Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Problèmes et orientations des contemplatives aujourd’hui

Jean Leclercq, o.s.b.

N°1974-2 Mars 1974

| P. 94-103 |

La lecture en ligne de l’article est en accès libre.

Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.

Les pages qui suivent sont celles d’un exposé qui a été donné devant des supérieures et des représentantes des nombreux monastères et couvents de contemplatives d’un pays d’Europe. Elles ont été élaborées à partir des réponses envoyées à un questionnaire non directif [1]. Elles constituent un essai d’interprétation des faits marquant l’évolution récente de la vie des moniales, en référence aux trois exigences majeures de leur existence, telles qu’elles ont été amorcées par le Concile Vatican II dans Perfectae caritatis, n° 7 : « La solitude et le silence, la prière assidue et la pénitence avec joie. »

I. La vie contemplative et l’évolution culturelle

1. Le problème

C’est un fait qu’à des rythmes différents, une transformation culturelle est en train de s’accomplir dans toutes les sociétés. Il est normal qu’elle ait des répercussions dans le christianisme, et, pour l’Église romaine, dans la vie contemplative. Elle s’y manifeste par une mise en question et une réinterprétation des rapports existant entre ce qu’on peut désigner, pour simplifier, comme « foi » et « culture ». Cette association, inévitable et utile, a permis l’insertion et la diffusion du message religieux dans un ensemble de milieux. Elle est donc justifiée ; mais elle risque toujours de restreindre la communication de la révélation – qui est, de soi, universelle – à des milieux dont le propre est d’être limités.

Le courant de la sécularisation nous a appris à dissocier le message religieux des formes culturelles du passé, quitte à l’associer à de nouvelles formes culturelles relatives aux temps et aux régions. Est-ce un bien ou un mal ? Tout a été dit dans l’un et l’autre sens. En tout cas, la sécularisation est un fait désormais irréversible. Aujourd’hui, plusieurs pensent qu’après le choc provoqué par la première vague, elle a purifié le christianisme et élargi ses possibilités de diffusion en toutes les cultures du monde.

Ce problème concerne-t-il la vie contemplative ? Celle-ci est une réalité spécifiquement chrétienne, ayant son origine dans le courant de vie transmis par les Apôtres, en référence à des exemples et des enseignements de Jésus. De ce point de vue, la vie contemplative fait partie du mystère chrétien : elle est objet de foi. Comme lui, elle a traversé de nombreux siècles et s’est associée à des formes culturelles que notre solide adhésion à ce qu’il y a en elle d’évangélique nous permet de relativiser sous la conduite de l’Esprit présent dans la hiérarchie apostolique et dans la communauté. En lui, elle discerne ce qui est proprement chrétien, par conséquent universel, de ce qui a été contingent, limité, provisoire.

Le sens de l’Église et la théologie doivent intervenir, aussi bien que l’histoire. Car le critère du discernement n’est pas d’ordre chronologique, comme s’il s’agissait de choisir entre le passé et le présent. Ainsi que Paul VI l’a déclaré aux membres du chapitre général des Franciscains conventuels en juin 1972, personne ne peut « se détacher de tout le passé pour suivre des voies entièrement nouvelles [2] ». Le critère est de l’ordre du « théologal », c’est-à-dire de la foi en acte : il s’agit de distinguer ce qui est « évangélique » de ce qui est son support « culturel ». En celui-ci, il faut discerner ce qui est encore valable. Par exemple, la « clôture thérésienne », c’est-à-dire celle qui répondait à l’ intention profonde de la réformatrice du Carmel, n’est pas nécessairement, partout et pour toujours, la « clôture de sainte Thérèse », c’est-à-dire celle dont elle a fixé les modalités de fait dans son pays et en son temps. Sans doute un tel discernement ne va-t-il pas sans difficultés ; ne va-t-on pas tout relativiser ? Mais y a-t-il un moindre risque à absolutiser le temporaire ? Paul VI, encore, a courageusement appliqué cette méthode aux formes historiques de l’exercice de l’autorité dans l’Église : « L’expérience et l’histoire nous en offrent des images qui ne sont pas toujours fidèles ni heureuses. Il faut approfondir le concept de l’autorité de l’Église, le purifier en le distinguant des formes qui ne lui sont pas toujours essentielles, et le ramener à son critère premier et chrétien [3] ».

Bien des exemples affluent à la mémoire quant à la vie contemplative, illustrant comment les données évangéliques se sont trouvées liées à ce qu’il y a eu de changeant dans la psychologie humaine au cours des siècles. Ainsi le fait de vivre en communautés fraternelles est une donnée évangélique ; mais le fait que, dans ces communautés, aient existé ce qu’on a appelé des « classes » est une donnée culturelle. De même, le fait de placer des grilles aux fenêtres des palais ou dans les endroits où certaines femmes rencontrent d’autres personnes est un fait culturel dont la date et les raisons sont discernables en divers types de sociétés non-chrétiennes – comme celles des pays musulmans – ou chrétiennes. Il en va de même pour le voile que des femmes portaient et continuent de porter en certains milieux. De même, le culte du silence s’était associé, depuis une période assez tardive du Moyen Âge, à la pratique de parler par signes.

Le fait que des hommes et des femmes soient appelés à consacrer leur vie à Dieu dans le service de la prière est une donnée évangélique ; le fait que des femmes ne puissent établir elles-mêmes les lois de leur existence, mais doivent les recevoir d’hommes qui ne mènent pas leur vie, est une donnée culturelle.

Le fait de prier Dieu, de le louer en chantant des hymnes et des psaumes, est une donnée évangélique ; le fait de prier et de psalmodier dans une langue, aujourd’hui morte, qui fut celle d’un milieu, en une période de l’histoire et dans une partie du monde, est une donnée culturelle.

On pourrait proposer la même distinction à propos de certains horaires, de certaines pratiques de mortification et de bien d’autres choses. On en est maintenant arrivé à se demander si et pourquoi ces données purement contingentes, introduites sous l’influence de la culture de certaines sociétés, en certains temps et en certains pays, doivent rester liées à l’existence contemplative.

Mais cette question, relative au passé, même récent, ne fait qu’en introduire une autre, au sujet du présent qui oriente l’avenir : quelles répercussions les conditions culturelles d’aujourd’hui peuvent-elles avoir sur cette vie contemplative ? L’évolution dont nous sommes les témoins implique d’abord, par rapport au passé, ce qu’on a appelé une « rupture culturelle » : que nous le voulions ou non, on constate aujourd’hui un « bouleversement des mentalités » qui exige un « changement de peau, de tête et de cœur », un renoncement aux « valeurs héritées », la participation à une « culture mouvante [4] ». Mais cette rupture, qui se réalise dans le domaine de notre culture, non dans celui de notre vie théologale, oblige aussi à une « rencontre des cultures ».

2. Solutions

Certaines solutions ont déjà été apportées, d’autres sont encore à chercher ; les premières donnent confiance pour les secondes.

Bien des témoignages prouvent que l’évolution culturelle a été acceptée : il y a un « mieux » conduisant à une vie contemplative plus personnelle et plus communautaire. S’il y a du « moins », c’est moins d’infantilisme, de juridisme, de conformisme, d’individualisme et de maternalisme. Et de ce résultat positif, on pourrait citer bien des exemples à propos de chacune des conditions et exigences majeures de l’existence contemplative.

La solitude a été, non seulement conservée, mais intensifiée : l’appel du désert a été davantage entendu, donnant lieu à « plus d’érémitisme », à des retraites ou journées de solitude, à des efforts en vue de rendre le travail lui-même plus solitaire. Et, en même temps, il y a plus d’unité, de communauté et de fraternité conduisant à une meilleure connaissance mutuelle, à la reconnaissance et au respect de la diversité des dons. L’exercice de l’autorité a fait plus grande la part de la liberté personnelle, de la conscience, de la responsabilité, réduisant les privilèges et les préséances. Il y a aussi « meilleur silence » : on se tait moins, mais le silence a gagné en qualité ; les « plages de silence » ont rendu la célébration de l’Office plus personnelle.

Le fait que des contemplatives se saisissent de plus en plus comme des « permanentes de la prière » traduit bien le caractère « d’assiduité », de continuité, que revêt pour elles cette activité, et il exprime aussi qu’elle est pour elles une façon de remplir une fonction sociale. On tire meilleur profit de la liturgie célébrée dans la langue culturelle. Les offices sont moins nombreux et moins longs, mais il y a meilleur équilibre entre la prière liturgique et la prière silencieuse, entre l’une et l’autre et le travail, entre l’une et l’autre et l’étude : l’intérêt porté à l’Écriture Sainte, à la théologie, à l’information sur l’Église et le monde, a entraîné de bienfaisantes conséquences pratiques : formation plus solide ; bibliothèques mieux fournies, mieux organisées, facilement accessibles ; conférences, sessions, cercles bibliques et autres, revues, journaux, « télévision à doses utiles », modification des lieux de prière quand il y avait lieu, tout a favorisé la prière.

Toutes ces transformations dans les pratiques et les idées ne se sont pas produites sans des renoncements et des efforts qui ont été autant d’actes de pénitence. Avec joie, on a accepté cette ascèse du changement et cette conversion des mentalités a conduit à une libération intérieure. Une augmentation du sommeil, une alimentation mieux soignée, un chauffage suffisant ont favorisé l’oraison et la célébration de l’Office. De nouvelles formes de jeûne ont été trouvées, associées au partage avec les pauvres, les réfugiés ou les missions. Et cette pénitence généreuse s’est manifestée spécialement dans le domaine du travail, conçu comme une ascèse vraie. Il a été organisé plus rationnellement, selon de meilleurs horaires et grâce à des moyens mieux adaptés à ce qu’il doit être en une vie contemplative ; l’assiduité d’un travail permettant de subvenir aux dépenses et occupant parfois cinq heures par jour, est apparue comme une excellente mortification, dans la culture d’aujourd’hui, en même temps que comme un service rendu à la société, à l’Église : tel monastère tient les archives du diocèse ; le budget, mieux équilibré, a été, de plus en plus, étudié en communauté. On constate également que le désir d’une vie plus simple a gagné du terrain.

Bref, un progrès vers plus de vérité, de liberté, de docilité à l’Esprit est allé de pair avec un meilleur développement des personnes en tous les domaines – physique, intellectuel, spirituel : bien des valeurs culturelles ont changé, sans détriment – bien au contraire – pour les données évangéliques.

3. Aspirations et orientations

Pourtant tout n’est point fait. Bien des aspirations se font jour, qui orienteront l’évolution prochaine. Ce qui a été accompli indiquait déjà une voie. Pour suggérer qu’on continue d’aller plus loin, avec plus de logique et de courage encore, certaines propositions sont émises. Celles qui les formulent expriment ce que certaines autres pressentent et que toutes, en tout cas, doivent accepter de discuter ; la valeur de leur témoignage est garantie par leur attachement à leur vocation contemplative. Reproduire ici quelques-unes de ces idées contribuera à donner plus d’imagination aux esprits qui en auraient moins.

Il faudrait faire un effort énorme pour la formation spirituelle des sœurs, et, pour cela, être au courant des « techniques » de prière, faire entrer un peu les sciences humaines afin de permettre à chacune de se connaître en profondeur, et d’avoir une véritable vie de communauté, tout en respectant la personnalité des autres. Peut-être adopter un système de plan de travail par mois ou thème de réflexion, etc., pour stimuler la sensibilité.

Sans doute faudrait-il arriver à faire participer davantage les sœurs à la direction du monastère et, pour ceci, ne pas limiter au Conseil la possibilité de réfléchir sur des problèmes d’organisation qui concernent tout le monde. Qu’il y ait davantage de décisions prises ensemble, concernant la marche de la maison, le travail, etc., ce qui obligerait chacune à compter avec les autres.

Bref, que l’on cherche les moyens de rendre chaque sœur le plus adulte possible, et surtout parfaitement consciente du sens de sa vocation et de ses exigences.

Tout ceci dans « l’idéal », bien entendu ; ce n’est pas un souhait pour maintenant, c’est une conception de la vie commune.

Actuellement, on est moins sensible aux valeurs de pénitence, de fidélité à l’observance, de séparation, et davantage aux valeurs de communion et de partage. Dans le monde, on vit parfois des partages très exigeants. Logiquement, ceci nous amènera à évoluer : par exemple, si des religieuses viennent prier dans l’« ambiance » d’un monastère, pourquoi ne pas les associer à notre vie liturgique en les faisant entrer dans notre chœur ? Et même les laisser faire leur retraite en clôture.

Le monde aura de plus en plus besoin de lieux où trouver silence, solitude et chaleur humaine. Pourquoi ne pas partager les richesses que l’Église nous permet de vivre ?

Il y a aussi bien des souffrances et des illogismes que l’on pourrait éviter : à l’entrée de leur fille, pourquoi les parents ne pourraient-ils pas connaître le lieu où va vivre leur enfant ?

Pourquoi ne pourraient-ils pas entrer lorsque, par exemple pour cause de maladie, nous ne pouvons les recevoir au parloir ? Et pourquoi ne pourrions-nous sortir, dans de justes limites, quand c’est l’inverse ?

Si nous sortons pour les besoins du corps, pourquoi pas pour les besoins de l’âme, lorsque les prêtres ne peuvent venir chez nous ?

On fait des maisons d’accueil pour les anciennes des couvents fermés. Pourquoi, lorsqu’un monastère n’est pas très loin d’une telle maison, ne pourrait-on pas, certains jours de fête, aller se réjouir avec elles plutôt qu’entre nous ?

Pourquoi ces « nécessaires détentes » dont Paul VI a parlé, et qui peuvent comporter sport, musique, jeux, journées particulières ou collectives de vacances, ne peuvent-elles être prises qu’en clôture ?

Si la vie contemplative est vraie, il n’y aura pas de risque d’évaporation. Une vie fraternelle plus profonde demande parallèlement une vie de prière, de solitude et de silence plus intense.

Dans les petites communautés le nombre des sœurs sera de toutes façons à repenser en fonction de la vie et de la mentalité actuelles, du charisme, des appels du monde et de l’Église et de la vie fraternelle que nous avons à mener.

Enfin, le souhait est exprimé qu’il soit possible de revenir à cette belle fleur de l’amitié spirituelle. L’amitié épanouit une âme tandis que l’isolement la raidit.

Nous constatons dans le monde entier une remise en question dans tous les domaines. Loin d’ébranler notre foi, ces remises en question peuvent l’approfondir et la purifier, comme elles doivent aussi nous obliger à « creuser » les fondements de notre foi : mieux connaître pour mieux aimer.

Les nouveaux chemins empruntés par la foi influent nécessairement sur le comportement de la prière. Il y a là quelque chose de très important à cultiver : une contemplation très insérée dans « l’événement » ; les contemplatives ne l’utilisent pas assez.

Supprimer ou modifier ce qui est étrange, désuet, inutile, en une vie qui se veut simple et pauvre, dans toute la mesure où cela n’est pas réellement au service de notre vie de prière. Simplicité du cadre, des bâtiments. Modernisation du matériel pour permettre un travail rémunéré en gardant la possibilité des temps de prière pour toutes.

La « modernisation » s’applique à la manière de travailler, mais aussi à celle de se mortifier, de s’instruire en vue de la prière.

II. La vie contemplative et le devoir d’évangélisation

Tous les chrétiens sont responsables de l’annonce de l’Évangile, chacun à sa façon. Les pasteurs et le peuple de l’Église, qui ont la responsabilité d’évangéliser le monde, ont le droit d’interpeller sur ce point les contemplatives. Celles-ci sont responsables à la fois de leur manière d’y être fidèles et de leur contribution à l’évangélisation du monde.

Aujourd’hui les moniales sont davantage évangélisées, et elles évangélisent davantage. Les deux faits sont liés : l’effort qu’elles ont accompli en vue de recevoir une meilleure formation leur a fait comprendre celui qu’elles doivent fournir en vue d’en partager l’acquis.

Dans des témoignages venus de tous les Ordres monastiques féminins, revient, avec une fréquence inconnue jusqu’ici, le vocabulaire de l’accueil, sous son double aspect d’hospitalité et de réception, le tout réalisé en clôture, ce qui a obligé à modifier les formes extérieures de celle-ci. Les grilles sont manifestement en voie de disparition, car l’aisance nécessaire à la communication est une condition de l’évangélisation. Des parloirs ont été rénovés, des chapelles transformées, l’équipement des hôtelleries a été rendu plus fonctionnel et des équipes d’accueil ont été constituées.

Bref, sans détriment pour la vie contemplative, l’œuvre d’évangélisation a été intensifiée. Il faut maintenant nous demander : qu’annonce-t-on ? à qui ? de quelle façon ? Sur tous ces points, les orientations d’avenir se dégageront des expériences faites.

Le premier des aspects du mystère de l’Église dont les contemplatives témoignent est l’amour absolu dont le Père nous a aimés en Jésus-Christ et avec lequel, grâce à l’Esprit de la résurrection, il est possible de l’aimer. Le caractère radical de l’engagement pris par celles qui ont accepté d’y répondre en renonçant à tout pour tout trouver en lui, est la réalité mystérieuse fondamentale qui étonne le monde et, par là-même, donne l’occasion de rendre plus visibles les vrais motifs qui sont à l’origine d’un tel genre de vie. Il y a là une forme de fidélité, de réponse à certaines exigences de la foi, que celles qui en ont reçu le don doivent annoncer comme une forme authentique de vie dans l’Église. C’est l’exemple de toute une vie qui rendra ce témoignage.

L’engagement d’amour envers Dieu a pour conséquence un renoncement à tout ce qui n’est point nécessaire pour aller à lui.

Ceci explique l’aspiration qui se fait jour de plus en plus vers une réelle simplicité de vie. Seule une existence qui apparaîtra simple et pauvre annoncera que nos dépouillements sont libérateurs.

L’amour total et le renoncement évangélique doivent permettre aux contemplatives de développer en elles et de manifester le sens du service.

La clôture ne peut justifier chez elles l’ignorance des besoins du prochain, et l’intérêt qu’elles portent aux problèmes des hommes doit se concrétiser d’une façon réelle. Il sera le rayonnement de la charité qui régnera dans la communauté, et qui sera le premier moyen d’évangélisation : il faudra que notre vie soit tellement charitable, tellement pleine de joie, de paix et de confiance, qu’elle devienne le signe de ces réalités ; ceux qui nous approchent doivent « sentir » que les tensions inévitables se résolvent dans l’amour.

Encore doit-on se demander si l’on atteint vraiment le peuple réel que le concile appelle « les fidèles et les infidèles », et, surtout, en lui, ceux qui en auraient le plus besoin. Ce qui est signe pour nous, l’est-il aussi pour eux ? Certaines rêvent d’un monastère, gardant sa vie communautaire mais ayant, non loin de lui, une petite maison où, par roulement peut-être, trois ou quatre moniales vivraient très simplement, très proches de la réalité de la vie. De plus, une autre tâche des contemplatives semble devoir être d’apprendre à trouver leur place dans l’Église diocésaine. Le danger de devenir « apostoliques » n’est qu’apparent ; c’est avant tout une question de conviction et de spiritualité, permettant de concilier la fidélité aux divers charismes avec une charité ingénieuse.

Enfin, l’un des rôles propres des contemplatives dans l’évangélisation est d’annoncer le mystère de la prière. Les couvents sont des « foyers de prière ». Souvent on leur adresse des « demandes de prière », et il s’agit généralement d’intercession. Certaines personnes, en expliquant les motifs de telles demandes, avouent avoir le sentiment de prier mal ou peu. C’est alors que s’impose aux contemplatives le devoir de les éduquer au sens vrai de la prière, qui est mystère de consentement à Dieu, par conséquent d’adoration, de louange, d’action de grâces. Pratiquement, ce rôle d’évangélisation doit surtout porter sur trois points qu’il n’est possible ici que d’évoquer, mais sur lesquels on a le devoir de réfléchir : montrer dans la prière une activité gratuite et non utilitaire [5] ; bien préciser le sens de la prière d’intercession et les domaines au sujet desquels on peut et on doit la pratiquer ; donner confiance en leur prière aux chrétiens qui vivent dans les conditions normales de la société [6].

III. Vie contemplative et sacrements

Le problème des rapports entre l’évangélisation et les sacrements est maintenant partout posé dans l’Église. Il a été soulevé par la conscience plus vive de ce qu’il y avait d’anormal dans une vie chrétienne où ces deux ordres de réalité n’étaient pas justement harmonisés : la pratique des sacrements n’était pas soutenue par une foi suffisamment explicite et solide. La réaction salutaire qui s’est produite ne vise pas à réduire l’importance de l’évangélisation ou celle des sacrements, mais à montrer comment elles se conditionnent réciproquement. L’acte privilégié dans lequel elles culminent est la célébration, qui est en même temps un sacrement et un fait d’évangélisation, puisque l’on y proclame la parole de Dieu.

Toute notre vie, sanctifiée par ce sacrifice, devient sacramentelle. Alors « nos corps, notre visage, notre langage... sont sacrements nécessaires et efficaces de nos rencontres humaines, c’est-à-dire, selon la définition traditionnelle du sacrement, « des signes qui causent ce qu’ils signifient ».

Il est beau que les contemplatives, en vertu de cet instinct surnaturel qu’est le Saint-Esprit en elles, aient désormais une plus vive conscience du lien entre l’évangélisation et le sacramentel, et du caractère unifiant que la célébration eucharistique a dans leur existence. Partout l’Eucharistie a été mieux perçue comme le sommet de l’existence contemplative, comme l’acte qui confère une valeur sacramentelle à toutes les activités de prière et de service.

Ce renouveau sacramentel a entraîné des conséquences pratiques : d’une part, l’Eucharistie vécue en étroite communion avec l’Église locale, d’autre part une prière liturgique qui soit l’expression d’une vie fraternelle à laquelle les assistants puissent se sentir non seulement intégrés, mais participants.

Tous les problèmes, fondamentaux ou secondaires, ne se résoudront que grâce à un effort théologique au sujet des sacrements que les moniales célèbrent fréquemment : l’Eucharistie et la Pénitence. Au sujet de ce dernier, il y aurait lieu d’étudier le mystère du péché, de la condition du pécheur, du pardon et de la joie que cause la réconciliation, de l’ascèse comme service d’Église inséparable du service de la prière, ayant, comme elle, sa source et son aboutissement dans la participation au sacrifice de la Croix.

Conclusion : raisons de rendre grâce et d’espérer

L’un des signes du travail de l’Esprit dans l’Église d’aujourd’hui est que l’on retrouve, chez les contemplatives, bien des idées et des propositions qu’élaborent les spécialistes de la sociologie religieuse et de son interprétation théologique. Certains vœux exprimés indiquent en quelle direction l’effort doit être poursuivi :

Il faut que nous remettions aussi en cause certaines traditions accumulées au cours des siècles afin de retrouver la sève vivifiante de la Tradition. Ce travail est commencé ; nous avons à le continuer courageusement dans une grande fidélité à l’Évangile et à nos fondateurs.
Mais nous voudrions que l’Église – en l’occurrence la Congrégation pour les Religieux – veuille bien nous aider dans cette rénovation, tout simplement en nous traitant enfin en personnes majeures.

Le calme même avec lequel de tels vœux sont émis, la confiance dont ils font preuve dans l’autorité la plus haute, autorisent une grande espérance. Aussi la tâche dont nous sommes tous responsables consiste-t-elle, non pas à la freiner, mais à l’orienter dans le sens où souffle l’Esprit.

Abbaye Saint-Maurice et Saint-Maur
CLERVAUX, Grand-Duché de Luxembourg

[1Les extraits des réponses seront cités en petit caractère.

[2D’après La Croix du 13 juin 1972.

[3Audience du 14 juillet 1965 ; Documentation catholique, 62 (1965), col. 1352.

[4Ces formules sont empruntées à A. Jeannière, La rencontre des cultures, dans Projet, janvier 1972, cité dans le Bulletin du Centre de Réflexion sur le Monde non occidental (CRM), 39, mai 1972, p. 22.

[5Cet aspect de la prière est excellemment illustré par H. Delhougne, La prière dans un monde sécularisé, dans La vie des communautés religieuses (Montréal) 1972.

[6Sur ce point, j’ai donné des indications sous le titre Christian Experience Today, dans Spiritual Life. 1972.

Mots-clés

Dans le même numéro