Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Et ceux qui s’en vont ?

Thaddée Matura, o.f.m.

N°1973-6 Novembre 1973

| P. 339-348 |

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Si l’on se pose aujourd’hui des questions au sujet des sorties de la vie religieuse, c’est que, d’une part, celles-ci sont plus fréquentes que par le passé et que, d’autre part, elles sont jugées autrement. Nous allons essayer, ici, de réfléchir sur ce fait du point de vue du croyant chrétien, et d’apporter ainsi au débat un éclairage à partir de la foi. On voit les difficultés de la tâche. En effet, les données statistiques du problème sont souvent fragmentaires ; s’agit-il des motivations et des jugements, l’on n’y rencontre que des généralisations. Dans la réflexion qui suit, il faut tenir compte aussi de ce présupposé : celui qui parle ici le fait au nom de son engagement personnel définitif.

I. Des faits

Au départ, marquons les limites de notre enquête. Elle considère uniquement le cas des hommes et des femmes engagés dans la vie religieuse par la profession définitive et qui ont quitté le groupe dont ils faisaient partie, en coupant tout lien institutionnel avec lui. Elle n’entend pas aborder, fût-ce indirectement, la question des prêtres abandonnant le ministère, en raison particulièrement de son lien actuel avec le célibat. Encore qu’en bien des cas il y ait similitude de situations, il s’agit, on le verra plus loin, de tout autre chose dans la vie religieuse : la décision concerne un ensemble à la fois plus précis (le célibat comme élément constitutif de cette vie) et plus complexe (d’autres éléments : engagement évangélique, communauté).

Les sorties de la vie religieuse se sont multipliées ces dernières années, au point d’apparaître comme un phénomène inquiétant. Sans disposer de statistiques rigoureuses, on peut affirmer qu’elles sont, dans les groupes masculins, de l’ordre de 1,5 à 3 % par an [1]. Ce qui veut dire que sur cent religieux il y en a chaque année entre un et trois à quitter le groupe. La sortie se fait d’une façon légalement régulière : dispense des vœux, accompagnée, pour ceux qui sont prêtres, du retour à l’état laïc. Les abandons « sauvages » ne constituent qu’une proportion minime.

Le recours aux statistiques enlève au phénomène ce qu’il semblait avoir d’alarmant. En effet, 1 à 3 % n’est pas un pourcentage important ; les 97 % qui restent ne font-ils pas l’unanimité presque absolue ? En fait, ce qui est nouveau, c’est la multiplication relative de ces sorties, ainsi que leur facilité au plan juridique [2]. Dans le passé encore tout proche, l’obtention d’une dispense était un fait extrêmement rare, surtout pour des religieux prêtres. Ceux qui reprenaient leur liberté sans attendre une solution juridique devaient affronter une réprobation générale et accepter une coupure totale avec leur communauté et avec l’Église. Le nombre des départs était en fait infime. Ce qui frappe aujourd’hui, c’est l’accroissement relatif de ces départs, plusieurs fois plus élevé que dans tout le passé de la vie religieuse, même aux périodes de crise. C’est la comparaison avec le passé qui donne au fait une importance qu’il ne semble pas avoir dans l’absolu.

Si l’on interroge ceux qui quittent sur les motifs de ces départs, bien des réponses sont apportées. La raison la plus générale est que la vie religieuse telle qu’on la mène apparaît vide de sens, incapable de procurer un bonheur même relatif, ne pouvant, par conséquent, justifier un engagement. Bref, le religieux n’est pas à l’aise dans sa situation. Son insatisfaction peut reposer sur un manque de liberté, de responsabilité, sur des besoins affectifs non comblés, sur la médiocrité du milieu religieux et chrétien en général. Il arrive aussi, en raison de l’affaissement d’une authentique vie spirituelle, que le fondement même du choix, la foi en l’Évangile du Christ, se découvre fragile ou inexistant, et on voit mal comment vivre une option qui n’a pas de racines. Par ailleurs d’autres possibilités s’offrent à ce religieux : compétence et insertion professionnelles qui pourraient le valoriser ; autonomie et liberté de choix et de mouvement ; création éventuelle d’une communauté conjugale et relations interpersonnelles vraies dans le cadre du couple. Au plan plus directement chrétien, il peut penser qu’une vie plus exposée, davantage confrontée avec les difficultés des hommes, saura mieux interpeller sa foi par trop protégée. Il lui sera possible, ainsi, de vivre plus à fond certaines exigences évangéliques, estompées et neutralisées dans le milieu religieux souvent embourgeoisé. À cette analyse sommaire il faudrait apporter bien des précisions et des nuances pour qu’elle rejoigne des situations personnelles complexes. Telle qu’elle est, elle paraît exprimer l’essentiel. Ajoutons que ce qui emporte habituellement la décision, du moins chez les hommes, est, dans la majorité des cas, la volonté de se marier. Ainsi, concrètement, la question du célibat semble être le point de cristallisation de toute une série de motifs plus diffus et plus complexes.

L’abandon de la vie religieuse a toujours été considéré comme un retour en arrière ; aussi, dans le passé, la dispense qui régularisait la situation était-elle une rareté. Au XIIIe siècle, un Thomas d’Aquin affirmait même que l’Église n’avait pas le pouvoir d’accorder une telle dispense [3]. Bien que cette opinion n’ait pas été suivie, la pratique, jusqu’à une date toute récente, était très restrictive. La dispense du célibat pour les religieux prêtres n’était pratiquement pas accordée, même à ceux qui avaient été déliés de leurs vœux de religion. De toute façon l’opinion jugeait avec sévérité de tels cas ; les « défroqués », sans ou avec dispense, étaient considérés sans indulgence, et en parler dans les milieux religieux était tabou. Une telle façon de voir n’était pas une attitude récente ; elle pouvait se réclamer des textes monastiques les plus anciens (Pachôme, Basile, Benoît, François d’Assise). Le départ après l’engagement était vu comme un retour en arrière, une infidélité à Dieu, à la communauté, à soi-même, et on lui appliquait la parole de l’évangile de saint Luc : « quiconque a mis la main à la charrue et regarde en arrière est impropre au Royaume de Dieu [4] ». Cette attitude n’était pas loin de l’anathème.

En ces dernières années, on peut parler d’une révolution en ce domaine. La dispense est devenue plus facile [5]. Si les départs ne se font pas sans souffrances personnelles et sans rupture avec l’ancien milieu de vie, l’opinion générale, chrétienne ou non, est plus que tolérante à leur égard. Même si un malaise et des tensions persistent de part et d’autre, surtout pour les gens qui ont vécu longtemps ensemble, on est, pour le moins, passé de l’anathème au dialogue. Au point que pour certains, un tel pas est ou peut être une évolution normale, un simple changement de perspective et d’orientation, même un progrès. Et si l’on soulève la question de la continuité dans l’engagement, de la fidélité à un choix affirmé comme définitif, on fait remarquer que les changements profonds de la mentalité obligent à reconsidérer tout le problème sous un éclairage nouveau, anthropologique aussi bien que théologique.

Nous voilà donc renvoyés, après ce rapide relevé des faits, à la question du jugement à porter au sujet de ces sorties. Faut-il s’abstenir de toute appréciation, faut-il condamner ou approuver en bloc, ou encore se limiter à chaque cas particulier ? À moins de se refuser à toute discussion, il faut reconnaître que tout jugement fait appel à des valeurs ou des critères sur lesquels il prétend s’appuyer et qui constituent sa norme, cachée ou avouée. Tenant compte de ces remarques, nous essaierons d’entreprendre une réflexion chrétienne sur les abandons de la vie religieuse. Elle se veut chrétienne, parce que, acceptant certains présupposés qui s’identifient avec l’option même de la foi, et prenant appui sur eux, elle s’efforce de discerner ce qui, au regard de la foi, apparaît objectivement comme désertion ou infidélité, ce qui est le chemin à prendre, ce qui est question et exigence pour tous.

II. Regard chrétien sur les sorties

Il n’est pas facile de porter sur le fait des sorties un regard qui soit à la fois lucide et exigeant, compréhensif et miséricordieux. Il est plus naturel soit de se bloquer dans une attitude intransigeante, soit de suivre l’opinion qui ne perçoit là qu’une évolution normale dans la vie. Pour y voir clair, nous tenterons d’abord une réflexion générale sur l’engagement dans la vie religieuse. Il nous sera alors possible de porter un jugement de valeur plus équilibré sur le fait.

1. La possibilité de l’engagement

Au cœur du débat se trouve la question de l’engagement lui-même. L’homme peut établir des liens, se proposer une tâche, des projets : là-dessus tout le monde est d’accord. Mais l’homme peut-il, lui, être temporel ignorant l’avenir, s’engager à rester fidèle à un choix, à une décision prise aujourd’hui ? Peut-il, sans présumer de lui-même, sans se payer d’illusions, affirmer solennellement qu’il ira toujours dans la même direction, qu’il veut être fidèle, sa vie durant, à telle personne, à tel groupe, à telle option ? Affirmer une telle volonté et en poursuivre la réalisation chaque jour, sans retour en arrière ? Toute la question est là et tout jugement de valeur dépend de la réponse qu’on lui apporte. Si l’engagement n’est pas possible, tout l’édifice de la vie religieuse (comme du reste tant de choses dans la vie) croule et il est inutile de poursuivre la discussion. Il faudrait plutôt s’employer à dissiper l’illusion qui a dominé pendant des siècles mais ne peut plus tenir aujourd’hui.

Mais si l’engagement est une possibilité, fût-elle rare, qui caractérise l’homme et lui donne sa noblesse, le jugement de valeur sera tout autre.

Il me semble qu’au nom même de l’homme il faut affirmer la possibilité de l’engagement. C’est parce que l’homme dépasse le temps et qu’il peut maîtriser la durée, parce que son vouloir, même fragile et incertain, domine les changements qui le conditionnent, qu’il peut se projeter dans le futur et s’engager à vivre, aujourd’hui et demain, dans une certaine ligne. Du reste, la foi chrétienne ne peut subsister sans ce présupposé, car comment pourrait-on dire oui au don de Dieu, comment pourrait-on tenir à lui pour toujours, s’il n’était possible de vivre et de s’engager que dans l’instant ? Mais surtout, c’est la fidélité de Dieu, la solidité inébranlable de son amour et de son dessein sur l’homme, qui portent et garantissent la fragile fidélité de l’homme. Ces raisons sommairement indiquées (pour un traitement plus approfondi voir notre livre La vie religieuse au tournant, Cerf, 1971, p. 91-99) font voir où se trouve, pour nous, la racine de la fidélité : dans une certaine vision de l’homme, de son rapport à Dieu et au temps.

2. Engagement en devenir

Mais si nous affirmons ainsi la possibilité pour l’homme de se lier, de se fixer une attitude, de se choisir un projet et d’y demeurer fidèle contre vents et marées tout au long de sa vie, force nous est de reconnaître, dans le concret, le caractère progressif et tâtonnant de sa décision. Car l’engagement s’inscrit dans l’obscurité, l’incertitude et l’usure de la vie quotidienne. Il se fraie un chemin à travers les remous et les courants contraires ; au mieux il « s’écrit droit avec des lignes courbes ». Ce qui veut dire qu’une ligne absolument droite, tracée sans hésitation, sans reprise, sans retours en arrière, est une vision de l’esprit et non une réalité. À considérer une vie avec un recul de plusieurs années, on voit bien que la fidélité regarde les lignes de force de cette vie, non ses détails. C’est parce qu’un homme a suivi le meilleur et le plus profond de lui-même – que déjà il entrevoyait obscurément alors qu’il se décidait pour tel choix –, qu’il peut être dit fidèle à son engagement.

De plus, 1’engagement n’est pas un geste unique posé une fois pour toutes, une parole prononcée en un point du temps et figée à jamais. Pour être autre chose qu’un mot, l’engagement doit être un oui redit chaque jour, à partir de situations différentes, un oui prononcé après confrontation avec elles. Il se renouvelle, mieux encore, se crée à chaque instant en symbiose avec l’événement neuf et changeant. Le oui affirmé la première fois est un départ, une prise de direction. Mais comme la vie est en mouvement incessant, celui qui veut la conduire plutôt que d’être entraîné par elle doit avancer dans la direction choisie par une décision constamment renouvelée.

Remarquons encore que le cheminement de l’homme, quelle que soit la direction choisie et la fidélité à s’y tenir, est toujours rempli d’échecs et d’ambiguïté. Échec plus apparent sinon plus réel dans le cas de celui qui change l’orientation de sa vie, qui se dédit et, jusqu’à un certain point, se renie. Mais que d’échecs aussi dans des vies apparemment sans histoire, droites et continues. L’homme suit-il la route choisie par l’élan d’un engagement sans cesse refait, dans une créativité inventive, ou simplement par habitude, par paresse, par impuissance de voir autre chose et de choisir ? Sans parler des retours en arrière, de la médiocrité, de la stagnation.

Ainsi l’engagement en devenir est une réalité fragile comme l’homme lui-même, toute en demi-teintes, moitié échec et moitié réussite.

3. À quoi s’engage-t-on dans la vie religieuse ?

Il faut passer maintenant des réflexions sur des principes généraux au concret de la vie religieuse. Car l’engagement n’est pas un en-soi ; il se prend et se vit par rapport à des réalités vivantes. Or à quoi s’engage-t-on dans la vie religieuse ?

La réponse la plus simple consiste à dire que l’engagement porte sur les trois vœux : chasteté, pauvreté, obéissance. L’abandon alors, c’est le fait d’être délié, à sa demande, de l’obligation assumée par la profession des vœux. En fait une telle réponse est trop simple.

Ce à quoi l’on s’intègre par la profession religieuse c’est, avant tout, une forme de vie. Un groupe d’hommes vit un certain nombre de valeurs : vie chrétienne de recherche de Dieu et de prière, communauté, pauvreté, célibat, services et ministères pour l’Église et pour le monde. L’entrée dans la vie religieuse c’est l’option pour ce type d’existence chrétienne. La profession définitive est une confirmation et une attestation publique de ce choix : c’est ainsi que désormais le religieux compte vivre. Certes, l’option globale peut être analysée et décomposée ; selon les périodes historiques on insistera sur tel élément plus que sur tel autre, même plus important en soi. En effet, les trois vœux n’expriment pas immédiatement tout ce qu’il y a d’essentiel dans la vie chrétienne : foi, prière, communauté, mission. Et pourtant c’est d’abord à cela que l’on s’engage en choisissant la vie religieuse. La valeur essentielle – comme en témoignent les expériences originelles et les règles religieuses qui les expriment –, c’est toujours la vie chrétienne à la suite du Christ, dans la fidélité à son Évangile. Pour que la décision appelée profession ait un sens, il faut qu’elle porte d’abord sur ce qui est au cœur de la vie que l’on choisit.

Mais cette vie chrétienne voulue dans tout son sérieux s’incarne concrètement dans une forme qui la distingue des autres possibilités également chrétiennes. Elle implique le choix du célibat et, normalement, le rattachement à un groupe de vie : la communauté. Il nous paraît important de faire cette distinction entre l’élément central de la vie religieuse qui est l’exigence chrétienne évangélique, et son élément spécifique s’exprimant dans le célibat et la communauté. Le premier s’impose, du moins comme appel, à tout croyant ; le second est un charisme : don de Dieu et possibilité librement choisie par l’homme. Dans le concret cependant le choix existentiel du religieux vise les deux à la fois : il veut réaliser la vocation chrétienne dans un type de vie marqué par le charisme du célibat. Autrement dit, l’engagement religieux est une affirmation de vouloir vivre à fond la vie chrétienne dans la situation particulière (célibat et communauté) que l’on a reconnue comme valable et significative.

4. Réciprocité de l’engagement

L’engagement concerne d’abord l’homme qui s’engage. C’est lui qui entend donner à sa vie un certain sens, qui veut s’y tenir et imprimer ainsi à la marche en avant une direction au moins partiellement connue et prévue. Pour un chrétien, l’engagement se prend devant Dieu. Dieu en est à la fois témoin, garant et aussi partenaire. Témoin et garant, parce qu’il connaît le cœur de l’homme et qu’il est l’inspiration mystérieuse de ses décisions. Partenaire, parce que lui aussi s’engage à provoquer, à promouvoir et à purifier le choix de l’homme en le conduisant dans son amour fidèle à la découverte de son moi authentique.

Mais ce sont là des points sur lesquels on a beaucoup parlé et écrit. On a moins insisté sur l’engagement du groupe à l’égard du religieux qui s’y agrège. Or, il s’agit ici d’une véritable réciprocité, ou si l’on veut, d’un engagement bilatéral. Si le profès s’engage à vivre la vie de la communauté dans toutes ses dimensions, la communauté, elle, s’engage à lui offrir un milieu de vie où l’Évangile soit honoré, où l’amour mutuel soit exercé, où l’on porte les fardeaux les uns des autres le long de la route commune. Il y a donc, dans la profession, une certaine ressemblance avec l’engagement du couple, compte tenu, il va sans dire, du caractère collectif d’un des partenaires. C’est ensemble, avec d’autres, que je veux construire un projet de vie : je m’engage à ne pas leur manquer, mais je compte aussi sur leur fidélité, autrement le jeu de la communauté serait faussé. Si je me retire de la course commune, c’est le groupe entier qui sera lésé ; mais si le groupe ne vit plus ce pourquoi je l’ai rejoint, il ne remplit plus son contrat.

5. Rupture de l’engagement

Il fallait les réflexions qui précèdent pour être en mesure de former un jugement sur les abandons de la vie religieuse, en d’autres mots, sur la rupture de l’engagement.

Un homme ou une femme ont opté pour un genre de vie. Après des années de préparation et de réflexion, ils ont dit un oui définitif : devant le groupe qui les a accueillis, devant Dieu et en face des hommes, ils se sont engagés à vivre toujours selon la ligne choisie. Cet engagement, dans ce qu’il avait de plus profond, visait l’expérience même de la foi évangélique, expérience qui constitue le dynamisme essentiel de la vie religieuse. Mais le profès s’engageait à vivre cette exigence dans une communauté, à laquelle il liait son destin et dans laquelle il s’incorporait, en renonçant, par le célibat, à former un couple, une famille.

Or, voici qu’à un point de son itinéraire une autre décision se forme peu à peu qui renverse le choix initial. Le religieux estime qu’il lui est désormais impossible de continuer la route dans la direction fixée naguère. Après des débats de conscience difficiles et souvent dramatiques, il décide d’abandonner la vie à laquelle il s’est publiquement et pour toujours engagé.

Comment juger un tel geste ? Est-ce une évolution normale, un progrès ou une rupture objective de l’engagement, un abandon ? Une décision personnelle suffit-elle pour renverser un choix profond et total, et une dispense de l’autorité ecclésiastique peut-elle faire que tout soit en règle ?

Pour y voir plus clair, utilisons la distinction faite plus haut entre le point central de l’engagement et ses éléments secondaires, même s’ils restent essentiels. Le choix fondamental, dans la vie religieuse, porte sur l’Évangile du Christ, sur la marche à sa suite. Il ne se distingue pas de l’engagement de foi proposé à tout croyant. Ce qu’il s’agit de vivre, avec une fidélité sans cesse renouvelée, c’est l’aventure de la foi, de la découverte du sens de l’homme et du monde à la lumière de Jésus. On voit donc mal que sur ce point il soit possible, du moins pour celui qui s’affirme croyant et qui veut rester tel, de se désengager, de changer de fidélité. Certes, il peut arriver que l’on n’y voie plus clair, que la foi, ou ce qu’on prenait pour elle, s’écroule. Dans ces conditions, à moins qu’il ne s’agisse d’une crise passagère, on comprend que le choix religieux apparaisse absurde et qu’il soit logique de s’en libérer. Encore que de tels cas deviennent de plus en plus fréquents, il reste que la majorité de ceux qui abandonnent la vie religieuse entendent demeurer fidèles aux exigences chrétiennes fondamentales. Nombreux sont même ceux qui pensent pouvoir mieux y satisfaire en quittant le cadre de la vie religieuse. Aussi, sauf pour les cas signalés plus haut, le problème ne se pose pas, à notre avis, à ce niveau. Il concerne les éléments spécifiques de cette vie, à savoir le choix de la communauté et du célibat.

C’est ici, me semble-t-il, que se situe le nœud du problème. Le choix de vivre la vie chrétienne selon l’Évangile s’est concrétisé dans l’attachement à une communauté et dans le célibat, condition et expression de cette communauté. Le fait de changer de décision sur ce point peut-il être une infidélité, une rupture, un abandon ? On est renvoyé aux réflexions précédentes. Si l’homme peut s’engager à vie pour certaines valeurs – et une expérience séculaire démontre que cela est possible –, se dédire, retourner en arrière, ne peut être qu’un échec, une infidélité. Un échec et une infidélité vis-à-vis de soi-même d’abord, puisqu’on n’a pas su tenir en main la direction de sa vie. Une dérobade vis-à-vis du groupe qui avait besoin de nous et de notre engagement pour vivre son projet. Et de cela Dieu est juge, lui qui scrute les cœurs et soutient la faiblesse de l’homme par sa fidélité.

Il peut arriver, certes, que la communauté perde à tel point son dynamisme qu’elle devienne pour le religieux un obstacle plutôt qu’un appui dans son cheminement. Mais, pour croire qu’il n’y a plus rien à faire, que la situation est désespérée, il faut une certitude qui risque de manquer souvent. De toute façon, l’espérance est une solution plus positive que le refus. De même, le célibat, comme solitude et sevrage affectif, peut être ressenti à certains moments comme un poids et non comme une possibilité relationnelle nouvelle. Des cas peuvent même se présenter où l’on puisse parler des sorties légitimes de la vie religieuse : mauvaises orientations au départ, erreurs dans le choix de la vie qui n’apparaissent telles que de longues années après, confusion entre appel à la vie religieuse et à tel ministère, itinéraires tellement irréversibles que la seule issue conforme à la vérité de l’homme et à la volonté de Dieu s’avère être la sortie. Mais, sauf de telles erreurs graves et claires, on ne voit pas comment le retour en arrière serait un progrès plutôt qu’une fuite des difficultés.

Aussi, généralement la décision de quitter la vie religieuse dans laquelle on s’est publiquement et définitivement engagé, apparaît, considérée objectivement, comme un échec au plan humain.

Certes, nul, sauf Dieu, ne connaît le fond du cœur de l’homme, et il n’est permis à personne de juger ni de condamner les consciences que la tendresse miséricordieuse de Dieu s’est déjà réconciliées. Mais on peut et on doit se prononcer sur l’acte objectif et estimer que, des cas particuliers mis à part, la sortie est fréquemment une dérobade et une faille dans une existence.

Mais si l’abandon de la vie religieuse est un échec objectif et, souvent aussi, subjectif, il faut apprendre le bon usage de l’échec. Il serait sans doute plus facile de déclarer et de croire que c’est là un pas normal, positif, ou encore que l’acte de la dispense a tout réglé. Reconnaître qu’il y a eu échec, ou du moins demi-échec, est plus difficile, mais c’est habituellement la vérité. Et rien n’est plus sain, en définitive, que la vérité. Plutôt que d’affirmer une illusion, il faut assumer l’échec et poursuivre une autre route au mieux de ses possibilités.

D’autant plus que ceux qui restent et qui cheminent le long de la route qu’ils se sont tracée, ne sont pas non plus, on l’a dit plus haut, dans la clarté totale, et leur fidélité peut cacher bien des trahisons et des dérobades d’une autre sorte.

Sans renvoyer dos à dos les deux catégories, disons du moins que chacune interpelle l’autre. Moi qui reste, je suis une question pour celui qui part ; ma volonté de fidélité conteste sa dérobade et l’empêche de proclamer trop vite qu’il est égal qu’on reste à son poste ou qu’on l’abandonne. Mais celui qui s’en va m’interroge sur ma fidélité. Son départ me force à me définir, à justifier vitalement mon engagement, à faire en sorte qu’il ne soit pas une routine mais une création continue. Il me révèle le côté sombre et ambigu de mon engagement, les échecs et les retours en arrière dont ma propre vie est jalonnée.

Ainsi, si nos routes divergent et si nos jugements sur ce qu’il y a à faire ne sont pas les mêmes, nous nous rencontrons sous la croix de Jésus qui nous juge et qui, en même temps, efface l’échec du péché qui est en chacun d’entre nous.

Fraternité franciscaine
Grambois
F- 84240 LA TOUR D’AIGUES, France

[1Cf. quelques chiffres indicatifs dans La Documentation Catholique, 1969, p. 920-922, pour les religieux prêtres.

[2La Congrégation pour les Religieux est cependant maintenant plus difficile que dans un passé récent pour la sécularisation des profès de vœux perpétuels. Le religieux doit dire ses motifs, brièvement, mais concrètement. Il faut alléguer de véritables motifs, non de vagues raisons. Diverses précisions sont à fournir par le provincial et le général intéressés. La sécularisation n’est ordinairement pas accordée sans l’assentiment du supérieur général (cf. Review for Religions, 1968, p. 940-942, ou Vida religiosa, 1969, p. 113-115).

[3Cf. S.T., II-II, Q. 88, art. 11.

[4Lc 9,62 ; Première Règle de saint François, ch. 2, Deuxième Règle, ch. 2.

[5Cf. pourtant notre note 2 et, pour les prêtres, les documents récents concernant le retour à l’état laïc et la dispense de l’obligation du célibat : Normes du 13 janvier 1971 (Doc. Cath., 1971, p. 764-768), déclaration interprétative du 26 juin 1972 (ibid., 1973, p. 16-17).

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