Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Consécration de la solitude

Paul Lebeau, s.j.

N°1974-4 Juillet 1974

| P. 217-228 |

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« Je vis, mais ce n’est plus moi : c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). En condensant, en ces quelques mots, son expérience personnelle, saint Paul a défini l’existence chrétienne. Celle-ci consiste finalement à offrir toute réalité humaine, la plus manifeste comme la plus secrète, à l’investissement de l’Esprit de Jésus, Fils du Père et Premier-Né de toute créature. Ainsi que le remarquait profondément R. Bultmann en essayant de cerner l’exigence radicale de l’Évangile, « Dieu revendique l’homme tout entier, et non pas seulement un certain contenu de son faire [1] ».

Comme l’a rappelé Vatican II, cette exigence s’adresse au peuple de Dieu dans son ensemble, et non à une sorte d’aristocratie spirituelle [2]. Mais précisément parce qu’elle est universelle, il importe qu’elle soit clairement signifiée, au sein de l’Église, par des témoins que l’Esprit appelle à en accepter d’emblée, dans le concret de leur vie personnelle et sociale, les ultimes conséquences : celles que certaines options cruciales, dans le domaine moral, par exemple, et finalement la mort, présentent tôt ou tard à tout chrétien. Telle est – on en convient de plus en plus largement aujourd’hui – la spécificité de la vie religieuse et, ajouterons-nous, de toute vie de consécration authentifiée par l’Église : « elle ne représente pas un parti pris de coupure avec la condition ecclésiale ordinaire », mais elle « entend, par une fixation existentielle, mettre en exergue la grande exigence d’absolu pour le Royaume autour de laquelle se construit toute l’expérience chrétienne [3] ».

Mais s’il est vrai que le champ de cette expérience n’est autre que la condition humaine, à chaque moment de son devenir historique, en chaque aspect de sa foisonnante diversité, il importe que le témoignage de la vie consacrée selon les conseils évangéliques ne soit nulle part absent de cette condition.

Le remarquable développement contemporain des Instituts Séculiers correspond, incontestablement, à ce dynamisme d’incorporation à toute situation humaine, là, en particulier, où le témoignage d’une vie religieuse communautaire, sociologiquement repérable, n’a pas accès, ou risque de n’être pas adéquatement signifiant. Parmi ces multiples situations existentielles où se déploie aujourd’hui le rayonnement discret de la sécularité consacrée, il en est une, particulièrement caractéristique de notre époque, que ces pages voudraient tenter de mettre en lumière et de situer théologiquement : la réalité de la solitude humaine.

Solitude de l’homme contemporain

Il est devenu banal de le constater : la vie moderne a renouvelé le poids de la solitude. Nous vivons plongés, comme l’évoque le titre d’un ouvrage célèbre du sociologue américain David Riesman, dans « la foule solitaire ».

Cette solitude est d’abord une réalité sociologique, dont certaines enquêtes ont révélé la surprenante ampleur. Arrachés par l’urbanisation aux solidarités, d’ailleurs ambiguës, de la famille patriarcale ou du clan, beaucoup de nos contemporains se retrouvent seuls. C’est, notamment, un trait marquant de la condition féminine en Occident. Une enquête récente faisait état, pour la France, de six millions de femmes seules, dont un million à Paris. En Belgique, sur dix millions d’habitants, il y aurait environ 1.430.000 personnes seules, soit 580.000 hommes et 850.000 femmes. Parmi ces dernières, 313.000 sont des célibataires de plus de vingt-cinq ans – ce qui représente plus de 10 % de la population féminine de vingt-cinq à soixante ans. Il convient d’ajouter à ce chiffre le nombre des femmes divorcées, soit 48.713, et les épouses séparées de leur conjoint, qu’il est difficile de dénombrer avec précision.

Derrière ces chiffres se cachent les mille facettes psychologiques et spirituelles d’une commune expérience de la solitude. « Il m’arrive souvent de pleurer le soir à la pensée que je ne connaîtrai jamais le bonheur d’avoir un foyer et de tenir des enfants sur mes genoux », confie un de ce million d’hommes qui, en France, ont dépassé la trentaine sans pouvoir ou vouloir s’engager dans un destin conjugal [4]. – « On ne sait plus trop ce que l’on veut », avoue une infirmière célibataire de trente-trois ans : « on voudrait garder sa liberté, son indépendance, et en même temps on souffre de ne pas connaître l’amour humain, la maternité. La solitude est notre lot. Elle est dure à supporter le soir, les jours de fête. Ne parlons pas des baptêmes, des communions, des mariages où il faut sourire alors qu’on pleure à l’intérieur [5] ». Il y a aussi l’isolement des vieillards, qu’une société assiégée d’images publicitaires de jeunesse et de santé a tendance à marginaliser de plus en plus. – « Il faudrait surtout, écrit l’un d’eux, remédier à notre solitude croissante et aux sentiments d’abandon et d’inutilité sociale qui nous envahissent après les inévitables désillusions de la vie et souvent de grands malheurs [6] ».

Contrairement à une illusion trop répandue, il s’en faut qu’une vie conjugale, même réussie, dispense l’homme ou la femme de l’expérience de leur solitude fondamentale. Et quel adolescent, voire quel enfant, ne connaît pas d’épreuve analogue face à ses parents, à son entourage ?

S’il est vrai, en effet, que certaines situations sociologiques, comme le célibat, le veuvage ou l’abandon du conjoint, la signifient symboliquement avec une particulière clarté, l’expérience de la solitude est inhérente à la condition humaine. Et dans la mesure où elle est lucidement assumée, elle seule permet à l’homme de se réconcilier avec lui-même et d’entrer en relation authentique avec autrui. « On ne se délivre de l’isolement que dans l’apprentissage de la solitude », note un psychologue. « Le cheminement d’une thérapeutique est caractérisé par ce passage, de la caricature de solitude qu’est l’isolement, à la solitude véritable qui permet d’entrer en rapport avec autrui sans se confondre avec lui. (...) Apprendre à être seul, c’est accepter d’être différent des autres sans avoir l’impression de cesser d’exister pour eux et pour soi-même [7] ».

Nous pouvons nous borner ici à cette constatation, qu’il appartient à chacun de vérifier par son expérience et sa réflexion : la solitude est le lot de tout homme. Et l’un des seuils les plus cruciaux qu’un homme ait à franchir au cours de son existence est le passage de la solitude-isolement, pécheresse et meurtrière, antichambre du désespoir, à la solitude réconciliée.

C’est dire combien il importe que, comme toute autre réalité humaine, la solitude soit évangélisée ; que lui soit signifiée sa vocation à devenir « creuset de l’amour, fidélité à ce désir unique dont la réalisation n’est possible que dans l’inoubliable espérance qui est sa force et qui, de requête en requête, nous mène au cœur invisible du monde : Dieu [8] ».

Solitude de Jésus-Christ

Cette vocation de la solitude humaine, Jésus, Fils du Père et fils de l’homme, l’a vécue en plénitude, jusqu’au suprême accomplissement de la liberté et de l’amour.

Solitaire, il le fut dès le commencement. Les évangiles nous le suggèrent en maints endroits, chacun à sa manière. L’enfant Jésus, demeuré au Temple pour y vaquer « aux affaires de (son) Père », découvre qu’il ne lui est pas possible de partager avec ceux-là mêmes qui lui sont le plus proches cet élan foncier de son être : « Ils ne comprirent pas la parole qu’il leur avait dite » (Lc 2,50). De retour à Nazareth, enfoui dans la condition commune des pauvres jusqu’à l’heure de sa manifestation à Israël, vers l’âge de trente ans, c’est dans le silence et l’anonymat qu’il portera ce secret filial, dont la méconnaissance se trahira plus tard dans certaines réactions de son entourage : « D’où cela lui vient-il ?... Celui-là n’est-il pas le charpentier, le fils de Marie, le frère de Jacques, de Joset, de Jude et de Simon ? Et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? » (Mc 6,2b-3 par.). « Les siens... partirent pour se saisir de lui, car ils disaient : Il a perdu le sens » (Mc 3,21).

Cette incompréhension ne sera d’ailleurs pas seulement le fait de sa famille charnelle. Elle l’accompagnera tout au long de son ministère public, l’entourant d’une zone de solitude que ses disciples les plus proches seront incapables de franchir. Cela tient, certes, à leur lenteur à croire, que Jésus leur reproche en plusieurs circonstances (Mc 8,17.21 ; 9,34 ; 10,38 ; Lc 24,25). Mais il y a plus, ainsi que le suggère cette mystérieuse consigne de silence, improprement appelée « secret messianique », qui est un des traits caractéristiques de l’évangile selon saint Marc [9]. Tout en présentant la manifestation de Jésus, à partir de Capharnaüm, comme le surgissement de l’action de Dieu dans l’histoire des hommes, Marc souligne en même temps son « souci constant d’atténuer le retentissement de ses actes et son insistance à se placer à distance des foules [10] », à se dérober à leur attente, à leur enthousiasme spontané. Saint Jean relève le même trait dans son récit de la multiplication des pains : « Jésus, se rendant compte qu’ils allaient venir s’emparer de lui pour le faire roi, s’enfuit à nouveau dans la montagne, tout seul » (Jn 6,15).

Il s’agit, en fait, d’un caractère essentiel de la révélation du mystère de Dieu : « mystère enveloppé de silence », nous dit saint Paul (Rm 16,25), et dont la manifestation même se présente à la fois comme une « bonne nouvelle » et comme la confidence d’un secret auquel nul ne saurait, sous peine de le méconnaître ou de le profaner, avoir accès d’emblée, sans passer par l’humble et patiente disponibilité de la foi.

C’est donc par fidélité filiale à sa mission de révélateur du Père que Jésus accepte de vivre, de plus en plus radicalement, ce destin solitaire. En cela comme en tout le reste, il accomplissait et récapitulait celui des témoins de Dieu dans l’ancienne Alliance. « Abraham, constate H. U. von Balthasar, vient à la foi en solitaire absolu. Il l’est en face de Sara, il l’est encore en face d’Isaac. Moïse doit approcher seul de l’invisible dans le buisson ardent, et plus tard pendant quarante jours approchera seul de l’invisible dans la nuée de gloire sur la montagne. Élie le rencontrera après avoir désiré mourir et cheminé quarante jours vers l’Horeb, pour dire à Dieu : « Je suis resté tout seul, et ils cherchent à m’enlever la vie » (1 R 19,4.10.14). Dans la vision qui interrompt toute communication terrestre, les grands prophètes sont investis de leur mission, seuls devant Dieu [11] ». Mais parce qu’il est le Fils, l’Unique, le Témoin absolu du Père, nul n’a connu, nul ne connaîtra jamais une solitude aussi radicale que celle de Jésus.

Ses disciples la voient avec étonnement se manifester, non seulement dans son enseignement, dans son comportement, dont la portée si souvent leur échappe, mais aussi dans ces heures prolongées de prière solitaire qui jalonnent de haltes mystérieuses son ministère itinérant [12].

Il faut pourtant que Jésus entre dans sa passion pour que le mystère de sa solitude révèle sa profondeur et sa puissance de communion. Rejeté par ce peuple qui naguère se pressait avidement pour écouter sa parole, abandonné de ses disciples, renié par Pierre, trahi par Judas, Jésus est plus seul que jamais. « Jésus est seul sur la terre, non seulement qui ressente et partage sa peine, mais qui la sache », écrivait Pascal en contemplant le « Mystère de Jésus ». La présence même de son Père, naguère si rassasiante, se dérobe à son appel angoissé. Isolé de tous, submergé par la souffrance, le mépris ou l’indifférence des hommes, il expérimente la solitude radicale de l’humanité captive du péché.

Et c’est au fond de cette solitude que Jésus-Christ peut enfin « rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés » (Jn 11,52). « Les plus délaissés, les plus cruellement déçus, les épaves rejetées par la société et qui se retrouvent seuls au monde,... ceux qui ne connaissent de l’humanité que l’indifférence ou la trahison, sont moins seuls, moins douloureusement atteints, moins définitivement éclairés que lui sur le mal qui est en l’homme... Il connaît leur solitude, et il est le plus seul de tous. Il peut ainsi nous atteindre tous et nous rassembler [13] ». En lui, en son acte d’abandon filial au Père et de remise de soi aux mains des hommes, la solitude humaine devient communion. Jésus, en mourant, « livre l’Esprit » qui sera le lien de cette communion retrouvée (cf. Jn 19,30).

Solitude consacrée

Tout chrétien est appelé à communier à cette solitude mortifiante et féconde de Jésus-Christ, à la rendre présente à la solitude inéluctable qui, nous l’avons rappelé, est le lot de tout homme. Mais cet aspect de la vocation chrétienne commune, il convient qu’il s’incarne, comme les autres, dans la liberté et la radicalité d’une consécration qui « fasse signe » à l’Église tout entière.

N’est-ce pas dans les Instituts Séculiers qu’une telle consécration de la condition solitaire est aujourd’hui vécue de la manière la plus spécifique ? Dans le discours qu’il adressait à l’assemblée des responsables généraux réunis à Nemi, le 20 septembre 1972, le pape Paul VI définissait ainsi la notion de sécularité consacrée : « Le mot sécularité exprime votre insertion dans le monde. (...) Être dans le monde, c’est-à-dire engagés dans des valeurs séculières, telle est votre façon d’être Église et de rendre l’Église présente... Votre condition existentielle et sociologique devient votre réalité théologique, votre voie pour réaliser le salut et en témoigner [14] ».

Il est à peine nécessaire de rappeler ici qu’à des degrés divers, la solitude (qui peut d’ailleurs aller de pair avec un engagement très actif dans une profession ou un service civique) est un des traits les plus marquants de la « condition existentielle et sociologique » des 36.000 femmes, des 400 hommes laïcs et des 4000 prêtres que comptent aujourd’hui les 114 Instituts Séculiers regroupés, depuis 1972, en une Conférence mondiale – sans parler d’autres associations au statut canonique analogue, encore que moins précis. Elle l’est à un double point de vue.

Sauf en des cas exceptionnels et qui doivent être dûment motivés – ainsi la gérance d’un centre de rencontre ou d’accueil –, les membres de ces Instituts, contrairement à ce qui est normal pour des religieux, ne vivent pas entre eux en communauté. Ils partagent les conditions d’existence de ces célibataires des deux sexes qui, nous l’avons vu, constituent une partie importante de la population adulte de nos grandes villes. Ces conditions, ils sont appelés à les vivre en consacrés, c’est-à-dire, pour reprendre encore les termes de Paul VI, à « les orienter dans le sens des Béatitudes de l’Évangile [15] ». Ils y sont d’ailleurs puissamment aidés par la communion spirituelle qu’ils trouvent dans leurs Instituts respectifs, et que beaucoup d’entre eux aiment à souligner [16].

Ce témoignage théologal d’une solitude tournée vers Dieu, en communion avec celle de Jésus, doit évidemment aller de pair avec un respect profond et efficace des valeurs humaines en cause dans ces conditions d’existence. Concrètement, cela signifie que les membres des Instituts Séculiers ne doivent rien négliger pour promouvoir autour d’eux la dignité et la positivité sociale du célibat, en tant que manifestation de la valeur intrinsèque de toute personne humaine, ou encore pour rappeler à la société sa dette et sa responsabilité à l’égard des isolés, surtout des plus démunis, tout en aidant ceux-ci à ne pas se laisser marginaliser. Il y a là une manière éminente de vivre cette solidarité avec la condition humaine qui est inhérente à la notion même de sécularité consacrée, telle que Paul VI la rappelait à des membres d’instituts Séculiers réunis à Rome à l’occasion du 25e anniversaire de la Constitution apostolique Provida Mater : « Être présents au monde, savoir qu’on a la responsabilité de le servir, de le sanctifier du dedans, de faire en sorte qu’il soit selon Dieu, avec un ordre plus juste et plus humain [17] ».

Mais le charisme des Instituts séculiers comporte une autre forme de solitude, non point sociologique, mais proprement spirituelle, et intimement liée au mystère de la solitude de Jésus. La consécration qui leur est propre se distingue de celle des religieux par une option délibérée de discrétion et d’intériorité. Si, en vertu de son statut canonique, elle « fait signe » à l’Église entière, elle ne s’exprime pas pour autant dans une structure publique, socialement repérable [18].

Cette option est non seulement inscrite dans le principe, commun à tous les Instituts Séculiers, de la non-publicité des engagements et de l’appartenance à un Institut. Elle ressort aussi de bien des témoignages [19] comme une nuance caractéristique d’affectivité spirituelle. Ainsi, dans le cheminement d’une vocation : « Je voulais une vie de prière intense, me permettant une intimité profonde avec le Seigneur et très proche de tous les hommes. Peu m’importait d’être reconnue comme consacrée... ». Et après plusieurs années d’expérience vécue : « La consécration séculière est exigeante, car s’il s’agit de vivre parmi les autres, comme l’une d’entre elles, il faut vivre sa vie profonde cachée avec le Christ en Dieu ». C’est ce qu’explicite en ces termes un membre d’un Institut masculin :

Nous savons, certes, que notre genre de vie peut susciter la curiosité... Et nous ne nous étonnons pas si quelqu’un, même très éloigné du christianisme, devine la racine de notre choix. C’est au fond la preuve que notre vie n’empêche pas entièrement, en dépit de son opacité, la lumière intérieure de briller aux yeux des hommes. Mais nous ne voulons pas aller au-delà. Toute autre révélation obscurcirait notre témoignage. Non pas parce que nous avons à cacher quelque chose de répréhensible (menées secrètes ou autre chose de ce genre), ou parce que nous voulons tromper quelqu’un quant à notre véritable condition ; mais parce qu’une longue expérience, la nôtre comme celle de nos frères, nous a prouvé que la seule manière valable, compréhensible et acceptable, de communiquer aux autres notre consécration, sans courir le risque de susciter des équivoques, est celle qui naît de notre action, ou plutôt de notre être.

Dans un monde saturé de bavardages, envahi par l’impudeur des « confidences » commercialisées, cette option spirituelle est un avertissement et un appel pour toute l’Église. N’y a-t-il pas là, notamment, une invitation à ceux qui exercent le ministère de la Parole, et qui ont mission de la signifier avec autorité comme Parole de Dieu, non pas à se taire (ce qui serait se dérober à leur mission), mais à la concevoir, comme Marie, dans le silence, à la laisser « prendre corps » en eux, par l’action de l’Esprit, avant de la proférer ? Ainsi que le suggérait K. Rahner, la situation d’une Église de diaspora au sein d’un monde sécularisé nous dispose particulièrement à accueillir un tel message [20].

Pesante à ses heures, cette solitude, vécue en communion avec celle de Jésus, solitaire et méconnu au milieu des siens, est aussi l’appel à entrer dans une joie à laquelle tout chrétien est convié. « Votre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,3) : chacun d’entre nous ne le vérifie-t-il pas, tôt ou tard, dans sa vie ? Ceux-là mêmes qui connaissent les joies et les épreuves de la vie communautaire savent que « l’idéal d’une transparence entière demeure difficilement réalisable dans la pratique », et que, « même au sein de la fraternité la plus soudée, la communication a nécessairement des limites [21] ». Celles-ci ne tiennent pas seulement à notre impuissance ou à notre péché : elles circonscrivent en nous cet espace intérieur où a seul accès le Père de toute communion, et où il murmure à chacun la confidence qu’il lui tenait réservée.

Ce n’est pas là le moindre paradoxe de la foi : appel adressé à tous, et donc source d’une vie partagée, qui tend à s’exprimer en un langage commun, en des signes auxquels on se reconnaît, elle n’en demeure pas moins un secret confié à chaque croyant (quelle ne serait pas la pauvreté d’un homme qui n’aurait pas de secret ?) : « secret de celui qui a entendu une parole, rencontré un visage, quelqu’un qu’il ne prétend pas véritablement connaître, mais par qui il se sait connu (1 Co 13,12), et par le choix duquel il est maintenant marqué et envoyé [22] ».

Rue des Bollandistes 56
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[1R. Bultmann, Jésus, Paris, Seuil, 1968, 94.

[2Lumen gentium, 41 : « À travers les formes diverses de vie et les charges différentes, c’est une seule sainteté que cultivent tous ceux que conduit l’Esprit de Dieu et qui, obéissant à la voix du Père et adorant Dieu en esprit et en vérité, marchent à la suite du Christ pauvre, humble et chargé de sa croix, pour mériter de devenir participants de sa gloire. » Cf. D. Bonhoeffer, Le prix de la grâce, Sermon sur la Montagne, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1962, 15 : « Suivre la voie de l’obéissance à Jésus n’est pas la prouesse isolée de quelques-uns, mais un commandement divin adressé à tous les hommes. »

[3J. M. R. Tillard, « Le fondement évangélique de la vie religieuse », dans Nouvelle Revue Théologique, 91 (1969), 955. Nous renvoyons à cet article fondamental et à ses références bibliographiques pour la justification exégétique, historique et théologique de cette assertion. Cette étude est reprise dans l’important ouvrage de l’auteur, Devant Dieu et pour le monde. Le projet des religieux, coll. « Cogitatio fidei », 75, Paris, Éd. du Cerf, 1974.

[4Voir l’enquête de Panorama, aujourd’hui, janvier 1970, 48.

[5Panorama aujourd’hui, mars 1970, 51 (enquête sur les femmes célibataires).

[6P. M. Gauthier, « Un chrétien d’autrefois s’adresse aux chrétiens d’aujourd’hui », dans Panorama aujourd’hui, mars 1970, 33.

[7D. Vasse, « De l’isolement à la solitude », dans La Solitude, coll. « Christus », 25, Desclée De Brouwer, 1967, 179.

[8D. Vasse, ibid., 185. Cf. J. Nabert, Éléments pour une éthique, ch. III : « L’approfondissement de la solitude », Paris, Aubier-Montaigne, 1962, 48-57. Voir aussi Élisabeth Szilagyi, s.m.r., Silence, solitude, communion, mémoire inédit présenté à l’Institut Lumen Vitae, Bruxelles, 1970, 41 sv.

[9Cf. G. Minette de Tillesse, Le secret messianique dans l’évangile de Marc, coll. « Lectio divina », 47, Paris, Éd. du Cerf, 1968.

[10J. Radermakers, L’évangile de Marc, commentaire à paraître aux Éditions de l’Institut d’Études Théologiques, Bruxelles, fin 1974. Nous nous inspirons ici de ce travail.

[11H. U. von Balthasar, Cordula ou l’épreuve décisive, Paris, Beauchesne, 1968, 26.

[12C’est surtout saint Lue qui, on le sait, souligne ce comportement orant de Jésus : 3,25 ; 5,16 ; 6,12 ; 9,18.28-29 ; 11,1 ; 22,41.

[13J. Guillet, « Rejeté des hommes, abandonné de Dieu », dans La Solitude (cit. note 7), 245-246.

[14Traduction française du texte italien dans La Documentation Catholique, 54 (15 octobre 1972), 903 (nous soulignons).

[15Ibid.

[16Voir notamment la synthèse de 41 témoignages provenant de 18 Instituts, dans Vie consacrée, janvier-février 1973, 33 : « L’Institut est pour ses membres : cellule d’Église, lieu où l’on parle le même langage, où l’on croit ensemble, malgré les options et les engagements humains différents. »

[17La Doc. Cath., 54 (20 février 1972), 157.

[18Cf. J. Beyer, « La consécration de vie dans les Instituts Séculiers », dans Acta Primi Congressus Internationalis Institutorum Saecularium, Rome, 1970, 36.

[19Je dois la communication de ces témoignages à S. Clerquin et aux Missionnaires de la Paternité divine. Qu’elles en soient ici remerciées.

[20K. Rahner, « Solitaire parmi les siens », dans Mission et grâce, t. III, Paris-Tours, Marne, 1965, 76 : « C’est un sentiment douloureux que celui de la solitude spirituelle au milieu de ceux qu’on aime ; un glaive qui vous transpercera toujours le cœur. Mais c’est d’un cœur transpercé qu’a jailli le salut. Et ce cœur était transpercé par ceux qu’il aimait. »

[21R. Marlé, « Être chrétien aujourd’hui », dans Vie chrétienne, 130 (octobre 1970), 8.

[22Ibid.

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