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Courrier des lecteurs : Religieuses et autorité masculine

Alfred de Bonhome, s.j., Sœur Marie-Madeleine, o.c.d.

N°1973-4 Juillet 1973

| P. 241-247 |

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À titre exceptionnel, ce Courrier ne comportera, cette fois, que la lettre de Mère Marie-Madeleine, O.C.D., et la réponse du Père de Bonhome, S.J.

La longueur de ces documents nous oblige à reporter au prochain numéro les réactions que nous avons reçues à propos de la Tribune libre sur La femme et le sacerdoce. Pour éviter que ne se renouvelle cet inconvénient, dont nous prions les victimes de nous excuser, nous prendrons désormais comme règle que le maximum accordé à chaque correspondant sera d’une page et demie. - (N.D.L.R.)

I

Révérend Père,

À la suite de l’article du Père de Bonhome, paru dans Vie Consacrée (n° 5 - septembre-octobre 1972), j’ai reçu, ce qui ne vous étonnera pas, de nombreuses protestations de carmélites de la Fédération francophone de Belgique-sud, dont je suis Présidente.

Une jeune carmélite m’écrit, à son tour, une lettre qui est l’écho de celles de ses sœurs et qui se voudrait une mise au point de plusieurs passages de l’article du Père de Bonhome. Elle désirerait que ces lignes paraissent dans un prochain numéro de Vie Consacrée.

Je me permets de vous demander respectueusement, mais instamment, Révérend Père, de faire paraître ces quelques pages, surtout parce que la grande majorité des carmélites de la Fédération protestent contre l’idée que se fait le P. de Bonhome de l’aide que nous apportent nos Pères Carmes.

Sainte Thérèse d’Avila, Docteur de l’Église, femme de tête s’il en fut, a tenu à nous placer, pour ce qui regarde l’observance de notre Règle et de nos Constitutions, sous l’autorité de la branche masculine de l’Ordre. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’elle n’a pas eu tort de le faire...

Il nous est extrêmement pénible d’entendre dire et répéter que les Supérieurs de l’Ordre font pression sur nous, parce que ce n’est pas exact.

Nous savons ce que nous voulons et nous le disons franchement et fermement, chaque fois que la chose nous paraît nécessaire, de même lorsque nous sommes consultées, ce qui arrive assez fréquemment, surtout en ces temps d’adaptation post-conciliaire.

(Voici le texte de la jeune sœur) :

« J’ai lu Vie Consacrée, n° 5, septembre-octobre 1972. Permettez-moi d’exprimer quelques réflexions, au sujet de l’article Religieuses et autorité masculine.

Bien que l’auteur énonce plusieurs principes valables, il présente l’autorité masculine, surtout vis-à-vis des moniales, sous un jour défavorable, ce qui me paraît injuste.

Très simplement, je voudrais apporter un témoignage vécu, tout en y mettant la discrétion voulue.

Voilà bientôt 12 ans que je suis entrée au Carmel, et, malgré ma nature assez indépendante, l’expérience d’une vie autonome, – j’ai travaillé un an dans un bureau et enseigné pendant deux ans – la soumission à l’« autorité masculine » n’a jamais été, pour moi, une entrave ou un joug. Au contraire, elle m’a toujours apporté une libération et un épanouissement.

Je suis d’accord avec les religieux et les religieuses qui, ayant un sens réaliste de leur complémentarité, considèrent que certains rapports fraternels entre prêtres et religieuses sont un réel appoint à leur enrichissement mutuel.

Si les femmes reconnaissent les qualités masculines : esprit de synthèse, clarté de décision, jugement dégagé d’éléments trop subjectifs ainsi que du souci des détails ; les hommes aussi savent apprécier la sensibilité et le tact féminins et ce don d’intuition qui les rend parfois plus clairvoyantes que ne le feraient de longs raisonnements « teintés » d’intellectualisme. Il arrive que ce qu’il y a de trop rigide et partial chez eux s’en trouve parfois corrigé et qu’ils soient moins portés à généraliser leurs vues personnelles.

Sainte Thérèse, d’une part si féminine, ne manquait pas de qualités d’intelligence ni d’autres qualités viriles. D’autre part, c’est elle qui a voulu donner à ses filles l’assistance de religieux Carmes, ayant le même esprit, la même formation que leurs sœurs, et pouvant les aider efficacement.

J’avoue, quant à moi, qu’il ne m’a fallu que quelques années, voire quelques mois de sérieuse vie cloîtrée au Carmel, pour prendre conscience de la profonde sagesse et du sens psychologique de notre Mère sainte Thérèse, sur ce point, comme sur tant d’autres.

Si l’on dit que cette assistance spirituelle peut se donner en dehors de toute intervention dans le gouvernement des monastères, je répondrai que c’est voir les choses d’une façon trop idéaliste, pour tenir compte des réalités de la vie quotidienne des communautés.

Il restera toujours vrai que pouvoir s’adresser à un religieux prêtre, qui nous offre toute la richesse de son sacerdoce et cette compréhension profonde qu’il a acquise dans un contact intime avec les âmes, facilite l’ouverture confiante.

Si par ailleurs, ce religieux participe au gouvernement des moniales, avec lesquelles il a une règle commune, s’il est au courant de leurs problèmes propres, des adaptations en cours, cela simplifie considérablement les relations ; si, étant délégué de l’Évêque, il a autorité pour approuver ou déconseiller, nous voici en communion directe avec l’Église du Christ, avec le Christ Lui-même. Nous respectons les structures de l’Église ; nous ne voulons pas les saper pour acquérir cette indépendance de mauvais aloi dans laquelle nous ne voyons que trop, chaque jour, la source empoisonnée de tant d’abus, d’excès, de sécularisations, de défaillances lamentables et, finalement la menace d’une perte dans l’Église de la vraie « vie consacrée ».

Pour en revenir à quelques points de l’article en question, je me bornerai, non pas à une réfutation systématique bien facile, mais au témoignage concret de ce qui se vit au Carmel, aujourd’hui.

P. 263 : c.

Il est parlé de situation anachronique et proprement intolérable, à propos des moniales cloîtrées, et de libération de la tutelle masculine. Je puis affirmer que l’ensemble des carmélites et, parmi celles-ci, beaucoup de jeunes, n’aspirent nullement à se libérer de cette soi-disant « tutelle masculine ». Si certaines l’envisagent, elles ne constituent qu’une petite minorité. Si les carmélites désiraient un gouvernement autonome, je ne doute pas qu’il leur serait accordé par les Pères.

Leur autorité n’a jamais été une « tutelle » mais un service fraternel rendu avec beaucoup de dévouement et au prix de bien des renoncements concrets. Ces dernières années, particulièrement, l’intervention des Pères a permis une application rapide et efficace du véritable renouveau conciliaire.

P. 274 : 3.

Je regrette vivement ce qui est dit de notre incorporation dans un Ordre sans que nous puissions avoir la responsabilité de sa vie, spécialement en ce qui nous concerne. Je suis au Carmel, je l’ai dit, depuis 12 ans à peine et n’ai aucune charge ni autorité. Or, j’ai été invitée, comme toutes les carmélites, à donner mon avis sur chaque point de nos futures Constitutions, à formuler en toute liberté, par écrit, sous pli fermé, des suggestions, des modifications, des vœux. Je me suis sentie pleinement responsable. Avec une patience admirable les Pères ont fait le travail de dépouillement, triage et classement de milliers de fiches reçues de tous les Carmels du monde. Comment parler de décisions imposées aux moniales ? Rien ne nous est imposé que nous n’ayons librement choisi. Il n’est guère possible, c’est l’évidence même, que toutes les opinions soient admises, le bien général passe avant des considérations particulières.

Je regrette particulièrement que le n° 199 de la Loi fondamentale soit cité pour être critiqué. Cette Loi fondamentale des carmélites – notre Père Général y a bien insisté dans son introduction, – est encore à l’état de projet, qui sera revu après nouvelles consultations et devra subir un triage entre matière constitutionnelle et autres. La grande majorité des carmélites ne désire pas que leurs Constitutions et bientôt la Loi fondamentale qui viendra, nous l’espérons, les mettre à jour, puissent être modifiées par quelque autre que par l’autorité supérieure de l’Ordre, le Père Général, ce qui me semble compréhensible. Pourquoi, à propos de la note 44, l’interprétation « d’esprit paternaliste » dont seraient imbues bon nombre de décisions que les Supérieurs Majeurs imposent aux moniales ?

L’idéal pour nous, carmélites, je ne le conçois pas dans la séparation du gouvernement des carmes et des carmélites, mais dans une collaboration étroite et très fraternelle.

Notre responsabilité dans la vie de l’Ordre n’est pas limitée aux consultations dont il a été fait mention : nos monastères sont fédérés. Nous avons une Présidente, un Conseil fédéral élu par les moniales. La Mère Présidente est à la disposition de chacune et ne manque pas de travail. La Fédération recueille et coordonne les suggestions des moniales, et joue un rôle efficace et très appréciable dans notre gouvernement.

Quant à l’avenir de nos monastères, ce n’est pas sur tel ou tel point de législation qu’il repose, mais sur la sainteté de ses membres, qui témoigne du Royaume et attire les âmes.

Enfin, p. 26b, l’« inégalité écrasante » des lois de clôture.

La différence entre la clôture des moniales et celle des moines ne me pose aucun problème. Elle provient de ce que les religieux prêtres ont été ordonnés en vue du ministère, tandis que nous, moniales, nous sommes consacrées pour une vie d’adoration et de louange, de réparation et de prière pour l’Église et le monde, dans une intention de don total de nous-mêmes à Dieu seul.

Il est évident qu’un religieux, à moins d’être chartreux, ne peut être soumis à une stricte clôture, comme nous, moniales, désirons l’être. Nous ne nous trouvons nullement défavorisées, au contraire ! Puis-je, ici, rappeler la « remarque importante » du Père Y. Congar : « Ce serait une erreur de penser que l’égalité (entre homme et femme, religieux et religieuse) suppose l’identité des tâches... » (cf. Réflexions, dans le même n° de Vie Consacrée, p. 313, n° 13).

Quant aux moniales qui ont donné leur vie à Dieu seul, il semble tout naturel qu’elles gardent la fidélité à une vie, austère peut-être, mais qu’elles ont librement choisie. S’arrêter à des détails, tels que la grille, les portes fermées, cela n’est-il pas quelque peu superficiel ? Ce sont là des « signes » peut-être percutants pour le monde d’aujourd’hui, mais que nos ancêtres ne comprenaient guère mieux, semble-t-il, que nos contemporains. La clôture a toujours été contestée, sauf par ceux à qui un regard de foi fait percevoir quelque chose du mystère de vies qui veulent, selon Perfectae caritatis, offrir à Dieu un don total et joyeux, d’une secrète fécondité apostolique (n° 7). Pour ceux qui ne croient pas à ces valeurs spirituelles, le signe extérieur de la clôture fait question. C’est déjà quelque chose : à chacun de trouver une réponse à cette question, à nous de les y aider par notre prière et l’authenticité de notre consécration.

Carmes et carmélites, nous n’avons qu’un seul but : servir Dieu et la Sainte Église. Marcher ensemble dans le respect mutuel, la joie du partage, n’est-ce pas un bel idéal à poursuivre avec courage, en notre temps de fraternité évangélique et d’inlassable recherche de l’unité ? »

Avec mon profond respect en Notre Seigneur et, déjà ma reconnaissance pour la publication,

Sœur Marie-Madeleine, o.c.d.
Rue du Pourcelet 100
B- 7000 MONS, Belgique

II

Plutôt que de faire une mise au point qui suivrait pas à pas le texte ci-dessus, nous préférons élargir le débat.

L’on ne peut que se réjouir des bons rapports existant, dans la Province méridionale de Belgique, entre les Carmes et les Carmélites. Mais il nous faut bien noter aussi que les abonnés que la revue possède en Belgique francophone représentent moins d’un dixième de son public, que les Carmélites sont loin d’être les seules contemplatives et que, même dans leur Ordre, la situation n’est point aussi heureuse partout, hélas [1].

De plus l’aide fraternelle ne peut être à sens unique : l’heureuse complémentarité des moines et des moniales doit se traduire sur un plan d’égalité. Pour cela, il faut surtout que les moniales, selon des modalités qui peuvent être diverses, non seulement soient consultées, mais aient le droit de décider effectivement de ce qui les concerne. Tant qu’elles n’auront pas cette possibilité, elles ne seront pas vraiment reconnues comme personnes [2]. Que si certaines moniales désirent rester sous l’autorité de religieux du même Ordre, libre à elles.

Ce que nous voudrions surtout relever, c’est un phénomène de « blocage », dont la lettre de la jeune carmélite, approuvée par la Mère Marie-Madeleine, donne plusieurs exemples très clairs :

  • La Sœur parle du rattachement à l’Évêque et par lui à l’Église du Christ par le moyen d’un homme ministre ordonné ; elle ne songe pas que ce rattachement, pour tout ce qui ne concerne pas les sacrements, peut légitimement se faire par une femme dûment mandatée.
  • La Sœur identifie pratiquement les structures de l’Église avec leur forme actuelle : la changer lui paraît « les saper pour acquérir (une) indépendance de mauvais aloi... » ; or le Concile a demandé un aggiornamento et la Commission préparatoire au nouveau Droit Canon déclare que l’état de tutelle dans lequel le Code met souvent encore les religieuses n’a plus de raison d’être.
  • La Sœur fait porter à plein le libre engagement des religieuses sur l’essentiel et sur tous les détails de la vie monastique ; ceci ne se vérifie que si un « blocage affectif » empêche, sinon de distinguer l’accessoire de l’essentiel, au moins de ne pas sentir celui-ci menacé par toute tentative de modifier ces détails : grilles, portes fermées, etc.

Ce phénomène de blocage, bien connu des psychologues, constitue l’un des grands dangers qui menacent la vie religieuse à notre époque de renouveau. Car il joue dans les deux sens. Chez des religieux et religieuses fervents, qui veulent tout retenir, essentiel de la consécration et formes peut-être dépassées dans lesquelles elle se traduit, l’abandon de ces manières de faire dans lesquelles ils ont incarné leur ferveur, représenterait un relâchement de cette ferveur elle-même. On trouve le même phénomène chez ces chrétiens qui seraient incapables de recevoir la communion dans la main, car ils y verraient un grave manque de respect (alors que ce fut la pratique courante de toute l’Église ancienne).

Ce même blocage joue aussi dans l’autre sens. Qui d’entre nous ne connaît des religieux et des religieuses chez qui l’abandon de coutumes désuètes a entraîné une baisse tragique, voire l’évaporation totale de leur ferveur religieuse ? Dans ce cas non plus, on n’a pas su distinguer l’essentiel de l’accessoire, on a été incapable d’incarner une ferveur inchangée dans de nouvelles formes, plus adaptées.

L’idéal – et il est difficile – serait de toujours réaliser ce dont cette moniale, dont le couvent avait été totalement détruit par un incendie, témoignait à son frère : « Tu sais, nous avons perdu les grilles, mais nous avons retrouvé la clôture ».

Alfred de Bonhome
St. Jansbergsteenweg 95
B- 3030 HEVERLEE, Belgique

[1Une Soeur Carmélite anonyme d’Italie parle de « l’autoritarisme et du paternalisme dont nous devons trop souvent nous plaindre avec douleur et qui ne favorise en aucune façon notre croissance humaine et spirituelle » (il s’agit des contacts entre moines et moniales du même Ordre). Ce texte a paru dans Religiose oggi, 1973, n. 13, p. 5, dans l’article « Riconoscere alle monache il diritto di governare da sè », de cette religieuse.

[2Sainte Thérèse d’Avila elle-même a écrit : « En ce qui concerne les moniales, je veux avoir voix au Chapitre » (Lettre au P. Gratien, du 19 février 1581 ; Obras completas, Madrid, 1959, III, p. 657).

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