Le budget personnel
Louise Vanwert, i.e.j.
N°1973-3 • Mai 1973
| P. 168-173 |
La lecture en ligne de l’article est en accès libre.
Pour pouvoir télécharger les fichiers pdf et ePub, merci de vous inscrire gratuitement en tant qu’utilisateur de notre site ou de vous connecter à votre profil.
Depuis quelques années, bon nombre de religieux et religieuses ont adopté, pour disposer de l’argent et des choses, une modalité particulière : le budget personnel.
Que mettent-ils sous ce mot ? Comment jugent-ils leur option ou celle de frères ou sœurs ayant choisi ce « système » ? Voilà ce que nous voudrions résumer ici non pas sous forme de théorie, mais comme une synthèse d’expériences vécues [1]. En finale, nous livrerons simplement quelques-unes des réflexions suscitées en nous par l’analyse des documents reçus.
La notion de budget personnel
Ce mot recouvre des réalités assez différentes, que nous classerons sous deux définitions, colorées ensuite par des nuances de détail.
Le plus souvent, il s’agit d’une somme reçue mensuellement pour faire face aux dépenses courantes et dont le montant a été établi sur la base de prévisions. « Faire son budget », c’est prévoir les dépenses ordinaires et leur répartition.
La manière d’établir ce budget varie : les prévisions se font seuls ou avec le conseil du supérieur [2], de quelques membres de la communauté ; ou avec la communauté entière, voire même avec une aide extérieure « pour plus de réalisme ». Plusieurs signalent que ces prévisions ont pu être faites de manière valable grâce à une expérience de quelques mois ou d’une année, pendant lesquels les dépenses avaient été notées avec exactitude.
La discussion et l’approbation du budget se fait soit avec le supérieur seul, soit avec la communauté.
La source de cet argent (assez rarement précisée dans les documents) semble être le plus souvent la « caisse commune » alimentée grâce au travail des membres de la communauté.
La répartition des dépenses ayant été approuvée, ce type d’organisation rend assez superflue une remise des comptes ; le plus souvent, il suppose une annotation exacte des dépenses permettant le contrôle personnel. Certains religieux revoient très librement, en fin d’année, l’utilisation de leur budget avec le supérieur ; cette révision se fait parfois avec la communauté.
Une conception nettement différente du budget personnel ressort également des réponses reçues. Il s’agit d’une sorte de « fixe », somme d’argent déterminée a priori, utilisée plus ou moins librement par le religieux sans qu’une répartition préalable ait été nécessairement prévue.
Peu de précisions complémentaires sont données : on ne sait sur quelle base est fixé le montant de cette somme ; l’origine de cet argent est extrêmement diverse, fait remarquer quelqu’un ; c’est parfois une somme prise sur le salaire et dont on dispose avec plus ou moins de liberté, et même (signalé une seule fois) tout l’argent gagné dont on dispose librement. Certaines réponses laissent entendre qu’il peut s’agir de sommes prélevées sur la caisse communautaire constituée par la mise en commun du salaire d’un chacun. Le mode de contrôle des dépenses, si contrôle il y a, n’est pas relevé clairement.
Il nous semble utile de signaler qu’à côté du « budget personnel » (compris dans un sens ou dans l’autre) apparaissent souvent « budget communautaire » et « caisse commune ». Plusieurs parlent d’un régime de communauté caractérisé par « caisse commune avec budget personnel adapté à chacun », souvent, il y a interdépendance entre « caisse commune » et « budget personnel » ; p. ex. l’argent non dépensé en fin de mois doit rentrer dans la caisse commune. Interdépendance également entre budget communautaire et budget personnel, notamment au moment d’établir ce dernier. Plusieurs soulignent nettement que cet argent (même s’il provient de leur salaire ou de leurs ministères) est le bien de la communauté : « part de l’avoir commun », « somme fixe remise mensuellement par la communauté ».
Un groupe relate avec un peu plus de précision l’expérience faite : chaque religieux est sous contrat de travail et perçoit la totalité de sa rémunération (salaire-traitement-pension) même s’il travaille dans l’institution. Après convention avec le responsable général, ce religieux envoie une cotisation fixe à la maison générale ; il dépose ensuite dans la caisse commune l’excédent et demande la somme qui lui est nécessaire (budget personnel discuté et approuvé) pour les dépenses du mois. Dans la pratique, cette manière de faire s’avère très liée à l’établissement du budget communautaire.
Jugement de valeur
Les critiques visent surtout le budget considéré comme un « fixe » accordé mensuellement à chaque religieux. Tout en mettant sérieusement en garde contre un tel système, elles soulignent indirectement la valeur de certains aspects fondamentaux de la pauvreté.
Aspect de désappropriation, de détachement, qui paraît menacé par cette forme de budget. Ce système établit « comme un droit sur la communauté ». Il autorise à agir en propriétaire. Or il faut laisser « à la communauté ou à l’économe la disposition de tout argent reçu ». Le religieux « n’a pas à proprement parler de revenus ; il renonce à ces derniers par le vœu de pauvreté ». Dans la même perspective, on note le danger d’illusion : « pauvre parce qu’économe » ; « charitable parce que solidaire » ; danger de « faire passer la pauvreté au niveau de l’avarice » ; risque « d’évacuer la dimension théologale ». Cette modalité ne permet pas « la pauvreté radicale, car la propriété réapparaît sous différentes formes » ; « on joue à une vie qu’on ne vit pas : on donne aux pauvres ce qui ne nous appartient pas ; on guère de façon responsable ce qui n’est pas à soi ». Pauvreté responsable ? Acceptable si elle est « attitude de détachement authentiquement évangélique », dangereuse si elle « risque d’introduire l’idée d’autonomie ».
La vie fraternelle, étroitement liée à la pauvreté authentique, semble elle aussi menacée par cette organisation : danger de discrimination d’une communauté à l’autre, d’une personne à l’autre, alors qu’il faut « le refus de tout avantage par rapport aux frères ».
Plusieurs notent avec insistance que la pauvreté-dépendance est abolie par cette pratique.
Les appréciations positives se rapportent au budget personnel envisagé dans le premier sens : somme couvrant des dépenses prévues et approuvées.
Réalisme, disent pratiquement toutes les femmes. Ce qui est explicité comme suit : la pratique du budget aide à comprendre la valeur des choses et de l’argent ; elle oblige à réfléchir à l’opportunité des dépenses, à modérer ses désirs ; « je suis dans la situation de gens à revenus modestes (malgré un traitement important remis à la communauté), je suis obligée de choisir des articles de qualité modeste ».
Simplification de la vie : le recours à l’économe ou au supérieur est rendu inutile.
Prise de responsabilité de la vie matérielle personnelle, grâce à une réflexion, un discernement. Cette prise de responsabilité est perçue comme éducative. Quelqu’un note qu’on ne peut séparer ici le point de vue communautaire du point de vue personnel et aussi que l’équilibre exige d’assurer le lien entre prise de responsabilité matérielle et prise de responsabilité spirituelle et intellectuelle.
Engagement plus responsable dans une pauvreté effective et sentie. Le budget est établi « avec le désir de vivre pauvrement dans un partage total » ; il fait avancer dans le sens d’une vraie libération personnelle ; il comporte une exigence car, entre autres choses, « il faut respecter les limites de son budget ». Le budget fait « progresser dans un esprit de désappropriation réelle, vrai sens du conseil évangélique », et donc aussi dans la liberté intérieure et la disponibilité. Il donne la possibilité de réaliser beaucoup de gestes de dépossession, fait prendre conscience que « nous ne sommes pas encore très libres par rapport au maniement de l’argent ».
« Nous sommes libérées d’une dépendance assez étroite et somme toute plus infantilisante. Mais chacune est maintenant mise en face d’options pour promouvoir une véritable libération personnelle. Cette chance sera-t-elle saisie ? Il nous est apparu à l’évidence que mieux valait faire confiance au travail de l’Esprit en chacune de nous avec les risques inhérents à une situation de liberté... »
La valeur la plus fondamentale, soulignée dans les réponses, semble être la fraternité au sens très large du terme. Communion avec ceux qui n’ont que de modestes revenus : « on est placé sur le même plan qu’eux », avec ceux qui ont une responsabilité matérielle, dans leur foyer par exemple. Fraternité vécue plus profondément et de manière réaliste au niveau de la communauté : le budget personnel « est appel à une prise en charge de l’aspect matériel communautaire jusqu’au sacrifice, normal dans une certaine proportion, du budget personnel ». Souvent le budget personnel est envisagé dans une organisation d’ensemble où l’aspect « partage » est premier. Si le budget est établi, discuté et vérifié en communauté, il y a là « manifestation de respect, de confiance dans les autres, réelle valeur évangélique ».
Plusieurs font remarquer qu’il s’agit là d’un système ; tout dépend donc de la manière dont il est vécu : de « façon formaliste ou comme expression d’une attitude intérieure vécue en vérité ». « La valeur évangélique résiderait dans la façon de vivre cela en partage ».
Quelques réflexions
Une première question surgit de l’analyse des documents : pourquoi cette diversité d’options tant au niveau personnel que communautaire, par rapport à la manière de disposer des choses et de l’argent ?
Cette diversité va de pair, croyons-nous, avec la diversité même des charismes congrégationnels ou personnels, ainsi que des options d’un chacun à l’intérieur de l’organisation adoptée. Il peut en résulter un sain pluralisme, pleinement justifiable, à condition que ce dernier ne signifie pas fantaisie ou absence de finalité.
Face aux décisions concrètes à prendre, surgiront bien souvent des tensions entre le « vouloir vivre une pauvreté réelle, sentie » (p. ex. dans le fait d’être limité dans ses dépenses) et la poursuite de tel objectif apostolique personnel ou communautaire dans le respect des charismes propres. Équilibre difficile, qui requiert l’exercice du discernement à la lumière de deux valeurs évangéliques qui nous paraissent fondamentales en ce domaine : la libération intérieure et la marche vers la communion.
Deuxième question : comment expliquer la réaction (sous-jacente en bien des réponses) contre une conception de la pauvreté axée surtout sur la dépendance, réaction ayant comme corollaire la volonté de mettre l’accent sur la responsabilité personnelle et communautaire, sur le réalisme ?
Ne peut-on voir dans cette réaction, située apparemment à un niveau plus psychologique que théologal, une tendance ou tout au moins une voie ouverte vers un approfondissement de la valeur proprement religieuse de la pauvreté ?
Si « vivre pauvre selon l’évangile » est une manière d’entrer dans la relation de Jésus à son Père, cela n’a-t-il pas été trop exclusivement vécu, dans le concret, à travers la relation religieux-supérieur ou religieux-économe (ce qui soulignait l’esprit de dépendance tout en le justifiant) ?
Aujourd’hui d’autres perspectives s’ouvrent plus clairement à nous grâce à certaines structures nouvelles : la création de communautés à nombre plus restreint de membres, où le partage fraternel et l’interpellation au niveau de l’évangile sont choses plus couramment vécues ; l’insertion de ces groupes en plein monde, au sein d’un quartier, dans un travail professionnel ou apostolique mettant plus directement en contact avec les réalités assumées par tous les hommes.
Dans ces circonstances, vivre la référence de Jésus à son Père peut s’accentuer suivant deux autres dimensions, qui ne nient nullement la première : référence à la communauté des frères, car c’est ensemble que Jésus nous entraîne vers le Père ; référence au réel, au monde, perçu au niveau de la foi comme « signe » du Père. Le budget personnel peut donc s’imposer davantage aujourd’hui comme modalité pratique de vivre cette référence au Père dans ces trois dimensions.
En finale, oserions-nous demander : le budget personnel, est-ce affaire de pauvreté d’abord ? N’est-ce pas plutôt une manière de présence au monde qui rejoindrait davantage la dimension chasteté dans nos vies ?
Ou bien ne faudrait-il pas aller plus loin encore ; une réalité humaine, comme le budget personnel, discernée sous l’action de l’Esprit et susceptible d’être vécue dans ce mouvement de Jésus vers son Père, ne peut-elle être pour nous « moyen » d’accueillir avec plus de vérité et jusque dans le réel concret de nos existences cette emprise immédiate de Dieu sur nous, qui fait le cœur de notre vie ?
Rue Gisbert Combaz, 23
B-1060 BRUXELLES, Belgique
[1] Plusieurs religieux et religieuses ont contribué à la documentation servant de base à cet article. Nous les remercions pour leur fraternelle collaboration :4 religieux de 23 à 31 ans (de 5 à 12 années de vie religieuse) ;5 religieuses de 23 à 67 ans (de 3 à 47 années de vie religieuse) ;4 communautés de religieuses (au total, 22 personnes).
[2] Pour plus de facilité, nous emploierons toujours le masculin, qu’il s’agisse de témoignages émanant de religieux ou de religieuses.