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Méditation sur la pauvreté religieuse

Paul Chapelle, s.j.

N°1973-3 Mai 1973

| P. 143-155 |

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I. Le mystère trinitaire et la pauvreté religieuse

La dimension communautaire de la vie religieuse trouve son fondement dans le mystère même de Dieu, c’est-à-dire dans la communion trinitaire. En effet, la vie religieuse tend à réaliser sur terre ce que sera notre vie en Dieu, dans cette communion de la Trinité sainte.

Au cœur de cette vie trinitaire, il existe un échange tel que « tout est absolument commun aux ‘trois’ et que chacun n’« a » en propre que ce qui le désapproprie totalement et le constitue exclusivement comme une relation – subsistante, personnelle – aux deux autres » [1]. « Où trouver ici le moindre égoïsme ? Le moi n’est plus qu’une relation subsistante à celui qui est aimé, il ne s’approprie plus rien. Tout l’égoïsme du Père est de donner sa nature infiniment parfaite à son Fils, en ne retenant pour lui que sa relation de paternité, par laquelle il se rapporte encore essentiellement à son Fils. Tout l’égoïsme du Fils et de l’Esprit Saint est de se rapporter l’un à l’autre et au Père dont ils procèdent » [2]. C’est cette vie divine que Jésus exprimait quand il disait à son Père : « Tout ce qui est à moi est à toi et tout ce qui est à toi est à moi » (Jn 17,10).

L’histoire humaine du Christ est la révélation de l’histoire éternelle de l’amour du Père et du Fils. Jésus a vécu en actes humains sa manière propre d’être Dieu. Il est comme homme ce qu’il est comme Dieu, à savoir pauvreté accueillante, humilité subsistante, puissance infinie de dépouillement de soi dans l’action de grâce, parce qu’éternellement engendré. C’est là le sens de la croix, où, dans le déchirement de sa mort humaine, le Christ pousse le cri de son éternité : Père (Lc 23,46). Cette remise totale de lui-même au Père dans l’Esprit, cet abandon radical entre Ses mains, implique, de la part de Jésus, la reconnaissance que tout ce qu’il est vient du Père.

S’il reconnaît que l’essence même de son être, il la reçoit du Père, il n’est pas étonnant de l’entendre affirmer que ce dont il a le plus besoin pour subsister, sa « nourriture », c’est de « faire la volonté de son Père qui l’envoie » (Jn 4,34). Ce bien qu’est la nourriture, cet élément de base pour lequel tant d’hommes travaillent ou, parfois même, se battent, cette richesse élémentaire absolument indispensable, est, pour le Christ, l’accomplissement de la volonté paternelle. Jésus considère comme son bien le plus vital sa dépendance radicale par rapport au Père. Sa richesse (son bien, sa subsistance) est sa pauvreté (sa dépendance).

La pauvreté du Fils de Dieu consiste en cette double attitude : tout recevoir du Père et tout lui rendre dans l’action de grâces. Et cette pauvreté du Fils s’enracine dans la pauvreté du Père qui remet tout son dessein de communication de lui-même entre les mains de son Fils incarné et qui fait de celui-ci son égal. Ainsi y a-t-il désappropriation radicale de l’un par rapport à l’autre, dans la joie de l’Esprit du don réciproque.

C’est dans ce même sens que le Christ « s’est fait pauvre pour nous » (2 Co 8,9). Il reçoit tout, et nous reçoit tous (cf. « ceux que tu m’as donnés » : Jn 17,6), de son Père. Il est entièrement réceptif. Il ne conquiert rien. Et, dans cette pauvreté subsistante, ce qu’il est, Dieu, il ne le retient pas ; « il ne retient pas le rang qui l’égale à Dieu » (Ph 2,6) : il Lui obéit jusqu’à la croix, se remet entièrement à Lui, et, par là, « nous enrichit de sa pauvreté » (2 Co 8,9). Il nous ouvre, à la croix, son être de Fils.

C’est ainsi qu’au cœur de l’humanité, Jésus est le premier pauvre. Nous recevant du Père comme frères, il veut nous rendre au Père. Mais nous rendre au Père, c’est nous rendre à Lui comme fils, c’est faire de nous des fils comme lui-même. C’est donc nous enrichir de lui-même. Il vient, par conséquent, pour tout partager : ce qu’il est : Dieu ; ce qu’il a : sa divine humanité. Il ne retient rien pour lui.

De notre côté, accepter que l’Esprit d’amour nous transfigure à l’image du Fils, afin que celui-ci vive en nous sa réalité de Fils face au Père, telle est finalement l’essence même de la pauvreté par laquelle nous témoignons de la gratuité et de la surabondance de la vie divine.

Car le Père « donne son Fils au monde » (Jn 3,16). Jésus est ainsi le don partagé, celui que le Père donne au monde.

Mais, donné par le Père aux hommes, Jésus se donne lui-même à eux. Il est partage, don vivant, don en acte. Il est offrande constante de ce qu’il est et de ce qu’il a aux hommes, et à travers eux au Père. Du même coup, il est communication vivante établie entre nous et le Père.

Ce que Jésus donne ainsi, c’est son être de Fils, c’est-à-dire sa pauvreté même. Car c’est bien de sa pauvreté qu’il nous enrichit. Il est par conséquent au milieu de nous, non seulement celui qui donne, mais aussi celui qui tend la main pour recevoir. Il attend que nous nous donnions à lui comme frères ; il veut nous recevoir de nous-mêmes. C’est ainsi qu’il n’a rien, pas même « où reposer la tête » (Mt 8,20). Et ce lieu, il nous le demande. La terre, il veut la recevoir de nos mains. Dans son humanité, il se veut dépendant, non seulement du Père, mais de nous.

II. Notre seule richesse : Jésus pauvre. la pauvreté spirituelle

La pauvreté religieuse telle que nous nous proposons de la vivre consiste tout d’abord à accueillir cette pauvreté de Jésus, c’est-à-dire à nous ouvrir au don que Dieu nous fait en Jésus. C’est entrer dans le mystère de Dieu, un et trine, conduits par le Fils unique au cœur même de l’amour divin, foyer incandescent, où être petit signifie être grand, où la faiblesse devient force, où anéantissement devient synonyme de gloire, où pauvreté et richesse se trouvent inversées. C’est donc entrer, par Jésus, dans la pauvreté même de Dieu. La pauvreté, en effet, n’est pas d’abord un concept, ou même une valeur ; elle est une Personne : Jésus. Plus exactement encore, elle est une vie entre les Personnes divines, en ce sens que cette vie est échange d’amour où tout est mis en commun, sauf les relations de l’une à l’autre. Notre pauvreté est entrée dans la vie trinitaire par Jésus Christ Notre Seigneur.

Nous sommes pauvres si nous sommes d’abord de Jésus, c’est-à-dire si nous reconnaissons, dans le Fils unique de Dieu, notre seul bien, notre seule richesse, en le recevant comme celui qui nous enrichit par sa pauvreté. L’accueillir ainsi, c’est le recevoir comme le pauvre par excellence, comme celui qui tend la main. C’est découvrir que le Christ nous demande d’être en nous et par nous et de vivre en nous et par nous son unique amour pour Dieu et les hommes.

Il nous invite ainsi non pas à mettre la main sur lui, mais à ouvrir notre cœur pour qu’il puisse s’enrichir de nous. Car nous ne pouvons « posséder » Jésus. Cela n’est pas possible, car il est si pauvre qu’il déçoit, si nous voulons faire de Lui une richesse même spirituelle. C’est toujours décevant de rencontrer un pauvre, car il semble qu’il n’ait rien à nous offrir. La « soif » de Jésus (Jn 4,7 et 19,28), son indigence des hommes, appelle la nôtre et son appel nous engage à une désappropriation de nous-mêmes.

Avec Jésus, nous découvrons que nous avons tout à recevoir de Lui et à le recevoir tous les jours. Avec Lui, nous découvrons que notre cœur est encore et toujours partagé, que nous avons continuellement à nous appauvrir par lui. Nous pensions déjà connaître sa pauvreté et il a encore tout à nous partager. Il y a toujours plus à donner. Son besoin est infini. Jusqu’à la mort, nous aurons à nous laisser déposséder pour être envahis par la divine pauvreté et l’amour divin.

Notre pauvreté commune est d’être ainsi, ensemble, les uns avec les autres, n’ayant rien d’autre entre les mains que la pauvreté de notre accueil de Jésus et la pauvreté du don que nous lui partageons de nous-mêmes. Une communauté est pauvre, lorsqu’elle est constituée de personnes, qui, les unes en face des autres, les unes avec les autres, n’ont ensemble comme seule richesse que la pauvreté et la soif de Jésus. C’est donc vouloir vivre de telle sorte que le seul bien que nous ayons à partager soit Jésus lui-même.

Lorsque nous parlons « partage », nous pensons tout de suite à des choses. Mais non. Il s’agit tout d’abord de Quelqu’un qui vient en nous faire sa demeure dans la mesure où nous accueillons le mystère de Dieu fait chair. C’est cette habitation dans nos cœurs que nous avons à partager. Mais comment concevoir que celui que nous avons à donner, puisqu’il est Dieu, nous ne le possédions même pas ? C’est que, dans le domaine de l’amour, il n’y a que ce qu’on n’« a » pas que l’on puisse offrir... Ainsi sommes-nous sans cesse amenés à considérer la pauvreté comme une source de partage et nous découvrons alors que, si nous avons à le donner lui, le Seigneur Jésus, comme étant le pauvre, nous avons à nous offrir nous-mêmes.

En effet, partager Jésus pauvre, c’est nous partager pauvres entre nous. C’est dire que nous avons à vivre le partage la main tendue. Ainsi en Jésus, nous reconnaissons, en face des autres, que nous ne possédons rien, que nous dépendons fondamentalement de tous nos frères. Fait paradoxal, nous ne pouvons donner que ce que nous mendions. Notre pauvreté nous fait, en face des autres, mendiants de Jésus-Christ. C’est le Christ de notre attente. Nous nous présentons devant les autres avec le vif désir de recevoir Jésus.

Et nous ne pouvons attendre Jésus des autres que si nous nous ouvrons à eux tels que Dieu les a faits et les fait. Mendier Jésus aux autres, c’est leur demander d’être eux-mêmes comme ils sont, c’est leur demander qu’ils soient et deviennent comme Dieu les veut. C’est leur dire qu’ils soient eux-mêmes et leur montrer que nous ne pouvons être nous-mêmes que s’ils sont eux-mêmes.

Nous avons donc à être toujours prêts à recevoir et à offrir Jésus pour le partager ensemble. Nous avons à être vigilants pour le rendre présent à quiconque se présente à nous. Car offrir Jésus, c’est s’offrir en lui, avec lui. Non seulement, nous avons à partager notre faiblesse, nos manques, nos limites, mais nous avons aussi à présenter comme un cadeau le meilleur de nous-mêmes. C’est ce que nous avons à mettre en commun tous les jours : ce qui de nous, en Jésus, est miséreux, ce qui de nous, en Jésus, est le meilleur. L’humilité consiste à être vrai, a-t-on dit. L’« humilité », c’est aussi d’être « humain ». Pour partager, il est nécessaire d’être humain, car nous avons à mettre ensemble ce qui dans l’homme n’est rien, ce qui dans l’homme est tout. Si nous acceptons d’être humain, c’est-à-dire d’être limité et infini, d’avoir des petitesses et des grandeurs, si nous aimons d’être créature et créateur à la fois, si nous savons que tout est possible et impossible, si nous nous aimons comme Dieu nous aime, alors nous devenons capables de mettre Dieu et nous-mêmes, comme nourriture pour chacun, sur la même table.

Si nous réfléchissons, ce partage peut aller plus loin encore, car la pauvreté ne consiste pas seulement à partager Dieu et soi-même, mais aussi à partager les autres. Qu’est-ce à dire ? La pauvreté consiste à recevoir et à donner, à recevoir de Dieu et des autres, à se donner en donnant Dieu aux autres. Nous ne pouvons réellement nous donner en Jésus si nous ne partageons aussi les autres. En effet, nous partager dans la pauvreté, c’est nous donner comme dépendant de Dieu et des autres, c’est donc donner Dieu et les autres.

Ainsi être pauvre, c’est vivre sans cesse dans une relation où nous sommes un échange constant entre tous. Partager les autres, c’est vivre de telle sorte que nous nous laissons être par tous les autres et que nous devenons, du même coup, comme un passage de tous vers chacun et de chacun vers tous, ou un lien vivant entre tous. Loin d’être un facteur de division par des critiques destructives, c’est, tout au contraire, devenir un moyen grâce auquel les autres cherchent à se rencontrer et à se rapprocher pour se connaître et s’aimer davantage en Jésus.

III. La pauvreté matérielle

A. La mise en commun est mise en commun de la pauvreté elle-même

Notre pauvreté commune doit donc être axée sur ce qui est l’essentiel en nous, c’est-à-dire ce que nous sommes. Et, par le fait même, elle concerne aussi tout ce que nous avons. Car si nous voulons réellement être ensemble, ce n’est pas seulement ce que nous sommes que nous avons à recevoir et à donner, mais également tout ce que nous possédons. Nous sentons bien, en effet, que nous ne pouvons communiquer réellement les uns avec les autres que si nous le faisons sans restriction, du fond du cœur, du cœur pauvre qui reçoit tout et donne tout ; c’est le faire pour tout, sans réserve. Ce que nous avons, fait tellement partie de ce que nous sommes, que nous ne pourrions pas vouloir tout mettre ensemble sans inclure dans notre don ce que nous possédons comme choses. En d’autres termes, nous ne pouvons concevoir un réel partage spirituel, si nous ne partageons pas en même temps nos biens matériels.

C’est cela que veut la pauvreté religieuse. C’est mettre tout en commun. Elle est la conséquence de la pauvreté spirituelle. Si en effet nous voulons, au plus intime du cœur, dépendre de Dieu et des autres et rendre tout notre être à Dieu et aux hommes, cette dépendance et cette offrande concernent également notre « avoir », car nous le tenons de Dieu et des autres.

Il nous suffit de réfléchir un instant pour nous rendre compte que tout – depuis notre corps jusqu’à la nourriture que nous prenons et même ce que nous fabriquons et créons – est un don reçu de Dieu et des autres. Tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons, nous l’avons reçu et le recevons de Lui et de tous. Cette double dépendance, par notre pauvreté religieuse, non seulement nous la reconnaissons et l’acceptons, mais nous la voulons et en faisons la forme de notre vie. Et c’est pourquoi nous renonçons à posséder quoi que ce soit en propre. Puisque nous recevons tout. Nous voulons, en toutes choses et à tout moment, dépendre de Dieu et de nos frères et recevoir de leur bonté tout ce dont nous avons besoin. Nous ne voulons avoir aucune sécurité dans un avoir propre.

Mais si nous voulons, dans la pauvreté, recevoir tout de Dieu et des autres, cette même pauvreté implique aussi que nous voulons tout leur rendre. Ne rien avoir en propre signifie non seulement tout recevoir d’eux, mais aussi tout leur donner : ne rien nous approprier et laisser tout ce que nous « avons » à la disposition de Dieu et des autres. Ce que nous avons à vivre fraternellement à l’intérieur de la pauvreté, c’est cette pauvreté matérielle qui fait que chacun n’a rien « à lui ». Nous ne voulons rien retenir, parce que nous voulons tous entrer dans la dépendance filiale et fraternelle. Si nous désirons cet état, c’est parce qu’à tout moment, nous rendons tout à Dieu et aux autres. Nous découvrons ainsi dans notre vœu de pauvreté un double mouvement, celui de dépendance : tout recevoir, et celui de dépossession : tout remettre. Nous recevons tout et nous donnons tout : dans cette vie de partage total, l’« avoir » lui-même est converti en « être », si l’on peut dire, car il est entièrement médiatisé par le partage entre les êtres. Le partage matériel est l’expression du partage spirituel dont nous avons parlé plus haut, mais celui-ci transfigure et élève à son propre niveau le premier.

Cela signifie que nous considérons tout ce que nous avons comme une pure gratuité, c’est-à-dire comme nous étant donné « par surcroît » (Mt 6,33). De même que notre corps ne nous était pas dû, la terre non plus avec tous ses biens ne nous l’était pas. Nous avons reçu notre corps, et nous le recevons tous les jours, comme le fruit de la libéralité de Dieu et des autres. Et la terre, avec tout ce qu’elle produit, nous a été donnée et nous est donnée en héritage, aujourd’hui encore, comme pure « grâce ». Ce qui nous amène à reconnaître que nous n’avons aucun droit à tout ce qui nous entoure. C’est pourquoi nous voulons renoncer au « droit » de nous approprier quoi que ce soit [3] et nous rendre ainsi radicalement incapables de rien posséder en propre.

C’est d’abord et en premier lieu cette volonté, et ce renoncement au droit de rien avoir en propre, que nous avons à mettre ensemble dans notre pauvreté religieuse. Nous avons à mettre ensemble nos mains vides. C’est cela qu’il nous est donné de partager. Et en quoi consiste exactement cette mise en commun de ce que nous n’avons pas ? Il s’agit de partager non seulement notre volonté de ne rien avoir, mais encore le fait de ne rien avoir. En effet, renoncer au droit de rien posséder, c’est identiquement accepter et vouloir que nos frères religieux renoncent au même droit ; c’est reconnaître qu’eux non plus n’ont rien qui ne leur soit donné. C’est donc accepter et aimer que les autres non plus n’aient rien en propre et, par conséquent, qu’ils n’aient rien à nous offrir pour nous aider. Vivre en commun la pauvreté matérielle, c’est d’abord mettre en commun la pauvreté matérielle elle-même. C’est nous lier à d’autres aussi pauvres que nous. Par cette pauvreté, nous acceptons ainsi les uns et les autres d’être impuissants à nous secourir mutuellement et à nous entraider matériellement. Cette impossibilité de s’aider mutuellement est d’ailleurs la situation que certaines communautés humaines sont forcées de vivre.

B. Nous donnons au monde notre pauvreté et notre travail

Ceci est la réalité vive de notre pauvreté commune vécue jusqu’au bout. Elle nous amène à nous associer librement, c’est-à-dire volontiers et volontairement, aux millions de pauvres, de vrais pauvres qui sont de par le monde. L’Église, depuis Vatican II, ressent plus vivement la nécessité de ne pas vivre en marge de cette portion importante de la population du globe. Si nous acceptons d’être ainsi ensemble démunis les uns en face des autres et avec les autres, nous participerons, pour notre petite part, à la pauvreté que l’Église recherche aujourd’hui.

Si la pauvreté spirituelle et matérielle va jusqu’à cet amour de n’avoir rien que reçu, si elle va même jusqu’à nous rendre incapables de nous entraider, parce que nous avons tout à recevoir, elle va cependant plus loin encore, du fait qu’il ne s’agit pas seulement de tout recevoir, mais aussi – comme nous l’avons vu – de tout rendre et de tout donner. La terre et tous ses biens que Dieu et les autres mettent à notre disposition, nous avons à les offrir intégralement, à les rendre entièrement, en nous désappropriant d’eux ; nous avons à les « présenter » tous les jours à Dieu et aux hommes. Mais qu’est-ce que cela veut dire, puisque nous ne les considérons pas comme notre propriété personnelle et que nous avons renoncé à rien en posséder en propre ? Comment donner et partager ce que nous ne « possédons » pas ? Voici que nous découvrons que la pauvreté nous met dans l’impossibilité de partager et d’offrir cela même que nous ne possédons pas en propre. C’est la situation même des pauvres sur une terre étrangère : ils n’ont rien à offrir et rien à partager ; ils ne sont d’aucun secours matériel pour quiconque. Et néanmoins, nous affirmons qu’ils apportent quelque chose au monde. Mais quoi ? Ce qu’ils vivent souvent de façon négative, mais dont nous voudrions leur révéler, par notre pauvreté choisie, le sens positif ; la libre capacité de recevoir de Dieu et de tous. N’est-ce pas là, finalement, le cadeau le plus précieux que l’on puisse faire au monde, ce qui est peut-être le plus riche, ce qui a le plus de valeur et qui est véritablement sans prix ? Dans l’impossibilité où nous sommes de partager et d’offrir la terre et ses biens que nous ne considérons pas comme notre propriété, nous offrons à tous la pauvreté matérielle elle-même. Mais alors, que donnons-nous ? De n’avoir rien. Et quelle est la richesse offerte en ce rien matériel ? Nous l’avons dit : notre capacité de recevoir de Dieu et de tous.

Ce « recevoir » ne peut être pure passivité. On ne peut recevoir vraiment sans entrer dans l’action de grâce. On veut rendre le monde au Père et aux autres. Le fait que nous ne possédons rien en propre et que nous n’avons immédiatement à donner que notre pauvreté, n’empêche pourtant pas ce mouvement d’action de grâces et d’offrande. Mais comment rendrons-nous le monde à Dieu et aux autres ? En le recevant activement, c’est-à-dire en construisant le monde et en le transformant par notre travail. Celui-ci est en effet une modalité essentielle de l’action de grâces de l’homme envers le Créateur et le Sauveur du monde, ainsi que de sa volonté de partager l’univers entre tous. Notre pauvreté consiste à travailler avec les hommes dans le monde, afin que celui-ci devienne médiation vivante entre tous et avec Dieu.

La possibilité et la joie du travail nous viennent aussi de Dieu. Puisqu’il nous est donné gratuitement de travailler, comme notre corps, la terre et tous ses biens nous ont été donnés gratuitement, nous avons aussi à offrir gratuitement notre travail. Notre pauvreté consiste à donner gratuitement tout ce que nous recevons gratuitement. Notre travail se veut gratuit de la gratuité même de Dieu : rien ne lui est « dû » ; nous ne voulons rien « exiger » pour lui. Ce dont nous avons besoin, même pour notre subsistance, nous ne voulons pas y avoir droit par notre labeur ; nous avons à le recevoir comme pure gratuité de Dieu et des hommes.

Mais nous avons à œuvrer d’autant plus que notre labeur est pure gratuité, comme celui de Dieu qui se donne à profusion. Ainsi notre pauvreté commune est un travail incessant qui ne se lasse d’être gratuit ; ce n’est plus l’ordre de la justice, mais celui de l’amour qui n’exige rien en retour. Elle est une communauté de travail avec tous, dans le monde, en n’attendant rien d’autre que ce que la générosité de Dieu et des hommes veut bien librement, libéralement, nous offrir.

Notre pauvreté commune est donc centrée tout entière sur l’assurance que Dieu et les hommes veillent sur nous. Tel est le fondement essentiel de ce que notre pauvreté commune doit être [4].

IV. Avec toute l’humanité

L’idéal que nous avons esquissé n’est-il pas celui que poursuit le monde dans ses efforts de répartition des biens ?

Comment se fait-il qu’il y ait tant d’injustices dans le monde, tant d’inégalités ? C’est entre autres parce que le droit actuel selon lequel « à tout travail son salaire », doit être complété. Il ne suffit pas que les hommes aient le droit de travailler, le droit au fruit de leur travail, et donc aussi le droit de la propriété. Les hommes ont droit aussi à la propriété commune [5], comme s’efforcent de l’esquisser les doctrines socialistes [6]. Mais ce qu’ont oublié ces doctrines, c’est que, pour accéder à ce droit de propriété commune, les hommes doivent prendre conscience qu’ils ont droit aussi au travail sans salaire, au travail non rémunéré. Ils ont le droit d’aider leurs frères pour rien, gratuitement.

C’est finalement ce que les hommes cherchent actuellement. Ils s’efforcent de promouvoir une répartition des biens de ce monde telle que tous puissent vivre selon leurs besoins. Déjà ils commencent à comprendre qu’ils ont à travailler non seulement pour gagner leur vie, mais aussi pour gagner celle des autres. Ce que la vie religieuse, dans sa pauvreté, doit rappeler, c’est que l’humanisation du monde par le travail exige, pour sa christianisation et la divinisation de l’homme, un « supplément d’âme », pour élever celui-ci au rang de la gratuité. Il ne s’agit plus de travailler pour gagner sa vie, mais celle d’autrui, sans mérite de sa part.

Dieu travaille pour gagner la vie des hommes et non pas la sienne. Les hommes comprendront mieux cette réalité lorsque apparaîtra, avec plus d’évidence encore, que la pauvreté commune consiste également à travailler sans revendiquer d’avoir part au fruit de son travail. L’humanité aspire non seulement à une répartition des biens de ce monde, mais elle poursuit aussi intensément ce partage de tout l’être. Oui, les hommes désirent non seulement pouvoir communier au niveau de leur avoir, mais aussi de leur être.

Et c’est ainsi que nous voyons s’intensifier les échanges de tous ordres : spirituel, et c’est la tendance vers l’unité des Églises, la recherche de la complémentarité des religions ; moral : c’est la quête d’unification dans la pratique des droits de l’homme, des droits internationaux ; psychologique : ce sont tous les échanges, toutes les rencontres, les voyages qui se multiplient. Si bien que de plus en plus l’humanité tend à s’unifier et à rendre le monde de plus en plus habitable pour tous et par tous, malgré toutes les forces de désagrégation qui sont à l’œuvre pour la détruire. En effet, il y a dans le monde deux forces contradictoires qui tentent de s’annihiler, mais dont l’Espérance chrétienne ne peut sortir vaincue, car l’unité nous en est déjà acquise en Jésus mort et ressuscité.

Kimwenza, B.P.
7245 KINSHASA I
République du ZAIRE

[1M. Zundel, Dialogue avec la Vérité, Paris, Desclée De Brouwer, 1964, p. 144. L’auteur consacre tout un chapitre à « La divine pauvreté » (p. 99-116).

[2R. Garrigou-Lagrange, o.p., Dieu, Son Existence et sa Nature, 4e éd., Paris, Beauchesne, p. 510, cité par M. Zundel, ibid., p. 101.

[3Canoniquement (cf. can. 580, 581 et 582), seul le vœu solennel de pauvreté est renoncement au « droit de propriété », tandis que par le vœu simple on renonce à « l’acte de propriété » (cf. K. Carpentier, Témoins de la Cité de Dieu, Initiation à la vie religieuse, Desclée De Brouwer, 1966, 9e éd., p. 141). Mais il nous semble que le renoncement du vœu solennel manifeste l’intention profonde de tout vœu de pauvreté.

[4Nous ne pouvons entrer ici dans les modalités plus pratiques de vivre cette pauvreté ; elles sont nombreuses et diverses, selon les circonstances.

[5Il est intéressant de remarquer ici que le droit de l’Église demande qu’on fasse le nécessaire, après la profession solennelle de pauvreté par laquelle on renonce au droit de propriété, pour que ce renoncement ait aussi ses effets en droit civil (cf. can. 581, § 2).

[6La doctrine sociale de l’Église reconnaît une propriété publique légitime lorsqu’elle sert le bien commun et ne porte pas atteinte à la dignité et à la liberté des personnes (cf. Jean XXIII, Encyclique Mater et Magistra, du 15 mai 1961. Édit. Fleurus, 1964, nn. 110-121 ; surtout nn. 112, 117 s. ; Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et Spes, n. 71, § 4).

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