Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

L’horizon de la fidélité

Guy Sales, s.s.c.c.

N°1973-6 Novembre 1973

| P. 351-360 |

Un essai de réponse au livre de P. de Locht, Les risques de la fidélité.

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Ces dernières années, de multiples publications ont traité du problème de la fidélité [1]. Face à de nombreuses personnes en recherche très souvent dans la souffrance et le désarroi, le présent article, écrit après la lecture du livre de P. de Locht, Les risques de la fidélité [2], se propose de considérer l’horizon à partir duquel les questions sur l’engagement et la fidélité doivent être débattues.

Dieu présent à chaque moment de notre existence

Pierre de Locht accorde beaucoup d’importance au présent ; la liberté chosifiée dans un contrat n’est plus acceptée ; il faut revoir la fidélité en partant du seul moment où la liberté se vit sans alibi : le présent. « Ce qui fait la valeur de l’engagement ne tient pas principalement à ce qu’il exprime pour demain, mais à ce que les êtres engagent aujourd’hui, livrent d’eux-mêmes dans l’aujourd’hui » (22).

Tel est le leitmotiv du livre ; c’est aussi ce qui en fait l’intérêt : le retour au présent, seul lieu de l’engagement, loin de toute fuite vers le passé ou le futur.

Cependant, quelques traits nous étonnent : la compréhension du présent, la conception de Dieu et la manière de voir la liberté humaine.

D’abord, dans quel présent la fidélité s’engage-t-elle ? Pour le livre que nous analysons, comme le dit O. du Roy dans la préface, c’est le présent, non d’un « monde clos, statique », mais celui d’un « monde marqué par l’histoire et le mouvement » : on rejette les « majuscules théologiques » contraires à la vie, la « gelée métaphysique » figeant le vécu, la « fidélité... comme mirage d’éternité déjà descendue dans le temps » (5).

Dans ce retour au présent, pourtant, où se manifeste l’intention de ne rien figer, Dieu semble oublié, sans que l’auteur le veuille expressément sans doute. Dieu n’est jamais tête de chapitre : « Il faut attendre près de trente pages pour entendre parler de Dieu. C’est honnête... et beaucoup plus théologique » estime encore O. du Roy (5). Dieu apparaît comme celui auquel il ne faut pas trop vite recourir, sous peine de ne plus être soi-même.

L’auteur nous propose donc un présent purement anthropologique ; celui-ci n’est nullement un présent ancré en Dieu, reçu dès le début comme don du Père – témoin et garant du présent, du passé, du futur – et accueilli comme grâce faite en vertu d’une promesse qui reporte à un passé et à un avenir salutaires.

Nous voilà au cœur du problème : croyons-nous en une relation immédiate et de chaque instant avec Dieu, de sorte que nous soyons enracinés en Lui et qu’il nous soit toujours présent ?

Ce Dieu oublié – c’est le second point –, quel est-il ? Pour éviter de « figer Dieu dans telle pratique ou tel comportement » (76), Pierre de Locht insiste d’une part sur l’altérité de Dieu : un Dieu que l’on ne peut toucher, « au-delà de toute description qu’on en fait, de la saisie qu’on en a à tel moment de l’histoire » (76), et, d’autre part, sur le dialogue avec lui : « Si le Verbe s’est incarné, c’est pour être parmi nous Dieu qui nous parle, qui noue avec son peuple un dialogue sans cesse inédit... jamais Dieu ne rompt le dialogue... Il nous invite à nous offrir à l’Esprit qui nous révèle l’éternelle jeunesse de l’amour infini... Il serait faux de croire que notre bonne conduite comble un peu la distance entre Dieu et nous. Seule notre foi (c’est nous qui soulignons), notre accueil de Dieu comme Dieu permet le dialogue. Ce ne sont pas nos misères, nos incapacités, nos échecs qui rompent l’alliance, mais nos refus de reconnaître Dieu, de nous tourner vers lui dans la confiance, avec une âme de pauvre » (77-78).

Dieu est autre, certes, mais parce qu’il s’est fait homme et s’est dit en Jésus-Christ, il est possible d’en parler et de décrire ce qu’il a été et est toujours parmi nous.

Oui, Dieu est en dialogue avec nous ; pourtant, parce qu’il se rend présent à nous tel qu’il s’est incarné, sa présence toujours « neuve » déploie les richesses d’un déjà-là réalisé en plénitude lors de cette incarnation, spécialement dans la mort et la résurrection. Quant à l’Esprit, s’il « révèle l’éternelle jeunesse de l’amour infini » (77), il n’est pas un souffle indéfini ; c’est le Verbe incarné qu’il nous fait comprendre et qu’il nous rend à jamais présent. Jésus n’est pas seulement Dieu qui nous parle ; il détermine aussi notre agir ; il est, au plus profond de nos cœurs, Dieu fait homme, dans le concret de la nature humaine, de sorte que, ancrés en lui, nous puissions, par notre bonne conduite, nous transformer et participer de plus en plus à la vie divine.

Cette représentation de Dieu, enfin, entraîne inévitablement une vision bien définie de la liberté humaine.

Proclamer un Dieu incarné nous amène à confesser que nous ne sommes capables de découvrir les vraies valeurs qu’en enracinant les actes de notre liberté dans les actes mêmes de la liberté de Jésus. Nous sommes donc loin de l’exercice d’une sorte d’épochè, c’est-à-dire d’une prise de distance par rapport aux valeurs chrétiennes que nous pourrions rechoisir ensuite, après ce recul. Nous nous considérons trop souvent comme des libertés choisissant « à froid » telle valeur plutôt que telle autre. Or la liberté de l’homme ne s’exerce pas ainsi : elle a sa demeure, son point d’ancrage. A fortiori pour la liberté du chrétien. Ce dernier n’est pas d’abord quelqu’un qui choisit des « valeurs » chrétiennes, mais celui dont l’acte même de choisir est mû par l’Esprit du Christ ressuscité ; c’est en lui, par lui, avec lui qu’il s’effectue. Il s’ensuit que la morale chrétienne n’est pas seulement une morale des valeurs ; elle est aussi une contemplation de l’histoire de celui en qui notre liberté se trouve enracinée. Par conséquent, une culture ou une époque déterminées ne sont pas la référence ultime de la morale chrétienne, ce qui n’empêche d’ailleurs pas d’en tenir compte [3].

Fidélité à Dieu - fidélité aux hommes

Les serments « n’ont de chance d’être réels que portés par la rencontre, par l’alliance des réciprocités, par la grâce d’un amour » (O. du Roy, dans la Préface, p. 6).

L’ouvrage a raison de replacer les questions de l’engagement et de la fidélité dans le cadre des relations interpersonnelles. Cependant la rencontre entre hommes suffit-elle toujours pour porter les serments ? Ceux-ci ne sont-ils plus réels quand la relation interpersonnelle est déficiente ?

D’aucuns le penseront peut-être. Néanmoins, nous croyons que le Christ est le premier garant de tous les serments. Si, au niveau humain, ceux-ci ne sont plus soutenus par les rencontres interpersonnelles, ne sont-ils pas portés dans, par et avec le Christ ? En lui, par lui, avec lui, on peut continuer à aimer l’autre, même s’il ne nous aime plus. Cette gratuité est à l’image de la gratuité divine, caractéristique essentielle de l’amour de Dieu.

C’est donc une erreur de mettre sur le même pied la relation avec Dieu et la relation avec les hommes. Même dans le cas d’une amitié profonde, un homme n’est jamais présent à l’autre comme Dieu lui est présent, c’est-à-dire au plus intime de lui-même. Rappelons-nous saint Augustin : « Dieu plus intime à moi-même que moi-même. » Il s’ensuit que les lois de la psychologie régissant les relations entre hommes ne peuvent être appliquées que de manière très imparfaite, analogique, à la relation à Dieu.

Quand nous parlons de la fidélité, nous devons tenir compte de cette présence intime du Dieu vivant perçue de façon d’autant plus tangible que l’on vit plus intensément son intériorité. La fidélité ne se joue pas « entre soi et soi-même », entre « la parole dite et le sur-moi qui nous prend au mot » (O. du Roy, dans la Préface, p. 6). Plus profondément elle se décide entre Dieu et moi...

À la lumière de ce que nous avons dit de la relation immédiate avec Dieu, comment concevoir les relations humaines ? Comment nous situer par rapport à cette affirmation : « Si l’engagement peut être pris vis-à-vis de Dieu sans la médiation de solidarités humaines, alors le poids de l’éternel fige la liberté humaine, l’écrase et la survolte » (O. du Roy, dans la Préface, p. 6) ?

Les relations humaines ne sont pas Dieu. Elles ne sont pas séparées de Dieu. Elles sont en Dieu, témoins de lui. Je ne dis pas seulement que j’aime quelqu’un parce que Dieu l’aime ; je l’aime encore pour lui-même, tel qu’il est, car son être est si profond qu’il est ancré en Dieu, il est témoin de lui. Il y a plus encore : non seulement les individus sont personnellement enracinés en Dieu, mais les relations qu’ils nouent y sont ancrées ; elles également sont témoins de lui.

Cependant la différence dont nous avons parlé plus haut entre nos relations avec autrui et notre relation avec Dieu n’entraîne pas comme conséquence un seul type de relation interpersonnelle : de personne humaine à personne humaine (même si ces relations sont vécues en Dieu). Non, la relation immédiate de tout homme avec Dieu est aussi une relation interpersonnelle : Dieu n’est pas une divinité vague et floue ; il est présent au fond de nos cœurs dans la personne de Jésus ressuscité. Cette présence peut être si prenante qu’elle vaut la peine d’un don total de la personne humaine, entre autres par le célibat. Ce don, parce que total, implique don du corps, offrande de la sexualité ; celle-ci est ancrée totalement dans la liberté de celui qui est l’Homme par excellence (est-ce dès lors un « manque d’humanité » ?).

Le don du célibat est un don total interpersonnel comme dans le mariage, mais vécu différemment. En conséquence, le célibat, qu’il soit sacerdotal ou religieux, n’est pas un engagement « qui porte sur un objet ou sur un mode d’être individuel [4] ». Il se vit lui aussi vis-à-vis d’une personne. Et si le célibat sacerdotal ou religieux est une consécration de tout notre être (y compris de tout notre corps et de notre pouvoir de relation) à la personne de Jésus, il est lui aussi un vivre-avec ; il y a donc place pour la fidélité. En effet, lorsqu’on aborde le problème de la fidélité, une distinction doit être établie entre l’engagement à l’égard d’une autre personne par un don total et les modalités de cet engagement. Il faut considérer d’une part l’engagement vis-à-vis d’une personne en Dieu ou vis-à-vis de Dieu, avec toute sa densité : don de soi, de l’être le plus profond, y compris le corps, la sexualité, le corps social, et d’autre part les diverses modalités pour vivre cet engagement, lesquelles évoluent. Cette évolution est toujours à recevoir comme don de Dieu, même si nous la promouvons ; elle s’effectuera par conséquent en référence à l’Église.

C’est pourquoi, s’il est don total, l’engagement vis-à-vis d’une personne est pour toujours : si on donne tout, on donne aussi le temps qui suit l’engagement. Seules les modalités de vie peuvent changer.

Insister sur le don total entre deux personnes relativise un certain nombre d’expressions : « la fidélité ne consiste pas à prolonger un engagement qui aurait perdu sa signification, à maintenir un choix qui ne serait plus porteur de valeurs... Ce serait une attitude jugée inauthentique » (72-73 ; c’est nous qui soulignons). Nous ne pensons pas que les termes « attitude », « valeurs », « signification » – termes plus ou moins abstraits – recouvrent suffisamment l’engagement d’une personne humaine envers une autre ou d’une personne vis-à-vis de Dieu.

De plus, le célibat sacerdotal n’est pas avant tout « disponibilité à telle ou telle communauté ». La réciprocité entre ministère sacerdotal et communauté n’est pas nécessaire pour garder le célibat, bien qu’elle soit hautement souhaitable. Le célibat sacerdotal est service de l’Église, qui, en tant que Corps du Christ, implique une relation immédiate à Jésus, Dieu incarné [5].

Fidélité à Dieu - fidélité à la loi

On ne peut « se consacrer à un principe ou à une idée », mais il faut « se livrer de tout son être dans une dépendance interpersonnelle profonde et dynamique, en vue d’un projet à réaliser en commun... La fidélité n’est pas d’abord un précepte, une obligation. Elle est une manière de se situer par rapport à autrui, de vivre de manière engagée la relation interpersonnelle en s’y impliquant de tout son être... Sur le plan des personnes, il ne s’agit pas de prendre un engagement, mais de s’engager, d’engager son être dans un vivre-avec... L’engagement et la fidélité ne sont pas avant tout des devoirs imposés de l’extérieur ; ils constituent la seule manière de mener une existence réellement humaine... (On doit) s’interroger sur le mode d’engagement souvent trop général et dès lors trop anonyme qui est demandé aux prêtres » (13-15).

L’auteur insiste fortement sur l’« implication profonde de soi » dans la relation interpersonnelle. C’est l’« unique voie de liberté » (15). Cette accentuation, cependant, fait oublier le sens profond des principes, des idées et des devoirs. A travers cette omission, les relations humaines n’apparaissent plus ancrées en Dieu. Or ce Dieu, parce qu’il est Dieu, c’est-à-dire l’Autre, nous interpelle et nous demande certaines choses ; cette demande devient pour nous une norme, une loi.

Au lieu de s’imposer à nous, Dieu nous invite, dans le respect des libertés, à le rejoindre. D’où – puisqu’il y a appel à l’exercice de la liberté – des lois, des normes révélées qui ne s’opposent pas à la liberté, mais sont là pour son épanouissement plénier. Cette transcendance divine présentée sous la forme d’une loi (qui en est le signe) est rejetée par beaucoup, comme l’est aussi d’ailleurs la transcendance de la société par rapport aux individus (ce qui n’exclut nullement l’amélioration des structures de la société).

Parce que le Père est le Principe sans principe, inengendré, innascible, parce qu’il est transcendant, parce qu’il nous engendre en son Fils et nous appelle à l’aimer en retour, nous lui répondons, non seulement en suivant des voies que nous fixons nous-mêmes, mais aussi en parcourant des chemins qu’il nous trace ; lui, notre créateur, en effet, nous connaît bien et souvent mieux que nous-mêmes limités dans l’espace et le temps. Suivre ses voies, c’est accepter une loi, une norme, un principe, une obligation, un devoir venu de l’« extérieur [6] ».

Il y a la loi que le Seigneur fixe pour tous : c’est la vocation à laquelle tout homme est appelé de par le fait d’être homme. Il y a aussi la loi que le Seigneur fixe à chacun personnellement : c’est la loi de la conscience et la vocation unique de chacun. D’un côté, l’Église (tout le peuple et la hiérarchie, à des degrés divers) – médiation par excellence exprimant la transcendance de Dieu par rapport à nous – doit appeler chacun à vivre ces deux lois. À ce niveau, elle est exigence. D’un autre côté, elle pardonne ceux qui ne peuvent obéir en tout à ces lois ; elle est miséricorde. Elle ne cesse d’appeler (envers et contre tout) et pourtant elle sait pardonner. Si, donc, il y a « échec » dans l’observance de la loi, il y a pardon. Celui-ci n’implique pas le changement de la loi.

En étant exigence et pardon, l’Église est parfois perçue comme niant ou marginalisant les échecs : « L’Église catholique a une peine particulière à accepter l’existence de l’échec, spécialement là où des engagements sacramentels ont été pris » (61).

Nos contemporains acceptent difficilement une loi qui les juge et la miséricorde qui les gracie. C’est avec peine qu’ils se reconnaissent pécheurs. Dès lors, la solution n’est pas de supprimer l’échec ; au contraire, il doit être accepté dans sa réalité profonde : le vœu d’un pardon.

Après avoir examiné le sens de la loi dans la vie chrétienne, considérons son « mode d’emploi ». Il est une conséquence des paragraphes précédents. La loi de l’Église, pensons-nous, n’est pas à prendre comme un garde-fou dont on se servirait parce que l’on percevrait la liberté comme une menace et que l’on refuserait de miser sur elle (cf. op. cit. p. 35). Il faut apprendre à faire confiance aux êtres, à leur capacité de poser des choix valables : chacun est invité à retrouver son intériorité la plus profonde pour qu’il puisse être fidèle à lui-même et à sa vocation propre ; en cette intériorité, Dieu est intimement présent. Mais n’oublions pas que cette intériorité est incarnée dans un corps humain qui se prolonge dans un corps social. De même, Dieu nous est concrètement présent dans le corps glorieux du Christ. Par leur participation à ce Corps dans l’Eucharistie, les chrétiens sont incorporés à lui et deviennent son corps social : l’Église. L’homme, dans son corps « de chair » et son corps social avec ses lois propres, se trouve créé et appelé à renaître dans ce corps du Ressuscité qui a lui aussi ses lois.

Fidélité dans le temps

« Chaque être n’existe qu’au cœur d’une histoire et dans un réseau de relations qui constituent sa personne réelle » (36).

Nous devons nous placer non seulement au sein d’une histoire [7], mais au cœur de l’Histoire du salut, de l’Histoire de Jésus, de l’Histoire d’un long cheminement entre Dieu et son peuple, entre Dieu et nous. En parlant de l’Histoire de Jésus, nous touchons le problème du temps, de la mémoire (cf. 26). Si l’on a parlé plus haut de la différence entre la présence de Dieu à l’homme, et la présence d’un être humain à un autre être humain, il nous faut parler ici de la différence entre la présence de l’éternité à l’homme et la présence du temps de l’homme à l’homme lui-même.

L’éternité m’est présente en Jésus-Christ. La mémoire de l’éternité m’est présente en sa mémoire. Celle-ci englobe la mémoire bien limitée de l’homme. Parfois des raisons puisées dans le présent, trouvées uniquement à partir de la mémoire humaine, susciteront telle conduite, alors que la référence à la mémoire de Jésus, à son mémorial eucharistique, entraînera d’autres comportements. D’où le danger de se limiter à un point de vue strictement humain, surtout quand on parle du sacerdoce et de la vie religieuse, qui n’ont pas de sens en dehors de la foi.

Ainsi, quand se pose la question : « Faut-il ratifier les décisions prises jadis ? » (47), il convient, dans le cas du couple, de situer la relation des deux êtres en Dieu incarné, Jésus-Christ, présent au plus profond de leur vie ; sa mémoire est présente à leurs mémoires ; ils doivent répondre, non seulement l’un vis-à-vis de l’autre, mais l’un vis-à-vis de l’autre en Jésus-Christ. Leur décision n’en sera que plus profonde. Il en va de même pour le célibat : il faut marquer l’ancrage de la mémoire humaine dans la mémoire de Jésus et la forme spécifique de cette relation interpersonnelle. Pour répondre à cette question, il faut également se rappeler la distinction faite plus haut : l’engagement vis-à-vis d’une personne est pour toujours, s’il est don total ; mais la façon de vivre cet engagement peut changer.

Aux pages 49 et 50, Pierre de Locht nous dit que dans l’Église, des modifications d’engagement sont considérées comme acceptables lorsqu’elles vont dans le sens d’un mieux. Par exemple, on accepte facilement qu’un prêtre séculier devienne trappiste ou ermite ; on n’accepte pas cependant qu’un prêtre se marie. Par conséquent, « le mariage est jugé... comme une manière moins complète d’être donné au Christ », nous explique l’auteur : conception ecclésiale qui manifesterait une « fuite du réel ». Quant à nous, nous aimerions poser le mariage et le célibat dans la mouvance de l’Histoire du salut. Parler de ces états de vie en termes de « moins complet » et de « mieux », c’est en rester à une vision bien statique des choses, qui n’intègre nullement la dimension d’Histoire du salut.

Mariage et célibat se situent très différemment dans cette Histoire et d’une manière complémentaire. Les uns construisent le monde à partir de la paternité féconde de Dieu, les autres témoignent bien pauvrement, certes, de ce vers quoi, de toutes manières, le monde se construit : le tout à tous dans l’intimité de Dieu ; ils témoignent de la fin vers laquelle tend le monde, fin déjà réalisée en Jésus ressuscité.

Les deux vocations représentent deux temps différents de l’Histoire du salut : mariage, puis célibat. La solitude propre au célibat, si elle n’est pas vécue au début du mariage, l’est bien souvent à la fin de la vie et spécialement au moment de la mort. Le célibat consacré anticipe plus explicitement cette mort, cette croix par laquelle passent les hommes, et témoigne qu’à travers cette mort, c’est le centuple qui est vécu.

Ce n’est donc pas un mieux, mais un moment différent, comme plus avant dans cette Histoire. S’il est aisé pour une personne mariée (quand le conjoint est décédé par exemple), de passer à la vie religieuse, selon la logique temporelle de l’Histoire du salut exprimée plus haut, il est beaucoup plus difficile pour quelqu’un qui a voué le célibat de revenir « en arrière » : arrière non qualitatif, mais historique. Cette difficulté est ressentie par beaucoup ; elle n’est pas uniquement le fruit de pressions exercées de l’extérieur.

Dans le célibat, la sexualité n’est pas refoulée (cf. 50), mais orientée différemment sans être supprimée. S’il n’y a pas exercice de la génitalité, la sexualité comme manière d’être-au-monde continue, en lui, à s’épanouir, mais de façon différente et selon des critères particuliers [8].

Conclusion : une question de méthode

Le problème de la fidélité doit se traiter à partir de Dieu, de Jésus-Christ. Lorsque nous parlons en chrétiens, ne devons-nous pas éviter d’ajouter la vision théologique de la question comme un simple complément ? « La réflexion de l’homme sur son propre cheminement se complète (c’est nous qui soulignons) pour le chrétien d’une approche théologique » (14).

Au nom du dialogue avec les non-croyants, qui nécessite un langage « commun », « universel », on opère une distinction entre le divin et l’humain, entre la foi et la raison. Une phénoménologie du comportement de l’homme dévoile ce que tout le monde est à même d’observer et l’on se plaît à discourir sur la fidélité à cet échelon dit « universel », c’est-à-dire à celui de la description du phénomène.

Mais cette distinction : humain-divin, naturel-surnaturel, ne peut aboutir à une séparation entre Dieu et l’homme, surtout quand on passe du domaine descriptif au niveau moral où les valeurs les plus fondamentales entrent en ligne de compte. Nos engagements trouvent leur dimension la plus profonde en Dieu ; c’est en lui, et non à partir de notre horizon restreint, que les décisions doivent se prendre ; en lui ont à s’enraciner nos continuations ou nos changements d’orientation.

Est-ce une fuite de nos responsabilités ? Non, car Dieu n’aliène pas la liberté de l’homme. Il ne supprime pas l’humain, mais l’affermit et lui donne une dimension combien plus profonde, non seulement au niveau de l’être, mais aussi au plan de l’action ; Dieu est la source et la fin dernière de l’agir humain.

Chaussée-St-Pierre 350
B-1040 BRUXELLES, Belgique

[1Citons, par exemple, bien que certains de ces écrits appellent des restrictions analogues à celles que nous exprimons dans cet article : J. Colette, A. et F. Dumas, A. Duval, P. Jacquemont, Engagement et fidélité. Coll. « Problèmes de vie religieuse », 31, Paris, Cerf, 1970. M. Joulin, Vivre fidèle, Desclée De Brouwer, 1972. A. Simonet, Apôtres pour notre temps, Coll. « Théologie, Pastorale et Spiritualité », 25, Paris, Lethielleux, 1972 (tout le chapitre III, « Devant sa Face », p. 32-47). Lumière et Vie, n° 110, nov.-déc. 1972 (avec, entre autres, l’article de M. Légaut, « Persévérance dans l’engagement et fidélité fondamentale »). Christus, n° 77, janvier 1973.

[2P. de Locht, Les risques de la fidélité, Paris, Cerf, Desclée et Cie, 1972. Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de cet ouvrage (ou, avec mention du nom d’O. du Roy, à la Préface de celui-ci, p. 5-8).

[3Si la morale chrétienne n’était que référence à des valeurs chrétiennes, valeurs mises aisément dans le catalogue plus vaste des valeurs humaines et parfois sur le même pied qu’elles, il n’y aurait plus de morale proprement chrétienne (comme certains le prétendent aujourd’hui).

[4Comme semble le sous-entendre la page 58 où Pierre de Locht parle de la « différence assez fondamentale (entre) le lien matrimonial et d’autres engagements, tel le célibat du prêtre » et ajoute immédiatement : « l’engagement du mariage ne porte pas sur un objet ou sur un mode d’être individuel ; il n’a de signification que comme lien interpersonnel ».

[6Cette extériorité n’est pas totale, parce que, si Dieu est transcendant, il est aussi présent au plus intime de nos cœurs. Mais dans la mesure où le Père qui m’engendre par sa volonté a nécessairement « de l’avance » sur moi qui suis engendré, sa volonté, qui me fait grandir, m’apparaît nécessairement aussi, au moins dans un premier moment, avec une certaine « extériorité » par rapport à ce que je suis actuellement.

[7D’une part, « histoire » avec un petit « h » : il est question de l’existence d’un être humain. D’autre part, « Histoire » avec un grand « H » : l’Histoire du salut.

[8L’auteur dit encore que les « obligations imposées au prêtre... lui permettent aisément de se cacher à lui-même de graves immaturités affectives et sexuelles » (55). Nous sommes persuadé que la sexualité (vue comme manière d’être-au-monde à partir de notre être sexué) peut très bien s’épanouir dans le célibat. Rappelons que c’est à l’Homme par excellence que nous sommes consacrés. De plus, la rencontre du religieux ou du prêtre avec la femme, ou de la religieuse avec l’homme peut se vivre dans la gratuité de l’amitié possible, selon des critères propres (cf. A. Chapelle. « La maturation de la sexualité dans le célibat », dans Vie consacrée, 1972, p. 321-331 et 1973, p. 5-27).

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