« Heureux les pauvres » : béatitude ou conseil ?
François Morlot
N°1974-4 • Juillet 1974
| P. 204-216 |
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Des membres d’instituts Séculiers se déclarent parfois peu satisfaits du vocabulaire ou de la thématique des « conseils évangéliques » : ce serait, disent-ils, une affaire réservée aux religieux, codifiée dans des normes inapplicables à ceux qui vivent en plein monde ; sans doute aspirent-ils à retrouver la sève évangélique qui leur semble enfouie dans une casuistique sclérosante. Aussi leur arrive-t-il de proposer comme règle de vie les béatitudes.
La question est intéressante et mérite d’être examinée, même si parfois elle est posée d’une façon un peu rapide et superficielle, plus attentive à des travers regrettables caricaturés qu’à la vraie doctrine traditionnelle ; de ce point de vue une sérieuse étude historique de l’idée des « conseils évangéliques » à travers les écrits spirituels, théologiques et canoniques serait bien nécessaire, mais c’est un travail considérable.
Les béatitudes ont connu diverses fortunes dans la spiritualité chrétienne ; on doit bien reconnaître que naguère encore les commandements de Dieu et de l’Église tenaient plus de place dans la prédication et dans le catéchisme que les béatitudes. Celles-ci connaissent aujourd’hui un regain d’intérêt dont le Concile s’est fait l’écho (cf. L.G., 31, 38, 41 ; A.A., 4 ; G.S., 72). Il est d’ailleurs remarquable que c’est la première, celle des pauvres, qui est le plus souvent citée. Et ceci explique peut-être cela : il est incontestable en effet que ceux qui veulent vivre de l’Évangile rencontrent rapidement cette exigence : c’est sur l’appel à la pauvreté que se jouent la décision d’Antoine l’Égyptien et celle de François d’Assise. La pauvreté est à la fois un « conseil » et une « béatitude » ; quoi d’étonnant si ceux qui, estimant peu adapté le vocabulaire des conseils, veulent en garder la richesse, recourent à la béatitude de la pauvreté ?
Mais à quel texte allons-nous nous référer ? On sait qu’il existe deux versions de la béatitude, celle de Matthieu : « Heureux les pauvres en esprit car le Royaume des cieux est à eux » (5,3) et celle de Luc : « Heureux (vous) les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (6,20), et il serait précieux de retrouver la parole même de Jésus : nous essaierons de le faire avec l’aide d’un exégète contemporain [1], et d’en tirer quelques conséquences sur l’esprit évangélique. Les limites de ce travail sont évidentes : il faudrait encore examiner le sens que Matthieu et Luc, sous l’inspiration, ont voulu transmettre à l’Église, et ensuite faire une histoire de l’interprétation de la béatitude par l’Église elle-même ; choses qui évidemment dépassent les possibilités d’un modeste article.
Problèmes d’exégèse
On sait le problème très difficile que pose aux exégètes l’existence de deux versions des béatitudes : en effet d’une part Matthieu a huit (ou neuf) béatitudes mais sans y ajouter de « malédictions » [2], tandis que Luc n’a que quatre béatitudes auxquelles s’opposent une à une quatre « malédictions » ; d’autre part le texte matthéen a une saveur plus morale dans ce qui lui est propre (en esprit, la justice, la miséricorde, la pureté de cœur, la construction de la paix), tandis que les formules lucaniennes sont d’allure plus sociale.
Il est difficile de dire que l’un des deux textes a servi de source à l’autre, car il serait invraisemblable que l’un ou l’autre évangéliste ait pu omettre les valeurs si importantes qu’il n’a pas et n’ait pas hésité à gauchir pareillement le texte qu’il aurait eu en main. L’hypothèse la meilleure est sans doute que l’un comme l’autre s’est trouvé devant un texte plus simple, plus dense, dont il a voulu expliciter certaines richesses, au prix d’en laisser d’autres dans l’ombre. Ce texte plus primitif, très proche de celui que Jésus lui-même a pu prononcer, peut se formuler ainsi : « Bienheureux les pauvres, parce que le Royaume des cieux est à eux ».
Qui sont donc ces pauvres auxquels le Seigneur s’adresse ? On ne peut ici raisonner avec l’imagination ou la pure déduction ; il faut être attentif à l’ensemble du message biblique. Or dans la Bible, le pauvre c’est moins le mendiant ou l’asocial que l’homme de condition modeste, de rang social inférieur ; habituellement le mot le désigne par comparaison au riche, à qui sa richesse donne la puissance et bien souvent la domination orgueilleuse ; le pauvre, c’est alors l’homme courbé, incapable de résister, celui qui doit céder, l’opprimé, la victime des exploiteurs qui ne peut pas se défendre lui-même, plus généralement celui qui ne s’élève pas et n’attire pas le regard, l’homme modeste et effacé ; c’est celui que Matthieu appelle aussi le « doux » (5, 5). Le sens est moins d’ordre économique (celui qui a peu) que sociologique (celui qui est peu considéré), avec une nuance non négligeable : celui qui a du mal à se faire rendre justice.
Cette interprétation est corroborée par les nombreuses listes où figurent les pauvres. On peut citer parmi tant d’autres : les pauvres, les brisés de cœur, les déportés, les prisonniers, les affligés, les esprits abattus (Is 61,1-3) ; les prisonniers, ceux qui sont dans les ténèbres, les affamés et assoiffés, ceux qui sont en plein soleil (sans toit ni arbre pour avoir un peu d’ombre), les pauvres (Is 49,9-13) ; les pauvres, les infirmes, les aveugles, les estropiés (Lc 14,21) ; les affamés, les assoiffés, les sans-logis, ceux qui sont nus, les malades, les prisonniers (Mt 25,35-36) ; et il faut évoquer le Lazare de la parabole qui répond aux trois premières béatitudes de Luc en étant pauvre, affamé et affligé (16,20-21 et 25) [3].
Et ceci doit nous garder d’un glissement de sens vers l’aspect moral. Il est tentant de lire la « béatitude » des pauvres comme s’il s’agissait de la vertu de pauvreté (heureux ceux qui ont un cœur de pauvre), comme si le Seigneur proclamait les dispositions morales nécessaires à l’entrée dans le Royaume. Or le contexte interdit une interprétation aussi rapide : avoir faim, pleurer, a fortiori être boiteux, lépreux, aveugle, ne peut être une attitude morale ni un passeport pour le Royaume, à moins de faire de l’allégorie.
Un texte voisin est éclairant ; à Jean qui lui fait demander les signes authentiques de sa mission, Jésus répond : « les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont guéris, les sourds entendent, les morts ressuscitent, la bonne nouvelle est annoncée aux pauvres » (Mt 11,4-5). C’est un trait essentiel de la physionomie du Seigneur : il s’intéresse aux petits, aux faibles, aux plus démunis, et ceux-ci le sentent bien : ils s’empressent auprès de lui, ils l’assiègent. Or l’intérêt qu’il leur porte ne consiste pas à les « consoler » en les aidant à supporter vaille que vaille leur malheur, encore moins en les félicitant de la « chance » qu’ils ont d’être malades ou misérables : il les guérit, il les ressuscite. Et ce faisant il prétend bien accomplir sa mission : « Es-tu celui qui doit venir ? – Regarde ! »
Et il est facile à Jean de comprendre ce langage, car telle est bien l’espérance d’Israël. La conviction, solennellement affirmée par les psaumes et par les prophètes [4], est que Dieu veut faire justice aux pauvres. Faire justice, dans la Bible, ce n’est pas récompenser les bons et punir les méchants (ceci est une autre perspective), c’est reconnaître et assurer le bon droit de celui qui n’arrive pas à le faire reconnaître contre ceux qui le nient ou qui n’en tiennent pas compte ; Dieu ne peut accepter que le violent, l’impie ou le riche terrorisent et exploitent les faibles, il doit protéger le mal heureux et l’opprimé. Or ceci, qui aurait dû être l’œuvre du roi et des grands [5] et même de tous [6] et ne l’a malheureusement pas été, est attendu comme la perspective qui se réalisera à la venue du Messie : « Il ne juge pas sur l’apparence, ne se prononce pas d’après ce qu’il entend dire, mais il fait droit aux miséreux en toute justice, et rend une sentence équitable en faveur des pauvres du pays. Sa parole est le bâton qui frappe le violent, le souffle de ses lèvres fait mourir le méchant. Justice est le pagne de ses reins, loyauté la ceinture de ses hanches » (Is 11,3-5).
Ce que les rois n’ont pas pu ni voulu faire, Dieu le réalisera quand il établira son Règne parmi les hommes : la justice pour les pauvres, la liberté pour les opprimés, la vie pour les malades et les morts. Dans le Royaume de Dieu les pauvres auront leur juste place, les affamés auront part au banquet eschatologique, les malheureux ne seront plus oubliés, toute larme sera essuyée, on ne sera plus brûlé par un soleil desséchant. « Le Royaume des cieux est à eux ». La révélation sur les pauvres ne concerne pas leur valeur morale, comme si les pauvres étaient plus saints que les riches ; elle est une manifestation du cœur de Dieu : il aime les pauvres, en un certain sens même il les préfère, car il veut leur donner davantage pour rétablir l’équilibre et le droit.
Est-ce donc là la bonne nouvelle qui est annoncée aux pauvres ? Pas exactement, car, après tout, cela on le sait depuis longtemps, ces perspectives heureuses ne sont plus une nouvelle. La nouvelle ce n’est pas la nature du Royaume, ni même qu’il vient ; c’est qu’il est proche, imminent (Mc 1,15 ; Lc 21,31), que d’une certaine manière il est déjà arrivé (Mt 12,28) ; ou, comme, sous une autre forme, dans le discours inaugural présenté par Luc, après avoir lu la prophétie d’Isaïe disant : « L’Esprit du Seigneur (...) m’a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, la libération aux prisonniers, la guérison aux aveugles, la liberté aux opprimés », Jésus le déclare : « C’est aujourd’hui que cette Écriture s’accomplit parmi vous » (Lc 4,18-21).
Heureux donc les pauvres, les affamés, les affligés et tous les opprimés, car enfin le temps de la justice, de la liberté et de la joie est arrivé pour eux. Et si on objecte que ce n’est pas encore visible, Jésus invite à en voir les signes avant-coureurs : si le Royaume n’est pas encore manifesté, il est déjà présent et agissant.
L’esprit évangélique
Et ceci est capital pour définir l’esprit évangélique. Le temps de l’Église, les derniers temps, c’est le temps où le Royaume qui n’est pas encore manifesté est déjà présent et agissant ; et l’œuvre de l’Église qui est l’œuvre du Christ amplifiée aux dimensions du monde (cf. Jn 14,12) consiste à multiplier les signes de la présence du Règne de Dieu. Elle aussi doit proclamer le message des béatitudes : Heureux les pauvres, heureux les affamés, non pas comme un message de résignation, mais comme une bonne nouvelle chargée d’espérance. Or bien évidemment en proclamant ce message elle se doit en même temps d’en accomplir les signes : on sait comment saint Jacques stigmatise les communautés où la place d’honneur est réservée à « un homme à bague d’or et en habit resplendissant » tandis que « le pauvre en habit malpropre » reste debout (2,1-4), et les chrétiens qui rencontrent un frère nu et affamé et lui disent de bonnes paroles : « Allez en paix, chauffez-vous, bon appétit » (2,14-16). Les documents « sociaux » de la hiérarchie ont là leur justification théologique : ils invitent les chrétiens à donner au monde des pauvres le signe que le Règne de Dieu est déjà présent et agissant [7].
Cette réflexion mérite une attention particulière des Instituts Séculiers. Leur vocation est d’être en plein monde : ce n’est pas seulement un fait, c’est une dimension théologique et une mission. Parce que leurs membres sont hommes, ils ont charge de construire le monde ; parce qu’ils sont laïcs, c’est-à-dire des baptisés demeurant dans les structures du monde, ils accomplissent là où ils sont la mission reçue par l’Église de donner son sens divin au monde (« orienter les réalités temporelles selon Dieu » L.G., 31). Et dans leur consécration ils s’engagent à « consacrer » tout leur être pour que ce monde soit selon Dieu, c’est-à-dire pour que s’y réalise le message évangélique : un monde nouveau « où la jutice habitera » (2 P 3,13).
Le sens évangélique c’est d’être attentif au « pauvre », savoir le voir. Est-ce si banal ? Ce l’est si peu que déjà le psalmiste disait : « Heureux qui pense au pauvre et au faible » (Ps 41,2) et qu’à toutes les époques de l’Église les saints ont suscité l’étonnement quand ils se sont mis à voir les pauvres autour d’eux : on les oublie si vite, les malades, les mal-logés, les prisonniers, les alcooliques, les prostituées, les étrangers deviennent si rapidement un élément du décor social, une fatalité à laquelle il faut bien se résigner, les « déchets inévitables » de l’évolution sociale !
C’est précisément la vocation de ceux qui veulent s’engager à vivre sérieusement l’Évangile de proclamer qu’il n’est pas vrai qu’il n’y a rien à faire, d’affirmer au contraire que Dieu veut faire justice aux pauvres et de s’employer à en donner les signes indiscutables dans le monde.
Il fut un temps où on estimait que ce signe devait être donné par une activité « sociale » : ainsi se sont multipliées les œuvres d’assistance (hôpitaux, orphelinats, etc.), puis les vocations sociales séculières (infirmières, assistantes sociales, enseignants, etc.). Une réflexion ultérieure a fait découvrir qu’il valait encore mieux soigner les causes que les conséquences : et comme souvent les causes sont d’ordre économique et d’ordre politique, l’engagement économique et politique pour modifier les structures sociales est devenu un élément de l’activité chrétienne. Il est significatif que plusieurs Instituts Séculiers soient nés précisément pour mettre en œuvre les « encycliques sociales » de Léon XIII et de Pie XI : heureux, pourrait-on dire dans le sens de la béatitude évangélique, le monde des travailleurs, car dans « la misère imméritée » où les a plongés la révolution industrielle il leur est annoncé que, malgré les apparences, le Royaume de Dieu est aussi pour eux, que même ils peuvent en voir les premiers signes dans le souci des chrétiens d’établir des structures socio-économiques plus justes. Heureux les malades, heureux les étrangers, heureuses les prostituées, heureux les affamés, parce qu’à eux aussi le Règne de Dieu est rendu présent et agissant.
Petit grain de sénevé certes, petit germe dont on sait à peine s’il continue à vivre, petite pincée de levure perdue dans la farine : c’est bien l’apparence de ces quelques centaines d’hommes et de femmes immergés dans le monde qui se veulent tout consacrés à faire venir le Règne de Dieu, mais « la semence germe et pousse, on ne sait comment ; d’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, puis plein de blé dans l’épi » (Mc 4,27-28).
La pauvreté du Seigneur
Nous devrions être stupéfiés que, pour proclamer bienheureux les malheureux, le Père n’a pas trouvé d’autre moyen que d’envoyer son propre Fils ; la bonne nouvelle était si paradoxale qu’il ne fallait pas moins d’un pareil messager : et encore cela n’a-t-il pas suffi pour convaincre, puisque les hommes ont préféré faire taire ce « prophète » en le crucifiant.
Mais – chose plus étonnante encore – pour annoncer son message, le Fils de Dieu commence par s’identifier aux pauvres en prenant leur condition. « De riche il s’est fait pauvre pour vous, afin de vous enrichir par sa pauvreté » (2 Co 8,9) ; « de condition divine (...) il s’anéantit lui-même prenant condition d’esclave » (Ph 2,6-7). Certes il n’a pas vécu toutes les situations de tous les malheureux de la terre, on ne le voit pas malade ni mourant de faim : mais c’est là précisément l’une des conséquences du réalisme de l’Incarnation, une situation humaine limitée à certaines expériences, à un nombre d’événements assez restreints et pour la plupart pleins de banalité. Ceci posé, que voyons-nous ? La plus grande partie de sa vie se passe dans la condition des modestes artisans de village : sans pouvoir économique, sans pouvoir politique, sans pouvoir religieux ; Jésus n’est ni un gros propriétaire, ni un potentat, ni un prêtre du Temple juif. Il fait partie de ces humbles, dont on se demande où ils ont pu apprendre tout ce qu’ils disent ; l’opinion des Nazaréens est très éclairante sur ce point, et aussi celle de sa famille.
Sans doute faut-il attirer ici l’attention sur un des textes où le Seigneur laisse entrevoir le secret de sa psychologie : « je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29). Ce sont deux mots bien connus de la littérature biblique : « Le anâw (= doux) est l’homme qui « se courbe » en face des violents qui l’oppriment ; le shâphâl est « l’humble », par opposition aux orgueilleux. (...) Est shâphâl ce qui ne s’élève pas et n’attire pas le regard (...). De même que le anâw se courbe sans résister, le shâphâl se tient bas ; prises ensemble, les deux images représentent bien les deux traits fondamentaux de l’humilité : la douceur patiente, l’effacement modeste [8] ». Tels sont les humbles dont la Vierge Marie se dit solidaire et dont elle annonce l’exaltation (Lc 1,48 et 52), que Jacques oppose au riche qui sera humilié (Jc 1,9-10) ; tel est Paul devant les Corinthiens (2 Co 7,6 ;10,1 ; 11,7) ; tels sont les enfants, faibles et tenus pour quantité négligeable dans les civilisations de l’époque (Mt 18,4). Tel surtout devra être le peuple nouveau : « J’écarterai de ton sein tes orgueilleux triomphants ; et tu cesseras de te pavaner, sur ma montagne sainte. Je ne laisserai subsister en ton sein qu’un peuple humble et modeste » (So 3,11-12). Certes peu à peu, à cause surtout de l’opposition aux orgueilleux, ces mots ont pris une coloration morale, mais ils se réfèrent toujours à la situation sociale des gens de condition modeste. Quelle plus extraordinaire preuve de l’intérêt que Dieu porte aux pauvres gens que d’avoir partagé leur condition ?
Et il est allé jusqu’au bout. Pour méditer sur le partage que le Seigneur fait de la vie des hommes, il faudrait revenir à ce texte mystérieux de saint Paul : « Celui qui n’avait pas connu le péché, il l’a fait péché pour nous, afin qu’en lui nous devenions justice de Dieu » (2 Co 5,21), si proche de cet autre cité plus haut : « il s’est fait pauvre pour vous afin de vous enrichir par sa pauvreté ». Le Seigneur Jésus partage la pauvreté des hommes pour leur faire partager sa richesse ; il partage la condition et le sort des pécheurs pour leur faire partager sa sainteté. On est bien proche du thème de l’Alliance.
Bien plus : il ira jusqu’à partager la mort des hommes pour que ceux-ci partagent sa vie. En cette occasion d’ailleurs « il s’humilia plus encore » en prenant la mort de ceux que rejette la société : celle des condamnés, et des condamnés de basse condition, crucifié entre deux voleurs.
On serait tenté ici d’interpréter la béatitude : Heureux les pauvres, car le Fils de Dieu est l’un d’entre eux.
La pauvreté de l’Église
« Comme le Christ a accompli l’œuvre de la rédemption dans la pauvreté et la persécution, ainsi l’Église est appelée à suivre la même voie pour communiquer aux hommes les fruits du salut » (L.G., 8). Pour être l’Église des pauvres, l’Église doit être pauvre : la pauvreté telle que Jésus l’a vécue est une composante de son visage et une des conditions de sa mission.
Ainsi la considération de la béatitude de la pauvreté amène à cette attitude spirituelle : qui veut vivre de l’esprit du Christ doit annoncer aux pauvres que le Royaume de Dieu est proche où toute justice sera rétablie et toute plaie guérie ; qui veut annoncer pareil message doit contribuer à en hâter la réalisation en ordonnant les réalités temporelles selon Dieu ; qui veut faire ainsi partager au monde la richesse de Dieu doit partager la pauvreté du monde.
La condition de Jésus a été celle des gens modestes qui vivent modestement de leur travail. Un engagement à une vie évangélique ne peut conduire sur une autre route, étant bien entendu que cela présentera beaucoup de diversité selon les circonstances, les milieux, les pays et les époques. La pauvreté n’est pas la parcimonie, elle est d’abord le partage de la condition de vie des humbles gens dans la manière de se vêtir, de se nourrir, de se loger, de se déplacer, de travailler, de se détendre. Parlant de la pauvreté des prêtres, le Concile termine par une phrase qui peut éclairer bien des membres d’instituts Séculiers : « Qu’ils installent leur maison de manière qu’elle ne paraisse inaccessible à personne et que jamais personne, même les plus humbles, n’ait honte d’y venir » (P.O., 17).
Mais qui veut vivre ainsi selon l’esprit évangélique doit le faire volontairement comme le Christ, en portant au cœur l’amour des pauvres et des humbles. Il ne s’agit pas de jouer au pauvre ni de chercher une promotion sociale individuelle, mais de partager sans cesse la condition des humbles : peut-être est-ce la raison pour laquelle le célibat rend plus facile cet engagement, car même si on peut le décider avec un époux ou une épouse il serait plus malaisé – et peut-être imprudent – de l’imposer à ses enfants.
La condition de vie humble voulue par Jésus comporte aussi le refus du pouvoir. Il est clair qu’à l’époque de Jésus l’exercice du pouvoir politique est le plus souvent autoritaire et arbitraire (cf. Mt 20,25) ; il est domination et souvent oppression. Une certaine démocratisation peut modifier la nature de l’autorité, mais de nos jours sous combien de formes le pouvoir renaît-il oppresseur ! Tyrannie ou dictature politique, toute-puissance de technocrates invisibles, pouvoir corrupteur de l’argent, chantage de toute sorte, monopoles économiques, firmes multinationales presque incontrôlables : on pourrait poursuivre longtemps l’énumération. Dira-t-on que l’Église échappe toujours à cette tentation : imposer la réalisation de ses buts par la puissance politique, financière, économique ou publicitaire ?
Or le Seigneur refuse d’opérer le salut du monde par la puissance : il refuse la domination des royaumes (Mt 4,8-10), la royauté (Jn 6,15), la force des armes (Mt 26,52-54) aussi bien que la publicité ou l’argent. On se souviendra ici comment saint Paul rappelle que l’évangélisation – l’annonce de la béatitude des pauvres – ne se fait ni par la science ni par l’éloquence, mais par la seule puissance de l’Esprit se manifestant dans la faiblesse de l’apôtre (1 Co 2,1-5 ; 2 Co 12,9-10) [9]. Et s’il doit arriver qu’un disciple ait à exercer l’autorité, ce doit être comme un serviteur et un esclave (Mt 20,26-27) : il n’est pas facile d’exercer l’autorité comme un esclave ; l’esprit évangélique est nécessaire pour faire comprendre et accepter toute l’abnégation que cela implique. N’est-ce pas sur cette route que doit s’engager le membre d’institut Séculier ? Ordonner les choses temporelles selon Dieu : la tentation est grande de le faire par la force, par voie d’autorité, en prenant le pouvoir ; or accepter la béatitude des pauvres, c’est refuser d’être le riche que Dieu renverra les mains vides et le puissant qu’il renversera de son trône.
Et quand viendra l’heure de sa mort, il aspirera à partager celle des pauvres : plusieurs Instituts n’ont pas voulu avoir de maisons pour accueillir leurs membres âgés, estimant que leur place était là où les gens modestes finissent leurs jours : un petit appartement, une chambre d’hospice, témoignant là aussi que le Seigneur continue d’aimer les pauvres en étant présent par ses membres là où sont les délaissés, les abandonnés, les oubliés.
Conclusion
Il est toujours difficile de parler de la pauvreté des Instituts Séculiers, car chacun a reçu son charisme propre. Mais ce charisme ne peut être qu’une manière d’entendre l’esprit de l’Évangile et de le traduire dans l’existence concrète. Or il est évident que la béatitude des pauvres est un élément essentiel de cet esprit évangélique. Il s’agit donc pour chaque Institut de prendre cela au sérieux, de l’exprimer en exigences pour tout le groupe et d’inviter ses membres à « professer » ce genre de vie nouveau, c’est-à-dire à s’engager dans la foi à faire de cette orientation de pauvreté et de ses exigences la règle et le sens de sa vie quotidienne.
Certes ces quelques réflexions sont loin d’épuiser toute la richesse de ce simple verset de l’Évangile, et la recherche doit se poursuivre ; mais quel élan missionnaire est contenu dans cette Alliance déjà contractée avec le Seigneur et qu’il nous envoie proposer à nos frères : partager leur pauvreté et leur détresse pour leur faire partager les insondables richesses du Cœur de Dieu !
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[1] Jacques Dupont. Les Béatitudes, Paris, Gabalda (Études bibliques) ; nous utilisons les tomes I (Le problème littéraire, 19692) et II (La bonne nouvelle, 1969). On y trouvera l’immense bibliographie du sujet, et la justification minutieuse des positions dont nous nous contentons ici de résumer l’essentiel. (T. III, Les évangélistes, paru fin 1973).
[2] Le mot « malédiction » est impropre ; à « bienheureux vous les pauvres », Luc oppose : « malheureux vous les riches ».
[3] Voir encore Is 29,18-19 ; 55,3-6 ; 58,6-10 ; Jr 31,8-9 ; Éz 34,11-29 ; Ba 2,18 ; Jb 22,6-9 ; 24,2-11 ; 29,12-17 ; Si 4,1-10 ; Mt 11,28.
[4] Cf. Ps 9-10 ; 68,6-7 ; 76,8-10 ; 103,6 ; 140,13 ; 146,7-10 et ls 11,30 ; 35,2-10 ; 40,9-11 ; 41,17 ; 46, 3 ; 51,14 ; Mi 4,6-7 ; So 3,15-19 ; etc. et surtout le texte fondamental Is 61,1-11.
[5] L’exercice du pouvoir politique dans l’Ancien Testament ne consiste pas à proposer des moyens de progrès identiques à tous, comme si tous étaient égaux en chances dès le départ, mais à rétablir l’équilibre au profit des « malchanceux » ; à lire bien des textes, on a l’impression que le pouvoir ne doit profiter qu’aux pauvres ; cette conception n’a pas été étrangère à une image (médiévale) idéale du roi protecteur du peuple contre les nobles.
[6] Les lois assez extraordinaires contre le prêt à intérêt, sur le salaire quotidien, sur le respect de l’étranger visent toutes non à maintenir Tordre établi, encore moins à enrichir le riche, mais à rétablir l’équilibre, et ceci en fin de compte parce que Dieu est le souverain et le seul propriétaire de l’univers.
[7] On pourrait en citer un grand nombre ; renvoyons aux plus récents et aux plus connus : la Constitution « Gaudium et spes », les lettres « Mater et magistra », « Pacem in terris », « Populorum propro-gressio », « Octogesima adveniens » ; la déclaration de l’épiscopat français « Pour une pratique chrétienne de la politique » (Lourdes 1972) et celle de l’épiscopat espagnol (décembre 1972).
[8] J. Dupont, op. cit., II, p. 33.
[9] Notre propos n’est pas d’établir cette doctrine supposée connue ; les références seraient innombrables et la bibliographie immense.