Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Deux manières de poser la question de la fidélité

Jean-Marie Hennaux, s.j.

N°1973-6 Novembre 1973

| P. 361-365 |

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La crise actuelle de la fidélité dépend, croyons-nous, d’une crise plus profonde de la vocation [1]. Accepte-t-on ou refuse-t-on l’idée que Dieu adresse à chacun un appel singulier ? L’idée que l’on se fera de la fidélité variera du tout au tout selon la réponse donnée à cette question.

Partons d’une histoire, arrivée il y a quelques mois. Un prêtre recevait un jeune homme qui lui disait son intention d’entrer dans la vie religieuse : l’appel de Dieu devenait pour lui de plus en plus clair. Après l’avoir écouté, le prêtre lui dit à peu près ceci : « Je pense que tu as raison d’entrer dans la vie religieuse, mais ne dis plus que Dieu t’y appelle. Cela, c’est de la mythologie, de l’anthropomorphisme, une manière de parler qui ne correspond pas à la réalité. Que se passe-t-il en fait ? Dieu appelle tous les hommes indistinctement à la sainteté ; et toi – qui as vécu dans une famille chrétienne, qui as rencontré des groupes dynamiques de jeunes chrétiens, qui as compris l’attente des hommes d’aujourd’hui –, tu interprètes en fonction de tout cela cet appel général à la sainteté comme un appel particulier à la vie religieuse. Je le répète : je crois que ton interprétation est bonne ; je pense qu’en fonction du passé qui est le tien, des circonstances actuelles, de ce que tu es, c’est dans la vie religieuse que tu réaliseras le mieux ce qui vit en toi, ce que tu désires ; je pense que c’est là que tu t’épanouiras au mieux, étant donné ton être profond. Mais dire que Dieu t’appelle à la vie religieuse, qu’il a sur toi cette volonté particulière, bien déterminée, bien définie, cela ce n’est pas juste. Dieu t’appelle, comme tout le monde, à la sainteté, et il te laisse le soin de déterminer toi-même la manière dont tu vas donner corps à cet appel universel. Tu interprètes le sens de ta vie comme étant, pour toi, entrer dans la vie religieuse ; tu totalises ton existence dans ce projet. Dieu laisse ainsi à notre liberté de totaliser notre vie de telle ou telle manière, et il ratifie notre interprétation ».

Cette histoire met bien en lumière les principaux éléments qui sont en jeu dans la question qui nous occupe. Essayons seulement de les expliciter quelque peu.

Devant cette question de la fidélité ou de la vocation, deux types de mentalité (et de théologie) s’affrontent souvent : un type de réflexion « essentialiste » et un type de réflexion plus « existentielle ».

I. Nous appelons le premier type de réflexion « essentialiste », parce que, pour lui, la volonté de Dieu demeure, en fait, une « essence », c’est-à-dire une idée générale et abstraite. Elle n’est pas la volonté particulière d’une personne sur moi, dans ma singularité et mon unicité. On va voir comment.

Le chrétien (ou le théologien) essentialiste, comme le prêtre que nous avons mis en scène plus haut, dira par exemple : « Il n’y a, au fond, qu’une vocation : la vocation chrétienne, qu’on peut appeler de différentes manières : vocation à la sainteté, vocation à la charité, etc. Voilà l’appel de Dieu adressé à tous. Quant au choix concret de tel état de vie : mariage, sacerdoce, vie religieuse, il dépendra des circonstances, de l’histoire passée de chacun, de son milieu, de son tempérament, etc. À chacun de trouver la forme selon laquelle il réalisera la vocation universelle à la sainteté ». Dans cette conception, on s’appuie donc sur l’idée (juste) de la vocation universelle à la sainteté pour nier l’existence de vocations particulières réelles (c’est-à-dire fondées sur un appel réel de Dieu). Universel et particulier ne sont pas seulement distingués, mais séparés. Cette séparation a pour effet de rendre abstraite la vocation universelle à la sainteté elle-même. Insensiblement, on est passé du sens d’universel comme « s’adressant à tous », au sens d’universel comme « général » et « abstrait ». L’appel à la sainteté n’est plus une parole de Dieu adressée à chaque personne en particulier, mais un « sens » proposé à tous indistinctement. Il n’y a plus une vraie volonté divine ; il n’est plus qu’une idée posée à l’horizon de la vie et chargée de la diriger à la manière d’un « en soi » ou d’une « valeur ».

Dans cette perspective, l’appel de Dieu, on le voit, n’est plus un acte au sens fort. Dieu a révélé une fois pour toutes l’appel à la sainteté, mais il n’intervient plus actuellement dans le concret des vies et des histoires pour déterminer les états de vie et les instants. L’éternité de Dieu ne s’engage pas dans chacune de nos vies, dans chacun de nos instants, pour leur donner forme et consistance.

Cette position veut se justifier à partir d’une certaine idée de la liberté humaine et de la transcendance de Dieu : « La volonté de Dieu, dit-on, ne détermine pas les moyens de tendre à la sainteté commandée à tous, dans leur particularité même. Admettre que le choix des moyens serait déterminé par Dieu jusque dans leur particularité, ce serait nier que Dieu nous crée libres, c’est-à-dire qu’il laisse à mon conseil de déterminer le meilleur moyen pour moi. Dire que Dieu nous fait libres, c’est dire que Dieu nous donne la liberté de choix des moyens ». On ne voit donc la liberté que comme faculté de choix, comme libre arbitre, nullement comme réalisation de soi ; l’autonomie signifie seulement, alors, qu’on a effectivement cette liberté de choix. Les moyens choisis (vie consacrée, mariage, sacerdoce, etc.) demeurent ainsi toujours relatifs et contingents. « Affirmer le contraire, dira-t-on, tenir que tel choix déterminé, particulier, est absolu, ce serait absolutiser ou diviniser l’homme. On ne peut l’admettre : n’absolutisons aucun de nos choix, aucune de nos vocations particulières. Demeurons humbles, conscients de notre finitude, et n’identifions pas Dieu avec nos choix et nos moyens. Dieu demeure transcendant. »

En résumé, selon cette conception : la volonté de Dieu n’est pas un acte de sa volonté, sa parole, mais une idée ; elle n’est pas un engagement de Dieu dans notre temps ; il n’y a pas, pour chaque personne, une volonté particulière, déterminée et concrète de Dieu, qui différerait de l’appel universel à la sainteté. À la liberté humaine, dont l’essence réside dans le libre arbitre, de choisir les moyens de « répondre » à cet appel, tout objectif.

Cette conception, consciente ou inconsciente, est au fond de bien des discussions sur les vocations chrétiennes et sur la fidélité. On la trouve dans beaucoup d’écrits actuels qui veulent, souvent avec d’excellentes intentions et à partir de constatations douloureuses indéniables, relativiser la fidélité aux engagements.

Elle ne permet pas, en fait, une vraie conception chrétienne de la fidélité. En effet, s’il n’y a pas de volonté déterminée de Dieu sur moi, s’il n’entre pas dans ma vie par des appels précis et irréversibles (son éternité s’engageant dans mon histoire à travers ces appels), mais si c’est moi qui interprète la totalité de ma vie dans mes choix, alors je ne suis plus vraiment engagé définitivement vis-à-vis de Quelqu’un et il me sera toujours possible de donner une nouvelle interprétation de mon existence...

II. À cela que pourra répondre le chrétien qui essaye de réfléchir de manière plus existentielle ? Pour lui, il y a une volonté singulière et actuelle de Dieu sur chaque homme. « En effet, dira-t-il, le mystère de l’Incarnation ne signifie pas seulement que l’Éternel s’est engagé une fois, – dans le passé – définitivement en l’homme Jésus, mais que le temps de tout chrétien est transformé. L’Incarnation détermine la structure et l’étoffe de la temporalité chrétienne. L’entrée de l’éternité de Dieu dans notre histoire en Jésus signifie aussi l’entrée de l’éternité de Dieu dans nos choix. L’Incarnation définit la structure et la vie de l’instant. De la même manière que Dieu s’est incarné en Jésus, la volonté de Dieu s’incarne en nos choix. Il ne faut pas avoir peur d’affirmer le caractère absolu de nos choix posés dans le Christ : l’éternité de Dieu y est présente. Pour nos choix, nous ne sommes pas devant une loi, devant une idée abstraite qui nous représenterait la volonté de Dieu, voire devant les « exemples » inspirants du Christ, nous sommes devant Dieu ici et maintenant. Il y a dans l’instant présent une volonté concrète de Dieu. Tout instant est vocation de Dieu, acceptation ou refus d’une volonté concrète du Seigneur de nos vies. »

Il pourra encore faire remarquer aux tenants de la première opinion : « Votre idée de la liberté n’est pas juste. Vous affirmez, au niveau de l’être, la création continuelle par Dieu, mais au niveau de l’agir, les choix de la liberté ne sont pas créés ni engendrés par le Père. Ces choix sont laissés à l’homme : il y a donc quelque chose qui échappe, en lui, à la création et à l’engendrement du Père. Que Dieu nous crée libres, cela ne veut pas dire qu’il n’engendre pas, avec nous, nos propres choix, de sa volonté éternelle. Mon choix est tout entier de Dieu et tout entier de moi. Nos choix n’ont plus de vrai fondement s’ils ne peuvent s’appuyer sur une volonté concrète de Dieu. Sans ce fondement, nos choix resteraient dans la contingence pure. Il n’y aurait plus d’histoire sainte, humano-divine, plus de « nécessité dans l’histoire ». La liberté de l’homme n’est pas simple capacité de choisir ; elle n’est consistante et pleinement réelle que si la nécessité même de Dieu se communique à elle. L’homme n’est vraiment libre que lorsqu’il se pose lui-même, en ses choix, de la nécessité même par laquelle Dieu le pose. La liberté humaine n’est pas un pouvoir vide ; elle est le lieu où la nécessité des vouloirs divins substantialise et solidifie la volonté de l’homme. In te, Domine, solidabor, disait Augustin : en Toi seul, Seigneur, je trouverai solidité et consistance.

III. Seule, cette deuxième conception permet de fonder vraiment la fidélité chrétienne. Celle-ci n’existe plus si l’on ne tient pas fermement, en théorie et en pratique, les points suivants :

  1. Il existe, au sens fort du mot, une vocation divine. Dieu continue d’intervenir, par ses appels, dans notre histoire.
  2. Il y a une volonté déterminée de Dieu sur nous en chaque instant.
  3. A l’intérieur de l’appel universel à la sainteté, Dieu nous adresse donc des appels particuliers, par exemple à tel état de vie : « Je te veux religieux. Entre dans tel Ordre, dans tel monastère ». Il y a ainsi une volonté concrète de Dieu qui détermine notre forme de vie.
  4. Puisqu’il y a une volonté concrète de Dieu qui détermine nos existences, le choix d’un état de vie ne dépend pas uniquement des circonstances (passé de celui qui choisit, son milieu, etc.). Ce choix n’est pas d’abord l’interprétation que je donne du sens de ma vie, mais le sens que Dieu donne à cette vie.
  5. Il est possible de chercher et de trouver la volonté concrète de Dieu sur nos vies. La volonté de Dieu n’est jamais abstraite ni purement générale. Elle ne peut apparaître telle qu’à cause de notre propre abstraction : notre péché et notre finitude nous rendent abstraits et extérieurs par rapport à Dieu. Mais en réalité, la volonté de Dieu est toujours, ontologiquement, singulière, adaptée à chacun, parfaitement concrète et définie. Dans nos choix, il y a toujours une volonté particulière de Dieu à trouver et à accomplir.
  6. Il y a évidemment des risques d’erreur dans la découverte de la volonté divine. On peut aussi être infidèle à sa vocation. Dans ce cas, l’amour miséricordieux du Seigneur ne nous abandonne pas à notre infidélité. Bien que (il vaudrait mieux dire : parce que...) il se soit engagé dans son appel et que ses dons soient sans repentance (en ce sens, il reste quelque chose d’éternel et d’irréversible dans une vocation non suivie), il « rattrape » en quelque sorte notre histoire, s’y adapte à nouveau à partir de ce que nous en avons fait désormais, et la sauve en la réorientant vers Lui dans un nouvel état de vie. Jusqu’à notre mort, Dieu s’adapte ainsi sans cesse à notre histoire, telle que nous la faisons ou défaisons, pour la sauver. Il faut donc tenir, à la fois, l’immanence de l’éternité divine dans nos choix particuliers et la transcendance absolue de l’amour divin miséricordieux, « toujours plus grand que notre cœur ».

Avec ces quelques points, nous n’avons pas – loin s’en faut – une théologie complète de la fidélité chrétienne. Mais il a semblé utile de rappeler ces points qui concernent la volonté divine et la vocation, car ils touchent de très près la question de la fidélité et déterminent la manière de la poser.

Rue du Collège St-Michel 60
B-1150 BRUXELLES, Belgique

[1Ainsi qu’on l’a écrit, « le problème des vocations est d’abord, en fait, le problème de la vocation ».

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