Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Présence dans l’Église d’aujourd’hui

Giancarlo Brasca

N°1974-4 Juillet 1974

| P. 229-241 |

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I. Origine probable de la crise

La seconde guerre mondiale a entraîné l’effondrement des valeurs sur lesquelles le monde occidental s’était basé des dizaines d’années durant. Après le conflit, il y eut un moment d’élan et de reprise qui dura jusque vers la fin de 1950 ; mais il se produisit ensuite un rapide renversement des positions. Nous pourrions dire qu’au cours des années 60, beaucoup de ce qui avait été édifié au long des décennies précédentes s’écroula. Cette rupture a provoqué des mutations profondes dans la manière de concevoir et de vivre aussi bien les réalités profanes que les réalités ecclésiales.

Il faut souligner qu’avec Vatican II, l’Église retrouvait, après de longs siècles, une attitude de confiance envers le monde. De la séparation de l’Église et du monde on passait à l’insertion de l’Église dans le monde. Et l’Église établissait un rapport de collaboration cordiale avec le monde. Mais le monde était entré en crise, et l’Église n’en put éviter un sensible contrecoup. Au moment où elle s’insérait résolument et courageusement dans la réalité temporelle, elle trouva un monde qui se désintégrait dans ses constructions logiques et pragmatiques. Cette immense dislocation a souvent fait dire que notre société ne reconnaît plus aucune valeur, qu’elle ne croit plus ; mais ce diagnostic est superficiel. Notre société a renié, il est vrai, certaines valeurs ; mais, par ailleurs, elle en cherche désespérément de nouvelles. Là est le nœud de la question. Quelles valeurs engendrera la nouvelle génération ? Quelle place occupe l’Église dans ce processus de laborieuse reconstruction ?

Quantité de mouvements effervescents et incomplets (certainement pas intégralement acceptables) dénotent une recherche inconsciente mais impétueuse des valeurs absolues. Sous le refus des institutions, il n’est pas difficile de découvrir l’exigence de formes plus authentiques, plus humaines et, en dernière instance, correspondant mieux au message du Christ.

Dans la manière de procéder par groupements, il y a un côté négatif : le conformisme, la massification ; mais il en est un autre hautement positif : le besoin de ne pas se sauver seul, ni en petit groupe. C’est la découverte d’un thème ecclésiologique fondamental, le sentiment profondément humain et chrétien que le christianisme est fait pour le monde entier, et pas seulement pour quelques-uns. Sans doute le christianisme ne verra ses exigences intégralement acceptées que par un petit nombre, mais malheur s’il se résignait à ce rétrécissement d’horizon, ou, pis encore, s’il s’en réjouissait ! Car le monde est un : l’Église visible et invisible est la portion du monde déjà sauvée, pour le salut du monde entier.

Dans l’unique dessein du salut, cette unité de fond entre croyants et non-croyants non seulement propose une vision de l’Église plus exacte et plus complète, mais est, de plus, destinée à lui apporter un sang nouveau, de nouvelles valeurs évangéliques : une certaine manière de s’engager, de pratiquer la charité et la justice, l’honnêteté et le sacrifice pour le prochain, une respiration universelle, une tension constructive vers l’avenir.

II. Église et monde : deux solutions partielles

L’Église est faite pour le monde, et le monde tend inconsciemment à se faire Église, c’est-à-dire communion des hommes avec Dieu et communion des hommes entre eux, en Dieu. Tel est le dessein unitaire du Créateur. L’Église est faite pour le monde : « Allez, enseignez à toute créature », et le monde est fait pour l’Église. Il faut que le monde entier puisse participer aux valeurs que l’Église porte en elle et qui forment la substance de sa vie. Le dessein de Dieu sera pleinement accompli le jour où l’Église et le monde disparaîtront, le jour où il n’y aura plus que Son Royaume, dans lequel toutes les valeurs se fondront ; le jour où il n’y aura qu’une seule et gigantesque réalité organique et vitale dont Dieu sera le centre, le cœur.

Dans l’actuelle phase de transition, que d’aucuns appellent « de Vatican II à Vatican III », deux attitudes opposées se polarisent et se cristallisent : celle où l’on croit nécessaire, pour préserver la foi, de congeler l’Église dans ses positions traditionnelles ; celle où l’on veut pousser l’adaptation au point de confondre le levain avec la pâte, de sorte que le levain se perde dans la pâte. Les tenants de cette dernière attitude interprètent la parole du Christ sur la nécessaire disponibilité à perdre son âme dans le sens que le chrétien ne doit pas craindre de se dissoudre dans le monde, de laisser tomber tout ce qui l’en distingue. Et cela dans le but de sortir du ghetto, de parcourir avec tous les hommes un unique et même chemin. Ils estiment que la foi n’est pas diversifiante, qu’elle est plutôt un moyen d’humanisation parfaite. Et c’est à leurs yeux la raison pour laquelle elle ne saurait distinguer, et encore moins séparer les chrétiens des autres hommes.

Dans la position adverse, d’autres affirment le caractère absolument typique du chrétien, caractère dû à ce que la Grâce assume toutes les valeurs humaines et les transforme en quelque chose de très différent des mêmes valeurs vécues par les autres hommes. En insistant sur le côté surnaturel et en détachant en quelque sorte la surnature du « flux » concret de l’histoire, ils soulignent unilatéralement la continuité de la tradition et les aspects « métahistoriques », nettement distancés des changements qu’entraîne continuellement le cours de l’histoire. Ceux qui adoptent cette position jugent indispensable de conserver intactes toutes les expressions concrètes que les valeurs chrétiennes ont revêtues au long des siècles, en particulier depuis le Concile de Trente, et ils refusent de s’ouvrir à toute manière purement humaine de concevoir la vie.

Les chrétiens se rangent ainsi de plus en plus en deux camps affrontés. Ceux du premier tendent, à la limite, à devenir pâte, fût-ce en cessant d’être levain ; les autres tendent, à la limite, à rester levain, fût-ce en renonçant à exercer une action quelconque sur la pâte. Les premiers abattent le mur dressé entre l’Église et le monde, risquant de n’être que monde, contrairement à l’enseignement explicite du Christ sur la manière dont les disciples doivent se comporter à l’égard du monde. Les seconds évitent tout danger de contamination par les valeurs du monde, mais pratiquement, ils enferment l’Église dans un ghetto qui la mystifie et la déforme. Car une Église qui voudrait se restreindre à un petit groupe d’élus n’aurait rien de l’Église voulue par Jésus-Christ. Les premiers sont, de fait, contraints tôt ou tard de renier tous les principes évangéliques (s’il s’agissait de quelques-uns seulement, il n’y aurait pas grande différence) ; les seconds se dérobent inévitablement aux problèmes concrets et se replient dans un piétisme qui contredit les exigences élémentaires de la charité et la nature missionnaire de l’Église.

Nous assistons à un processus de cristallisation de deux positions, qui n’adhèrent pleinement ni l’une ni l’autre à la pensée du Christ. Malheureusement ces deux positions tendent à se polariser en conceptions et comportements de plus en plus différents, qu’il s’agisse de l’Église ou de la place du chrétien dans le monde. Il n’est pas rare que les théologiens eux-mêmes viennent aggraver la confusion et l’incertitude, dans la tentative généreuse mais imprudente de formuler les contradictions qui travaillent le peuple de Dieu. Il est très difficile de trouver un équilibre entre ces deux extrêmes. Il y a encore beaucoup à peiner, à réfléchir, à expérimenter, si l’on veut offrir aux jeunes ou, mieux, retrouver avec eux la vision totale et organique du dessein de Dieu dans son intégralité. Toute l’Église, tout le peuple de Dieu doit assumer la responsabilité de ce problème, afin de le résoudre, chacun à sa place et selon ses possibilités.

De toute façon, il faut combattre sans hésitation la conception partielle et déformante d’un certain « eschatologisme » qui conçoit l’Église comme une réalité telle qu’en pénétrant dans le monde elle lui reste substantiellement étrangère, parce qu’uniquement tendue vers la fin des temps, lorsque Dieu, sans la collaboration de l’homme, instaurera son Royaume en plénitude. L’« eschatologisme », qui croit sauver les chrétiens en les détournant des problèmes du monde et leur faisant attendre un salut qui viendrait de Dieu seul, est – à mon avis – la plus grande hérésie de notre siècle. Hérésie que certains théologiens ont contribué à fomenter, dans la confiance ingénue d’épargner à l’Église la confrontation directe et dramatique avec les problèmes du monde, alors que cette confrontation appartient à l’essence même de l’Église.

Le laïc, qui vit et travaille dans le monde, est sûr, au contraire, que toutes les valeurs n’attendent pas, pour se réaliser, la fin des temps. Il sait par une intime expérience de foi que ces valeurs ont leur commencement dès cette vie. Il sait aussi que le salut est, assurément, opéré par Dieu, mais non sans la coopération positive de chaque homme, ou mieux de l’humanité tout entière. Le monde et l’histoire ont, pour le salut, une valeur réelle, bien que le salut s’opère sur un plan supérieur. Le laïc, qui vit et qui agit dans le monde, sent l’absolue nécessité de trouver dans la foi un principe capable de donner un sens aux réalités terrestres, un principe qui aide à juger ces réalités et à les utiliser selon le plan disposé par Dieu lui-même à leur endroit. Si l’on ne satisfait pas à cette exigence radicale et incoercible du laïc qui veut trouver dans la foi l’explication de la réalité humaine, si l’on juge devoir lui donner des idées abstraites pour le préserver, alors, au premier contact avec les dures réalités de la vie, tous ces principes désincarnés, simplistes, abstraits, s’effondrent lamentablement. Des expériences douloureuses et récentes en témoignent amplement.

III. Pistes pour un possible dépassement de l’antithèse

1. L’unique dessein divin embrasse les réalités humaines et les réalités divines, l’Église et le monde dans un gigantesque rapport organique et dialectique, au niveau cosmique. Le dualisme n’est pas originel, il est seulement la conséquence du péché. Dans la mesure où il est vaincu par le Christ, une nouvelle unité se réalise entre toutes les créatures. Le processus unitaire est le même pour le salut de chacun dans son humanité complète : esprit et matière, âme et corps. Par l’Incarnation, Dieu lui-même fait partie en quelque sorte, par voie de solidarité, des réalités terrestres, le péché excepté, que toutefois il a pris volontairement sur lui pour l’expier, et par là le détruire. Dieu n’est pas hors du monde, ou à côté, ou au-dessus, mais au-dedans, au tréfonds de la réalité, comme racine de tout être, non certes absorbée et épuisée en lui, mais cependant inséparable ontologiquement : « En Lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes » (Ac 17,28).

2. Il y a un sens mystérieux de l’histoire que les hommes construisent sous la sage conduite de Dieu ; et sa lecture est possible dans la foi. Dieu est intimement inséré dans le drame de la vie humaine, dans la formation des civilisations au sein desquelles l’homme vit et desquelles il vit. L’Écriture Sainte n’est, au fond, que le récit des « gestes » de Dieu en faveur de son peuple, de tous les peuples. C’est Dieu qui, par sa conduite discrète et sage, respectueuse – ou mieux, garante – de notre liberté, assure l’unité du dessein général dans lequel chacun de nous a sa place propre. Le dessein nous est inconnu, du moins dans ses détails concrets. Mais nous savons par la foi qu’il existe, qu’il s’accomplira infailliblement et qu’utilisant tous les événements, il produira la parfaite communion entre Dieu et les hommes dans le Christ. Nous savons par la foi que n’importe quoi que nous fassions, serait-ce la chose la plus matérielle, la moins réussie, cela ne sera ni perdu ni gaspillé : cette pièce, même si elle est difforme, est incrustée dans la mosaïque que Dieu construit avec les hommes. L’œil qui s’exerce à considérer ainsi les choses sait voir partout les « signes » de la présence et de l’action mystérieuses de Dieu, et il s’en sert comme de l’impulsion d’un instinct spirituel.

3. L’attitude générale qui découle de cette conception est un engagement de tout l’être, le sacrifice complet de soi dans la réalité tout entière, un unique esprit dans la diversité des situations, car toutes proviennent de la volonté divine qui est à la racine des volontés humaines (dans une liberté réciproque) ; mystérieusement gouvernées par Dieu (dans le respect total de la liberté humaine), elles confluent toutes dans la nouvelle réalité d’un monde entièrement sauvé : Dieu utilise l’histoire construite par les hommes, en donnant le vrai sens à ses valeurs et rétablissant finalement l’unité vraie et totale de tous. Il s’agit par conséquent d’un optimisme de fond, même au sein du réalisme le plus cru, dans l’acceptation critique des réalités humaines pour ce qu’elles sont, et jusque dans ce qu’elles ont de négatif et de destructeur, pour les sauver du dedans. Engagement humain jusqu’au tourment, à cause de la foi, chute de la séparation injustifiée entre l’immersion concrète dans la réalité qui brûle et qui souille et la remontée vers Dieu. Comment obtenir cette fusion agissante entre deux réalités si éloignées et, à certains égards, opposées (et qui le restent malgré tout dans l’expérience quotidienne) ? C’est l’antique problème de la « prudence » au sens classique du terme, si étroitement connexe à l’activité politique.

Il y a une conception dramatique de la vie, déjà clairement exprimée dans l’Évangile, et particulièrement proche de la conception de l’homme actuel, si vivement aux prises avec une profonde crise de transition. C’est le sens humain de la Croix : le Christ, pour adhérer au vouloir du Père, assume les plus nobles situations des hommes : guide de l’humanité, il se présente comme un « prophète désarmé », prophète de la « non-violence » par amour ; il accepte l’inévitable conséquence de la suppression physique, attendant la restitution de la vie en plénitude dans le monde qui est au-delà de la mort. C’est pourquoi il est près de chacun de nous (même de l’athée, comme le prouve l’histoire), avant tout parce qu’il a assumé la condition humaine telle qu’elle est. C’est Dieu qui vient tout près de l’homme. L’homme n’a pas à aller à sa recherche, mais seulement à s’apercevoir de la proximité de Dieu à ses problèmes concrets et à apprendre de lui, par la communion totale avec lui, à les résoudre.

4. Les chrétiens et les non-chrétiens sont les acteurs de l’unique drame, dans un concert à plusieurs voix, dirigé par Dieu lui-même, Dieu, père des « Gentils » et des « Hébreux ». L’Église visible n’embrasse pas seulement tous les sauvés. Beaucoup, même parmi ceux qui apparemment la combattent, lui appartiennent et travaillent pour elle. Ceux qui tendent au salut ou qui sont déjà sauvés élèvent sans le savoir les valeurs humaines du monde et les acheminent vers l’unification qui se réalise dans l’Église. Des fibres les plus lointaines du monde part un mouvement puissant vers la communion avec Dieu et avec tous les hommes.

5. Appartenance invisible ou tendancielle à l’Église. Est homogène à la foi, et par conséquent à l’Église, quiconque tend à l’unité (par le dépassement des tensions, des guerres, de la haine, fût-ce en perspective seulement et comme but à atteindre) ; quiconque pratique le don plénier de soi, sert les intérêts authentiques de l’homme, le vrai développement, l’égalité, le respect de la personne ; quiconque travaille pour qu’il soit universellement reconnu que les biens de la terre sont à la disposition de tous, et pour que la pauvreté soit comprise dans ce sens (s’employant de toutes ses forces pour une équitable distribution des richesses) ; quiconque accepte une hiérarchie des valeurs, reconnaissant que les plus importantes se rapportent au destin personnel et social de l’homme, et aux exigences les plus profondes de son esprit ouvert à l’Absolu. Entre ces attitudes et le message de Jésus, il y a un lien étroit. L’Évangile vécu dans un engagement total et avec une entière sincérité peut s’ouvrir aux hommes d’aujourd’hui comme leur manuel. Et eux donneront une impulsion vitale et profonde à la transmission du message que le Christ a ordonné de porter jusqu’aux extrémités de la terre.

IV. « Groupements ecclésiaux » dans la pastorale

La nouvelle thématique commune à l’Église et au monde actuel a son point de rencontre dans la liberté. L’histoire va dans le sens d’une prise de conscience croissante et de la participation. Dès lors, inutile de vouloir départir de haut les valeurs, quel que soit l’ordre auquel elles appartiennent. La marche vers Dieu et vers l’Église ne peut non plus parcourir de nos jours d’autre chemin que celui de la liberté. Seule la liberté peut se traduire en une communion authentiquement humaine, authentiquement divine.

L’Église est le signe, le sacrement du salut qu’elle doit exprimer et accomplir dans des réalités concrètes, visibles, dans une action qui effectivement libère et unisse. Le salut concerne tout l’homme (âme et corps) et les rapports interpersonnels. L’Église doit tout d’abord le réaliser en elle-même (pour porter le salut aux autres), dans ses fils, dans les rapports qu’ils ont entre eux et avec le monde. Ce faisant, elle peut vraiment se présenter comme germe, comme exemple, comme amorce, comme aurore d’un monde de vie « sauvée ».

V. La politique, motif de division et instance d’un processus supérieur unifiant

Il y a une dizaine d’années, les jeunes fuyaient la politique. De nos jours, ils l’ont redécouverte comme une dimension essentielle à l’homme. Il serait absurde de vouloir parler de l’Église d’aujourd’hui sans affronter le problème des options politiques. Beaucoup de chrétiens y répugnent pour deux raisons principales : a) ils croient devoir défendre à tout prix la pureté de l’Église, sa situation au-dessus des partis, hors de la mêlée, en un lieu non contaminé par les passions ; b) ils sentent que la politique porte inévitablement aux divisions, et ils se rendent compte du danger que cela représente pour l’unité de l’Église.

En effet, il est humainement impossible, lorsqu’on aborde les problèmes politiques, serait-ce dans une commune vision de foi, de parvenir à des conclusions homogènes. Une communauté authentiquement chrétienne, c’est-à-dire qui suit une ligne de pleine fidélité au Christ et au monde, verra fatalement émerger entre ses membres des divergences politiques parfois radicales. Autrefois le problème était résolu par l’élimination de l’un des facteurs : la politique. Aujourd’hui, ce n’est plus possible, du moins avec les nouvelles générations. Il faut attaquer la question avec tout le courage nécessaire. Le chrétien ne peut rester en dehors de la politique, c’est-à-dire en dehors de cet ensemble organique d’actions tendant par des voies diverses et contrastantes au bien commun dans son aspect synthétique et global. Le Christ, il est vrai, a fondé un « Royaume qui n’est pas de ce monde » (Jn 18,36), mais il est tout aussi vrai qu’il a demandé à son Père de ne pas retirer ses disciples du monde (Jn 17,15).

Dieu lui-même a établi cette double réalité : un monde profane, avec des valeurs réelles, et une Église totalement plongée dans ce monde, bien que dotée d’une structure propre afin de n’être pas submergée, assimilée, dissoute. La mission de l’Église n’a d’autre but que le monde. L’Église elle-même n’est pas ontologiquement détachée du monde, comme si elle était fermée sur elle-même et indépendante. Elle doit au contraire assumer les problèmes du monde et les orienter vers leur solution, à la lumière de la foi, avec la force de la Grâce.

À cet égard, les communautés ecclésiales peuvent exercer trois fonctions importantes :

1. La première consiste à devenir lieu de confrontation des diverses opinions politiques avec la foi, où pourront être discutés en esprit ecclésial les divers choix et leur signification chrétienne.

La communauté aide chaque membre à se sentir libre de choisir, à la condition de pouvoir rester sincèrement chrétien, et d’accepter toujours qu’avant tout le Règne de Dieu arrive. Nul ne peut licitement renoncer à l’Évangile parce qu’il trouve tel ou tel choix politique plus important. Comme aussi, évidemment, nul ne peut prétendre se soustraire au risque et à l’effort de la recherche et de l’expérimentation, en recourant, paresseusement, à quelques citations superficielles de l’Évangile, ou des encycliques sociales, ou des textes conciliaires.

2. Un second champ d’action des communautés ecclésiales serait la formation au respect des opinions d’autrui, mieux, à la capacité de les situer d’emblée dans une vision organique et unitaire. Dans notre monde – si divisé que pour beaucoup l’idéal ne peut s’exprimer que par le repli sur soi, le fanatisme ou l’intolérance – les groupes ecclésiaux peuvent et doivent devenir des lieux de rencontre (parfois de heurts, mais toujours dans un authentique esprit ecclésial) pour examiner, confronter, critiquer, surmonter, sous l’angle de la foi. Chacun doit apprendre de l’Évangile à cohabiter avec autrui, non sans un esprit critique et dans une attitude de conversion continuelle. Chacun a ses torts et ses limites, de même que ses propres valeurs. En se faisant lieu d’unification culturelle, dans le respect des différences socio-politiques, l’Église, au moment même où elle semble avoir perdu des fonctions traditionnelles dans le domaine profane, réacquiert ainsi un rôle très important : celui d’être l’unique vrai lieu où les chrétiens – et demain tous les hommes – peuvent tous ensemble se confronter à l’Évangile et tisser continuellement une trame d’union, même à travers les peines et les difficultés.

3. La troisième fonction des communautés ecclésiales consiste à offrir un fondement religieux et moral à l’action politique, l’immense fond commun d’une vision organique et totale du monde, des hommes, des choses, dans la lumière de Dieu. Le christianisme doit répondre aux problèmes actuels, moins sur des points de détail que d’après une vue d’ensemble donnant à chaque chose son sens, sa mesure, sa valeur. Et il doit enseigner à traduire ces principes en montrant leur sens concret, leur importance pratique, au moyen d’expériences adaptées à l’âge et aux intérêts de chacun, mais toujours organiquement liées et explicitement insérées dans le dessein général : présence dans les quartiers urbains ou dans les centres ruraux ; activités de service éducatif ou social ; collaboration dans l’étude et dans l’action entre ouvriers et jeunes intellectuels ; activités syndicales et politiques au sens strict.

VI. Pour un esprit ecclésial authentique

Ceux qui veulent travailler à la réalisation du dessein que nous venons d’ébaucher doivent avoir bien présents à l’esprit certains traits de la physionomie chrétienne qui ont de nos jours une particulière importance.

Ils doivent être un pont entre la parole de Dieu et la culture du monde, être porteurs d’une parole authentique, libérée de tant d’incrustations, de revêtements désuets, de vieilles manières de présenter les problèmes. Il faut pour cela présenter les choses dans leur simplicité authentique : ce qui n’est pas possible sans une écoute attentive, une méditation approfondie. Le monde d’aujourd’hui en a un immense besoin. C’est un monde difforme, déchu, en crise, mais aussi parcouru par de profondes aspirations spirituelles, voire mystiques. Ceux-là seuls qui auront marché longtemps sur cette route sauront dire des paroles efficaces, nées d’un contact vivant avec Dieu.

Les ouvriers du Royaume sauront aussi exprimer le christianisme dans ses valeurs essentielles. Inutile de se perdre dans des questions subtiles avec un monde qui ne croit plus, mais qui voudrait croire de nouveau, qui cherche quelque chose de solide et d’essentiel capable de le ramener à la foi. Il faut retrouver la hiérarchie des vérités chrétiennes, distinguer les vérités fondamentales des vérités secondaires ou marginales. Trop souvent, dans les contacts quotidiens, dans la polémique apologétique et même dans l’action de grande envergure, on traite de choses secondaires, on se perd dans des questions de peu d’intérêt, et l’on néglige les questions de fond, celles qui ont provoqué envers l’Église éloignement, indifférence, aversion.

Il faut de plus garder une attitude pauvre, humble, sincèrement ouverte à la recherche. De nos jours plus que jamais on est choqué par la suffisance de ces personnes qui croient tout savoir. Dans leur naïve présomption, elles sont punies par le fait de ne rien comprendre, de ne rien savoir dire d’authentique. Seuls les pauvres et les humbles ont le sens critique et sont honnêtes : ils sont capables de percevoir, de changer, d’évoluer d’après la dynamique du monde et de suivre sa problématique.

On doit enfin avoir du courage et le montrer en toute occasion. Courage pour adhérer à tout le message du Christ, sans mystification ni compromis. Courage pour marcher avec son temps, en incarnant le message éternel dans le milieu concret de l’heure présente. Courage pour croire que le monde, sous la main puissante de Dieu, marche vers le salut, et que les générations nouvelles ont à accomplir une mission ardue mais grandiose : aider l’Église à retrouver son visage authentique, celui du Christ vivant dans l’humanité.

Corso Monforte 39
I-20122 MILANO, Italie

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