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La pauvreté dans les instituts séculiers

Anne Dubois

N°1973-3 Mai 1973

| P. 156-167 |

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« Qui ne renonce à tous ses biens, ne peut être mon disciple » (Lc 14,33), la parole du Christ est percutante et sans équivoque : marcher à sa suite, c’est choisir la pauvreté ; il n’y a pas deux voies possibles, mais seulement la voie que le Maître a choisie, la seule qui conduise à la possession du Royaume : « Heureux vous qui êtes pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous » (Lc 6,20).

À travers les siècles, les chrétiens ont cherché comment faire passer effectivement dans leur vie cette parole du Christ, et la pratique de la pauvreté a revêtu des formes diverses suivant le moment et les circonstances.

Aujourd’hui plus que jamais, le monde est sensibilisé sur ce point, les chrétiens redécouvrent toute l’importance de la vertu évangélique de pauvreté et l’Église prend conscience qu’elle doit être l’Église des pauvres.

Si les instituts séculiers veulent être cette « aile avancée de l’Église dans le monde », selon la parole de Paul VI s’adressant à leurs responsables généraux (septembre 1972), ils doivent réfléchir profondément sur la vertu évangélique de pauvreté et essayer d’en vivre toutes les exigences.

Nous voudrions ici tenter de cerner quelques-unes de ces exigences et voir où se situe le spécifique des instituts séculiers en matière de pauvreté.

Pour comprendre en quoi consiste la pauvreté pour un membre d’institut séculier, c’est sur le Christ qu’il nous faut fixer le regard. Lui qui, éternellement, reçoit tout ce qu’il est, tout ce qu’il a de son Père et qui éternellement reconnaît sa dépendance radicale dans un élan de gratitude infinie. Lui qui, en choisissant de prendre la nature humaine pour sauver les hommes, choisit une pauvreté qui dépasse tout ce que nous pouvons imaginer et comprendre ; « de riche qu’il était, il s’est fait pauvre » (2 Co 8,9), lui qui pousse l’amour de la pauvreté jusqu’à épouser toutes les formes de la pauvreté humaine et qui garde, tant à l’égard des personnes qu’à l’égard des biens matériels, une liberté parfaite, expression de sa pauvreté intérieure. Voilà l’exemple du Maître. Être son disciple c’est, en comptant sur sa grâce, entrer dans son mystère de pauvreté.

Pour le membre d’un institut séculier, comme pour tout chrétien, être pauvre à la suite du Christ, c’est d’abord et essentiellement avoir compris sa dépendance radicale à l’égard de Dieu et la proclamer par toute sa vie. C’est se situer à sa vraie place devant Dieu, à sa place de créature qui n’est rien, qui ne possède rien par soi-même et attend tout de Dieu. C’est donc bannir de sa foi toute forme d’idolâtrie parce que « nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6,24) ; mettre en Dieu son espérance ; voir en lui le Père plein de sollicitude pour tous ses enfants ; s’abandonner à son Amour avec la confiance et la simplicité de l’enfant qui ne se préoccupe pas de ses propres limites, de sa faiblesse ; c’est reconnaître en tout homme un frère parce qu’il est le Fils du même Père et ouvrir son cœur à la compréhension, à la compassion, au partage.

Voilà bien ce que soulignent les Constitutions de tous les instituts séculiers. Certes, selon son charisme propre, la lumière projetée sur la pauvreté évangélique est quelque peu différente d’un institut à l’autre, et cela est normal, car toutes les formes de la pauvreté sont bonnes, et toutes ensemble n’épuiseront jamais la profondeur infinie de la pauvreté du Christ.

Mais quelles que soient les variantes dans les moyens prescrits par nos constitutions, le but à poursuivre est le même pour tous les instituts séculiers : aider chacun des membres à marcher à la suite du Christ vers un dépouillement de plus en plus total, qui nous rend de plus en plus libres devant Dieu et au service de nos frères.

Ce dépouillement, pour n’être pas illusion ou hypocrisie, doit se concrétiser dans des actes de pauvreté effective que l’on pourrait, me semble-t-il, ramener à trois points essentiels : l’esprit de gérance, le partage et l’amour des pauvres.

L’esprit de gérance naît de la prise de conscience que rien ne nous appartient : ni notre temps, ni nos forces, ni notre santé, ni nos talents, ni notre culture, ni notre argent. Tout cela nous a été confié en gérance. Or, ne rien posséder c’est dépendre des autres, dépendre des événements ; c’est vivre de son travail et connaître l’insécurité, c’est parfois manquer du nécessaire. Gérer des biens au compte d’un autre, c’est disposer de ces biens selon la volonté du propriétaire et non selon la sienne propre ; c’est donc s’imposer des limitations dans l’usage de ces biens ; c’est en prendre d’autant plus soin qu’ils ne nous appartiennent pas ; c’est les faire fructifier pour ne pas encourir la désapprobation méritée par le serviteur qui a enfoui son talent. En un mot, c’est assurer de son mieux la gestion, mais avec la conviction toujours présente et active que l’on agit au nom et pour le compte d’un autre.

Cette attitude est très purifiante et éclaire magnifiquement les décisions pratiques. Elle nous permet de discerner les besoins réels des besoins factices, de nous désencombrer de tout ce qui n’est pas l’essentiel, de posséder les biens terrestres sans être possédés par eux. Nous ne saurions arriver à cette attitude sans nous imposer des privations volontaires, non que la privation soit bonne en soi, mais parce qu’elle est un moyen de libération.

Le partage. L’esprit de gérance conduit nécessairement au partage ; car gérer ses biens au compte du Christ, c’est en disposer pour que s’accomplisse le plan de Dieu. Ce plan veut que tous les hommes aient leur part des biens de ce monde. C’est donc pour nous un devoir :

  • de ne pas accumuler des biens pour nous-même : ce qui exclut la course à l’argent, l’âpreté au gain ; la volonté de réussir à n’importe quel prix ; l’acharnement dans la lutte pour acquérir la richesse coûte que coûte, ou pour obtenir, aux dépens des autres, une situation meilleure ; la recherche exagérée de la sécurité ou la peur démesurée de l’insécurité, ce qui n’exclut pas le devoir de prendre les moyens de sécurité qu’offrent à tout citoyen les lois sociales d’un pays.
  • de donner tout son superflu et dans certains cas savoir prendre sur son nécessaire pour les plus démunis, comme le Concile le demande à tout chrétien (Gaudium et Spes, 69) et cela avec la conscience que nous leur rendons un bien qui leur appartient ; « un objet, même s’il n’a pas été acquis par le vol, doit néanmoins être considéré comme dérobé si on le possède sans en avoir besoin » (Gandhi). De quel examen de conscience cette phrase doit être pour nous l’occasion ! Notre superflu ne nous appartient pas, mais à quelle lumière apprécions-nous ce superflu ? Saint Paul nous dit : « Quand nous avons nourriture et vêtement, sachons nous contenter » (1 Tm 6,6).
  • de nous souvenir que garder des objets sans les utiliser, alors qu’ils seraient utiles à d’autres, va contre la pauvreté évangélique. Sachons prêter la voiture, le poste de radio, les livres et tant d’autres objets. Telles sont les exigences de la gérance au compte du Christ.

Puis-je me permettre de citer quelques faits vécus par des chrétiens, qui nous feront comprendre sur ce point les exigences concrètes de la pauvreté pour un membre d’un institut séculier :

Raymond habite en ville : le dimanche il sort pour respirer un peu d’air pur, mais il prend toujours quelqu’un qui, faute de voiture, ne pourrait sortir.
Louis a une voiture : pendant un an il l’a mise chaque dimanche après-midi à la disposition d’un malade pour lui faire faire une sortie.
Suzanne avait organisé ses vacances d’hiver et donc prévu son budget : elle supprime une partie de ses projets pour offrir des vacances d’hiver à deux enfants nécessiteux.
Claire, très pauvre, ne vit que grâce à l’entraide sociale : elle entend l’appel pour les enfants du Biafra et va porter, pour ces enfants qui ont faim, la seule boîte de lait qui lui reste.
Berthe invite chaque jour ses voisins âgés à regarder la T.V. parce que c’est leur seule distraction.
Marcel s’est privé pendant deux mois de son transistor pour le prêter à une malade.

Nous connaissons tous des exemples semblables qui prolongeraient indéfiniment cette liste. A nous, membres d’instituts séculiers, de trouver dans nos vies de chaque jour des occasions concrètes de vivre une authentique pauvreté en partageant non seulement notre argent et nos biens matériels, mais :

  • notre temps, ce qui n’est pas toujours facile dans des vies très pleines ;
  • notre savoir, car à notre époque c’est peut-être la plus grande richesse ;
  • nos responsabilités ; or, il est difficile de faire faire par ceux qui nous aident tout ce qu’ils peuvent faire ; de collaborer avec tous, dans notre profession ou dans les œuvres dont nous nous occupons ; de préparer la relève... et pourtant, c’est cela, le détachement.

L’amour des pauvres. La pauvreté évangélique va plus loin que le partage ; elle ouvre notre cœur à l’amour des plus pauvres, « de ceux qu’atteint le manque de justice et d’amour » (C.C.) ; les petits, si souvent laissés de côté ou méprisés et qui ne peuvent pas faire entendre leur voix ; de ceux qu’a frappés la maladie physique ou l’épreuve morale ; des vieillards, des handicapés, des débiles, des malades, des prisonniers, des déplacés, des réfugiés. Nous côtoyons tant de misères qui attendent de nous un regard ami, un accueil fraternel.

Accueil de celui qui sait avoir besoin des autres, qui attend quelque chose de tous, qui a conscience de recevoir de tous et surtout des pauvres, parce que les pauvres sont porteurs de Dieu : de la Samaritaine, le Christ n’a-t-il pas fait son apôtre ? Et de Matthieu, le publicain, l’un des douze piliers de l’Église ?

Accueil qui sait se taire pour écouter, qui accepte de penser avec les catégories d’autrui, qui admet les réactions différentes des siennes. « Le vrai pauvre est celui avec lequel tout le monde est à l’aise, duquel chacun se sent proche » (Institut séculier des Prêtres du Cœur de Jésus). Accueil tout simple, mais qui tient notre maison ouverte, qui nous la fait organiser pour le plaisir de ceux qui viennent, qui nous interdit de bâtir une vie bien tranquille où il n’y a de place que pour ce qui est prévu et réglé à l’avance. En un mot, accueil qui est amour.

Aimer les pauvres, nous l’avons dit, c’est les aider à sortir de leur pauvreté, c’est donc s’engager autant qu’il est possible, compte tenu de ses aptitudes et non sans une préparation préalable, dans la lutte contre l’injustice ; que ce soit par l’action syndicale ou par l’aide apportée aux pays en voie de développement ; par les efforts pour intégrer dans la société les réfugiés, les étrangers, pour les aider à trouver du travail, un logement convenable, ou par la participation à l’alphabétisation des plus démunis... Nous avons le devoir de nous renseigner sur les possibilités qui s’offrent à nous pour aider ceux qui ont besoin de nos richesses sous quelque forme que ce soit, et si de telles organisations n’existent pas, à nous peut-être de les promouvoir.

Je lis dans les Constitutions d’un institut séculier :

Nous devons nous solidariser avec les travailleurs, nous compromettre avec eux dans une action commune, afin que tous les hommes aient droit à un travail vraiment humain qui les épanouisse et leur permette d’aimer davantage.

Et dans un autre texte :

En entretenant en nous une inquiétude active envers tous nos frères, l’institut veut nous engager dans le combat pour le développement, afin que soit reconnu à tout homme le droit à la santé, au travail, à la culture, à la responsabilité. Il nous demande d’entrer activement, à notre place et selon nos possibilités, dans la lutte pour la justice et la paix, de travailler à mettre les pauvres en état de se sauver eux-mêmes, de prendre la responsabilité de leur promotion collective. (J.O.).

Voilà, me semble-t-il, jusqu’où doit aller la pauvreté à la suite du Christ.

Mais dans tout cela, me direz-vous, qu’y a-t-il de spécifique aux instituts séculiers ? La gérance, le partage, l’amour des petits, l’humilité et l’abandon à la Providence ne sont-ils pas demandés à tout chrétien ?

La réponse, en effet, ne peut être négative : tout chrétien est appelé à se conformer au Christ ; or il ne peut y avoir de conformité au Christ hors de la pauvreté. Tout baptisé est donc appelé à vivre la pauvreté évangélique ; c’est à tous que le Maître lance son avertissement : « Nul ne peut être mon disciple s’il ne renonce à tout ce qu’il possède » (Lc 14,33).

Où donc se situent les caractéristiques propres à la pauvreté demandée aux membres d’instituts séculiers ? La réponse que je voudrais apporter à cette question n’est rien d’autre pour le moment qu’une recherche. La théologie classique a vu pendant des siècles dans l’appel du jeune homme riche le fondement du conseil de pauvreté. Beaucoup de commentateurs considéraient que le : « si tu veux être parfait, vends tous tes biens, donnes-en le prix aux pauvres... viens et suis-moi » (Mt 19,21) était un appel facultatif à une sainteté plus grande, un surplus de perfection, si l’on veut, que le Christ aurait proposé au jeune homme, déjà fidèle aux préceptes, et, à travers lui, à quelques privilégiés. Ceux-ci, pour marcher dans la voie étroite mais sûre de l’amour parfait, seraient appelés au dépouillement total, tandis que les autres, les chrétiens de deuxième classe, ne visant pas une telle perfection, se contenteraient d’observer les préceptes pour entrer simplement dans le Royaume. Certains exégètes contemporains n’admettent plus de telles conclusions.

Le P. Légasse semble bien avoir démontré qu’il n’est pas proposé au jeune homme de choisir librement entre deux voies, l’une plus et l’autre moins parfaite, mais conduisant toutes deux au Royaume. Non, il lui est demandé de se dépouiller de ses biens parce qu’ils sont pour lui un obstacle au salut. Il ne s’agit pas là d’un conseil facultatif mais bien d’une obligation stricte [1].

Reprenant cette thèse, le P. Tillard souligne que le « si tu veux être parfait » devrait être lu de la manière suivante : « pour devenir parfait, ce qui est la loi même de ta vocation chrétienne, voici ce que tu dois faire exactement, comme il est dit quelques versets plus haut : « si tu veux entrer dans la vie, observe les commandements », c’est-à-dire, « tu n’as pas le choix, pour entrer dans la vie, voici ce qu’il faut faire » [2].

Le P. Légasse conclut : « la pauvreté ne représente pas une voie meilleure et plus sûre que l’on est libre de fouler si l’on veut et que Jésus se contenterait de recommander, mais la condition absolue de l’obligatoire perfection, chaque fois que la conservation des biens devient obstacle au salut » [3].

Si nous admettons cette interprétation, il nous faut admettre que « donner tous ses biens aux pauvres », comme « s’arracher l’œil », « se couper la main », « perdre sa vie » et tout ce qui dans l’Évangile nous paraît outrance ou paradoxe, sont des obligations qui s’imposent à tous les chrétiens lorsque les circonstances mettent en péril leur fidélité à Dieu. Il n’y a pas deux catégories de perfection. Tous les chrétiens ont à être « parfaits comme le Père céleste » (Mt 5,48) et pour y tendre, ils ont tous la même obligation d’en prendre les moyens, y compris le moyen absolu et radical d’un dépouillement total des biens temporels, si la situation l’exige.

De ce fait, la notion de conseil aurait-elle disparu ? Non, répond le P. Tillard, pour qui s’engager à vivre le conseil de pauvreté c’est décider librement, en réponse à un appel de Dieu, à vivre le « radicalisme évangélique » non seulement lorsque les circonstances l’exigent, mais d’une manière continue tout au long de sa vie. Ce n’est donc pas poser des actes que les autres chrétiens n’auront jamais à poser, c’est s’engager à vivre dès maintenant et chaque jour le dépouillement total auquel tout chrétien devra arriver au moins à l’heure de sa mort, heure à laquelle Dieu sera notre unique bien pour l’Éternité. S’engager à la pauvreté évangélique, c’est donc la voie de ce dépouillement radical, ces moyens étant précisément ceux que prévoient nos constitutions et que l’Église a approuvés.

Cet engagement, le religieux le vit par l’abandon de la propriété privée : soit complètement (vœux solennels) soit avec le maintien d’un patrimoine dont il ne peut user sans permission (vœux simples). Ce n’est pas de cette manière qu’un membre d’institut séculier peut vivre le « radicalisme évangélique » auquel il s’engage.

Tandis que le religieux reçoit de sa communauté ce dont il a besoin ; nous, membres d’instituts séculiers, devons en effet subvenir à des besoins personnels et assurer notre avenir ; faire face aux exigences normales de notre condition sociale ; acquérir la culture et la compétence nécessaires dans notre travail ; assumer des responsabilités professionnelles et très souvent de lourdes charges familiales. Nous sommes donc obligés de posséder des biens, d’en user, de les administrer. Notre voie ne peut être ni le dénuement total, ni la mise en commun des biens dans le cadre d’une communauté, mais tout simplement la vie séculière. Notre manière de vivre la pauvreté consiste à assumer l’insécurité de cette vie séculière et d’en vivre toutes les charges, toutes les responsabilités dans un dépouillement intérieur tel, que peu à peu s’actualisent les exigences radicales de l’Évangile pour laisser place à la charité.

Peut-on dire qu’ainsi conçue la pratique de la pauvreté englobe toutes les exigences de la pauvreté absolue à laquelle nous devons tendre à la suite du Christ ? Oui, si nous avons compris que notre vocation séculière exige d’abord et essentiellement un effort d’intériorité : puisque, de par la volonté de Dieu, nous ne pouvons vivre le radicalisme évangélique au niveau de la dépossession effective de nos biens, c’est au niveau de l’intention que nous devons le vivre. Qu’est-ce à dire ? Sinon que, dans tout ce qui est usage des biens temporels, nous devons tendre à un dépouillement intérieur total et trouver dans chaque circonstance de notre vie, compte tenu de la situation qui est la nôtre, les actes concrets qui à la fois expriment et nourrissent ce dépouillement.

Certes, tout baptisé doit, lui aussi, se détacher des réalités temporelles et tendre à ce dépouillement qui, pour tous, devra être total à l’heure de la mort, il n’en reste pas moins que nous nous engageons à y tendre dès aujourd’hui et à chaque instant, soutenus par l’aide que nous apporte l’institut et fortifiés par les exigences mêmes de notre célibat. Or, ce sont là trois éléments qui nous sont spécifiques et qui nous apportent à la fois exigences et soutien dans notre recherche d’une pauvreté authentique. Aussi, nous pouvons affirmer que si notre manière de vivre le conseil de pauvreté est loin de la manière traditionnelle, l’essence même de cette valeur évangélique n’en est pas moins sauvegardée.

  1. Notre célibat, choisi pour le Royaume parce qu’il nous attache au Christ sans partage, devient le stimulant de notre amour pour Dieu et pour nos frères et exige ce dépouillement total qu’opère en nous la pauvreté. Aussi rend-il à la fois plus facile et plus exigeante notre pratique de la pauvreté. Libérés du souci de plaire à un époux ou à une épouse, notre seul souci est désormais de plaire à Dieu (cf. 1 Co 7,33-34).
  2. Notre engagement : Il ne nous établit pas dans une catégorie de super-chrétiens mais il exprime notre volonté de prendre au sérieux la recherche d’une pauvreté authentique. Parce qu’il tient notre esprit fixé sur le but : suivre le Christ pauvre et sur les dispositions concrètes qui nous permettent d’actualiser notre projet de dépouillement total ; parce qu’il mobilise nos forces sur un point essentiel de la vie spirituelle : la lutte contre l’esprit de possession obstacle principal à la réalisation du plan de Dieu sur nous : notre engagement stimule notre générosité et aux moments difficiles, soutient notre volonté défaillante.
  3. L’aide que nous apporte l’institut : cette aide réside essentiellement dans la spiritualité et la « sagesse » que l’institut nous propose par les constitutions et toute la formation qu’il nous donne, et dans le soutien de la vie fraternelle.

Les constitutions nous rappellent sans cesse le but et nous précisent les moyens concrets à prendre pour atteindre ce but.

Parmi ces moyens, les constitutions écrites avant Vatican II prévoient un certain nombre de prescriptions juridiques, au sujet desquelles on peut se demander si elles sont vraiment adaptées à notre condition laïque.

Certes, je ne méprise pas ces prescriptions. Nous sommes humains et par conséquent faibles, de telles prescriptions peuvent donc être pour nous un soutien, mais ne risquent-elles pas de nous donner de la pauvreté une vue étroite, de faciliter parfois un certain penchant au formalisme ? De plus, elles ne s’adaptent pas toujours à notre condition laïque et ne nous apportent pas nécessairement le dynamisme vivifiant dont nous avons besoin : l’attachement, par exemple, ne se mesure pas à la grandeur des dépenses ; et dans un monde où la richesse prend des formes multiples, l’esprit de possession ne se réduit pas à l’attachement aux biens matériels. Le riche, en effet, n’est-il pas celui qui dispose de moyens techniques, celui qui peut s’accorder quelques loisirs pour vaquer à des activités désintéressées, celui qui possède le savoir et des diplômes lui permettant de faire lui-même sa promotion et d’accéder à des responsabilités importantes dans la cité ? Le riche, n’est-ce pas l’homme cultivé qui, « moins esclave des choses », peut entrer en communion avec diverses civilisations, s’ouvrir aux valeurs plus nobles du vrai, du bien, du beau... et « s’élever plus facilement à l’adoration et à la contemplation du Créateur » (Gaudium et Spes, 57) ? De telles richesses, des règles juridiques peuvent-elles nous dire comment les posséder avec une âme de pauvre ?

Ne vaudrait-il pas mieux insister davantage sur les exigences intérieures de la pauvreté et sur les responsabilités personnelles que crée la possession des richesses ? N’avons-nous pas compris d’une façon étroite cet « usage défini et limité » dont parle Provida Mater ? En adoptant de telles prescriptions nous avons, en fait, réduit la portée de ce qu’enseignait la constitution de 1947, et, faute d’imagination, nous sommes allés chercher notre inspiration dans la vie religieuse, nous contentant d’édulcorer des obligations qui ont un sens dans cette forme de vie consacrée et ne peuvent en avoir pour nous qui ne vivons pas en communauté.

Le responsable : dans un institut séculier il n’est pas un supérieur. Son devoir d’aider les membres à chercher et à accomplir la volonté de Dieu n’en est pas moins grand pour cela ; de son côté, chaque membre a le devoir de demander cette aide, de faire appel à cet éclairage, même si, pour l’ensemble des cas il n’a pas à attendre de son responsable un ordre ou une permission, mais plutôt des conseils, un éclairage pour l’aider à vivre une pauvreté authentique.

Cependant, il faut reconnaître que si le rôle du responsable a bien le même but dans tous les instituts, la manière de remplir ce rôle varie d’un institut à l’autre :

  • ici, permissions à demander pour l’usage des biens et contrôle des dépenses sont présentés volontiers comme d’utiles moyens pédagogiques dans la recherche de la volonté de Dieu ;
  • là, n’interviennent ni permission, ni contrôle proprement dit, l’accent est mis sur le dialogue loyal et ouvert avec le responsable, dialogue qui doit amener chaque membre à organiser sa vie en fonction des exigences de la pauvreté évangélique ;
  • ailleurs, la confrontation avec le point de vue du groupe remplace, dans une certaine mesure, le dialogue à deux.

L’important est que les responsables apportent une aide efficace dans la recherche d’une pauvreté authentique.

  • Le groupe. Son soutien est lui aussi très efficace. Certes, chacun de nous garde sa situation et ses biens ; et de ce fait, le lien entre nous est peu visible. Il n’en est cependant pas moins réel et aidant. Outre la joie de marcher ensemble, le dialogue entre nous est chaque fois l’occasion de nous remettre en question et il y a là un stimulant et une garantie d’authenticité.
  • La formation. École de pauvreté par sa spiritualité, ses constitutions et grâce à l’aide fraternelle, l’institut ne l’est pas moins par la formation qu’il nous propose. Tout au long de notre vie cette formation doit nous stimuler à mieux entrer dans la béatitude de pauvreté, dans toute son ampleur : nous faire prendre conscience de nos responsabilités à l’égard des biens créés, nous enseigner à gérer les biens temporels selon les vues de Dieu, nous amener à assumer librement nos responsabilités à l’égard de nos frères et nous pousser à participer selon nos aptitudes à la construction d’un monde plus humain.

Reste à dire un mot de la pauvreté des Instituts séculiers eux-mêmes. Nous le savons tous, si l’Église veut redevenir l’Église des pauvres, elle doit se dépouiller des apparences de richesses et se convertir à la pauvreté ; mais l’Église, c’est chacun de nous, c’est chacune de ses institutions.

C’est pourquoi, les instituts séculiers en tant qu’institutions, doivent par leur pauvreté effective et leur désintéressement contribuer pour leur part à ce témoignage de pauvreté que le monde attend. Il semble normal que les instituts séculiers renoncent à posséder des biens matériels pour eux-mêmes, puisque leurs membres sont laïques et que de ce fait l’institut n’a pas à les prendre en charge matériellement. Je sais bien que la charité fraternelle peut, en certains cas, nous demander de venir en aide à des membres âgés ou malades qui sont dans le besoin, mais pour cela l’institut n’a pas besoin de posséder des biens matériels ; c’est aux responsables de ces personnes à chercher ce que peut faire concrètement le groupe, compte tenu des besoins et des circonstances.

L’invasion de la richesse ou la recherche de la puissance serait un danger grave pour les instituts séculiers et peut-être la négation même de leur vocation apostolique. De plus, si les instituts possèdent des biens de quelque importance, on voit mal comment les membres qui les gèrent ou qui sont employés par l’institut peuvent sauvegarder la discrétion que requiert notre vocation et en particulier notre vie apostolique.

À propos des instituts séculiers, le P. J. Beyer écrit :

(La pauvreté) ne se fonde... pas uniquement sur un régime de biens. Elle ne se mesure pas d’après la fortune qu’on laisse, l’usufruit qu’on garde, le rang social que l’on tient ou le niveau de vie qu’impose l’action apostolique. Elle est avant tout une pauvreté d’esprit qui détache de tout : des talents personnels, des dons de l’intelligence, des forces de la volonté, des richesses et même d’une vie intérieure intense, pour ne plus maintenir que l’amour divin... Ainsi se rejoignent les trois conseils évangéliques en une même attitude d’humilité, d’abnégation, laissant à Dieu la libre disposition de tout ce qu’on a et de tout ce qu’on est.

Je compléterai volontiers cette citation par une autre que j’emprunte au P. Congar :

La pauvreté évangélique dont Dieu fait présentement entendre l’appel dans les cœurs est par elle-même une valeur religieuse. Elle est, de plus, destinée à permettre un service efficace des pauvres à l’échelle du monde dans lequel un tiers d’aisance ou d’opulence côtoie deux tiers d’une pauvreté et d’une condition indignes de l’homme ».

Ces deux citations disent bien, me semble-t-il, tout ce que doit être la pauvreté dans une vie laïque totalement donnée à Dieu : dépouillement intérieur radical en vue d’une totale adhésion au plan de Dieu et d’un service toujours plus généreux de nos frères. Tel est l’idéal que le Christ nous propose et dont il a d’abord vécu lui-même toutes les exigences. Telle est la condition pour entrer dans le Royaume ; telle est la porte étroite par où nous avons librement décidé de passer ; porte qui s’ouvre sur la joie, mais que, seuls, nous ne pouvons franchir, car la pauvreté évangélique, c’est Dieu seul qui la donne.

[1S. Légasse, o.f.m. Cap., L’appel du riche. Contribution à l’étude des fondements scripturaires de l’état religieux, Paris, 1966.

[2J. M. R. Tillard, o.p., « Le fondement évangélique de la vie religieuse », dans Nouvelle Revue Théologique, 1969, 922.

[3O.C., p. 207.

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