Les Instituts Séculiers
Esquisse d’une réflexion à partir de la vie
Vies Consacrées
N°1973-1 • Janvier 1973
| P. 28-34 |
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Le 14 novembre 1970, au lendemain du Congrès international des Instituts séculiers à Rome, les responsables des instituts implantés en France (19, dont 14 d’origine française) se sont réunies à Paris. À l’issue de leur rencontre, elles décidèrent d’entreprendre un travail commun de réflexion sur la consécration séculière. Sachant en effet que la Commission pontificale nommée par le Pape pour étudier la nature des Instituts Séculiers était déjà à l’œuvre, et pensant que le travail des théologiens devait se faire en liaison étroite avec le vécu, elles comptaient demander aux membres de leurs Instituts des témoignages de vie, en vue d’éclairer la notion de consécration en plein monde.
Sur 19 Instituts reconnus canoniquement, 16 ont répondu. Deux Instituts non reconnus ont bien voulu participer à cette recherche. La synthèse, réalisée par une commission de 3 responsables, porte sur 41 témoignages choisis par la commission, provenant de 18 Instituts (17 féminins et 1 sacerdotal). Elle a essayé de tenir compte de tout ce qui a été exprimé. Il faut se rappeler, en la lisant, que ces témoignages avaient pour but de faire connaître par des « faits de vie » ou des « tranches de vie », ce que l’Esprit Saint nous donne de vivre en nous appelant à une consécration en plein monde.
Ceci n’est qu’une ébauche de réflexion à partir de ce que vivent ou veulent vivre des membres d’instituts Séculiers. Mais déjà se précisent, à partir de ce travail, les traits essentiels d’une vocation :
1. Une vie semblable à celle de tout homme
Cette affirmation se retrouve à peu près dans tous les témoignages :
Vie authentiquement laïque,... une parmi les autres.
Dans ma vie, ma consécration n’est pas un chapitre à part, mais davantage une attitude intérieure : celle de la Vierge Marie qui retenait tous ces événements et les méditait dans son cœur.
C’est dans tout ce quotidien banal que le Seigneur me veut.
Mes conditions de vie sont celles d’une célibataire, assistante sociale, sans austérité particulière. Je garde un réel souci d’acquérir et d’entretenir une véritable compétence professionnelle, mais aussi, attentive aux besoins de mes frères, je cherche à promouvoir, avec tous les hommes : « un ordre réel des personnes en travaillant au renouvellement des mentalités » (Gaudium et spes, 26, 3).
Chaque jour, monotonie des mêmes devoirs, des mêmes gestes, des mêmes travaux obligatoires, des mêmes rencontres, tout cela devenu des gestes de Dieu.
Si je cherche quelques traits positifs à travers lesquels j’ai pu vivre ces dernières semaines ma consécration, je suis frappée de la forme de plus en plus séculière qu’elle peut prendre.
Je mène apparemment la vie de tout le monde, en tenant compte de ma condition qui me situe aux yeux de tous : célibataire, d’âge moyen, vivant avec des parents âgés, travaillant dans un bureau, insérée dans un quartier où elle est connue pour rendre à l’occasion quelques services.
Bien que consacrée, je vis exactement la même vie que les autres, sans jouir d’aucun privilège. Puisque j’ai choisi de rester dans le monde, je dois accepter de vivre n’importe laquelle des conditions de vie que peuvent vivre ceux qui m’entourent.
L’Institut Séculier m’a attirée par son action cachée, enracinée dans la pâte humaine. La profession est le partage de la condition des hommes, et, pour être à l’écoute de leurs problèmes, on ne peut avoir une situation différente d’eux.
Je garde bel et bien ma vie, je cherche à en assurer tous les imprévus et toutes les responsabilités ; et, à travers ces réalités, je ne cherche qu’à être transparente à l’amour.
Tous les gestes d’une vie sont partie intégrante d’une vie de consacrée ; extérieurement, ils sont ceux de tout le monde.
Le témoignage que doit porter un membre d’institut Séculier, c’est de comprendre les autres, de les aider dans une vie tout ordinaire.
L’Évangile se vit dans les événements, les rencontres du quotidien, dans ce quotidien où chaque personne est une interpellation.
Être simplement ce que je suis, comme je suis, c’est-à-dire une femme chrétienne ; vivre ma vie humaine du mieux possible, dans la foi, avec la vie du Christ en moi. Prendre le train, organiser une réunion, écouter les uns et les autres, essayer de dire une parole qui encourage ou éclaire, retrouver la maison, faire le ménage, la lessive, la cuisine, accueillir, écouter, écrire, réfléchir, et encadrer tout cela par des temps forts de prière, de réflexion et d’offrande, unir tout cela par et dans le sacrifice du Christ, tel est le visage de la semaine qui vient de s’écouler.
Cette vie de consacrée dans le monde est donc, en résumé :
- mêlée à celle de tout le monde,
- sans privilège ni austérité particulière,
- assumée avec toutes ses exigences : charges familiales et responsabilités professionnelles, souci de travailler à l’épanouissement de l’homme en respectant et en faisant respecter sa dignité, en développant toutes les valeurs humaines, y compris la santé, l’équilibre, en tenant compte des besoins de détente, en utilisant les loisirs pour l’enrichissement de la personne ; sens aigu de la solidarité avec tous les hommes qui impose parfois d’œuvrer dans des engagements collectifs, avec tous les risques et les insécurités que cela comporte, en vue de la promotion de tous.
2. Les membres d’instituts Séculiers veulent vivre cette vie semblable à celle de tout homme, dans la grâce du baptême, en allant jusqu’au bout des exigences évangéliques, ou, tout au moins, en y tendant, avec l’aide de Dieu.
De tous les témoignages se dégage, d’une manière plus ou moins explicite, l’idée que notre vocation, c’est vivre la grâce baptismale, laisser le Christ vivre en nous et transformer notre vie. Chacun des témoignages l’exprime à sa façon :
S’efforcer de voir les personnes et le monde à construire avec le regard du Seigneur.
Découvrir Dieu dans les autres, reconnaître le travail de l’Esprit en chacun, croyant ou incroyant.
Chercher les signes du Royaume dans toute action qui rassemble des personnes.
Réaliser, à travers tous les événements, la volonté du Père.
Témoigner par toute notre vie de l’amour du Père pour tous les hommes et de sa fidélité.
Ouvrir notre cœur aux autres, les accueillir, les écouter, les comprendre, partager avec eux joies et peines, recevoir d’eux, les servir dans le respect de leur personnalité, les aider à devenir libres.
Avoir le souci des autres, aller jusqu’à refuser des promotions professionnelles pour rester avec eux ; pour certains, s’engager socialement et politiquement, sans crainte de prendre des risques et même d’utiliser des moyens extrêmes ; prendre parti contre les privilèges ; travailler à la libération de ceux qui sont opprimés par une société injuste, tout en restant lucide sur les ambiguïtés de l’action collective.
C’est l’esprit même des Béatitudes que les membres des Instituts Séculiers voudraient faire passer dans leur vie. Cela revient souvent dans les témoignages :
Perdre sa vie.
Être présence d’Évangile au sein des tâches quotidiennes ; à travers tous les événements, rester sous la mouvance de l’Esprit.
Célébrer la joie que Dieu met au cœur de l’homme.
Se réjouir ensemble de l’unité qui se construit à travers les affrontements et les torts pardonnés.
Être le lien de justice et de paix dans des milieux de vie difficiles.
Rejoindre les pauvres dans l’acceptation de ses limites de tous ordres et dans l’échec.
Rejoindre la miséricorde de Dieu en tout homme pécheur.
Rester sereine et cultiver le sens de l’humour.
Communiquer l’espérance et la joie au monde qui les perd.
Une constante de tous les témoignages est donc que la consécration séculière s’enracine dans la consécration baptismale en visant à lui donner une dimension absolue. Plusieurs disent : « Vivre sa consécration, c’est vivre sa vie d’homme ou de femme dans la foi, comme tout baptisé, avec le maximum d’intensité ; c’est être de plus en plus disponible à l’Esprit ; c’est, dans le Christ, chercher à devenir de plus en plus soi-même ; bâtir le Royaume à travers la banalité quotidienne qui prend valeur d’éternité » ; « c’est offrir toute notre vie à Dieu pour nos frères, sans les limitations d’un règlement, d’un cadre de vie qui nous couperaient du monde » ; « dans un souci d’authenticité qui nous rend lucides devant nos refus de nous laisser évangéliser jusqu’au plus intime de nous-mêmes ».
Quelques témoignages soulignent que la consécration est « la prise de conscience aiguë que le Christ vit en nous son mystère de mort et de résurrection, que nous sommes l’objet d’une saisie continuelle, persévérante, fidèle, de Quelqu’un qui nous aime ».
Le plus grand nombre met l’accent sur le célibat choisi pour le Royaume des deux, qui témoigne de notre attachement exclusif au Christ et nous fait vivre dans une intimité plus grande avec Lui. Notre célibat peut amener notre entourage à se poser des questions sur les motivations profondes de notre vie, et, par là même, témoigner du Christ dans un monde matérialisé.
Ce don total au Christ est : « soif d’approfondir sans cesse notre intimité avec le Seigneur et effort constant pour que tout ce qui fait notre vie alimente cette intimité, ce qui exige l’union au Christ, la lecture de la Parole, les temps forts de prière transformant peu à peu notre vie entière en louange et action de grâces ».
À propos de la prière, on note dans tous les témoignages une recherche : « prier au cœur du monde », dans une forme et suivant un rythme conciliables avec nos activités, sans jamais transiger sur l’absolue nécessité de « prier sans cesse ».
À la suite du Christ pauvre, notre pauvreté séculière apparaît surtout comme « l’acceptation de la dépendance que nous imposent les circonstances et nos propres limites ». Elle est aussi « esprit de gérance », « liberté totale vis-à-vis des biens reçus ». Elle nécessite une ascèse personnelle et une conversion continuelle. Elle pousse les membres des Instituts Séculiers à « chercher une proximité avec les petits, les plus démunis ».
À la suite du Christ obéissant, notre obéissance séculière est une « recherche de la volonté du Seigneur se manifestant à nous par l’événement ». Plusieurs signalent que cette recherche se fait avec la responsable ou en équipe. Un témoignage insiste : « pas de téléguidage de l’Institut ; la décision est prise en toute liberté après éclairage fraternel ».
Une seule signale que l’obéissance est disponibilité totale à l’autorité légitime ; un petit nombre parle d’obéissance aux constitutions de l’Institut.
Certains témoignages font ressortir que notre consécration séculière, qui s’exprime jusqu’à présent par les trois vœux classiques, vécus certes d’une manière différente de la vie religieuse traditionnelle, devrait s’élargir aux dimensions des Béatitudes. Sans doute les Béatitudes sont incluses dans toute consécration, mais la consécration séculière ne devrait-elle pas mentionner les exigences de miséricorde, de justice et de paix ressenties particulièrement dans notre vie de laïcs en plein monde ?
3. Enfin, il est affirmé notre volonté de vivre tout cela dans le mystère de l’Église.
4. Une quatrième note à extraire des témoignages étudiés est la reconnaissance explicite de l’aide apportée par l’Institut à ses membres, aide entendue bien sûr dans le sens d’une grâce particulière, d’un appui, d’un soutien, d’une lumière, d’une amitié.
L’Institut est pour ses membres :
Cellule d’Église.
Lieu où l’on parle le même langage, où l’on « croit » ensemble, malgré les options et les engagements humains différents.
Lieu où l’on apprend à vivre la fraternité avec tous les hommes.
Lieu où l’on se forme un jugement plus objectif parce que mieux informé sur l’Église et sur le monde.
Moyen qui nous aide à mieux vivre la consécration, mais non but en soi.
Cette aide ne doit donc pas défigurer les conditions de vie des membres, mais leur apporter une animation intérieure.
Ce qui est souligné par toutes, c’est essentiellement la vie fraternelle, le soutien qu’elle apporte. C’est « une amitié qui ouvre sur le monde » ; elle n’est pas seulement une rencontre d’amis, mais un partage fraternel en Jésus-Christ, avec des tensions inévitables et nécessaires. Cette amitié et ce partage se vivent avec l’équipe. Elle aide chacune à réviser sa vie à la lumière de l’Évangile, permet des échanges enrichissants, soutient les volontés, stimule la vie apostolique en aidant à découvrir les besoins du monde. La même amitié et le même partage sont vécus avec les responsables qui aident à être plus lucides, plus objectives, plus dynamiques et plus prudentes à la fois.
Conclusions
Les limites de cette enquête font que la synthèse présentée ici ne donne pas un tableau complet de toutes les caractéristiques de la vocation des Instituts Séculiers. Cependant, des points de convergence se font jour de manière très nette et donnent bien les traits essentiels :
- Vie pleinement laïque, vécue avec un souci constant de s’adapter au monde d’aujourd’hui, de répondre à ses besoins, de ne pas s’enfermer dans des structures, mais de sans cesse se remettre en cause et de vouloir un dynamisme de vie qui ouvre sur le monde et sur l’avenir.
- Désir d’une présence évangélique au monde en essayant de vivre l’esprit des Béatitudes, avec une grande insistance sur l’amour des plus pauvres et sur le devoir de travailler à la promotion de tous les hommes et, en particulier, des plus démunis.
- Recherche d’intimité avec le Christ. Notre « présence au monde », notre engagement à son service doivent traduire la conscience que nous avons prise de l’absolu de Dieu.
- Importance accordée à la vie fraternelle, au soutien qu’elle donne, au rôle irremplaçable que le groupe et les responsables jouent dans la vie des membres.
À travers ces convergences qui témoignent d’un même appel dans le monde d’aujourd’hui, apparaît, en filigrane, le charisme propre à chaque Institut. C’est la réponse particulière de chacun à l’appel de l’Esprit, et c’est un motif de plus de vivre dans l’action de grâces.
La Conférence nationale française des Instituts Séculiers