son espérance.

Pour que le Sermon sur la montagne trouve ainsi son mordant, il n’est guère d’autre secret que celui d’une fidélité renouvelée au projet religieux, émondé de ses branches gourmandes et recentré sur l’essentiel. Dans l’insécurité que secrète la précarité de la situation présente, il s’agit pour chacun de ne pas biaiser avec l’axe de sa vocation et pour cela de briser les idoles qui en viennent à accaparer le cœur, même dans les cloîtres. La qualité de la vie personnelle demeure l’ultime ressort du renouveau. Le sursaut attendu, l’élan vers les Béatitudes naissent là. Et la médiocrité de la conviction ne saurait se guérir à grand renfort de structures, si merveilleuses soient-elles. A chacun de décaper son désir, de jeter les babioles qui le captivent. Il est bon de le redire. Mais en se hâtant d’ajouter que cependant, l’homme demeurant ce qu’il est, le cadre extérieur – surtout dans un milieu clos – est pour une part importante porteur et garant de la conviction intérieure. Là interviennent d’ailleurs l’appui collectif et la responsabilité communautaire, intrinsèquement liés à la vocation cénobitique. Car, dans le cloître comme ailleurs, la rencontre de Dieu emprunte la voie du « frère ». La qualité des relations ad intra et ad extra, le style de vie commune doivent porter la marque des Béatitudes, marque de simplicité, de vérité, de pauvreté. Même les observances, qui devraient témoigner de la jeunesse constante de l’Esprit.

Afin, en particulier, que le lien entre la recherche de Dieu et la contestation de l’enfermement du monde sur la volonté de puissance s’exprime avec plus d’évidence, comment ne pas s’efforcer de tout faire pour que les monastères se montrent proches de ceux qui portent plus que d’autres le poids de l’oppression, du mépris, de la cupidité ? Question délicate, lourde d’implications, mais qui devient inévitable. Tant qu’ils apparaîtront comme ayant partie liée surtout avec les possédants ou attirant surtout une certaine classe de chrétiens, quelque chose voilera la transparence de leur témoignage. Leur accueil de tous – riches et humbles, pauvres dans les biens matériels et pauvres dans les biens spirituels, puissants et petits – devrait être celui de milieux chrétiens ayant compris le sens de la parole du Seigneur sur la veuve qui verse son humble obole, la fille de joie qui lui apporte l’hommage de son parfum qu’elle a déjà offert à bien d’autres et dans des buts moins respectables, sans oublier son amitié pour Lazare, Marthe et Marie, des gens aisés. Alors la présence parmi d’autres de riches et de « gens bien » dans le réseau des amitiés et des relations pourrait devenir le signe moins de quelque connivence, plus ou moins consciemment intéressée, que de la koinônia évangélique dans laquelle tous se trouvent plongés sous le même regard du Dieu de Jésus-Christ. A la porte des cloîtres, riches et petits devraient éprouver leur commune pauvreté, leur besoin de Dieu, et percevoir la voie que le Seigneur lui-même a tracée pour le trouver : « Si tu te souviens d’un grief que ton frère a contre toi... va d’abord te réconcilier avec lui » (Mt 5,23-24), « à qui te demande, donne, à qui veut t’emprunter ne tourne pas le dos » (Mt 5,42), « vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Mt 6,24), « j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger,... j’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25,35). Tout l’inverse d’une bonne conscience réconfortée par quelque émotion religieuse ou une aumône.

Ces quelques réflexions, qu’il aurait fallu expliciter, suffiront, nous semble-t-il, à étayer la recherche qui s’impose aujourd’hui aux communautés de vie contemplative. Celles-ci tiennent dans le Peuple de Dieu une place importante. C’est pourquoi il leur est demandé, à elles aussi, de s’interroger avec simplicité, dans un grand acte de pauvreté évangélique, sur ce dont elles ont à se dépouiller – certaines coutumes anciennes qui furent la joie du passé mais risquent aujourd’hui d’alourdir l’existence, certains durcissements, certaines idoles domestiques, certaine conception de la relation de l’Église et du monde – pour devenir un signe encore plus transparent des Béatitudes.

Non pas qu’elles aient à éteindre la source vive de la prière ardente, de la solitude qui lie au Seigneur et aux frères d’une façon que seuls ceux qui en ont l’expérience peuvent juger. Mais l’Esprit les convie à prendre part d’une manière encore plus réaliste à la marche au désert qui devient aujourd’hui le sort du Peuple de Dieu. Certes il leur revient encore de montrer à l’Église qui peine, tourne en rond et risque de courir après des mirages, la Cité Sainte brillant au terme du chemin. Plus que d’autres, elles ont ainsi à nourrir l’espérance, en ne la laissant jamais se vulgariser au point d’en venir à se contenter de l’immédiat et du facile. Qu’elles démissionnent ou simplement obliquent vers la voie large, et l’Église ne serait plus tout à fait elle-même. Un peu comme si on arrachait du livre des Évangiles des pages du Sermon sur la montagne. Mais d’autre part, pour pouvoir être ainsi avec le Peuple dans l’épreuve du désert, les contemplatives ont à abandonner derrière elles ce qui alourdit leur marche et les empêche de suivre. Dure démarche, exigeant lucidité, détachement, courage. Mais aussi signe par excellence de la vérité de leur foi. Car l’Esprit n’appelle aujourd’hui les religieux à rien d’autre qu’à un « oui » sans compromis à l’exigence de Dieu [32].

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[1Voir J. B. Metz, Pour une théologie du monde, Paris 1971, 139-140 et surtout J. Moltmann, Théologie de l’Espérance, Paris 1970, 339-341.

[2Sur cette distinction entre relations longues et relations courtes, voir P. Ricœur, « Le socius et le prochain », dans Histoire et Vérité, Paris 1955, 99-111 (la même distinction est reprise et explicitée dans « L’image de Dieu et l’épopée humaine », ibid., 112-131).

[3L’objet de la charité n’apparaît bien souvent que quand j’atteins, dans l’autre homme, « une condition commune qui prend la forme d’un malheur collectif » (ibid., 106).

[4Ceci est bien étudié par P. Berger, La religion dans la conscience moderne, Paris 1971, 32-47.

[5C’est ce que souligne J. B. Metz, op. cit., 139.

[6Voir J. Moltmann, op. cit., 355-366.

[7Voir J. B. Metz, op. cit., 144-145.

[8Ph. Roqueplo, art. cit., 771, dégage bien la signification de ces moments de plénitude contemplative.

[9On reconnaît dans cette distinction entre le déjà et le pas encore la vision de O. Cullmann, Christ et le temps, Neuchâtel, 1957 et Le salut dans l’histoire, Neuchâtel, 1966. Pour une présentation critique des diverses théologies du Royaume voir N. Perrin, The Kingdom of God in the Teaching of Jesus, Londres 1963.

[10Comme le montre bien C. H. Dodd, Morale de l’Évangile, Paris, 1958, 76-87 (83), dans sa vision de l’eschatologie réalisée.

[11Voir N. Perrin, op. cit., 184-185. Ceci est fortement mis en relief par J. Moltmann, op. cit., 237 : « Seul est Seigneur du Royaume le Dieu qui a ressuscité Jésus d’entre les morts, montrant par là qu’il est le créateur ex nihilo. Son Royaume ne peut plus consister alors en une transformation historique des réalités du monde et des hommes, marquées par l’absence de Dieu ; son avenir ne découle pas des tendances de l’histoire universelle... Il est par suite impossible de se représenter le Royaume de Dieu comme le résultat de l’histoire du monde ».

[12Voir P. Bonnard, L’Évangile selon saint Matthieu, Neuchâtel, 1963, 181.

[13Comme le souligne C. H. Dodd, op. cit., 79.

[14Voir N. Perrin, op. cit.

[15Ou avec la vision d’Albrecht Ritschl pour qui le Royaume de Dieu tend à se confondre avec l’organisation morale de l’humanité par l’action des chrétiens qu’inspire la charité du Christ. Vision éthique du Royaume, qui n’est pas sans grandeur, et qui dépasse celle de plusieurs défenseurs du Social Gospel : elle est fondée sur une vive saisie du réalisme de la rédemption et de ses exigences.

[16J. Zumstein, « Matthieu 28, 16-20 », dans Revue de Théologie et de Philosophie, 21 (1972), 14-33 (33).

[17J. Moltmann, op. cit., 246.

[18Ce point est bien développé par J. L’Hour, La morale de l’Alliance, Paris, 1966, 41-46. Voir notre article « Faisant mémoire de ton Fils », dans Parole et Pain, 1972, 144-157.

[19Voir la façon dont N. Perrin, op. cit., 202-203 (avec la note 1) synthétise, d’une façon qui nous paraît exacte, la pensée de J. Jeremias.

[20Ph. Roqueplo, art. cit., 771. L’auteur continue : « Ce n’est pas un hasard si les ordres dits « contemplatifs » se séparent du reste de l’humanité et s’enferment dans le symbolique carré de leur cloître : les hommes peuvent bien crever, les ouvriers connaître des cadences insupportables, les Nord-Africains et les Portugais être parqués dans les hôtels meublés ; nos villes peuvent bien s’abrutir d’embouteillages et de publicité... Les moines n’en continueront pas moins à regarder en l’air le carré de ciel bleu qui les domine et à contempler ainsi, dans l’harmonie de leur silence, la splendeur manifeste de la gloire de Dieu ». Ces lignes rendent-elles justice à la recherche de ceux qu’elles mettent en cause ? Tout n’est pas si simple !

[21D. Bonhoeffer, Résistance et Soumission, Genève, 1963, 130.

[22Nous ne pouvons pas étudier ici la distinction – qui n’est pas sans importance – entre vocation monastique et vocation contemplative. Malheureusement on les confond aujourd’hui.

[23Voir J. B. Metz, op. cit., 116-211.

[24Sans aller nécessairement jusqu’aux excès dont parle A. Dimier, « Violences, rixes et homicides chez les Cisterciens », dans Revue des Sciences Religieuses, 46 (1972) 38-57.

[25L’expression est d’une Clarisse.

[26Nous empruntons ces expressions à des lettres reçues de moniales pour répondre à la petite enquête que nous avions lancée.

[27Op. cit., 122, 125, 140. Voir le commentaire de E. Bethge, Dietrich Bonhoeffer, vie, pensée, témoignage, Genève, 1969, 805.

[28D. Bonhoeffer, op. cit., 140.

[29Ce que souligne P. Ricœur, op. cit., 307-316.

[30La distinction est reprise par P. Ricœur. Ainsi op. cit., 313-316.

[31C. H. Dodd, op. cit., 84-85.

[32Pour reprendre la belle expression du P. Régamey, qui la donne pour titre à l’un de ses ouvrages sur la vie religieuse.

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