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Renouveau charismatique et communautés religieuses

Marie-André Houdart, o.s.b.

N°1974-3 Mai 1974

| P. 146-159 |

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« L’Esprit souffle où il veut » (Jn 3,8). Pour qui considère quelque peu son action dans l’histoire du salut, il apparaît bien vite que son imprévisible liberté s’exprime en une créativité qui n’a pas fini de nous surprendre.

C’est ainsi que, dans le filigrane de l’histoire qui s’écrit de nos jours, on peut pressentir les traces de l’Esprit créateur et discerner les appels de Celui qui ne cesse de parler par ses prophètes.

Ces appels, un homme les a perçus profondément dans son cœur et les a traduits en une page qu’il faudrait relire tout entière :

Nous nous sommes demandé à plusieurs reprises quel est le besoin primordial et ultime de notre chère et sainte Église. Nous devons le dire avec une sainte crainte parce que, vous le savez, il s’agit de son mystère, de sa vie : ce besoin, c’est l’Esprit.
L’Église a besoin de son éternelle Pentecôte. L’Église a besoin de sentir monter du plus profond d’elle-même comme la voix priante de l’Esprit Saint, lequel, se substituant à nous, prie en nous et pour nous « en gémissements indicibles » et exprime ce que par nous-mêmes nous ne saurions dire à Dieu (cf. Rm 8,26-27). L’Église a besoin de retrouver la soif, l’amour, la certitude de sa vérité (cf. Jn 16,13) et d’écouter dans un profond silence et une disponibilité totale, en s’absorbant dans la contemplation, la voix, ou plutôt le dialogue de l’Esprit qui enseigne la « vérité tout entière » (ibid.). Et puis l’Église a besoin de sentir refluer par toutes ses facultés humaines le flot de cet amour qui s’appelle la charité et qui est répandu dans nos cœurs précisément « par l’Esprit qui nous a été donné » (Rm 5,5).
Et l’Église, tout imprégnée de foi, a besoin d’une nouvelle ardeur qui la pousse à agir pour exprimer cette charité par des actes (cf. Ga 5,6) ; elle a besoin de connaître la pression, l’ardeur, l’urgence de cette charité (cf. 2 Co 5,14) ; elle a besoin de témoignage, d’apostolat. Voilà de quoi l’Église a besoin. Elle a besoin de l’Esprit Saint, en nous, en chacun de nous, en nous tous ensemble, en nous qui constituons l’Église.

Conscient de sa mission spirituelle, Paul VI ne s’est pas contenté de poser un diagnostic. Quelques mois plus tard, en effet, il proposait à l’Église une vaste thérapie communautaire :

Nous vous prions, frères, de bien vouloir considérer comme inspirée de l’Esprit Saint l’annonce que nous avons faite à l’Église et au monde de la prochaine célébration de l’Année Sainte. Et nous vous prions de bien vouloir considérer cette annonce comme l’ouverture d’une période nouvelle de la vie religieuse et spirituelle dans le monde, non comme un événement isolé de notre histoire, parmi tant d’autres, mais comme un commencement, un fait prometteur, une conséquence du Concile, pour concrétiser le renouveau intérieur et moral dans la conscience des hommes. Tous, nous devrons nous ouvrir au souffle mystérieux de l’Esprit Saint. Il n’est pas sans signification que ce soit précisément le jour de la Pentecôte que l’Année Sainte s’ouvre dans les Églises locales, afin que l’humanité croyante soit unanimement incitée à une nouvelle marche, vraiment « pneumatique », c.-à-d. charismatique, dans une même direction, vers les nouveaux objectifs de l’histoire chrétienne, vers son port eschatologique.

Vatican II, l’année sainte et nous

L’invitation de Paul VI à célébrer l’Année Sainte apparaît donc en parfaite continuité avec l’annonce, faite par Jean XXIII, d’un concile qui se proposerait l’aggiornamento de l’Église. Aussi Paul VI précise-t-il les objectifs principaux de l’Année Sainte en des termes qui sont bien dans la perspective de la visée spirituelle du Concile :

d’une part, le renouveau de la vie chrétienne, qui est requis et doit être possible dans le profond et tumultueux processus de métamorphose de notre temps, et d’autre part, la réconciliation des âmes et des choses. Renouveau et réconciliation, il nous semble que telles doivent être les conséquences logiques et générales, dans l’histoire de l’Église et de l’humanité, qui découlent du Concile, comme un fleuve de salut et de civilisation.

Mais ce renouveau, cette réconciliation, l’Église ne peut les produire que si elle se livre à l’action vivifiante de l’Esprit, « l’auteur principal des fruits que nous attendons de l’Année Sainte. Ce thème sera aussi l’un des plus importants et des plus féconds de la spiritualité propre à l’Année Sainte : à la christologie et spécialement à l’ecclésiologie du Concile, doivent succéder une étude nouvelle et un culte nouveau de l’Esprit Saint, précisément comme complément indispensable de l’enseignement du Concile [1] ».

C’est pourquoi le Saint-Père affirme : « Nous devons au moins ouvrir nos fenêtres au souffle et à la lumière de l’Esprit ». En vue de « cette ouverture, de cette disponibilité à l’action mystérieuse de l’Esprit, demandons-nous quelles doivent être nos dispositions psychologiques et morales [2] ». Et le Pape d’exposer, en un passage très beau que « le premier champ d’action de l’Esprit Saint, sa demeure préférée dans l’être humain, c’est le cœur, le centre intime, libre et profond, personnel de notre vie intérieure. Celui qui n’a pas de vie intérieure n’a pas la capacité ordinaire de recevoir l’Esprit Saint, d’écouter sa voix ténue et douce, de suivre ses inspirations, de bénéficier de ses charismes [3] ».

S’adressant aux supérieurs majeurs quelques jours après l’annonce de l’Année Sainte, Paul VI avait exprimé vigoureusement la contribution qu’il attendait d’eux :

Par la très haute autorité du Concile œcuménique, l’Église a appelé les religieux au renouveau avant tout spirituel. Aussi permettez-moi de vous rappeler encore une fois le devoir de ce renouveau spirituel auquel « on doit toujours attribuer le rôle principal, même dans le développement des activités extérieures » (Perfectae caritatis, 2). Comme le Jubilé se propose pour objectif le renouveau intérieur que l’on appelle aussi conversion, metanoia, pénitence, l’Église compte beaucoup sur la coopération des religieux. Les religieux eux-mêmes trouveront dans ce temps sacré une occasion qui leur est offerte par Dieu de réfléchir sur l’orientation et le style de leur vie.

Renouveau dans l’Esprit

L’Esprit a-t-il attendu l’appel du Saint-Père pour se mettre à l’œuvre et susciter un renouveau dans l’Église ? Non, au jour de la Pentecôte, il fut donné en plénitude à l’Église pour poursuivre la mission du Christ jusqu’à son plein achèvement.

L’Esprit est à l’œuvre dans l’Église de multiples façons et, après avoir suscité au début de notre siècle, les renouveaux biblique, liturgique, patristique et ecclésiologique, il semble, pour répondre aux besoins d’une Église en mutation profonde, vouloir couronner son œuvre par un renouveau spirituel. Celui-ci s’exprime depuis quelques années par divers mouvements tels que les Cursillos aux USA, les Focolarini, les groupes de vie évangélique, pour n’en citer que quelques uns. Parmi eux se manifeste le « mouvement charismatique ». Loin de revendiquer le monopole du renouveau, il s’inscrit au contraire dans ce courant de grâce qui traverse l’Église, tout en ayant sa spécificité. Il importe donc d’essayer de dégager cette spécificité sans minimiser le moins du monde ce que l’Esprit suscite ailleurs.

Pendant toute la période préconciliaire, nous avons ainsi prié l’Esprit : « Renouvelle de nos jours tes prodiges, comme en une autre Pentecôte ». Mais qu’attendions-nous vraiment ? Et voici qu’effectivement l’Esprit nous a pris au mot ! Il manifeste sa présence, son action d’une façon nouvelle, inattendue, au sein des Églises protestantes et anglicane depuis 1956, dans l’Église catholique aux USA depuis 1967. Un « mouvement » – appelé d’abord « pentecostal » à cause d’un certain lien d’origine avec le pentecôtisme dit « classique », né aux USA dans les Églises protestantes, mais bientôt divisé en plusieurs Églises pentecôtistes – s’est bien vite répandu sur tous les continents. Il suscite partout des groupes de prière et favorise un tel renouveau que le nom qui prévaut désormais pour le désigner est « Renouveau charismatique » (en anglais : Renewal). Keven et Dorothy Ranaghan, couple de théologiens catholiques, ont livré le récit de leur première expérience, en 1967, en un ouvrage auquel l’éditeur français donna, assez malencontreusement, me semble-t-il, le titre de Le retour de l’Esprit [4]. Comme si l’on pouvait parler de « retour » de Celui que le Christ nous a laissé pour « être avec nous toujours » ! Il est incontestable que son action s’est accompagnée, ces dernières années, de manifestations plus visibles, plus communautaires, renouvelant l’expérience pentecostale de l’Église primitive.

Certes, lorsqu’on parle de « mouvement charismatique », il ne faut point entendre « mouvement » au sens usuel d’une organisation ayant une certaine centralisation et visant des objectifs définis en mettant en œuvre des moyens appropriés. Il faut rendre au terme tout son dynamisme ; ceci implique qu’il y ait à la fois une source d’énergie et une mobilité, une tendance, une évolution orientée vers un terme ; pareil mouvement a toujours une continuité avec ce qui a précédé et ce qui suivra, tout en ayant des traits bien spécifiques.

Sans vouloir rappeler les origines de ce mouvement, appelé d’abord de façon peu heureuse « pentecôtisme catholique », je préfère, avec beaucoup d’autres, parler de « renouveau charismatique ». Cette expression à la fois souligne combien il s’insère dans le grand courant de renouveau que l’Esprit suscite de nos jours dans l’Église et le distingue par rapport à d’autres expressions de ce renouveau, puisqu’il se caractérise par des manifestations « charismatiques » semblables à celles que connut l’Église primitive.

L’expérience charismatique, expérience d’un renouveau de vie dans l’Esprit

À la lumière de ce qu’il me fut donné de vivre et de découvrir depuis mon premier contact avec le Renouveau, en novembre 1972, je proposerais d’envisager le « mouvement charismatique » avant tout comme l’expérience d’un renouveau. Il va de soi qu’« expérience » ne s’entend pas ici au sens d’une méthode d’investigation scientifique, mais selon la définition proposée par Jean Mouroux : « l’acte – ou l’ensemble d’actes – par quoi l’homme se saisit en relation vivante avec Dieu [5] ». Dans le cas précis qui nous occupe, ainsi que le remarque Donatien Mollat, « l’expérience sera l’acte ou les actes par quoi l’homme, le chrétien, se saisit en relation avec Dieu dans l’événement du baptême et de la venue de l’Esprit, ou par suite de cet événement même [6] ».

En effet, non seulement le Renouveau charismatique présente tous les caractères de l’expérience de l’Esprit dans le Nouveau Testament, mais il réintègre et réhabilite l’expérience spirituelle dans une religion devenue, au cours des dernières années, par trop cérébrale et indûment méfiante à l’égard de tout ce qui échappe au contrôle de la raison. Certes, il y a des risques à ce faire et certains groupes, surtout dans les débuts, sont tombés parfois dans une émotionalité et des excentricités d’assez mauvais aloi. Il va de soi qu’une attitude religieuse authentique requiert l’harmonie et la complémentarité de toutes les facultés de l’homme. Toutefois les jeunes d’aujourd’hui rejettent une religion chrétienne qui leur paraît trop cérébrale ou trop unilatéralement sécularisante ; ils aspirent à une expérience directe de Dieu, qui les saisisse tout entiers et donne un sens à leur vie.

Une expérience harmonieusement intégrée, loin d’évacuer l’exigence de la foi, constitutive de l’être chrétien, en fait au contraire une foi vivante, vécue, ayant vraiment prise sur la vie, au lieu d’être un simple contenu notionnel ; elle en fait aussi, conjointement, une « foi cherchant à comprendre », selon l’expression de saint Anselme. Si l’on reproche à bon droit aux pentecôtistes classiques leur fondamentalisme dans la lecture de la Bible, si certains groupes catholiques n’ont pas toujours échappé au même danger, les animateurs du Renouveau sont de plus en plus unanimes à souligner la nécessité d’un approfondissement doctrinal de l’expérience vécue et à l’encourager fortement au niveau des groupes [7] .

L’approfondissement doctrinal concernant le rôle de l’Esprit Saint dans sa relation aux autres Personnes divines, tel qu’il est vécu dans l’expérience des chrétiens, constitue également un élément essentiel du renouveau attendu de l’Année Sainte. Il nous semble que l’expérience charismatique répond à une telle requête et oriente vers un renouveau de la théologie et de la spiritualité trinitaire. Nous espérons que les pages qui suivent le feront pressentir.

Lorsque des observateurs de presse s’intéressent au Renouveau ou se hasardent à participer à l’une ou l’autre réunion de prière, ils se plaisent en général à en souligner les manifestations les plus spectaculaires, les plus « extra-ordinaires », en particulier le « parler en langues » et les « prophéties ». Ce sont là des éléments certes spécifiques, mais malgré tout fort secondaires qui découlent d’une réalité bien plus profonde mais difficilement discernable et exprimable, la « nouveauté de vie dans l’Esprit ». Celle-ci est inaugurée le plus souvent par ce qu’on appelle actuellement « l’effusion de l’Esprit [8] ».

De quoi s’agit-il donc ? Que nous interrogions le Livre des Actes dans lequel saint Luc, l’historien-théologien, dégage le sens de la réalité ecclésiale qu’il connaît ou le témoignage de ceux qui sont engagés dans le Renouveau charismatique, nous sommes frappés par les nombreuses références à l’événement de la Pentecôte et à ses retentissements les plus sensibles dans les premières communautés chrétiennes. L’expérience charismatique apparaît donc d’emblée comme foncièrement christologique et ecclésiale, mais il s’agit pourtant inséparablement de l’expérience d’une emprise de l’Esprit, d’un sentiment irrécusable d’être mû, « agi » par une force mystérieuse.

Encore que le Seigneur reste souverainement maître de ses dons et les dispense de la manière et au moment qu’il juge opportuns, l’expérience de l’effusion de l’Esprit est le plus souvent vécue en relation avec la prière de la communauté, accompagnée habituellement du geste de l’imposition des mains [9]. Cette prière fervente est adressée au Seigneur à la demande d’une ou plusieurs personnes, animées du désir de recevoir une « effusion » plus abondante de l’Esprit [10].

Tous les baptisés, en fait, ont déjà reçu une effusion de l’Esprit par les sacrements de l’initiation chrétienne qui « se présentent comme trois « temps » ou aspects distincts d’un dynamisme unique qui, de l’homme selon la « chair », fait progressivement un homme selon l’Esprit, l’introduit dans l’intimité des Personnes divines et dans des relations particulières avec chacune d’elles [11] ».

Nous qui, pour la plupart, avons été baptisés à l’âge de quelques jours et qui avons reçu le sacrement de confirmation au moment où, adolescents, nous ne pouvions pas encore en mesurer toute la portée, ne sentons-nous pas l’abîme qui sépare la réalité que nous croyons opérée par ces sacrements et leur impact sur notre vie de chaque jour ? Que signifie, non au plan notionnel du catéchisme, mais au niveau de notre expérience spirituelle concrète, les affirmations de saint Paul : « Nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts pour la gloire du Père, nous vivions, nous aussi, d’une vie nouvelle » (Rm 6,4 ; voir aussi 7,6) ? Et encore : « Vous tous, en effet, baptisés dans le Christ, vous avez revêtu le Christ » (Ga 3,27) ; « Vous vous êtes dépouillés du vieil homme avec ses agissements et vous avez revêtu le nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son créateur » (Col 3,9-10).

C’est pourquoi il est légitime, parvenus à l’âge adulte, de prier le Père de nous accorder une effusion particulière de son Esprit, afin qu’il nous aide à prendre conscience de notre être nouveau, de notre être de fils adoptifs et à vivre en plus grande conformité avec notre vocation essentielle. Il ne s’agit donc pas, comme le croient les pentecôtistes classiques, de recevoir « un baptême de l’Esprit » qui serait le seul baptême vraiment efficace, mais de demander au Père de réactualiser en nous ce qu’ont opéré les sacrements de baptême et de confirmation, de libérer en nous les potentialités, demeurées latentes, de l’Esprit.

L’expérience charismatique, expérience pascale

L’expérience charismatique de l’effusion de l’Esprit, conçue comme un développement, un épanouissement de la grâce baptismale, comme une reprise de conscience de l’être nouveau que nous sommes devenus dans le Christ Jésus, se présente donc fondamentalement dans une perspective pascale : c’est l’Esprit qui ne cesse d’actualiser en nous la vie du Christ ressuscité (Rm 8,9-10), qui ne cesse aussi de répandre en nos cœurs l’amour de Dieu (Rm 5,5), qui ne cesse enfin de nous apprendre à murmurer, à la suite du Fils, la vraie prière des fils : « Abba » (Rm 8,14-16, 26-27 ; Ga 4, 6) [12].

C’est pourquoi les chrétiens engagés dans le Renouveau ne tardent pas à se sentir attirés par une fréquentation plus assidue des sacrements, lieux privilégiés de la communication de l’Esprit. Ils redécouvrent en particulier le lien entre l’Esprit et l’Eucharistie qui fait passer dans leur vie quotidienne le mystère de la Mort-Résurrection du Seigneur. Ainsi que le rappelle J. M. Tillard, « de même que, dans toute l’économie actuelle du Salut, l’œuvre de l’Esprit consiste essentiellement à se saisir de l’œuvre objective et historique de Jésus pour l’intérioriser dans les fidèles, l’intervention eucharistique de l’Esprit consiste à se saisir de la densité salvifique du Corps et du Sang pascals pour la communiquer aux frères rassemblés [13] ». En d’autres termes, on pourrait dire que, de même que dans l’Ancien Testament, la promesse de la Nouvelle Alliance est présentée en relation avec le don et l’action de l’Esprit, de même le Christ proclame et donne, dans l’Eucharistie, le sacrement de la Nouvelle Alliance qui doit aussi se réaliser, s’actualiser par l’Esprit : celui-ci, suite à l’épiclèse, non seulement opère le sacrement et lui confère son efficacité, mais aussi recrée le cœur de ceux qui se disposent à le recevoir [14]. Tel est bien en effet le sens de l’épiclèse, invocation à l’Esprit, si chère à nos frères orientaux et que les nouvelles prières eucharistiques ont si heureusement réintroduite, de façon explicite, dans la liturgie occidentale.

C’est pourquoi de nombreux groupes de prière aiment faire culminer leur rencontre, soit occasionnellement, soit régulièrement, dans la célébration eucharistique et choisissent, lorsque des raisons pastorales ne s’y opposent pas, d’insérer la demande pour l’effusion de l’Esprit au moment de l’épiclèse.

L’expérience charismatique, expérience biblique

L’expérience charismatique apparaît éminemment biblique, tout d’abord et fondamentalement en vertu du lien qui existe entre la Parole de Dieu et son Esprit. G. Martelet discerne à bon droit une « génération prophétique, scripturaire » du Christ par l’Esprit : à travers le phénomène historique du peuple élu, lentement formé, instruit, corrigé par ses prophètes, « en orientant les esprits et les cœurs vers la forme que Dieu est en train d’assumer pour approcher le monde dans son Christ, le Saint-Esprit révèle, de manière lentement progressive, à son peuple la figure bien-aimée qui, depuis l’origine du monde, inspire et guide ses travaux [15] ». « Compagnon inconnu et inlassable des hommes qu’il assiste en silence et comme incognito, pendant des millénaires et des millénaires [16] », l’Esprit est pourtant aussi celui qui leur révèle le sens de la Parole selon la promesse du Christ : « Quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous mènera à la vérité tout entière » (Jn 16,13). Il est par excellence le maître intérieur, l’« exégète » qui connaît les profondeurs du mystère de Dieu et les dévoile aux hommes qui accueillent avec foi la Parole. Sans cesse il l’actualise pour eux et en eux et en fait véritablement une parole de vie.

Aussi la lecture de la Parole de Dieu occupe-t-elle une grande place dans l’expérience charismatique, en particulier au cours des réunions de prière. De nombreux témoignages signalent, parmi les « fruits » de cette expérience, un « goût » nouveau pour la lecture biblique quotidienne. Cette méditation de la Parole projette aussi souvent un éclairage sur ce qui est vécu et permet d’y discerner l’œuvre de l’Esprit.

L’expérience charismatique est encore scripturaire par un autre élément qui manifeste aussi une certaine « génération prophétique » du Christ. En effet, il arrive qu’au cours d’une réunion de prière, une personne émette une « prophétie ». Ce sont des paroles de consolation, d’invitation, d’exhortation à la confiance, à l’abandon, dont l’expression, le vocabulaire, est nettement biblique. Il n’est pas rare qu’une participant perçoive que ces paroles lui sont spécialement destinées et apportent une réponse, une lumière pour sa vie. La personne qui « prophétise » se sent amenée à parler sans connaître d’avance le contenu du message : celui-ci lui est en quelque sorte « donné, inspiré » au fur et à mesure qu’elle parle. Lorsque la « prophétie » est donnée « en langues », il faut qu’une personne jouissant du don d’interprétation en donne l’intelligence [17].

Il s’agit en fait de ce don de prophétie que saint Paul avait en si haute estime qu’il écrivait aux Corinthiens : « Aspirez aux dons spirituels, surtout à celui de prophétie. Celui qui prophétise parle aux hommes ; il édifie, exhorte, console. Je désire que vous parliez tous en langues, mais plus encore que vous prophétisiez, car celui qui prophétise l’emporte sur celui qui parle en langues » (1 Co 14,1-5, passim).

L’expérience charismatique, expérience ecclésiale

L’expérience charismatique est encore une expérience ecclésiale et cela à un double niveau : celui du groupe de prière, ecclesiola, et celui de l’Église entière. En effet, la réunion de prière, que certains préfèrent appeler « assemblée » pour souligner davantage l’aspect de communauté rassemblée par l’Esprit [18], joue un rôle capital dans l’expérience charismatique. C’est elle qui accueille celui qui désire faire l’expérience du Renouveau et qui l’entraîne dans sa prière, lui présentant une réalisation nouvelle de la communauté primitive, idéal auquel aspire toute communauté ; c’est là que, encouragé par le témoignage de frères, il apprendra à se livrer davantage à l’Esprit et fera l’expérience de la joie, de l’amour fraternel, de la louange [19]. C’est elle encore qui, le moment venu, priera avec lui le Père de tout don de lui accorder une effusion spéciale de l’Esprit et qui exprimera à la fois sa fraternité et sa responsabilité vis-à-vis de lui par le geste de l’imposition des mains.

L’expérience charismatique est également ecclésiale à un autre niveau, car l’« assemblée » de prière est animée par ce même Esprit qui anime l’Église tout entière. Alors que les premiers pentecôtistes se sont séparés, souvent par la force des événements, des Églises au sein desquelles ils étaient nés, le mouvement néo-pentecôtiste [20] se distingue au contraire par son caractère ecclésial. La fidélité des charismatiques à leur Église se manifeste non seulement par leur souci de la porter dans leur prière, mais aussi par leur fréquentation plus assidue de ses sacrements, par le sens plus vif de leurs responsabilités à son égard, par un engagement plus décidé à son service et à celui des hommes.

L’expérience charismatique offre inséparablement un caractère œcuménique et il est assez frappant de voir le parallélisme entre le mouvement œcuménique et le mouvement charismatique. Tous deux, en effet, sont nés au début de ce siècle, sous l’impulsion de l’Esprit, dans un même contexte missionnaire non-catholique ; ils sont animés d’un même dynamisme qui produit des fruits de conversion, de rénovation, de retour à l’Écriture et de restauration de l’unité.

Enfin l’expérience charismatique est aussi ecclésiale car elle se vit en référence à l’événement fondateur de l’Église, la Pentecôte, dont l’Esprit actualise les effets en chaque chrétien. C’est à ce titre qu’elle doit être également envisagée dans une perspective historique, non seulement tournée vers le passé, mais tout orientée par l’attente eschatologique.

Donatien Mollat a très heureusement mis en lumière la portée eschatologique de l’effusion de l’Esprit ; que l’on considère la Pentecôte elle-même ou les « petites Pentecôtes » dont témoigne le Livre des Actes (4,31 ; 8,15-17 ; 10,44 ; 19,6), on remarque une référence immédiate à la prophétie de Joël (3,1-5) :

Le don du Saint-Esprit, consécutif au baptême, est donc à situer dans la perspective de l’événement eschatologique annoncé par le prophète et actualisé dans l’événement de la Pentecôte. Il est à concevoir comme une emprise charismatique de l’Esprit sur ceux que le Seigneur appelle à constituer le peuple eschatologique. La venue de l’Esprit opère en ces nouveaux croyants, purifiés de leurs péchés et consacrés à Jésus, la constitution du peuple nouveau, peuple de la nouvelle Alliance, dont la loi est l’Esprit même, « donné » au fond de l’être et manifesté au dehors par l’explosion eschatologique des charismes.

Sans reprendre dans le détail l’énumération des charismes donnée par saint Paul – et qui n’est vraisemblablement pas exhaustive dans son intention [21] – ni aborder les problèmes théologiques qu’ils soulèvent, il faut remarquer qu’ils sont tous ordonnés et même subordonnés à la charité. Si saint Paul en effet écrit : « Aspirez aux dons supérieurs », il n’en poursuit pas moins : « Je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes », et il déploie son hymne à la charité en commençant par l’exhortation : « Recherchez la charité ; aspirez aussi aux dons spirituels » (1 Co 12 et 13).

La règle d’or de l’utilisation des charismes reste toujours : « Que tout se passe de manière à édifier » (1 Co 14,26), à contribuer à la construction de la communauté, de l’assemblée, finalement de l’Église. Même le charisme du « parler en langues » qui frappe le plus nos contemporains par son caractère inusité, étrange, et que saint Paul (1 Co 14) remet à sa juste place dans la hiérarchie des charismes, favorise la prière contemplative et n’est pas dénué de valeur communautaire. Ceci est vrai en particulier dans l’expression de la louange et de l’intercession :

L’Esprit vient au secours de notre faiblesse ; car nous ne savons pas que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu (Rm 8,26-27).
Celui qui parle en langues, ne parle pas aux hommes, mais à Dieu ; personne en effet ne le comprend ; il dit en esprit des choses mystérieuses (1 Co 14,2).

Qui ne mesure à quel point ces quelques traits de l’expérience charismatique s’insèrent dans la continuité de la tradition spirituelle de l’Église, tant en Orient [22] qu’en Occident. Ils s’inscrivent aussi dans la visée fondamentale de renouveau et de réconciliation assignée à l’Année Sainte, temps fort du cheminement de l’Église vers son accomplissement eschatologique.

Renouveau charismatique et communautés religieuses

Il est temps, après ces considérations très incomplètes en dépit de leur longueur, de revenir au propos de cet article. Le Renouveau a-t-il quelque chose à dire, à apporter aux communautés religieuses ? A-t-il quelque chose à attendre d’elles ?

Il me semble qu’en présence du défi que lui pose le Renouveau, chaque religieux ne doit pas se demander d’abord : « Vais-je me joindre à ce mouvement ? » La question fondamentale est finalement de l’ordre de cette révision de vie à laquelle Paul VI nous invite précisément par l’Année Sainte. « Est-ce que j’accorde à l’Esprit Saint, dans ma vie, la place qu’il doit y occuper ? Est-ce que j’attends, dans la foi et l’espérance, de sa présence et de son action en moi, de vivre plus authentiquement ma consécration au Seigneur, mon service de ses frères ? Suis-je attentif à ne pas éteindre l’Esprit, à ne pas le contrister ? »

Qui oserait répondre par l’affirmative à toutes ces questions ? Il ne s’agit pas tant de faire de nouvelles choses, d’adopter une nouvelle dévotion, mais bien davantage de faire les choses anciennes avec un esprit nouveau, de prendre conscience que l’on se laisse emporter par un courant vivifiant qui parcourt toute l’Église. Certains peuvent être amenés à s’engager plus explicitement dans le Renouveau charismatique en participant à des groupes de prière, soit au sein de leur propre communauté, soit avec des laïcs. Ils y feront l’expérience de l’aide, de l’émulation que l’on trouve dans la prière partagée et dans la certitude que, là où deux ou trois sont rassemblés au nom du Seigneur, il est au milieu d’eux.

Les communautés religieuses doivent peut-être aussi s’interroger sur leur responsabilité vis-à-vis de leurs frères chrétiens, en particulier des jeunes. Je ne puis mieux faire, pour terminer, que de leur livrer l’appel que le cardinal Suenens a fait entendre aux Supérieures contemplatives de Belgique, en juillet 1973 :

Je crois qu’il y a un appel très spécial qui résonne dans le monde d’aujourd’hui, un écho de ce que les apôtres ont dit au Seigneur : « Apprends-nous à prier ». Je crois que le monde se tourne vers les maisons contemplatives pour leur dire : « Enseignez-nous à prier ». Et cela suppose une initiation : Qui est Dieu ? Qui est Jésus-Christ ? Qui est l’Esprit Saint ? Que sont les dons de l’Esprit ? Et puisque c’est l’Esprit qui prie en nous, parce que nous ne sommes pas capables de le faire par nous-mêmes, c’est à Lui que nous devons recourir. Tout cela demande une initiation, une progressivité, et aussi une attitude de recherche, pour trouver la manière de respecter l’intimité d’une clôture et découvrir en même temps les possibilités d’action. Comment le ferez-vous ? C’est là un problème contingent et accessoire, un domaine à découvrir et à dégager. Mais il faut qu’il puisse y avoir ce rayonnement de prière à travers le monde et que vous soyez ce rayonnement de prière, que vos monastères et vos couvents soient des écoles de prière pour ceux qui viennent en retraite, pour ceux qui viennent à la recherche de Dieu ; que vous soyez humblement des instruments de sa grâce. Je pense que c’est bien là ce que le Saint-Esprit vous demande aujourd’hui.

Abbaye Sainte-Gertrude
Halfmaartstraat 4
B-3000 LEUVEN, Belgique

[1Ibid.

[2Ibid., 608.

[3Ibid.

[4K. et D. Ranaghan, Le retour de l’Esprit, Paris, Cerf, 1972. On lira aussi avec profit l’article de J. Giblet : « Le mouvement pentecôtiste dans l’Église catholique aux USA », Revue théologique de Louvain, 4, 1973, 63-84.

[5J. Mouroux, L’expérience chrétienne, Coll. « Théologie », 26, Paris, Aubier, 1952.

[6D. Mollat, L’expérience de l’Esprit Saint dans le Nouveau Testament, Coll. « Renouveau », 2, Paris, Éd. du Feu Nouveau, 1973, 7.

[7S. Clark, l’un des pionniers du Renouveau aux USA a livré le fruit de son expérience dans un ouvrage qui se propose d’offrir aux animateurs de groupes un schéma de réflexion doctrinale : Team Manual for the Life in the Spirit Seminars, Notre Dame (Indiana), 1972, 2e éd.

[8Les pentecôtistes classiques utilisent l’expression « baptême de l’Esprit » pour désigner une manifestation de l’Esprit dont témoignait déjà le Livre des Actes. Au début, les pentecôtistes nés dans les Églises protestantes, anglicane et catholique reprirent cette expression, mais l’abandonnèrent bientôt pour éviter toute ambiguïté : le « baptême de l’Esprit » n’est pas un huitième sacrement qu’il faudrait ajouter aux autres !

[9Ce geste, dont nous trouvons divers témoignages dans les Actes, n’a pas ici la valeur de rite sacramentel qu’il revêt dans le sacrement de l’ordination. Il exprime simplement la communion fraternelle, la prise en charge par la communauté de prière.

[10Bien que nous ayons sans cesse besoin d’effusions renouvelées de l’Esprit, il y a en général, dans l’expérience charismatique, une effusion privilégiée qui marque souvent une étape dans la vie spirituelle de celui qui se dispose à la recevoir avec foi et espérance.

[11G. Delcuve, « Devenir chrétien dans le Christ », Lumen Vitae, 4 (1972), 607. Nous recommandons vivement tout ce numéro à ceux qui voudraient approfondir leur connaissance du Saint-Esprit.

[12L’oraison du jour de Pâques exprime avec clarté cet aspect : « Aujourd’hui, Dieu notre Père, tu nous ouvres la vie éternelle par la victoire de ton Fils sur la mort (...) Que ton Esprit fasse de nous des hommes nouveaux pour que nous ressuscitions avec le Christ dans la lumière de la vie. »

[13J. M. Tillard, « L’Eucharistie et le Saint-Esprit », Nouvelle Revue Théologique, 1968, 375.

[14Ibid., 370. Voir aussi G. Delcuve, art. cit., 621-623.

[15G. Martelet, « D’une définition de l’Esprit Saint à travers la génération multiforme du Christ », Lumen Vitae, 4 (1972), 600 s.

[16Ibid., 599.

[17Sans entrer dans plus de détails, disons que les critères de l’authenticité de toute « prophétie » de ce genre sont sa parfaite conformité avec l’Écriture, avec l’enseignement spirituel et la doctrine de l’Église, ainsi que le discernement opéré par les auditeurs et le naturel, l’équilibre de celui qui prophétise.

[18Ainsi en est-il pour les Assemblées du Feu Nouveau en France, qui publient une revue, La Chambre Haute, et une collection, « Renouveau ».

[19Il est à noter qu’un peu partout se constituent de véritables communautés charismatiques permanentes.

[20On désigne par ce terme le courant qui s’est développé dans les Églises « institutionnelles » : anglicane, catholique et protestantes.

[211 Co 12,8-12.28-30 ; Rm 12,6 ; Ép 4,11 ; 1 P 4,10-11.

[22On lira avec joie et profit le texte, si cher à nos frères orthodoxes, publié par V. Zander : « Séraphim de Sarov, témoin de l’Esprit », La Vie spirituelle, n° 596 (1973), 417-440.

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