« Je promets fidélité... »
Réflexions sur le sens de la fidélité chrétienne et les conditions pour la vivre aujourd’hui
Valentine Walgrave, o.p.
N°1973-6 • Novembre 1973
| P. 322-338 |
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« Je promets fidélité... ». Ces mots, là où on les entend encore, retombent dans le silence.
Actuellement plus que jamais. Autrefois la fidélité était un motif principal de la stabilité de notre vie chrétienne. Fidélité de l’homme et de la femme l’un à l’égard de l’autre ; fidélité du prêtre à l’Église dans le célibat ; fidélité du religieux à ses « vœux perpétuels ». Tout cela allait de soi. Qu’on ait douté de la signification et de la raison de cette attitude, cela n’arrivait pour ainsi dire jamais.
Aujourd’hui il en est autrement. Des réactions se manifestent, incertaines et confuses. Dans notre esprit surgissent les silhouettes nombreuses de ceux que nous avons entendu promettre « fidélité pour toujours » et qui sont partis, il n’y a pas si longtemps : les uns sans bruit, certains en laissant une lettre d’explication aux amis et connaissances, quelques-uns après avoir exprimé dans la presse leur désillusion sur l’Église, où, disent-ils, à cause de son manque de crédibilité, on ne peut demeurer plus longtemps.
La fidélité à l’Église est-elle elle-même en jeu ?
Le lecteur doit remarquer combien, entre-temps, l’attention s’est fixée avec acuité sur ce qu’il advient à ceux qui ont consacré explicitement leur vie à Dieu, prêtres ou religieux. La raison en est que nous entendons nous interroger sur la fidélité ou l’infidélité en tant qu’elles manifestent l’état général actuel de l’Église. Et de fait, dans la promesse de fidélité du prêtre ou du religieux transparaît la fidélité et la crédibilité de l’Église elle-même engagée d’une manière particulière. Cette corrélation s’explique par le fait que, pour l’homme déchu, si facilement attaché aux biens de cette vie, le don de soi s’exprime davantage dans la mesure où l’engagement comporte un sacrifice. Dans le cas du célibat ou des vœux religieux, la promesse elle-même exprime que, pour celui qui la fait, Dieu transcende les valeurs créées les plus précieuses, y compris le mariage ou la liberté de concevoir sa vie de façon personnelle [1].
On comprend dès lors la réaction du fidèle moyen lorsqu’il apprend qu’à maintes reprises des prêtres ou des religieux s’en vont ou se marient, en dépit de toutes les promesses qu’ils ont faites. Involontairement se glisse en lui le sentiment que l’Église se désagrège.
Il serait mauvais d’endormir cette inquiétude des fidèles par le moyen de toutes sortes d’explications historiques ou sociologiques ou par un appel à une compréhension fraternelle – tout important que tout ceci puisse être. Lorsque, dans tout l’ensemble de l’Église, des milliers et des milliers suivent ce chemin, on doit alors vraiment se poser la question : tout ce phénomène peut-il se réduire à une multiplicité de crises personnelles difficiles à éviter, lors d’une lourde période de transition (même en l’imputant aussi à la lenteur de l’Église à entreprendre les réformes souhaitées). S’agit-il seulement d’un fléchissement de personnes individuelles ou, beaucoup plus, d’une crise de l’Église dans son ensemble concernant ses convictions les plus profondes ?
Il est d’une importance décisive d’indiquer aussi exactement que possible la part prise par l’Église en tant que communauté dans la crise de tant de prêtres et de religieux. Ainsi on ne fera pas retomber la responsabilité de cette « infidélité » unilatéralement sur ceux qui s’en vont ou qui renoncent au célibat ou à leurs vœux.
L’urgence d’une mise au point des idées
Ne sous-estimons point la part des idées dans la crise de fidélité que traversent tant de personnes bien intentionnées et généreuses. Il nous semble en effet que cette crise est due pour une large part au succès d’une image de l’homme qui enlève à la « fidélité perpétuelle » sa signification. Il s’agit de l’homme qui, pour savoir ce qu’il doit devenir, n’interroge que son miroir ; la réponse est toujours : « deviens toi-même, sois fidèle à toi-même ».
C’est le personnalisme subjectiviste de l’homme d’Occident, fruit d’un humanisme de moins en moins religieux, qui aboutit finalement à un existentialisme au sens strict : pour un tel homme, sa créativité morale s’est soustraite à toute normativité objective et transcendante, et les notions de loi naturelle et d’engagement définitif ont perdu leur sens [2].
Que peuvent signifier pour le chrétien d’une part l’observance d’une loi naturelle et de l’autre une créativité existentielle ? Existe-t-il une possibilité de concilier les deux dans le concret de la vie ? Autant de questions à propos desquelles règne parmi les croyants une confusion générale. Il faut, de toute urgence, mettre les idées au point.
Certes, la part la plus importante dans l’éclosion de la crise de la fidélité revient au climat général si profondément imprégné de sensibilité existentialiste. A son tour, ce climat résulte d’une crise dans les attitudes intimes à l’égard de la sainteté de Dieu. Il s’ensuit que, pour surmonter la crise de la fidélité, nous en sommes réduits, en dernière analyse, à la rénovation du cœur et à la grâce du Christ, qui peut seule l’opérer. Mais le chrétien qui désire retrouver le Dieu du salut et entrer fidèlement dans ses chemins cherchera toujours des points d’appui dans les ressources que lui présente le Dieu de la création : analyse exacte de la situation, idées bien ordonnées, structures et méthodes favorables au renouveau cherché... Ainsi donc, afin d’ouvrir les horizons de la vie nouvelle dans le Christ et de neutraliser la pression en sens contraire du climat général, la grâce elle-même incite aujourd’hui à élaborer une vue d’ensemble qui, en dialogue avec la pensée de l’époque, exprime notre orientation morale chrétienne.
En effet, cette vue d’ensemble, philosophique et théologique, nous manque encore toujours. La façon irrationnelle dont l’existentialisme et le marxisme ont l’un après l’autre inondé le milieu catholique a paralysé l’effort, entamé de façon si pleine de promesse il y a environ trente ans, d’une synthèse entre l’élément objectif et l’élément subjectif, entre la dimension de l’« essence » et celle de l’existence.
Ce n’est pas ici le lieu de développer tout un cheminement métaphysique. Nous nous bornerons à quelques réflexions élémentaires qui, dans leur ensemble, entendent éclairer la thèse que voici : Pour que mon esprit d’initiative et d’invention me conduise à mon identité ultime, pour que je puisse vivre de façon fructueuse mon engagement religieux, il faut que graduellement mon besoin d’identité individuelle soit subordonné à ma vocation transcendante d’homme et de chrétien ; que, de plus en plus, mon besoin de satisfaction et d’épanouissement trouve son accomplissement dans le mouvement oblatif de l’amour.
Cette thèse, nous essayerons de l’élucider en répondant aux trois questions suivantes : I. Comment se rapportent l’une à l’autre la fidélité aux dispositions absolues de la loi divine et l’identité avec la spontanéité propre ? - II. En quel sens le déraillement de la pensée existentielle pourrait-il barrer le chemin vers l’identité ultime de l’homme et énerver la fidélité ? - III. Comment concevoir, dans une perspective existentielle, la fidélité à leurs engagements de membres d’une Église avec laquelle Dieu a conclu son alliance ?
I. Réussite humaine et fidélité
Nous disions ci-dessus que la clarification pour notre temps d’une position chrétienne suppose une élucidation adaptée de ses bases naturelles. Pas mal de théologiens repoussent cette approche, car elle semble perdre de vue le caractère tout nouveau de l’existence humaine une fois que l’on s’est livré à la grâce du Sauveur. Il ne faut toutefois pas oublier non plus – et ceci caractérise la théologie catholique – que le Christ est venu restaurer notre vocation de créature en l’assumant dans ce qui est infiniment supérieur à la création, son existence intime de Fils. Par ailleurs, l’homme comme créature participe déjà, d’une façon analogique, à l’obéissance amoureuse au Père de Celui en qui toute chose a été créée.
Dépassement de soi, condition de la réussite humaine
Ainsi donc, on ne peut comprendre la dynamique de la fidélité chrétienne qu’après s’être fait une idée exacte de la vocation originelle de l’homme et de la dynamique que celle-ci appelle. C’est sur ce point précisément – comme nous le verrons dans la suite – que la pensée existentielle nous rend de précieux services, pourvu qu’elle parvienne à s’insérer dans l’optique de la création.
Pour la façon dont l’homme réalisera son existence, que signifie somme toute cette condition de créature ? Il est propre à la créature d’être constituée par une « vocation », un appel de Dieu, transcendant et absolu. Ma personne s’achève (« identité ultime ») en répondant aux commandements qui expriment cette vocation et en marquant mon assentiment aux dispositions providentielles et aux invitations historiques qui donnent à cette vocation son orientation unique.
Il faut toutefois souligner que la réponse à donner m’est rarement « dictée » par Dieu sous la forme d’un « texte entièrement rédigé ». Dieu laisse à ma faculté d’invention, éveillée par l’amour et le sens de la justice, le soin de déterminer la forme ultime que prendra ma réponse. Il réclame de ma part une obéissance « créatrice » à l’égard de la situation concrète dans laquelle il me parle. Il m’appelle à créer avec lui la réalité de demain. Mais, malgré cette marge de responsabilité et d’initiative qui me revient, il s’agit toujours d’une vie dont Dieu fixe le sens et les normes fondamentales, d’une « vocation » à laquelle sa voix donne un caractère transcendant et une autorité absolue. Ma réponse n’a de valeur que dans la mesure où elle est vraiment réponse, obéissance dans l’écoute au-delà de moi-même. Il faut que mon inventivité soit mise en branle par son unité amoureuse avec la volonté créatrice de Dieu. Elle n’est jamais créatrice sans plus – ce serait la négation du Dieu Créateur – mais seulement co-créatrice.
Ainsi mon moi n’obtient-il jamais son sens ultime si je ne me risque dans un dépassement radical de mon être particulier. Ce n’est qu’en devenant un homme tout court, en me perdant dans l’ensemble de l’entreprise de Dieu, que j’atteins mon identité fondamentale.
Une fidélité qui coûte
Puisqu’il s’agit de la vocation originelle de l’homme, ce dépassement de soi dans un amour oblatif et obéissant devrait se faire d’une façon spontanée, aisée. Il devrait y avoir coïncidence parfaite entre les désirs qui montent de mon cœur et les appels divins. Et la fidélité, la persévérance dans cette ligne devrait être la plus normale des choses. Or nos expériences quotidiennes contredisent cette attente. En fait, ma spontanéité s’avère mélangée. A côté de l’acquiescement joyeux à de nombreux appels divins, je fais l’expérience régulière de l’attachement à telle valeur, à tel bien : si je n’interviens pas à temps, cet attachement – qui parle d’ordinaire plus haut que mon inclination au bien – déterminera le climat intérieur de mon âme. Il est manifeste que ma personnalité manque de l’ouverture requise à la volonté de Dieu pour atteindre aisément son identité ultime.
Pour voir clair et sortir de cette impasse, plusieurs possibilités se présentent à moi. Avec Rousseau, je puis chercher l’origine de l’échec uniquement dans la déchéance de la société. Avec les existentialistes (les marxistes les rejoignent sur ce point), je puis mettre en question l’idée même que je me fais de ma vocation humaine : « tu as tort de vouloir être fidèle à un idéal préétabli ; d’ailleurs il n’a aucun fondement dans la nature ; l’ordre de la création est une pure chimère... ».
Pour qui croit au message de la Bible, ces explications représentent autant de tentatives pour esquiver la réalité la plus humiliante pour l’homme : une désorganisation de son être sur le point décisif, sa faculté d’opter pour Dieu, pour le bien. Le fait est là : même après ma conversion à Dieu dans le Christ, j’éprouve encore ce déchirement intérieur décrit par saint Paul, l’opposition entre la bonne volonté et le refus, entre l’homme nouveau et le vieil homme. D’où la difficulté du premier à persévérer dans le chemin de l’obéissance, à rester fidèle. La Bible m’apprend ici que l’homme a succombé à la tentation d’expérimenter une vie non limitée par des normes sacrées, une créativité absolue qui rendrait semblable à Dieu. Depuis lors, l’homme s’avère particulièrement sensible au charme d’une vie où l’on est son propre maître, où l’on se dirige librement, sans être bridé dans ses sens. Dans ces conditions, la devise « sois toi-même, sois fidèle à toi-même » devient foncièrement ambiguë et d’un maniement délicat.
Ainsi, dans son ensemble, la fidélité aux commandements et aux engagements personnels qui donnent à cette fidélité l’historicité requise ne peut plus être chose aisée – d’autant moins qu’avec la maturation de nos virtualités humaines (sens de la réalisation, affectivité, besoin de détente et de repos) selon les phases psychologiques de la vie, la contradiction entre le vieil homme et le nouveau reprend parfois d’une façon plus violente encore qu’auparavant.
Pour rester fidèle, pour maintenir le dépassement de soi, il faudra rester conscient du caractère ambigu de la personnalité spontanée. Il faudra refuser l’identité pure et simple avec celle-ci ; il faudra avant tout renoncer au culte de la personnalité propre. Nous devrons mortifier notre besoin d’éprouver l’identité individuelle, l’authenticité sans faille, nous devrons accepter la « frustration » dont souffrira le vieil homme lors du maintien d’une fidélité qui va à l’encontre de nos besoins immédiats. Comme le dit saint Paul, « ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses convoitises ».
À partir du moment où ce langage me semble rendre un son trop négatif pour être écouté, la fidélité est menacée en moi. Car cela prouve que le contexte dans lequel on doit en fait la pratiquer, notre condition d’homme déchu qui interdit un optimisme facile, est ressenti comme trop humiliant pour s’y engager encore. Dès lors on ne peut plus comprendre les exigences que comporte la fidélité. On ne parviendra plus à surmonter d’un cœur léger les moments de frustration inhérents à son développement.
Mais le Christ me dit de ne pas écouter ces hésitations, de supporter « d’un cœur humble et doux » les moments difficiles. Il m’invite à rompre un instant mon identité de surface et m’assure qu’à travers ce risque je rejoindrai mon identité fondamentale : l’union de ma volonté à celle du Père. C’est participer à l’identité du Christ, dont la nourriture était de faire la volonté du Père. Je m’engage sans réserve dans l’entreprise de Dieu, pour en recouvrer la portée universelle et éternelle.
Une menace pour notre « identité » ?
Souvent on craint qu’une telle fidélité aux exigences éternelles et absolues doive nécessairement étouffer la personnalité propre, nous aliéner par rapport à notre individualité. Toutefois, ce n’est jamais la fidélité comme telle – le maintien de l’obéissance et de l’engagement à travers des moments de crise et de frustration – qui est la cause d’une perte d’authenticité, mais cela provient bien plutôt de la persistance de motifs égocentriques insuffisamment intégrés. Je prétends agir par amour de Dieu – et il se peut que ce soit en effet mon motif prédominant – mais, à un niveau quasi inconscient, j’obéis plutôt soit à la volonté d’épanouissement, soit à la crainte de l’échec, soit à quelque impératif intérieur qui relève moins du domaine de la conscience que de celui du « sur-moi » social. Cela veut dire que ma fidélité est commandée par des motifs qui sont bons en soi, mais qui manquent de l’intégration requise dans le mouvement oblatif de l’amour. C’est ce manque d’authenticité, qui affecte dans sa racine même ma volonté de rester fidèle, qui est la véritable raison pour laquelle j’éprouve un manque d’identité individuelle.
Mais, dans la mesure où ma fidélité est l’œuvre de quelqu’un qui aime le Seigneur et qui, d’un cœur pauvre, s’est livré à sa présence rédemptrice, l’évolution de ma personne va exactement en sens contraire. Alors le fait de subordonner ou même de sacrifier l’individualité propre à la vocation objective finit par valoriser cette même individualité. L’obéissance la libère des traits qui contredisent sa vocation, tandis que, d’autre part, elle m’oblige à m’ouvrir largement à tout ce qui est positif dans mes mouvements spontanés et à permettre aux tendances favorables de l’époque de façonner davantage ma personne.
Ainsi, une saine spontanéité individuelle ou identité de surface sera la conséquence non visée de ma fidélité aux normes éternelles et aux engagements définitifs. Cette spontanéité est saine parce qu’elle est totalement absorbée par le mouvement de dépassement qu’est l’amour, se perdant dans la volonté transcendante de Dieu. L’identité de surface est intégrée dans l’identité profonde. C’est l’achèvement de l’homme nouveau. De cette unification de l’âme se dégage une paix intérieure inaliénable, qui peut jaillir du cœur même du sacrifice – communion aux sentiments du Christ Jésus qui s’est sacrifié par obéissance au Père et par amour pour nous. Ainsi se confirme la parole de Jésus : « celui qui perd son âme à cause de moi – identité propre, spontanéité, épanouissement de la personne, satisfaction des besoins immédiats,... – celui-là la sauvera » (cf. Lc 9,24).
II. La crise existentialiste de la fidélité
Une mystique de fidélité à soi-même
Pour bien comprendre le courant existentiel, il faut le situer dans la déviation fondamentale, à l’intérieur de laquelle il se tourne vers un extrême, en réaction contre l’autre. Or cette déviation ne pouvait qu’énerver la fidélité morale. En effet, l’existentialisme au sens strict est l’aboutissement final du culte du sujet, culte qui, à partir de la fin du Moyen Âge, a de plus en plus caractérisé notre civilisation [3].
Pendant longtemps – durant toute la période dite bourgeoise –, ce culte orientait vers un épanouissement aussi complet et harmonieux que possible de la personnalité propre. Cela n’empêchait pas qu’il s’agit de réaliser une image préétablie, généralement dotée d’une autorité plus ou moins transcendante et dès lors morale : « l’homme vertueux sans plus, le gentilhomme... ». Il en était toujours ainsi, là où cet idéalisme objectif était doublé d’un culte romantique de l’originalité individuelle (« ce type bien précis que je suis et que je suis appelé à achever... »). Toutefois (point capital pour saisir la crise de la fidélité dans ses origines), au niveau des sentiments spontanés et souvent même à celui de la motivation pédagogique, le développement humain se présentait d’abord comme une réalisation de soi, comme une fidélité à soi-même.
Cette poursuite pour ainsi dire narcissique de l’idéal objectif a fini par énerver l’authenticité de l’effort moral. On écoutait de moins en moins, dans les normes, la voix de Dieu et, de plus en plus, celle d’une pseudo-conscience, anxieuse de réussite personnelle et de l’image sociale qu’elle donnait. On était de moins en moins conduit par un amour vivant, inventif par définition, et de plus en plus par une volonté rigide de correction et d’ordre. Remarquons en passant combien cette perte d’authenticité dans la vie morale avait graduellement imprégné le milieu chrétien et la vie religieuse. Nous aussi, nous avons connu toujours davantage cette tendance à nous borner à l’observance, extérieure et formaliste, de prescriptions. Dans une mesure croissante, nous avons souffert d’une aliénation secrète par rapport au sens même de cette humilité, de cette ascèse, de cette promptitude au sacrifice qu’en toute bonne volonté on continuait à mettre au programme de sa vie personnelle.
Dans l’ensemble, on peut dire que le besoin de rester fidèle à soi-même a conduit l’homme occidental à une expérience de plus en plus négative de la fidélité aux normes préétablies, à l’expérience d’une situation perçue comme non-authentique. A partir d’un certain moment, il a commencé à souffrir consciemment de ce manque d’authenticité. Il a voulu en finir, mais il a pris la mauvaise route. Au lieu d’assainir sa fidélité aux normes objectives et aux engagements définitifs, il a rompu avec eux. Agacé par un sentiment croissant de rigidité et de frustration, inquiété aussi par la prolifération des névroses qui semblaient s’y rattacher, il a de plus en plus jeté le soupçon jusque sur l’idée même d’une loi éternelle et d’un engagement définitif, et il y a vu la cause ultime de multiples aliénations.
Vint alors Freud, avec ses révélations déroutantes sur cette prétendue conscience morale à caractère transcendant, qui reviendrait en fin de compte à un moi non authentique, un « sur-moi » imposé dans l’enfance : voix qui nous lie à des normes inamovibles et, par le fait même, devient source de nombre d’inhibitions malsaines, d’angoisses, de névroses. La façon de voir de Freud ne pouvait que favoriser l’idée que la maturité consiste pour l’homme à s’affranchir radicalement de l’ hétéronomie des normes transcendantes pour adopter une attitude strictement créatrice pour chaque comportement, en chaque situation. La source de toute norme est le moi-en-situation. Cette autonomie radicale signifie l’identité parfaite à soi-même. Quant à la fidélité, il ne peut, dans une telle perspective, être question que d’une fidélité à soi-même (à un moi individuel ou collectif). S’il reste une large ouverture à l’amour et au service, sa raison ultime résidera toujours dans cette même fidélité. C’est l’existentialisme au sens strict du terme.
Avec lui s’achève la rupture avec le monde transcendant. Elle s’est effectuée en deux temps. Un premier nous a graduellement apporté la rupture avec notre finalité transcendante : on poursuivra en premier lieu, comme fidélité à soi-même, à l’homme, un idéal qui est en fait préétabli et d’origine divine. En un deuxième temps, nous assistons à la rupture avec les normes préétablies elles-mêmes. Les lignes directrices du comportement seront établies chaque fois par l’homme-en-situation, dans une attitude créatrice pure et simple [4].
Ainsi s’achève, en Occident, l’aliénation de Dieu : ce qui s’ébauche, c’est la réalisation radicale du rêve athée de Feuerbach : un homme qui soit sans plus sa propre fin et son propre législateur.
Une vie dans le monologue
Mais la mystique existentialiste d’une identité personnelle détachée de la nature m’enferme dans un isolement métaphysique. Plus de dialogue avec Dieu, puisque je représente moi-même le sens de ma vie et la source de ses normes. Je ne suis plus un être de réponse, mais une possibilité d’expression de soi.
Plus de vrai dialogue non plus avec les autres. Là où il n’y a pas d’approche commune d’une vocation absolue, qui s’articule en un certain nombre de valeurs et de demandes sacrées, il ne me reste qu’une multitude de contacts périphériques et momentanés. Seule l’intensification de ces contacts, à un niveau affectif ou poétique, peut encore me procurer l’illusion d’une communion en profondeur.
Je ne connais somme toute que le monologue, expression de moi-même et de mes expériences personnelles. Il n’y a plus de référence au contexte transcendant et éternel au cœur duquel, et de lui seul, je m’éveille à l’existence. C’est l’aliénation la plus profonde. C’est l’absurde, source de l’angoisse et du désir de la mort.
La part de l’existentialisme dans la crise de la fidélité chrétienne
Lorsqu’on réfléchit sur le climat moral des derniers siècles et sur son influence négative sur la qualité spirituelle de la vie chrétienne (telle que nous l’avons esquissée ci-dessus), il faut bien avouer qu’après tout le courant existentiel charrie un appel divin. Pour nous chrétiens, pour nous aussi, prêtres et religieux, il était grand temps de purifier la source de nos engagements et de rendre ainsi plus fructueuse notre fidélité à leur égard. De toute évidence, nous sommes devenus singulièrement sensibles au climat existentiel. Mais avons-nous pris le bon chemin ? Certes, on a développé certains éléments d’une spiritualité existentielle, inspirée en grande partie par l’idée biblique de l’histoire du salut et par l’appel renouvelé à la pauvreté intérieure. Mais dans l’ensemble ?
Il nous paraît qu’en somme nous nous sommes confiés davantage à une philosophie en vogue qu’à la parole de Dieu. Sans doute un support philosophique était-il souhaitable, mais, au lieu d’écouter des croyants authentiques, tel ce grand chrétien qui vient de nous quitter, Gabriel Marcel, nous avons suivi à la légère une pensée existentialiste d’inspiration athée [5]. Au sujet de la vie chrétienne, de la vie religieuse, surtout en matière de fidélité, on peut lire et entendre un peu partout des développements imprégnés d’un existentialisme qui coupe cette fidélité de ses racines indispensables. Même ceux qui ne témoignent guère d’intérêt à l’existentialisme en lui-même montrent parfois à chaque instant qu’ils en suivent la logique, dans leur façon de traiter le problème de la fidélité, dans leur attitude à l’égard des personnes en crise.
Sous sa forme existentialiste, l’appel à la fidélité à soi-même et à l’attitude créatrice intégrale apparaît particulièrement attrayant, surtout lorsqu’il se présente sous le revêtement d’expressions spécifiquement évangéliques : « participation à l’activité créatrice de Dieu..., ouverture totale à l’avenir que le Seigneur nous apporte..., obéissance illimitée à l’Esprit..., liberté des enfants de Dieu... ».
Mais, une fois que l’on est entré dans le chemin d’une fidélité existentialiste à soi-même, une « fidélité perpétuelle » va aussi devenir tout à fait chancelante. Lorsqu’un jour il faudra sacrifier, pour ainsi dire, une partie de soi-même pour maintenir sa promesse, alors il ne sera guère question d’une crise de conscience. On constatera tout simplement que ce mode de vie a perdu sa signification pour la personne en cause : « Je suis, en effet, devenu un autre homme, fondamentalement différent de celui qui a promis en ce temps-là la fidélité du mariage ou le célibat... Si vraiment je veux être loyal envers moi-même, alors il faut être logique et faire cesser cette situation équivoque... » (ce qu’évidemment on ne considère possible ici que par un abandon de la promesse et non par une transformation de soi-même). Ou bien encore : « Si je veux continuer de demeurer fidèle à l’esprit de ma promesse (la fidélité à soi-même), alors je dois maintenant rompre avec la lettre... ».
Quiconque raisonne ainsi, ne peut finalement plus découvrir aucun sens à un engagement durable. On dira donc qu’à la lumière de la nouvelle image existentielle de l’homme, ce n’est pas seulement une certaine promesse qui a perdu sa signification, mais toute promesse de n’importe quelle sorte. Ou bien en traduisant en termes de slogan : « Comment promettre fidélité perpétuelle, alors que cependant il m’est impossible de savoir quel homme je serai dans 20 ans ? Comment savoir ce qui répondra le plus profondément, ce qui paraîtra le mieux adapté au futur développement et enrichissement de ma propre personne ? » La conception existentielle étroite de la « fidélité à soi-même » met fin à toute fidélité. Et cela, parce qu’elle méconnaît la vraie nature de l’amour.
La vraie vie exige un bond hors de soi-même : on se livre inconditionnellement aux autres et à ses tâches. Lorsqu’au contraire l’homme voit la réussite de la vie tout d’abord dans la fidélité à soi-même, l’amour est alors frappé d’impuissance. La personne demeure fixée dans une figure donnée, unilatérale ; elle s’avère incapable de se livrer tout simplement aux attentes de Dieu et de ses semblables et de se laisser marquer par elles. Ce durcissement signifie une aliénation par rapport à ce qui constitue le noyau de notre être. Quand bien même on parle bruyamment d’enrichissement, d’accomplissement et d’authenticité, tout ce bruit ne peut servir finalement qu’à faire oublier la réalité : l’appauvrissement et le vide croissant de la vie.
Dans une telle vie on fait preuve de n’avoir aucune expérience du bonheur paisible, mais tellement réel que procure une fidélité née de l’amour. On ne comprend pas, dès lors, pourquoi, dans un cas pareil, on ne veut pas, on ne désire même plus révoquer sa promesse, même s’il faut passer par des moments de souffrance, de frustration ou d’échec. Qui conque a jamais authentiquement aimé, sait que cela est vrai. Dans la fidélité, l’amour trouve sa plus pure expression, sa paix profonde.
Pour cela, il faut que notre amour soit authentique. Toute fidélité totale à Dieu demande des sacrifices tels qu’il est impossible de la maintenir si notre enthousiasme ne concerne que des idées ou des projets. Seul, l’amour pour le Dieu vivant est à même de le faire. Et nous n’en sommes capables que si ce même Dieu vient à notre rencontre dans un amour rédempteur. Or il l’a fait.
III. Notre fidélité, un fait de l’alliance de Dieu avec son peuple
Fidélité au Dieu vivant de l’Alliance
Dieu est venu à notre recherche. Avec nous il a entamé une histoire de salut, conclu une alliance qu’il ne rompra plus jamais. Dès l’origine, il s’est opposé au processus catastrophique déclenché par notre faute. Il est intervenu dans l’histoire de notre misère par des actes d’amour qui, vus du côté de la créature, sont totalement nouveaux : le choix d’Israël, l’amour pour un peuple qui sera de nouveau le sien, pour une nouvelle humanité dans le Christ : son Église. C’est là que gît toute la signification de l’alliance de Dieu avec nous : en ce que Dieu, dans sa fidélité jamais défaillante, nous poursuit continuellement de son amour : « Je serai de nouveau votre Dieu et vous serez mon peuple. » C’est comme un refrain dans la bouche des prophètes.
Mais l’exigence est absolue : vous devez croire en ma fidélité comme expression de mon amour personnel et de ma sollicitude à votre égard. Dans cette foi, vous trouverez la force de demeurer fidèles à moi, à mes commandements, aux promesses que moi-même j’ai suscitées dans votre cœur. Vous devez croire que ma fidélité repose sur une alliance que je ne dénoncerai jamais plus. Lorsque nous défaillons, lui demeure fidèle. Il nous présente l’occasion de renouer la fidélité, une régénération selon l’esprit des commandements, du célibat, de nos vœux religieux. Sa fidélité est le gage de la nôtre.
Peut-être prête-t-on d’ordinaire trop peu d’attention au lien intime entre des engagements particuliers et la qualité de membre de l’Église. Pourtant l’intelligence de ce rapport est indispensable à qui désire comprendre le sens de la fidélité à la promesse. L’Église résulte de l’alliance de Dieu avec son peuple. Lors du baptême qui m’incorpore à l’Église, je donne mon assentiment à l’alliance et je prends sur moi tous les engagements qui en découlent. Je me risque d’avance sur les chemins par lesquels le Seigneur veut conduire son peuple, parce que je crois à sa fidélité indéfectible.
Mais cet engagement baptismal conduit chaque membre à travers une « histoire du salut » personnelle qui lui permet de participer à l’histoire de l’Église dans son ensemble. Ce chemin personnel ou vocation achève, dans le concret des situations particulières et successives, la réponse primordiale de l’Église à son Seigneur. En effet, l’Esprit du Christ suggère aux fidèles la réponse efficace aux demandes, permanentes ou occasionnelles, que Dieu adresse à son peuple. Et toujours l’inventivité de l’amour qu’il éveille sera le fait d’un engagement plus poussé dans l’Église telle que le Christ l’a voulue : une participation plus fervente à la vie sacramentelle, l’écoute de la Parole, la docilité à l’Église en tant que Tradition et direction hiérarchique. Ma fidélité personnelle aux engagements se continue et se consolide au sein de la fidélité à l’Église. Mon sens de l’Église s’estompe-t-il, alors s’estompe aussi ma sensibilité pour la fidélité à ma promesse. Mon retour à la fidélité implique une conversion à l’Église, telle qu’elle se présente par le truchement de sa direction. Mais une telle conversion à l’Église exclut pour le moins la critique. Elle implique, par contre, qu’on reconnaisse ce qui, dans l’Église, est inauthentique : ce qui ne répond pas à la tâche que le Seigneur lui a confiée. Plus nous pénétrons dans cette fidélité à l’Alliance, plus nous souffrons de ce que l’Église n’est pas ce qu’elle doit être ; mais cela, avec un amour toujours plus grand et avec un cœur toujours plus humble.
Se risquer en Dieu sans retour
Nous disposons maintenant des données requises pour comprendre le dynamisme de tout engagement définitivement assumé dans l’Église (promesse du baptême, célibat, vie religieuse, mise à la disposition de l’Église, promesses du mariage...). Ces données sont : la fidélité de Dieu à son Alliance, l’Église comme lieu de rencontre sacramentelle avec le Christ et comme messagère de la Révélation, notre conversion personnelle au Dieu vivant et à l’amour radical, la reconnaissance en nous d’une dualité pécheresse qui rend ambiguë notre spontanéité.
Il suffira maintenant de reprendre ce que certains existentialistes nous racontent sur la fidélité à soi-même, pour voir combien tout cela est inconciliable avec la conception chrétienne de l’existence. Ils ne nous disent rien sur le Dieu vivant qui vient régulièrement contredire, mais aussi transformer le développement spontané de ma personne jusque dans ses mouvements les plus intimes. Rien sur l’humble effort pour répondre à des exigences qui dépassent nos capacités immédiates. Rien sur la recherche confiante de Dieu toujours prêt à nous faire revenir à lui.
La mystique de la « fidélité à soi-même » présuppose que l’amour maintiendra tout aussi bien sa fidélité sans promesse ou sans vœux, et même plus facilement. Toute promesse de ce genre ne devrait que rendre plus extérieure la fidélité et enlever à l’amour son caractère de libre don.
Mais cette manière de voir est irréelle. De cela témoigne, entre autres, le développement accompli par Taizé. Au début, les frères jouissaient d’une totale liberté. L’expérience, au contraire (et non un quelconque a priori de la tradition chrétienne, dit le prieur Schutz), devait leur apprendre combien des « promesses perpétuelles » rendent plus facile à l’amour de demeurer fidèle à ses desseins.
L’amour vrai ne se fait pas d’illusions. Il sait que, par les promesses définitives, il amène en compte une réalité qui nous échappe trop facilement, mais que la Bible met en évidence : la tension qui demeure toujours entre le mouvement montant de l’amour et les couches non encore libérées de notre cœur. Sans la reconnaissance de cette dualité, décrite de façon si saisissante par saint Paul, toute promesse de fidélité est incompréhensible. Par une promesse, l’homme nouveau met le vieil homme dans les liens. L’amour élève une digue en prévision des moments où l’idéal pourrait ne plus luire qu’en veilleuse, où une lassitude, ivresse ou trouble des pensées risquerait de nous conduire à certaines démarches irréparables et de nous faire renier jusqu’à l’intention fondamentale de notre vocation...
Quiconque fait « profession », s’engage dans le célibat ou se met pour de bon au service de l’Église, dit au Seigneur que d’avance il n’est pas d’accord avec les hésitations ou les troubles qui pourront un jour le submerger. Au plus profond de lui-même sera maintenu le « oui » de l’amour, le choix fondamental, même là où il est un instant comme assoupi. « En fait, je ne l’ai jamais voulu, je n’ai jamais voulu choisir ce qui te déplaît ». Il se réveille devant Dieu et reprend de bon cœur le chemin de la fidélité.
Une fidélité incarnée dans la personne tout entière
Puis-je alors dire d’avance que je resterai toujours fidèle, même en tant que cet homme que je serai dans 20 ans ? S’il s’agissait ici d’un processus qui serait complètement déterminé par des facteurs psychiques ou sociaux, alors la réponse devrait être négative. Mais ici, il ne s’agit pas d’un tel processus. Ce qui décide finalement du développement de ma personne et de ses possibilités morales, c’est la foi en ma liberté (la foi qu’au-dessus tous les déterminismes, je puis guider ma propre conduite), l’usage de fait de cette liberté, la plénitude de mon engagement.
Le malheur est que la foi en cette « liberté de choix » a été généralement sapée. Au cours de la formation, on a tellement fixé l’attention sur les chances de développement et d’enrichissement personnels, que l’inconditionnalité de l’engagement en sort atteinte jusque dans sa racine. Le moment vient-il où je suis violemment interpellé par des chances de développement ou d’enrichissement difficilement conciliables avec ma promesse, celle-ci n’est plus alors éprouvée que comme une source d’aliénation et de frustration. La barrière ne paraît pas opérer la libération. Renoncement et frustration ne sont pas intégrés dans le mouvement positif de l’amour.
Celui qui, d’une façon inconditionnelle, s’abandonne à l’intention de sa promesse, parviendra vingt ans plus tard à vivre sa vocation bien plus profondément qu’au début. Cela suppose toutefois que la promesse non seulement exprime et canalise le don de soi au Christ et aux hommes, mais continue en même temps de remplir sa fonction de barrière : on laisse sans plus toute chose, on l’abandonne par amour pour Celui qui y invite. Au fond, on ne sait jamais parfaitement ce qu’on promet ; mais on est prêt à le donner. Il se peut qu’au moment où s’éveillent de nouvelles forces, de nouvelles possibilités, on en arrive à secouer les grilles ou qu’on ressente la nostalgie d’une vie sans liens ; mais on refuse de s’identifier, de façon non critique, avec ces désirs naissants ou de se permettre, en passant, quelque évasion.
On se fiera au Christ : « quiconque abandonne tout pour mon nom, reçoit le centuple, et déjà en cette vie » (cf. Mc 10,30). De fait, au cœur même de l’amour et de la confiance, on éprouve la présence du Seigneur comme une paix que le monde ne peut donner (cf. Jn 14,27) et une joie que personne ne peut ôter (cf. Jn 16,22). Et les moments inévitables de frustration ne peuvent que faire s’approfondir cet amour et cette confiance. À la longue, le Seigneur se fera connaître comme celui qui, fidèle à sa promesse, nous apporte la vie en abondance, une réalisation non cherchée de notre personne qui dépasse toute attente.
Une dernière remarque : la fidélité par l’amour préservera aussi du durcissement. Il s’agit non pas d’abord de « ma promesse », mais du Seigneur et de ses exigences. Cette conscience signifie une liberté intérieure relativement à mon propre projet, grâce à quoi il est possible de toujours distinguer l’essentiel de l’accessoire et d’être accessible aux rénovations désirables. Là où la fidélité est cultivée comme une mise en valeur de soi-même, elle conduit à un durcissement intérieur. Plus complète, en ce cas, est cette fidélité extérieure, plus on négligera la véritable intériorité, la continuelle rénovation du cœur. De même on ne montrera guère de compréhension pour une rénovation des formes particulières que prend la fidélité. Chez combien d’hommes la rencontre de cette fidélité pharisienne n’a-t-elle pas conduit à une douloureuse aggravation de la crise personnelle ?
À quoi reconnaîtrai-je que ma fidélité est le fruit d’une donation inconditionnelle ? À l’humilité avec laquelle, en de tels moments, je continue d’accepter le lien de la promesse ; à ce que, dans le repentir, je reconnais devant Dieu ma part éventuelle dans la cause de la crise (vanité, attachement affectif, négligence présomptueuse de la prière et de l’ascèse) ; finalement à la paix du cœur que je ressens dans cette humble fidélité, toujours ressaisie, au Seigneur qui m’a aimé le premier.
Conclusion
Notre responsabilité comme Église
Après tout, il faut bien le reconnaître : rarement au cours de l’histoire il aura été si difficile, pour un membre de l’Église, de maintenir une promesse perpétuelle.
Il ne s’agit pas, en premier lieu, de la faute des individus (aussi réelle que cette faute puisse être en beaucoup de cas). Cela concerne notre faute à nous tous. Le drame de l’infidélité est, en premier lieu, le drame d’une Église dont Dieu est absent en tant que Dieu vivant de l’Alliance, d’une Écriture où l’on ne lit plus les faits de sa fidélité, mais seulement l’histoire de notre propre prise de conscience ou de notre devenir humain ; d’une Église qui ne s’annonce plus clairement telle que Dieu l’a voulue et qui laisse dans le vague les conditions d’appartenance à sa communauté ; d’un peuple qui s’enivre d’une créativité et d’expériences qui sont soustraites aux normes saintes. C’est le drame d’une Église où passe si faiblement encore l’invitation à vivre avec Dieu comme un ami – à la façon de Moïse. Et parce que, dans cette Église, les enfants de l’Alliance désapprennent la prière, à cause de cela même ils ne « connaissent » plus leur Dieu, ils ne peuvent plus croire combien radicale est sa fidélité, combien efficacement il demeure à la disposition de tous ceux qui, dans la simplicité de leur cœur, reviennent à lui et reprennent le chemin de la fidélité.
Combien de ceux qui, dans les années récentes, ont échoué dans leur promesse de fidélité perpétuelle, sont des victimes de ce travail de sape qui, sans opposition digne de ce nom, a pu pénétrer le corps entier de l’Église ? Comment pourrions-nous jeter la pierre à des hommes qui, dans de telles circonstances, ont été atteints par le trouble ?
Mais nous en venons à poser de la sorte un difficile problème. Dieu est saint, et ce n’est pas parce que nous nous rendons le devoir presque impossible à remplir, que ce n’est plus un devoir, ou que la promesse ne nous lie plus. Alors, comment concilier ces deux choses l’une avec l’autre : le respect du droit très saint de Dieu à la fidélité et la compréhension fraternelle à l’égard de ceux qui tombent ?
C’est une question qui requiert une réflexion ultérieure.
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[1] La promesse de fidélité des époux exprime fortement, elle aussi, la fidélité de l’Église, non par son caractère de sacrifice (aussi réels que soient les renoncements qu’elle appellera en cours de route), mais par sa valeur d’incarnation. C’est pourquoi l’Église, à la suite de saint Paul, voit dans l’amour des époux un grand mystère, celui de ses propres rapports mystiques avec son divin Époux, le Christ.
[2] Dans les pages qui suivent, nous distinguerons d’une part un existentialisme au sens propre du terme (inconciliable avec la conception chrétienne de la morale) et de l’autre un existentialisme en un sens plus large, qui ne fait que revaloriser dans la morale le sens et le rôle de la responsabilité créatrice. Dans le premier cas, nous parlerons de l’attitude existentialiste, dans le second, de l’attitude existentielle.
[3] Dans le texte qui suit, imprimé en plus petits caractères, on trouvera un exposé quelque peu philosophique, mais qui nous a paru indispensable pour justifier notre position devant le lecteur familiarisé avec l’esprit existentiel. Celui qui est moins intéressé par de telles considérations pourra, sans inconvénient majeur, omettre ce passage.
[4] Une forme récente et des plus éclairantes de l’existentialisme nous est donnée par Herbert Marcuse, dit « le philosophe des hippies ». D’une pénétrante critique (que le chrétien doit écouter avec attention) de la civilisation bourgeoise à l’époque technologique, il conclut à l’urgence d’une révolution de l’homme spontané. Il nous présente à cet effet un existentialisme marxiste d’inspiration freudienne. Au « Logos » (maîtrise rationnelle et méthodique, souci d’une perfection standardisée, émulation fébrile à tous les niveaux, inhibition ascétique), doit succéder comme principe inspirateur de la civilisation l’« Eros » ou spontanéité libérée. Prenons congé de tout a priori idéologique et normatif pour nous livrer sans réticence à l’instinct créateur toujours en mouvement. Par là d’ailleurs, nous retrouverons la communion contemplative dans tous les domaines (sexuel, esthétique, communautaire, cosmique). La « commune » représentera une coopération intégrale au service de notre fidélité au moi spontané, préparation de la société de l’avenir.Mais l’athée qu’est Marcuse ne semble pas remarquer que l’influence néfaste, qu’il entend combattre, du Logos exalté (entre autres, de la poursuite prométhéenne de la réalisation de soi) est la conséquence d’une première phase de notre aliénation collective de Dieu. Il ne peut dès lors voir que son plaidoyer en faveur d’une libération radicale de la spontanéité constitue une antithèse qui reste à l’intérieur d’un même mouvement catastrophique : celui d’un anthropocentrisme qui rompt avec Dieu d’une manière toujours plus radicale.
[5] Il est frappant de relever que Gabriel Marcel refusait d’être compté parmi les philosophes existentialistes. Il savait sans doute pour quelle raison il le faisait. À qui veut se convaincre que sa pensée était néanmoins existentielle dans le meilleur sens du terme, nous conseillons la lecture de son essai sur « La fidélité créatrice », p. 192-225 de son livre Du refus à l’invocation (Coll. Esprit, Paris, Gallimard, 1940). Nous sommes redevables envers ces pages en ce qui concerne le développement de notre pensée au sujet de la fidélité.