La responsabilité des religieux dans les placements d’argent
Guy Sales, s.s.c.c.
N°1973-3 • Mai 1973
| P. 174-181 |
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Beaucoup d’Ordres et de Congrégations investissent aujourd’hui des capitaux sous la forme d’actions ou d’obligations [1]. Ces placements s’effectuent pour deux motifs : le soutien des institutions, d’une part, et la vie même des communautés, d’autre part. Nous nous occuperons des deux dans cet article.
a) Les institutions. Par « institutions » nous entendons des structures d’action socialement et juridiquement reconnues. Les institutions dans lesquelles œuvrent les religieux peuvent être de types divers, académique, éducatif, caritatif, paroissial, etc. Elles peuvent appartenir ou non à l’institut religieux. Si elles ne lui appartiennent pas, les religieux peuvent en avoir ou non la direction. De toute manière, toute institution est douée d’une structure propre et possède ses déterminations particulières.
Le dynamisme des institutions, même appartenant à un institut religieux, est celui des domaines dans lesquels elles s’inscrivent et il pourra, de ce fait, échapper en partie au projet apostolique et religieux de cet institut. Toute institution enseignante ou hospitalière, par exemple, dans la société d’aujourd’hui tend à l’expansion ; celle-ci requiert des capitaux, bâtiments, moyens d’action, liés à la spécificité de l’ institution, mais non pas forcément aux possibilités ni aux buts apostoliques de l’institut religieux comme tel.
Par conséquent, il est hautement souhaitable que le budget et la comptabilité des institutions soient séparés de ceux des religieux ou de la communauté religieuse qui y travaillent : cela permet à ceux-ci plus de lucidité et de liberté. D’une manière globale, on peut dire aussi qu’il est normal que les revenus et le capital des institutions n’aillent pas aux communautés qui les possèdent. Ce qui ne veut évidemment pas dire que celles-ci, qui y travaillent, ne puissent en vivre.
Les institutions appartenant à un institut religieux peuvent recevoir des subsides de l’État ou d’autres organismes, mais ceux-ci demeurent souvent insuffisants. Dans ce cas, il leur sera difficile de ne pas avoir de capital.
b) La vie de la communauté religieuse ne peut être réduite à sa simple subsistance, ni aux nécessités économiques provenant des étudiants en formation, des vieillards ou de son personnel interne ; elle inclut aussi son dynamisme religieux et apostolique comme tel, sa créativité missionnaire. L’institut religieux devra pouvoir, par exemple, lancer et financer de nouvelles « œuvres », non encore structurées, non encore « instituées ».
Le dynamisme propre des « institutions » insérées, qu’elles sont dans un réseau civil et socio-culturel qui les dépasse, tout en n’étant pas forcément – comme nous l’avons dit plus haut – celui de l’« œuvre apostolique » de l’institut religieux comme tel, il faut distinguer, semble-t-il, entre « institution » et « œuvre ».
Nous comprenons ici l’« œuvre apostolique » tout d’abord comme l’engagement vital du religieux, comme son action et son œuvre vivantes. Il s’agit de son « faire », et non pas en premier lieu de la chose dans laquelle il s’engage (l’institution). Cet engagement vital est déterminé par sa vie spirituelle. En ce sens, toute communauté religieuse, même de vieillards, a une « œuvre apostolique ». La séparation des budgets et des comptabilités entre « institutions » et « communautés » ne doit donc pas entraîner l’idée que la communauté comme telle (même habitant hors de l’institution) n’aurait pas par elle-même une tâche apostolique. Si la vie apostolique est ainsi réintégrée dans la vie spirituelle et communautaire comme telle, on comprendra que le dynamisme religieux va créer de nouvelles « œuvres » qui, un jour, deviendront peut-être des « institutions ». Ce serait figer et arrêter la vie apostolique des instituts religieux que de penser leur vie économique uniquement dans les termes d’« institutions » et de « vie interne des communautés ». Si l’on ne distingue pas, par exemple, entre « institutions » et « œuvres » et si l’on ne voit, du point de vue apostolique, que les « institutions », il sera assez facile d’envisager un passage « en bloc » des religieux dans le monde du salaire et de la sécurité sociale. Mais il y aura danger alors, – les dynamismes de l’État et de la Société, dans lesquels les institutions sont prises, ne coïncidant pas nécessairement avec la mission et l’œuvre apostoliques – que la vie et la créativité missionnaires soient, en fait, en grande partie stérilisées : le dynamisme apostolique serait tout simplement récupéré par le dynamisme séculier. Il s’ensuit donc que les instituts apostoliques ne peuvent se passer d’un certain capital. Cela, non seulement à cause de leurs étudiants, de leurs vieillards ou de leur personnel interne, mais encore à cause de l’œuvre et de la mission qu’ils ont à remplir. Ce qui ne veut pas dire que l’apostolat légitime une capitalisation sans mesure : la pauvreté évangélique a précisément ici ses exigences propres.
Ainsi certaines communautés tendent à ne plus amasser de gros capitaux : le travail rémunéré de quelques-uns assure la subsistance de tous, y compris de ceux qui ne sont pas ou très peu rétribués (étudiants, personnes âgées ne touchant que le « revenu minimum garanti », etc.). Parmi ceux qui travaillent, les uns exercent une profession reconnue par l’État (professeur, ouvrier d’usine...), les autres une profession non-reconnue (prédicateur, personnel religieux interne...). Les premiers laissent obligatoirement une partie de leur salaire pour la sécurité sociale, en particulier pour la pension de vieillesse, mais les autres se trouvent libres d’adopter ce système ou de constituer eux-mêmes un fonds qu’ils investissent sous leur propre responsabilité. Des religieux ont opté pour la seconde solution. Ainsi telle congrégation, qui a constitué un fonds de pension pour des confrères dont le travail s’est toujours situé à l’intérieur de l’institut religieux : elle a placé ce fonds dans une société [2] lui paraissant honnête, malgré le profit inférieur qu’elle en retire. Elle n’a cependant pas oublié la mobilité des capitaux. La société dite « honnête » peut, en effet, replacer ceux-ci dans une entreprise moins « honnête » avec un taux d’intérêt plus élevé. Ces interactions montrent bien que l’attitude de cette Congrégation n’a qu’une efficacité très relative. Pourtant ces religieux portent un témoignage parlant. Ils ne visent d’ailleurs pas une efficacité directe sur le monde capitaliste (la politique de la « pression »), mais précisément un témoignage, dont le contenu s’éclairera peu à peu, nous l’espérons, au long de notre propos.
Notons encore que si les titres sont des actions, cette congrégation ne devra pas oublier sa responsabilité au sein de l’assemblée générale de cette société.
Ainsi donc, des religieux et religieuses effectuent des placements d’argent, mais ils ont à assumer en même temps une double responsabilité : d’une part, au niveau du choix de l’entreprise où investir ; d’autre part, au niveau de la responsabilité de l’actionnaire au sein même de cette entreprise.
Nous examinerons concrètement ces deux niveaux de responsabilité (I et II) sans oublier le fond du problème : la responsabilité du religieux vis-à-vis du monde (III).
I. La responsabilité du religieux dans le choix de la société où investir
Prenons l’exemple de telle société. Celle-ci s’occupe principalement d’extraction, de raffinage et de distribution de pétrole et de ses sous-produits.
Soulignons la part importante occupée dans ses activités par un pays dont le gouvernement colonialiste poursuit une politique de discrimination raciale, de même que le rôle considérable que cette société joue dans l’économie de ce pays : les investissements qu’on y ferait peuvent constituer un appui positif à cette politique, que beaucoup qualifient de domination coloniale. D’où l’on peut se demander s’il est moralement indiqué que des religieux investissent dans cette société.
II. La responsabilité des religieux actionnaires au sein même de l’entreprise où ils investissent
Au sein d’une entreprise où il place des fonds, le religieux peut-il abdiquer ses responsabilités, abandonner le pouvoir à un conseil anonyme d’administration et encaisser les dividendes, sans connaître la moralité des transactions commerciales qui les ont produits ?
Parfois des profits immoraux sont acquis par l’exploitation du travailleur, la duperie du client, aux dépens de la génération future ou par l’asservissement économique d’un peuple entier dans un pays lointain.
Tout religieux actionnaire n’est-il pas un co-propriétaire ? Sa participation aux bénéfices ne l’engage-t-il pas à participer à la moralité ou à l’immoralité de l’entreprise ?
Le religieux n’a-t-il donc pas à envisager la portée morale de son abstention lors des assemblées générales annuelles ? En n’usant pas de son droit, n’est-ce pas pratiquement, pour sa petite ou grande part, un vote de confiance implicite qu’il donne à la gestion de l’entreprise ? (« Qui ne dit mot, consent »). Celle-ci en est-elle toujours digne ? Parfois n’est-on pas moralement obligé de retirer ses fonds ? Ainsi, ces dernières années, aux U.S.A., aussi longtemps que des hommes d’Église présentèrent des arguments moraux, dénonçant la politique de plusieurs sociétés, celles-ci leur répondirent qu’il n’était pas permis à des considérations éthiques avancées par des Églises d’affecter leurs relations financières avec tel pays. Mais lorsque ces gens d’Église retirèrent des dizaines de millions de dollars des banques, les directeurs finalement changèrent leur politique [3].
Ici, il faut oser discerner quel doit être le comportement du religieux, selon son charisme propre, au niveau des placements d’argent et des bénéfices produits par l’entreprise où s’effectue l’investissement. Ce discernement ne peut s’opérer qu’avec, comme toile de fond, une vision claire de la responsabilité du religieux vis-à-vis du monde. C’est pourquoi les questions que nous avons posées dans ce paragraphe ne recevront une réponse claire que dans le suivant.
III. La responsabilité du religieux vis-à-vis du monde
Dans les placements d’argent, autre chose est de jouer la carte du plus gros bénéfice en oubliant la moralité des moyens, autre chose est de veiller à l’usage qu’une société fait de l’argent placé, autre chose encore est d’exercer un rôle de leader au sein de cette société ou contre elle.
Essayons de discerner la tâche propre du religieux.
Deux vocations dans l’Église
À l’intérieur de l’Église se vivent deux grandes vocations complémentaires concernant la responsabilité vis-à-vis du monde. Elles se conjuguent dans le Christ, dans sa naissance et sa vie d’une part, dans sa mort et sa résurrection d’autre part.
Par « profession » [4] en quelque sorte, les uns, les laïcs, ont à témoigner de la responsabilité du monde que Dieu leur a confié, de ce monde créé par le Père dans le Verbe. Dans le Christ, Verbe fait chair, ils ont à collaborer à cette paternité du Père.
Les autres, les religieux, ont à témoigner, par « profession » également, de la réponse filiale donnée par Jésus à son Père, de cette remise totale du Fils à son Père, accomplie dans sa mort, et de la renaissance donnée par le Père dans la Résurrection, qui se trouve être le terme vers lequel tend le monde.
D’un côté, il faut construire le monde, de l’autre, il faut témoigner, dans ce monde, de sa vérité finale, c’est-à-dire de l’union parfaite de tous les hommes et de la création dans le Fils, qui s’en remet tout entier, dans l’élan de l’Esprit, à son Père, et se découvre ressuscité par lui.
Les deux vocations dans l’usage des biens de ce monde
Au niveau de l’administration des biens de ce monde, d’une part il y a l’appel à être témoin de l’engendrement actuel du monde par le Père dans le Fils. Pour cela, envoyé en mission au terme de chaque eucharistie, engendrer soi-même, manier les forces politiques et économiques, travailler soi-même à ce que le monde entier devienne de plus en plus ordonné à tout homme sans exception, en vue de l’Eucharistie finale. C’est de celle-ci, d’autre part, que les religieux témoignent, dans l’anticipation du dépouillement total de l’homme, qui doit tout de même en arriver là à l’heure de la mort, et dans l’anticipation du fait que l’univers entier est ordonné à tout homme au-delà de toute appropriation.
Dialectique du déjà-là et du pas-encore
Les uns témoignent par une action en vue d’un monde meilleur pas-encore-là et au sein de leur action, tendent par exemple à ce que leurs placements d’argent servent à la construction efficace d’un monde s’engendrant lentement.
Les autres témoignent d’un monde meilleur déjà-là, d’un monde ressuscité, de l’eschatologie, mais non encore universellement réalisé, en eux-mêmes d’abord, dans le reste du monde ensuite ; d’où une eschatologie « ponctuelle », dans l’espace et le temps, enracinée cependant dans le Seigneur mort et ressuscité universellement présent.
Dans le Seigneur mort..., car ce déjà-là « ponctuel » est à vivre de plus en plus largement dans un dépouillement toujours plus total : certains ne voudront plus de capitaux, et donc n’auront pas de problème de placements d’argent ; d’autres effectueront des placements, mais ne rechercheront pas d’abord par eux, la « construction » du monde.
Dans le Seigneur ressuscité... Le déjà-là, qui est l’ordination de l’univers à tout homme au-delà de toute appropriation, et donc absence d’injustice, sera à vivre par les religieux dans leurs instituts d’abord. Ils devront l’étendre en créant des zones où l’injustice ne règne plus, zones qui sont – répétons-le – résurrection issue d’une mort, et non d’un engendrement politique efficace, de cette mort par laquelle le Fils remet tout à son Père.
D’où, s’il y a action de la part des religieux, s’il y a exercice d’une responsabilité, cela ne se fera pas sous la forme d’une force de paternité, d’engendrement, mais dans le renoncement.
Dimension personnelle et communautaire du renoncement
Le renoncement est à vivre personnellement dans une remise totale de soi-même au Père dans le Fils, exprimée « sacramentellement » dans les relations : individu-supérieur, individu-communauté, individu-réel (à des niveaux différents cependant). Mais ce renoncement n’est-il pas à vivre aussi dans une remise totale à Dieu de la communauté religieuse locale, régionale, mondiale, exprimée « sacramentellement » dans les relations : communauté-Église hiérarchique, communauté-peuple de Dieu, qui impliquent une certaine relation communauté-monde ?
Ainsi donc cette double vocation chrétienne implique une double façon d’être au monde : il y a à viser d’une part l’instauration de la justice par l’efficacité et la force paternelle et d’autre part à étendre activement une justice donnée par Dieu comme fruit du renoncement. La première peut comporter une tâche de leader au niveau politique, économique ou social (au sein de ou contre une société bancaire, commerciale ou industrielle) ; il n’est cependant pas évident que cette responsabilité de leader relève de la vocation religieuse, qui témoigne de la résurrection comme fruit de la mort, du renoncement, de l’effacement face au Père.
Revenons-en aux placements d’argent. Religieux et laïcs doivent, en ceux-ci, refuser la recherche du profit pour lui-même et de l’intérêt le plus élevé, comme valeur suprême. Ils doivent se soucier (ce qui implique un devoir d’information), autant que c’est possible, de la moralité des sociétés où ils placent leur argent et, par conséquent, s’ils sont actionnaires, prendre leurs responsabilités quant à leur présence, leur absence ou leur action au sein des assemblées générales de ces sociétés.
Cependant les vocations étant différentes, les manières d’agir du laïc et du religieux dans leurs placements d’argent comportent aussi des différences. Il sera normal par exemple, – le laïcat ayant pour vocation la construction du monde aussi par des moyens économiques – qu’un laïc vise, non seulement à devenir le plus influent possible, économiquement, au sein de l’assemblée générale, mais aussi à faire partie du conseil d’administration pour orienter la politique de l’entreprise où il a investi. Cette recherche de puissance économique – que nous supposons ici finalisée par un idéal chrétien – ne rentre pas dans la vocation du religieux. Il pourra avoir à dénoncer l’injustice, à critiquer en assemblée générale, la politique de telle société, mais il n’essayera pas d’y remédier en cherchant la puissance économique.
Il sera peut-être amené à retirer son argent de telle entreprise, mais son geste restera souvent financièrement inefficace, étant donné la mobilité des capitaux, l’interaction du monde capitaliste et, le plus souvent, le peu de poids du capital qu’il a placé. Ces gestes à sa portée seront d’un autre ordre : intervention d’actionnaires, même minoritaires, geste significatif (même s’il est financièrement inefficace), etc. Bref, ses gestes seront surtout, comme nous le disions plus haut, de l’ordre du témoignage, où l’on ne renonce pas à convaincre, mais à toute volonté de puissance et de pression sur autrui, et où l’on en appelle à ce qu’il y a de plus profond en l’autre, là où parle Celui-là même dont nous voulons témoigner.
Ainsi aimons-nous à penser avoir pu projeter quelque lumière sur ce témoignage de la pauvreté évangélique dans le domaine des placements d’argent.
Chaussée St.-Pierre 350
B - 1040 BRUXELLES, Belgique
[1] Rappelons qu’il existe deux sortes de titres : 1) Les actions, représentant une fraction du capital social et donnant droit à des dividendes proportionnels aux bénéfices. Elles autorisent à participer à l’assemblée générale de la société, avec un nombre de voix en rapport avec celui des actions possédées. 2) Les obligations, représentant une fraction d’un prêt consenti à la société et rapportant un intérêt fixe, quels que soient les bénéfices. Elles ne donnent pas le droit d’assister à l’assemblée générale, sinon peut-être à titre consultatif.
[2] L’argent peut être placé soit en titres de sociétés bancaires, industrielles et commerciales, soit en obligations de collectivités publiques (État, province, communes, organismes parastataux). Pour plus de facilité, ces deux catégories ont été reprises sous une même appellation : « société » (parfois « entreprise »), car il nous semble qu’un même type de responsabilité s’y trouve engagé.
[3] Cf. G. W. Healy, s.j., « L’actionnaire et la moralité dans les irritantes années 70 », dans Justice dans le monde, 1970, p. 167-199, notamment p. 192-196.
[4] Nous employons les expressions : par « profession », « témoigner », etc., pour souligner que ces deux vocations se compénètrent et se différencient à la fois. Il vaudrait mieux parler de deux « pôles d’attraction », de deux dosages différents des composantes de la vie en Jésus-Christ.