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Discerner l’action de l’Esprit

Valentine Walgrave, o.p.

N°1974-3 Mai 1974

| P. 163-176 |

Résumé, revu par le P. Walgrave, de la contribution en langue néerlandaise qu’il a publiée, avec le concours de la Rédaction, dans la revue Emmaüs, mai-juin 1973, p. 73-86.

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Depuis quelques années se dessine dans le monde un courant néo-mystique. Combien ne voit-on pas de personnes s’exercer à un yoga d’inspiration religieuse ? En maintes abbayes s’introduisent des méthodes zen ; on en attend à tout le moins une préparation psychologique à une prière authentique. Il faut relever aussi les formes proprement chrétiennes de renouveau spirituel. On connaît, parmi bien d’autres centres, Taizé et la maison de prière de Troussures. Mais qui se serait attendu à ce « renouveau dans l’Esprit [1] » qui se manifeste avec toutes ses variantes, depuis la réunion de prière charismatique jusqu’au « retour de Jésus » dans les milieux jeunes, et avec des phénomènes assez étranges : attitudes extatiques, « parler en langues », guérisons par imposition des mains, etc. ? De tout cela quel bien peut-il sortir ? Pas mal de gens en sont troublés ou portés à suspecter toute espèce de manifestation religieuse : « N’a-t-on pas simplement affaire à la réaction spontanée de masses frustrées dans leurs besoins spirituels ? N’allons pas y mêler Dieu lui-même ou son Esprit ! »

Position du problème

Le chrétien de bon sens ne peut qu’applaudir à un « retour au centre », à la conversion au Seigneur Jésus ; il reconnaît volontiers que l’Église doit se laisser mouvoir et guider de l’intérieur par l’Esprit du Christ. Remise en valeur de l’élément pneumatique, qui fut une raison d’être de Vatican II. Et on s’est généralement accordé à écouter la voix de l’Esprit à travers les idées et suggestions d’autrui. Le malaise naît quand la docilité à l’Esprit semble nous entraîner non seulement dans la sphère de la mystique mais dans les régions du merveilleux – synonyme, pour beaucoup d’esprits, du morbide et de l’anormal. Cependant n’est-on pas tenté par là de se défaire à bon compte de données embarrassantes : « Tout cela est source d’illusion, expose la foi au vague et introduit un morcellement dans l’Église » ? Ne nions pas l’existence de tels dangers ; mais à nous braquer sur eux n’irions-nous pas imiter ces « bons catholiques » de jadis qui, dans la naissance du mouvement social, ne voyaient que périls de subversion dans l’Église ? En tout cas, un discernement s’impose d’urgence, surtout en ce qui concerne le renouveau dans l’Esprit. Car celui-ci touche le fond de l’existence chrétienne, et en même temps il gagne rapidement des fidèles qui sont au cœur de la communauté ecclésiale.

Deux questions fondamentales se posent : 1. Que penser de l’attention actuellement réclamée en faveur de l’action intérieure de l’Esprit de Dieu ? 2. Quelle est la valeur des phénomènes insolites, comme l’extase et le « parler en langues », qui peuvent accompagner le renouveau en question ?

Signes des temps et inspiration divine

La première question en appelle une autre, plus générale. En effet, le lecteur l’aura remarqué, nous situons le renouveau dans l’Esprit dans toute une série de manifestations parfois toutes différentes les unes des autres. C’est que, d’un point de vue culturel-historique, toutes ces manifestations nous apparaissent comme traduisant un même besoin fondamental qui affecte aujourd’hui l’Occident : celui de retrouver le contact avec un monde qui dépasse l’homme. Autrement dit, certaines aspirations profondes qui orientent l’homme vers l’accomplissement de sa destinée se trouvent frustrées. Pour autant les revendications de cet appétit insatisfait nous font-elles entendre simplement un appel de Dieu ? Et les « mouvements » qui prétendent y répondre, avec les solutions qu’ils offrent, sont-ils toujours animés par l’Esprit ? A nos yeux le désir comme la réponse sont ambigus ; bien et mal s’y compénètrent intimement. Ainsi le marxisme offre une solution non purifiée à la situation de désespoir résultant de l’individualisme libéral.

Les grands courants d’une époque ne nous révèlent le message de Dieu que si nous décelons l’ambiguïté pécheresse des appétits spontanés et prenons conscience du fait que ce péché peut falsifier le message. C’est ce que confirme l’histoire : tous les signes des temps sont ambigus ; ils peuvent nous mener dans deux directions diamétralement opposées. C’est une même sensibilité sociale qui a conduit aux cellules révolutionnaires de Lénine mais aussi aux cellules de la JOC de Cardijn. C’est la conversion profonde [2] qui décide de la direction, le retournement qui nous met à l’écoute de la voix de Dieu, au-delà de nos besoins spontanés et, pour une part, à l’encontre de ceux-ci.

C’est un trait typique de cette « humanité en voie de guérison » que nous sommes de tendre d’abord à l’apaisement du besoin subjectif plutôt qu’à la reconnaissance des valeurs objectives, d’écouter le moi non encore purifié de préférence au murmure de l’Esprit de Dieu. D’où, parfois, notre agressivité et notre impatience destructrice. Les grands charismatiques de l’histoire de l’Église, des hommes comme François, Dominique ou Ignace, communiaient vraiment à la sensibilité de leur temps, dont les réactions spontanées exerçaient un effet délétère sur la communauté ecclésiale. Mais ils ont su écouter leur temps en se dépassant eux-mêmes, avec cette liberté intérieure qui seule rend réceptif à l’Esprit du Christ et au véritable sens de l’Église. Ainsi en leur personne la sensibilité de l’époque a pu devenir un facteur de renouveau. L’action de l’Esprit ne passe donc pas à côté des tendances collectives d’une génération donnée et de leurs expressions. « Surnaturelle », elle n’est pas pour autant « en dehors » de la nature : Dieu prend l’initiative de « recréer » (la conversion est grâce) le cœur même de l’homme qu’il a créé, de relier notre personne à celle du Seigneur, de sorte que les ressorts humains soient réordonnés à leur destination primitive et mis au service du dessein salvifique [3].

Pas de renouveau dans l’Esprit sans conversion profonde

La tendance qui porte vers une Église charismatique correspond certainement à une aspiration naturelle, propre à notre temps, et que Dieu veut insérer dans son œuvre de salut. Considérée d’un point de vue psychologique et comme d’en bas, elle n’est qu’une variante de la revendication générale d’une vie spontanée, une réaction – à côté de l’art pop, du style hippie, des « communes » – contre le climat de durcissement et d’inauthenticité qui pèse aujourd’hui sur la société.

Cette inquiétude, les chrétiens cherchent évidemment à la tourner dans le sens où souffle l’Esprit de Dieu. Car pour eux l’existence se vit à partir du Christ et sous la motion continuelle de son Esprit. Mais aussi longtemps que nous avons affaire à une réaction spontanée dans une perspective chrétienne, tout est encore ambivalent. Cette tendance ne recevra sa signification chrétienne explicite qu’au moment où il ne s’agira plus en premier lieu d’un besoin subjectif à assouvir mais d’un appel que m’adresse le Dieu saint et auquel je ne puis ni ne veux me dérober.

Du coup, on le voit, une « Église de Pentecôte » ne peut exister que par-delà une conversion radicale : passage d’une poussée naturelle à une véritable motion intérieure qui nous porte à nous abandonner dans l’obéissance à l’Esprit de Dieu. Cette conversion suppose une conscience aiguë de l’ambiguïté de notre inclination à nous ménager un certain équilibre intérieur. Tant que la clarté n’est pas faite sur cette ambiguïté, le renouveau dans l’Esprit n’est qu’apparence et il menace l’Église de désarroi et de ruine.

Une Église née de l’Esprit

Par ailleurs il faut nous rendre compte que, dans l’histoire de l’Église, les périodes d’efflorescence se distinguent par l’attention à l’Esprit Saint. L’Église est née du don de l’Esprit, que le Seigneur lui a envoyé selon sa promesse. C’est à la suite de la longue attente au Cénacle qu’explosent le saint enthousiasme d’en-haut, l’assurance brûlante, le zèle pressant d’annoncer la bonne nouvelle, et que se produisent les phénomènes des langues et de guérison des malades par imposition des mains. En tout ceci, le rôle des manifestations paranormales (et, dans ce cas, des manifestations paramystiques) ne peut pas être nié. Dès le premier jour les choses prennent une telle ampleur (cf. Ac 2,13) que certains témoins déclarent les apôtres aliénés. Mais Pierre s’en réfère au prophète Joël : « Il se fera que je répandrai de mon Esprit sur toute chair. Alors leurs fils et leurs filles prophétiseront, les jeunes gens auront des visions et les vieillards des songes » (Ac 2,17).

Ces charismes, dons de l’Esprit de Dieu au service de l’Église, accompagneront sans cesse la jeune Église et susciteront chez les auditeurs cette question : quelle est donc la source de ce message ? Jésus lui-même avait promis de tels signes (Mc 16,17-18). Ils représentent donc bien un élément particulier dans la vie de l’Église, surtout en cette phase initiale où il lui faut prendre pied dans le monde. Mais ils ne disparaîtront jamais totalement. On peut noter cependant qu’au début le charisme n’accompagnait pas seulement l’action du disciple individuel (Pierre, Jean, Étienne, Paul), mais venait également signaler l’assemblée des croyants. Celle-ci était comme une réunion « dans l’Esprit ».

Ce deuxième élément disparut plus tard. (Pourquoi cela ? Et quelle signification attribuer au fait qu’aujourd’hui se présentent dans l’Église de nouvelles « assemblées charismatiques » ? Ces questions nous occuperont plus loin.) Mais la vie de beaucoup de grands apôtres et de saints – qui furent souvent aussi de grands « mystiques » – est parsemée de phénomènes paramystiques étonnants : révélations et visions, prophétie et don de pénétration des âmes, extase et stigmates, bilocation et lévitation, guérisons miraculeuses... Souvent ces prodiges servent de signes qui attirent l’attention sur un charisme ou un message qui est finalement accueilli, reconnu et suivi par la hiérarchie. Jusqu’aujourd’hui il s’agit d’une constante de l’histoire de l’Église.

Un appel à l’Esprit qui prête à confusion

Mais l’histoire montre aussi l’ambivalence de l’enthousiasme religieux et des phénomènes paranormaux. Ils peuvent amener des égarements dans l’Église, surtout – c’est un fait – lorsqu’ils prédominent dans les assemblées ecclésiales. Et ce danger tient, dans le fond, au fait qu’on se concentre exclusivement sur l’Esprit Saint, qu’on s’absorbe totalement dans l’expérience intérieure que l’on vit ensemble, qu’on s’accroche aux réactions spontanées qu’on éprouve ou aux phénomènes prodigieux qui se produisent. Cet engouement inspire facilement l’indifférence voire l’opposition à l’égard de tout ce qui pourrait relativiser l’enthousiasme ressenti ou lui imposer certaines délimitations : confession précise de foi, obligations religieuses, liturgie et sacrements, institutions ecclésiales et surtout ministère et hiérarchie. En bien des cas, le don de guérir, de prophétiser et de parler en langues est érigé en critère de l’authenticité chrétienne d’une communauté. Sans cesse surgissent des chefs mus par une inspiration nouvelle, qui forment de nouvelles Églises ou conduisent à un essai éphémère d’œcuménisme, en dehors de toute confession de foi.

L’Église a connu ces aventures depuis ses débuts – qu’on se rappelle les avertissements de Paul aux Corinthiens – et tout au long de son histoire, avec les gnostiques, les cathares ou les convulsionnaires et, du côté protestant, toute une série de sectes jusqu’au pentecôtisme au premier sens du terme.

L’ambivalence des phénomènes paramystiques

Telles quelles, ces manifestations ne dénotent donc pas nécessairement une action de l’Esprit de Dieu. Le don essentiel de l’Esprit, c’est la communion intime avec le Seigneur, la sainteté chrétienne. Jésus n’a jamais dit qu’on reconnaîtrait ses disciples aux charismes, mais à leur amour mutuel. Les faveurs dont il nous gratifie sont avant tout le goût qui fait apprécier la saveur du message évangélique, le discernement des divers esprits, la sagesse chrétienne, la force dans les circonstances difficiles – tout ce que nous appelons d’ordinaire « dons du Saint-Esprit », et aussi cet ensemble de motions intimes (appelées par Paul les « fruits » de l’Esprit) qui déterminent le climat intérieur de l’âme : joie, paix, douceur, bienveillance, longanimité, fidélité...

Le lien entre sainteté et certains charismes (c’est-à-dire dons au service de l’Église) est si accidentel que ces derniers restent étrangers à la vie de bien de grands saints et peuvent en revanche surgir en abondance chez des personnes fort éloignées de la sainteté ou ne persévérant pas dans les voies du Seigneur. Jésus n’a-t-il pas nettement fait entendre qu’un homme peut recevoir le don de prophétie, chasser les démons et opérer des prodiges et cependant ne pas entrer dans le Royaume (Mt 7,21-23) ? Et saint Paul s’exprime dans le même sens : je puis parler en langues et n’être qu’une cymbale retentissante, ne rien valoir en réalité, faute d’avoir la charité (1 Co 13,1-3).

Comment comprendre cette ambivalence des phénomènes paramystiques ? Selon J. Maréchal [4], il s’agirait de virtualités naturelles et de mécanismes dont Dieu, selon sa providence constante, assume le jeu dans son œuvre de grâce. Tout dépendra de notre attitude. Allons-nous utiliser ces forces à notre profit ou les mettre à la disposition de l’Esprit Saint ? Cette ambivalence concerne avant tout les états d’âme mystiques. La passivité totale et la simplification de la conscience qui peuvent aller, chez tel sujet, jusqu’à l’oubli de son existence propre, ménagent un espace intérieur dans lequel la personne est livrée à l’orientation que sa vie avait prise jusque-là. S’il a réellement choisi Dieu au-delà de ses besoins subjectifs et dans l’abandon à sa volonté, s’il a été purifié par une fidélité grandissante dans la vertu, la fuite du mal, le détachement, alors il se livre à l’action de l’Esprit avec tout le dynamisme de son être. Si tel n’est pas son cas, il convoitera la passivité intérieure comme une réponse à un appétit naturel. Et les mots de Dieu, Jésus, l’Esprit, auront pour lui une merveilleuse résonance mais bien plutôt comme prometteurs d’une riche expérience intérieure que comme mettant le sujet face au Dieu vivant et souverain. Et la référence à l’Esprit couvrira des aberrations, des messages illusoires, des déviations sexuelles, dont on présumera chaque fois qu’ils sont dictés ou autorisés par l’Esprit de Dieu.

C’est dans le même sens que le P. Maréchal explique l’ambivalence des phénomènes paranormaux (lecture de la pensée d’autrui, glossolalie, écriture automatique, paroles intérieures, etc.). Des virtualités latentes en tout homme mais habituellement refoulées par l’orientation pragmatique et rationnelle de notre existence courante reparaîtraient à la surface, à la faveur d’un état de passivité. Il se produirait une dissociation psychologique de forces spontanées qui ne sont pas encore assez intégrées dans l’état de passivité contemplative pour rester sous le contrôle de la conscience au moment d’une concentration intensive. En somme cela veut dire que la personne est mue par un processus d’impulsions spontanées surgissant du subconscient. Le fait, pour un sujet, de présenter ces phénomènes n’a en lui-même aucune valeur religieuse. La valeur de ces manifestations est déterminée par la nature des forces qui les met en branle. C’est d’ailleurs aussi le cas d’autres qualités humaines. Concentration, maîtrise de soi, ascèse, générosité peuvent découler de l’amour de Dieu et être en ce sens des fruits de l’Esprit, mais elles peuvent également résulter d’une ambition sans limite.

Nous n’avons pourtant pas le droit d’exclure a priori qu’aujourd’hui des phénomènes paramystiques puissent se produire d’une manière saine dans une réunion charismatique authentique [5]. Ce qui, au jour de la Pentecôte, fut l’œuvre de l’Esprit de Dieu, peut l’être encore aujourd’hui. Au Seigneur revient l’initiative.

Une dernière remarque à ce sujet. Certes les phénomènes paramystiques comme l’extase, le « parler en langues », la guérison par imposition des mains, reposent sur des mécanismes naturels. Cependant, comme croyants, nous ne pouvons pas exclure que, sous l’influence du Saint-Esprit, ils prennent des formes auxquelles une religiosité naturelle ne pourrait jamais mener. Le récit du miracle de la Pentecôte dans les Actes nous oriente très clairement dans cette direction.

Critères d’une véritable vie dans l’Esprit

Comment discerner ce qui vient ou ne vient pas de l’Esprit de Dieu ?

1. Un premier critère consiste dans le fait qu’on attache peu d’importance, dans la vie du chrétien, à tout ce qui relève du merveilleux. On sera davantage attentif à la vertu authentique d’un homme simple, incapable de prier cinq minutes en silence, qu’au privilège d’un sujet qui reste en contemplation deux heures d’affilée. Tel est bien l’enseignement des Saints.

2. De là un second critère : on ne recherche jamais pour eux-mêmes une expérience mystique ou un charisme. Thérèse d’Avila tout comme Ruusbroec sont d’avis qu’en pareil cas la contemplation est illusoire. Elle devient un état subjectif sans contenu de foi (un culte du vide intérieur et de la quiétude), où l’on tend à la suppression de la conscience et renonce au contrôle des facultés rationnelles. C’est une fausse mystique qui n’est point préparée par l’effort moral et n’exerce pas de répercussions favorables sur la conduite de la personne.

On ne provoquera jamais non plus l’extase par des techniques de passivité. Car alors il ne s’agit plus d’un don de Dieu mais d’une acquisition que l’homme réalise par ses propres forces. Appliquant cela aux réunions de prière sous le signe du renouveau dans l’Esprit, on peut dire qu’il n’est pas bon d’orienter d’avance l’attente des participants vers une expérience psychologique commune qu’on attribue à l’Esprit Saint (de mettre d’avance au programme le baptême dans l’Esprit Saint, comme si on pouvait mettre la main sur l’Esprit de Dieu). Autre chose est d’inviter les participants à désirer les charismes et à se disposer à les recevoir (1 Co 14,1) dans la mesure où ils sont souhaitables pour l’édification de la communauté ecclésiale. Autre chose aussi de les inviter à demander l’effusion de l’Esprit lorsqu’ils y sont disposés. A condition de les avoir bien éclairés sur le sens de cette démarche de solidarité dans la prière. Par ailleurs il ne faudrait pas encourager à se laisser aller à une spontanéité intérieure non purifiée par la conversion profonde dont nous avons parlé plus haut. De la sorte on pourrait certes mettre en branle le processus spontané des forces latentes dont nous avons parlé plus haut, mais il est douteux qu’on puisse en attendre un message de l’Esprit Saint. Cela exposerait d’ailleurs à mettre en vedette certaines personnes davantage douées à cet égard, un peu comme on cherche un médium pour une séance de spiritisme.

Pour ce qui regarde les phénomènes paramystiques, nous n’écouterons jamais assez les grands maîtres spirituels, les « Docteurs » que l’Esprit a donnés à l’Église. Ce que saint Jean de la Croix dit des voix intérieures et des visions vaut de tout phénomène paramystique : n’y faites pas attention, fuyez-les plutôt ; si cela vient de Dieu, cela trouvera de toute manière son chemin dans l’Église.

3. Un autre critère de toute piété et mystique chrétiennes (et Ruusbroec y tient beaucoup), c’est qu’elle se meut consciemment dans une vision dogmatique de l’existence chrétienne (avec le rôle central de Jésus-Christ Dieu-homme), qu’elle se nourrit des sacrements et accepte avec respect la discipline ecclésiale. Car le don de nous-mêmes à Dieu suppose le sens profondément vécu de notre dépendance à son égard, et cette dépendance s’exprime selon son dessein divin dans la confession de foi, les sacrements et le magistère hiérarchique.

Certes il est bien pensable que des personnes qui ont grandi hors de l’Église catholique ou des jeunes qui lui sont devenus étrangers au cours des dernières années soient saisis par l’Esprit de Dieu. Mais alors un critère d’authenticité se trouvera dans leur disponibilité croissante à entrer dans l’Église avec tout ce qu’elle est. Un enthousiasme pour Jésus et l’Esprit Saint qui détournerait de l’institution et de la confession de foi serait signe d’illusion [6].

4. Il faut signaler aussi le lien très ferme qui rattache les grâces authentiques de prière au progrès moral. S’il s’agit de grâces d’oraison strictement personnelles, elles s’accompagnent d’une grande fidélité à une conduite chrétienne effective, surtout en ce qui regarde l’amour du prochain ; ou bien elles apparaissent lorsqu’une personne opère très consciemment un réel mouvement de conversion. L’infidélité n’est certes jamais exclue (les phénomènes paramystiques prendront alors des tournures suspectes), mais habituellement un progrès moral sera la conséquence évidente des faveurs en question. S’il s’agit d’un don charismatique (comme le don de guérison), c’est l’approfondissement chrétien de l’entourage qui en confirmera l’authenticité et l’origine divines.

5. Un dernier signe : là où l’Esprit de Dieu est à l’œuvre, le contemplatif ne se distance pas des besoins les plus graves de son temps. Elle est suspecte, l’existence contemplative, la communauté charismatique de prière qui ne favorise pas la sensibilisation aux besoins du monde ou qui laisse les chrétiens inconscients ou indifférents à l’égard de la crise de l’Église.

Église et esprit de Pentecôte

Il faut porter une attention positive à ces critères. Sans nul doute ils contribuent à épargner à l’Église de tristes expériences. Nous pouvons nous attendre à des moments de crise. Comme nous l’avons dit, toute efflorescence mystique dans l’Église prend naissance à partir de la sensibilité religieuse du temps, mais non pas sans qu’on ait consciemment fait le choix du Seigneur, au-delà du besoin spontané. Et cela signifie pour l’Église discernement, tension, combat. Une « Église de Pentecôte » aura affaire à ses cathares, à ses bégards, à ses alumbrados, etc.

Mais une fois les critères fermement posés (sérieux moral, confession de foi, fidélité à la hiérarchie, rejet de la recherche du sentiment pour lui-même), il est clair que la tendance actuelle qui porte vers la prière contemplative et en premier lieu le renouveau dans l’Esprit signifient pour l’Église une chance unique. Ce serait pour elle une catastrophe si la crainte des risques l’amenait à se fermer au puissant mouvement religieux qui surgit partout autour de nous. Fidèle à son origine, à ce que le Seigneur lui a donné d’expérimenter aux premiers jours de son existence, l’Église doit être prête à accueillir son Esprit comme lui-même décide de le communiquer en son sein. C’est seulement ainsi qu’elle a de l’avenir.

Un renouveau dans l’Esprit ?

En ce sens l’attitude des évêques américains témoigne d’une authentique sagesse chrétienne, quand ils ménagent un espace à la brusque efflorescence du mouvement « pentecôtiste » dans l’Église et qu’ils donnent en même temps quelques critères et directives fermes. Serait-il vraiment pensable que se répète aujourd’hui ce qui s’est passé dans l’Église de la première heure ? La secousse charismatique opérée par l’Esprit Saint va-t-elle atteindre non seulement la vie personnelle de certains saints mais encore l’Église comme communauté ?

Stephen Clark, un des dirigeants du renouveau dans l’Esprit en Amérique, et incontestablement un chrétien remarquable, propose cette réflexion : « Il est évident qu’avec toute l’Église nous traversons une période de crise. Dans le monde l’incroyance grandit. Même à l’intérieur de l’Église beaucoup perdent la foi. Un peu partout des chrétiens commencent à se sentir mal à l’aise et se demandent où Dieu se cache. L’Église a tout autant besoin qu’au premier siècle des dons de l’Esprit. Autrement comment relèvera-t-elle le défi de notre société technologique incroyante [7] ? »

Certes, pareil raisonnement n’est pas apodictique, mais il force à réfléchir. Et la conclusion n’est pas que nous devions tous nous rallier avec enthousiasme au renouveau dans l’Esprit. L’Esprit de Dieu se chargera bien de sa diffusion et nous appellera si nous y sommes nécessaires. Il est bon que l’attitude croyante sainement critique soit représentée dans l’Église. Ici aussi la règle vaut : si cela vient de Dieu, cela fera son chemin.

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[1Nous parlerons de « renouveau dans l’Esprit » plutôt que de renouveau charismatique, mouvement pentecôtiste, etc. Ces derniers termes ont été assez vivement critiqués (cf. p. ex. Y. Congar, La Croix, 19.1.1974), non sans raison, semble-t-il.

[2Le texte original néerlandais parle ici de « grand renversement » – qu’il faudrait analyser de plus près dans l’Évangile : il s’agit d’un bouleversement radical de toute l’attitude de vie qui purifie les besoins vitaux de l’homme et les libère en vérité ; cf. p.ex. Lc 9, 24 ou Mt 6, 33.

[3La loi ici énoncée se saisit plus aisément dans son application à la vie personnelle. Dans le tempérament de chacun, ses talents, sa situation, s’inscrit un appel que l’Esprit lui adresse. Je pourrai y déchiffrer une « vocation personnelle », mais cela à condition d’être vraiment disponible à ce que Dieu attend de moi, d’avoir la faculté d’écoute qui est le fait d’un cœur converti, au-delà de mes réactions spontanées. Conversion toujours à refaire. Même dans ses engagements les plus sublimes, l’homme peut encore « se retrouver », exiger pour soi un résultat et vouloir le forcer. Retour inconscient à la spontanéité non purifiée et libérée. Alors la sensibilité aux signes des temps n’est plus facteur de renouveau spirituel mais de désarroi et de destruction : une cellule jociste peut basculer dans la mystique marxiste, une communauté contemplative se muer en secte.

[4Joseph Maréchal, S.J. († 1944), fut non seulement un des meilleurs philosophes chrétiens de ce siècle mais un excellent connaisseur de la littérature mystique, qu’il étudia sous le biais psychologique. Son ouvrage Études sur la psychologie des mystiques, Bruxelles-Paris, 1937, fait toujours autorité. On trouve un résumé de sa pensée dans l’article posthume « Vraie et fausse mystique » publié dans la Nouvelle Revue Théologique 67 (1945), 275-295. Nous nous en sommes largement inspiré.

[5Dans les réunions catholiques du « renouveau dans l’Esprit », les manifestations charismatiques telles que le « parler en langues » se déroulent habituellement d’une manière qui n’a rien de morbide. La glossolalie s’y manifeste souvent dans un climat de recueillement intérieur éloigné de toute fausse exaltation. Elle est éprouvée par beaucoup d’intéressés comme une impulsion incoercible à une prière intime.

[6Ici encore le renouveau dans l’Esprit à l’intérieur de l’Église catholique peut nous éclairer. Il est né d’un humble sentiment d’impuissance face au renouveau de l’Église et s’est soumis dès le début à l’autorité ecclésiale. Il est possible que tout n’y soit pas toujours très clair, et pourtant des jeunes de plus en plus nombreux en viennent à retrouver la confession de foi et l’institution ecclésiale, notamment en ce qui regarde le rôle de la hiérarchie dans leur vie.

[7Stephen B. Clark, Spiritual Gifts, Dove Publications, Pecos (New Mexico), 1969, 34-35.

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