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Tribune libre : La femme et le sacerdoce

Jean Bodson, s.j.

N°1972-6 Novembre 1972

| P. 342-367 |

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Préambule

Le sacerdoce du Christ, notre unique prêtre, nous est signifié de manière complexe. Des hommes et des femmes de notre race ont pu contempler (cf. 1 Jn 1,1-4) l’existence tout entière sacerdotale de Jésus et ses actes principaux ; et le Nouveau Testament constitue pour nous un « mémorial » de ce sacerdoce tel qu’il fut vécu et signifié historiquement, en accomplissement du sacerdoce de l’ancienne alliance ; l’Église, le peuple rassemblé par le Christ, est tout entière sacerdotale, et signifie efficacement pour le monde le sacerdoce de Jésus ; cependant certains de ses membres, ceux qu’on appelle les « prêtres ministériels », sont en elle, d’une manière particulière et indispensable, signes du Christ-Tête.

C’est ce « signe sacerdotal » en son entier que nous voudrions essayer de réfléchir théologiquement dans les pages qui suivent, face à l’attitude catholique qui réserve à l’homme l’ordination au sacerdoce ministériel.

L’histoire pourrait en effet montrer, croyons-nous, que bien des difficultés actuelles sont nées d’une compréhension rétrécie de ce signe : on en a trop souvent par exemple négligé la dimension du sacerdoce des fidèles.

Il nous a semblé qu’avant de nous demander si le fait de réserver l’ordination sacerdotale à des hommes ne relevait pas de conceptions sociologiques et anthropologiques périmées, il importait d’abord de contempler ce signe, tel qu’il nous a été et nous est donné. Les exigences du signe sont premières.

Notre réflexion s’enracinera donc dans un souvenir contemplatif de l’histoire du salut. Elle progressera en 5 étapes :

  1. Le Signe de notre Rédemption
  2. Le Signe de notre Rédemption et l’ordre de la Création.
  3. Le Signe de notre Rédemption comme signe nuptial.
  4. Actualiser le signe du salut : Eucharistie et Sacerdoce.
  5. La femme et le sacerdoce.

I. Le signe de notre Rédemption

C’est à travers une histoire que le salut nous a été signifié. Nous partirons donc de cette histoire sainte, telle que l’Église, par l’Écriture, sa méditation et sa prédication, nous la donne à connaître.

La Bible tout entière, en son langage humain, proclame Dieu comme Quelqu’un qui se dit dans une parole, et jamais en vain : en se disant, Dieu suscite un interlocuteur qui à la fois existe par cette parole et répond à cette parole.

Mais l’homme, créé par la parole de Dieu et invité à s’achever en disant « oui » à son auteur, a dit « non » dès l’origine. Aussi loin que la mémoire nous porte, nous constatons que l’homme a toujours eu de la peine à accepter son origine. Sa misère est de ne pas être d’accord avec son Père. C’est son « péché d’origine ».

L’homme, qui dès le début n’a pas accepté de dire oui, transmet à ses descendants son péché et son inachèvement. Il attend la grâce de Dieu qui, dépassant sa faiblesse, est capable d’affermir sur ses lèvres, dans une histoire de grâce, un « oui » qui va vers sa plénitude. Il garde l’espoir d’un acquiescement sans réticence.

La parole de Dieu ne peut être vaine. Mais pour ne pas l’être, elle doit rencontrer le oui de l’homme. Pour sauver sa parole, et du même coup l’homme, Dieu, dès l’origine des temps, a voulu, avec une respectueuse patience, se prévoir et se préparer un accueil salutaire.

Dieu dit une parole à une femme ouverte au « oui » dès sa conception au sein maternel. Quand la Parole de Dieu l’atteint, elle répond par un « oui » plénier. Et le Verbe se fait chair, le Oui Parfait donné au Père.

Cette femme est l’ Immaculée Conception, qui est pour et par la parole qui la suscite dès l’aurore des temps (cf. Gn 3,15). Marie est la femme qui n’a pas eu part au « non » originel.

Elle est ce « oui » indispensable [1] – de par la volonté prédestinant de Dieu– qui permet à la Parole divine de se faire chair parmi nous pour notre salut.

Saint Luc, aux deux premiers chapitres de son évangile, nous fait comprendre que la femme qui dit « oui » se situe spontanément en tout un peuple qui dit oui en elle [2] et ainsi accède au salut. Le Dieu d’Israël ne peut se souvenir de son peuple dans une pensée d’amour que si c’est tout le peuple qui dit oui en la personne de Marie. Ce oui, dans sa totalité, couvre ce qui reste de non dans le Reste.

Dans saint Jean (Jn 2,1-12), le récit des noces de Cana est « l’annonciation » de l’Église. Grâce à Marie, qui obtient « le premier des signes » où le Verbe « manifeste sa gloire » et, par cette manifestation, engendre la foi des disciples (2,11), sept personnes entrent en un début de communion, un commencement de peuple ou d’Église. Marie y apparaît donc comme la mère de l’Église. Et cette annonciation est aussi sous le signe du oui de la Servante derrière les serviteurs (2,5) [3].

La Croix est « l’heure » (2,4 et 19,27) annoncée à Cana. Un peuple y naît de la plaie du Christ (19,31-37), dans la douleur d’une femme qui dit oui. Oui à la parole de Celui qui détourne son regard de celui qui meurt, vers ceux qui naissent dans sa douleur : « Femme, voici ton fils » (19,26). Marie ne peut accueillir le peuple symbolisé par Jean que dans le oui qu’elle dit à son Fils. Et ce oui lui est donné, grâce pour tous, amenant la passion à sa « perfection » (19,28). Perfection qui n’est pas une fin, mais un nouveau commencement. Celui d’un peuple-oui. Car Jean « reçoit » et accueille celle qui dit oui et dont le oui maternel reste pour toujours avec nous pour nous apprendre à dire oui.

Ainsi, à tous les moments de l’action du Verbe sauveur, Marie, par pure grâce, dit un oui total et, accueillant cette action, lui permet d’être efficace.

Sur cette histoire de notre rédemption et sur le rôle que Marie y a joué, l’Église n’a cessé de méditer tout au long des siècles et elle en a dégagé de plus en plus la signification permanente. Pour résumer cette méditation, nous ne pouvons mieux faire que de reprendre ce que Vatican II nous en livre :

« Unique est notre médiateur, selon les paroles de l’apôtre : ‘Il n’y a qu’un Dieu et qu’un médiateur entre Dieu et les hommes, l’homme Jésus-Christ, qui s’est lui-même donné en rançon pour tous’ (1 Tm 2,5-6). Le rôle maternel de Marie envers les hommes n’obscurcit, ni ne diminue, en aucune manière, cette médiation unique du Christ, mais en manifeste la puissance. En effet, toute l’influence salutaire de la Bienheureuse Vierge sur les hommes ne naît pas d’une réelle nécessité, mais du bon plaisir de Dieu, et découle de la surabondance des mérites du Christ, elle est fondée sur sa médiation, elle en dépend totalement et en tire toute sa puissance, elle n’empêche aucunement l’union immédiate des croyants avec le Christ, mais la favorise.
La Bienheureuse Vierge, dont la prédestination comme Mère de Dieu est impliquée de toute éternité dans l’Incarnation du Verbe, fut, sur cette terre, par dessein de la Divine Providence, la bonne Mère du divin Rédempteur. Elle fut, singulièrement plus que les autres, l’associée généreuse, et l’humble servante du Seigneur. En concevant le Christ, en l’enfantant, en le nourrissant, en le présentant au Père dans le temple, en compatissant avec son Fils qui mourait sur la Croix, elle a, de manière tout à fait unique, par l’obéissance, la foi, l’espérance et par une ardente charité, coopéré à l’œuvre du Sauveur, afin de restaurer la vie surnaturelle des âmes. Et pour cette cause, elle fut pour nous une mère dans l’ordre de la grâce.
Cette maternité de Marie, dans l’économie de la grâce, se poursuit sans cesse, depuis le consentement qu’elle donna dans la foi lors de l’Annonciation et qu’elle maintint sans réticence sous la Croix, jusqu’au définitif accomplissement de tous les élus. Ravie au ciel, en effet, elle n’abandonna pas cette fonction salvifique, mais par son intercession multipliée, elle continue à nous obtenir les dons du salut éternel (...). C’est pourquoi la Bienheureuse Vierge est invoquée dans l’Église sous les titres d’avocate, auxiliatrice, aide et médiatrice ; ce qui s’entend de manière à ne rien enlever, à ne rien surajouter à la dignité et à l’efficacité du Christ, seul Médiateur.
Car jamais il ne peut y avoir de commune mesure entre une créature et le Verbe Incarné et Rédempteur ; mais comme le sacerdoce du Christ est participé de manières différentes, tant par les ministres que par le peuple fidèle, et comme l’unique bonté de Dieu est réellement diffusée de diverses manières dans les créatures, de même également la médiation unique du Rédempteur n’exclut pas, mais suscite chez les créatures, une coopération variée participée de l’unique Source. Cette fonction subordonnée de Marie, l’Église n’hésite pas à la professer... (Lumen gentium, VIII, n. 60-62).

Ainsi l’unique médiation du Christ n’exclut pas, mais suscite au contraire une véritable collaboration humaine à l’œuvre du salut. Par respect et amour de la liberté humaine, Dieu n’a rien voulu faire sans le oui et la coopération des hommes. De cette coopération à la rédemption, Marie est la réalisation parfaite : elle a été « singulièrement plus que les autres, l’associée du Christ ». En dépendance de l’Unique Médiateur et en vertu de sa communion toute spéciale avec Lui, elle est véritablement « médiatrice » : elle exerce une vraie « fonction salvifique » et elle joue un rôle tout particulier dans l’économie de la grâce.

En tant qu’elle est l’associée la plus proche du Christ, la Vierge est la figure de l’Église. En effet, c’est avec son Église que Jésus régénère le monde et celle-ci est vraiment, en dépendance de Lui, « sacrement de la communion avec Dieu et de l’unité des hommes entre eux » (Lumen gentium, n. 1). De Marie, à la suite de ce que nous avons déjà cité, Vatican II dit ceci : « La Bienheureuse Vierge, par le don et la fonction de la maternité divine qui l’unit au Fils Rédempteur et par ses grâces et fonctions singulières est aussi intimement unie à l’Église. La mère de Dieu est le type de l’Église... » (Lumen gentium, VIII, n. 63). C’est au nom de toute l’Église (et même de toute l’humanité) que Marie a dit son oui à l’œuvre rédemptrice du Christ tout au long de son existence : elle la contenait tout entière et peut même être dite l’« Église en personne » [4].

Ce qu’il nous faut bien voir, sans confondre les plans, c’est que la Parole ne nous sauve que si nous l’acceptons. Même, en vertu du libre choix de Dieu, qui a fait dépendre l’incarnation du « oui » que sa grâce a donné à Marie de pouvoir dire, on peut affirmer que la Parole n’existe pour nous, n’est incarnée, que reçue : le oui marial y a été nécessaire. Et ce oui est l’archétype du oui ecclésial. L’unicité du Médiateur n’est pas stérile. Au contraire, l’exercice de sa médiation suscite immédiatement une médiation dépendante, avec laquelle Il sauve le monde ; nous l’appelons avec H. Urs von Balthasar, celle de Marie-l’Église [5]. Ce oui féminin de la Vierge Marie (-Église) est donc constitutif du signe de notre salut.

Le Christ et la Vierge (-Église) – celles-ci sur un plan dépendant du Christ évidemment – : voilà donc le Sacrement total [6], le signe efficace complet de notre rédemption. Signe efficace « complet », dans le sens de la visibilité historique totale voulue par le Christ pour la rédemption.

Ce signe est constitué par une histoire et des personnes concrètes. Nous ne pouvons saisir le Verbe en dehors de son histoire charnelle et, hors de celle-ci, il ne serait plus signe efficace pour nous. Cette histoire (ainsi l’a voulu Dieu par la prédestination toute gratuite de Marie) n’a été possible que par un oui, et ce oui a été signifié efficacement par une femme. Marie est, à côté du Nouvel Adam, ainsi que toute la Tradition l’a reconnu, la Nouvelle Ève. Pour apercevoir toute la portée de ce fait, il nous faut considérer maintenant comment il accomplit l’ordre de la création.

II. Le signe de notre Rédemption et l’ordre de la Création

La rédemption est reprise et réussite de la création. Après avoir considéré le signe complexe, christique et marial (ecclésial), masculin et féminin, de notre rédemption, signe efficace de toute l’histoire de grâce, il nous faut voir comment ce signe reprend et accomplit l’ordre établi par Dieu dans la création de l’homme et de la femme, ordre qui a lancé et permis toute l’histoire humaine.

Nous avons contemplé qu’il était une Parole de Dieu paternel dite à un être de chair, Marie, apte à dire un oui sans restriction. Or le Père après avoir créé l’homme à sa ressemblance, « s’est découvert » en même temps tellement féminin, maternel [7], qu’il a constaté que l’œuvre n’avait pas trouvé toute sa vérité sans la création de la femme (Gn 1,27.31 et 2,18). A son sommet, la création est masculine et féminine.

Le Dieu un crée l’homme « à son image », mais « homme et femme il les créa (Gn 1,27), masculin et féminin [8]. L’unité ne peut pas être unicité stérile. Ce qui n’est pas bon pour l’homme ne vient pas de Dieu et n’est pas divin (2,18). Le livre de la Genèse définit l’unité d’abord par le chiffre deux voué à la multiplication (1,27-28) ; « cela est très bon » (1,31), ce qui signifie que cela est saint.

Dans le second récit de la création, l’Homme dit la parole qui fait sortir la création de l’anonymat (2,19-20). En disant cette parole, il réalise une indigence (2,20b) qui interpelle la puissance créatrice (2,21). Dans un mystère de silence, qui met la puissance humaine en sommeil, Dieu répond à son appel de pauvre – cri du cœur – en lui suscitant l’autre qui rend la sainteté possible (2,21-22).

En effet, la femme donne à l’homme la possibilité de dire « oui » à la création de Dieu (2,23). On ne peut pas dire oui à ce qui n’est pas bon (2,18). A deux, ils auraient pu dire un oui vierge de tout refus, un oui vraiment saint, et inaugurer une histoire de grâce.

Ainsi, le livre de la Genèse nous révèle la femme comme étant un élément essentiel du « oui » masculin à la bonne création de Dieu. L’homme achève d’être au moment où la femme sortie du meilleur de lui-même lui permet de nommer un être dans l’admiration [9]. Elle est son égale devant tous les vivants qu’il a nommés et dominés. Par elle, il réalise sa maîtrise sur toute la création (Gn 2,21 s.).

Dès le début de la création, la femme est engagée dans le ministère indispensable du « oui », qu’elle met au monde sur les lèvres de l’homme. Et parce que le « oui » sort du cœur, il est une parole située dans la liberté. Non pas la parole d’un aliéné par l’autre, ni non plus la parole solitaire qui se complaît en elle-même dans le vide. Une parole qui est à l’image de Dieu, qui ne se définit pas comme une solitude, puisqu’il est un Père qui se donne un Fils dans un Amour qui est un autre.

Ainsi, l’homme acquiesce à la création du sein même de la création. Il éprouve du dedans la bonté de l’œuvre de Dieu. La Parole de Dieu est pleinement consentie.

Il est utile de souligner que l’homme et la femme sont « un » sous le regard de Dieu parce qu’ils sont différents. Ils ne sont pas homme et femme l’un sans l’autre, mais l’un par l’autre.

La femme apparaît dans l’Écriture tellement du côté du oui librement dit qu’elle est capable non seulement de dire non, mais d’être instigatrice du refus dans le couple lui-même (Gn 3,12). Une vérité apparaît : le « non » peut être dit seul, mais non pas le « oui », qui est consentir-ensemble.

À peine l’ombre du péché s’étend-elle sur la splendeur de la création que, déjà, l’aurore du salut est annoncée dans le protévangile sous les traits de la femme qui, par son lignage, atteindra le péché en sa racine capitale (Gn 3,15). Cette annonce demeure comme une annonciation permanente à travers toute l’Écriture. Deux lignages vont s’affronter. À travers toute une histoire de péché, le oui de la femme à l’homme s’obstine en une généalogie de salut, de laquelle naîtra « Jésus, qu’on appelle Christ » (Lc 1,1-16). La Parole de Dieu naît de la femme ombragée et illuminée par l’Esprit. Femme si intimement unie à l’Esprit qu’elle en disparaît dans son ombre, pour n’en être que plus claire dans l’humilité de sa condition [10].

Toute conception est une parole sauvée par un consentement.

Dieu nous a donc montré sa fidélité par son acharnement à reprendre et à faire réussir, dans la rédemption, les « signes » de la création, en particulier la vérité sexuée de la création. Le signe de notre rédemption, contemplé plus haut, apparaît comme un et multiple de la même unité pour une meilleure sainteté. Ce que Dieu a « merveilleusement créé » est le sujet d’une « recréation plus merveilleuse encore ».

III. Le signe de notre Rédemption comme signe nuptial

Dès l’Ancien Testament, l’Alliance de Dieu et du Peuple Israël a été présentée sous l’image des épousailles [11]. L’union de l’époux et de l’épouse semble en effet la forme la plus profonde de l’union entre deux personnes humaines ; elle contient aussi l’idée d’élection réciproque, ce qui met en lumière la gratuité du choix de Yahvé. Ce thème de l’union de l’homme et de la femme dans l’amour conjugal, a donc été utilisé pour exprimer le cœur de l’Ancienne Alliance et ce qui constitue en définitive l’essence du salut : la communion de Dieu et de son peuple dans l’amour.

Dans le Nouveau Testament, ce symbole a été fréquemment repris. Saint Paul en particulier l’emploie pour exprimer l’union du Christ et de l’Église : le sacrement de mariage devient signe de cette union (cf. Ep 5,21-33).

Si l’on veut contempler cette union du Christ et de l’Église d’une manière bien concrète, sans laisser le concept d’Église dans une certaine abstraction, on est amené à chercher une réalisation personnelle de l’Église dans sa communion à l’Époux et à personnaliser par conséquent cette union. On retrouve ainsi la Vierge, figure de l’Église, Nouvelle Ève à côté du Nouvel Adam. Elle est vue auprès de Lui, et en dépendance de Lui, comme son « aide », comme la personnification de son Église-Épouse, comme son épouse spirituelle [12].

Ainsi dans la Nouvelle comme dans l’Ancienne Alliance, la différence sexuelle est prise dans une fonction de symbolisation du salut. Et, dans cette fonction, elle trouve son sens dernier. Au niveau le plus profond, ce n’est pas le mariage qui fait comprendre l’union du Christ et de l’Église (bien qu’il y joue un rôle indispensable), mais c’est celle-ci, telle qu’elle nous a été révélée dans l’histoire du salut qui nous fait comprendre la signification ultime du mariage. Celle-ci est proprement révélée. Ne doit-on pas dire du même coup que nous est « révélé » le sens dernier de la masculinité et de la féminité ? À la lumière du Christ et de l’Église, nous croyons que la différence sexuelle reçoit son sens théologique ultime (elle en avait déjà un dans l’Ancien Testament). Elle n’est pas une réalité neutre au regard de la théologie : elle nous dit quelque chose du mystère de Dieu ; elle est incluse dans la symbolique du salut.

Selon cette symbolique, l’humanité tout entière est femme devant Dieu. Ce qui nous amène à faire quelques remarques.

  1. On ne peut se contenter de recourir au Moi du Christ pour récapituler l’humanité entière dans sa relation à Dieu. C’est bien ainsi, dans le Fils, que l’humanité est face au Père, mais il faut aussi exprimer la relation particulière de l’humanité à la personne du Verbe Incarné, la relation de l’Église au Christ lui-même. C’est pourquoi l’image de « Corps du Christ » n’a pu suffire à S. Paul pour dire le mystère de l’Église ; il a recouru aussi à celle d’« épouse ». Ainsi est exprimée dans sa particularité même la communion de l’Église, avec son Seigneur. L’Église a un « moi » particulier devant son Époux et ce « moi », ici, ne peut être celui d’une personne divine (ce qui est le cas lorsque l’Église est considérée comme ’Corps du Christ’). Si l’on veut préciser ce « moi » de l’Église-Épouse, on ne peut, une fois encore, que le mettre en relation avec celui de la Vierge, car selon les mots de Bérulle : « L’Homme-Dieu, c’est l’exaltation de la nature humaine ; la Vierge Mère, c’est l’exaltation de la personne humaine ».
  2. Lorsqu’on dit que « l’humanité tout entière (ou l’Église) est femme devant Dieu », cela vaut évidemment aussi bien des hommes que des femmes. Cela montre immédiatement que la différence sexuelle n’est pas seulement une réalité physique ou biologique, mais qu’elle a aussi un sens symbolique universel. La « féminité » caractérise une certaine attitude devant Dieu qui doit être celle de tous, y compris les individus de sexe masculin.

Ce sens symbolique de la féminité est ici proprement théologique – nous l’avons dit plus haut – : c’est le sens révélé dans la tradition judéo-chrétienne [13] et constitué définitivement dans l’histoire du salut par la personne de la Vierge Marie. À travers le symbole de la féminité la vérité de notre rapport au Verbe de Dieu nous est manifestée. Un symbole est toujours agissant ; il suscite et crée quelque chose en celui qui s’y rend sensible. Surtout si le symbole n’est pas seulement une valeur, mais quelqu’un. Car c’est avant tout d’une autre personne que l’être humain veut recevoir du sens. Quand le symbole est porté par une personne (ici la Vierge Marie), le rapport à lui est aussi un rapport interpersonnel et, à ce titre, c’est un rapport spirituel : le symbole ne risque pas d’enfermer ceux qui s’y rapportent dans une objectivité aliénante [14]. La Vierge en particulier, étant toute relative à Dieu et au Christ, ouvre sans cesse le symbole de la féminité sur le mystère même de la relation fondamentale de l’homme à Dieu [15].

Si la différence des sexes peut jouer un rôle symbolique au niveau de l’histoire surnaturelle, c’est que, déjà sur le plan de l’histoire simplement humaine, elle remplit un tel rôle : elle est source d’une tension, d’un dialogue et d’une relation qui est un des moteurs de l’histoire et un des facteurs d’humanisation [16]. La relation de l’homme et de la femme n’est pas qu’une relation physique, ou sexuellement neutre ; elle met en jeu le symbolisme de leur sexe respectif et ainsi les rend plus humains.

Que le symbolisme d’un sexe puisse valoir pour des personnes de l’autre, c’est le signe qu’il y a une certaine distance entre le caractère physique ou biologique de la différence sexuelle et son caractère symbolique [17].

Par exemple dans le mariage, où l’union de l’homme et de la femme symbolise l’amour du Christ et de l’Église (cf. Ep 5,21-33), il n’y a pas que l’homme qui représente le Christ ; la femme aussi le représente et l’est en vérité pour son conjoint [18]. Cela n’empêche pourtant pas que leur union conjugale ne puisse leur apprendre beaucoup sur le mystère du Christ et de l’Église.

Il est bien évident cependant que le physique est le fondement du symbolique. C’est parce qu’il y a des hommes et des femmes de sexe physiquement différent, qu’il y a aussi une symbolique des sexes. Même si le rôle de la culture est ici très important, le symbolisme ne peut être entièrement détaché de ses attaches naturelles et biologiques, et, même très spiritualisé, il en demeure dépendant.

c) Quand on affirme la nécessité d’une attitude « féminine » de l’Église, on pense évidemment à la priorité absolue de l’initiative divine et on évoque : réceptivité, accueil, don en réponse. Mais alors une question se pose. Si, pour exprimer la situation, toute de dépendance, de l’homme devant le Verbe de Dieu, on utilise la symbolique de l’homme et de la femme, ne canonise-t-on pas, par le fait même, la situation d’infériorité et de dépendance de la femme par rapport à l’homme ?

Il y a certes un danger très réel. Il suffit de se souvenir de l’histoire de la théologie pour s’en rendre compte. Il est cependant surmonté si l’on ne perd pas de vue l’ ensemble des données de la vérité chrétienne.

Il est incontestable qu’au regard du salut apporté par le Christ, toute discrimination de valeur ou de dignité entre l’homme et la femme est abolie (cf. Ga 3,28). Il y a absolue égalité de nature entre l’homme et la femme. Mais nous professons aussi qu’il y a absolue égalité de nature entre les Personnes divines et, en même temps, que le Fils procède du Père et l’Esprit, du Père et du Fils. L’égalité de nature n’empêche pas qu’il y ait un Premier, un Second et un Troisième, ni qu’il y ait un certain ordre dans les processions intra-trinitaires. De la même manière, l’égalité de nature entre les parents et les enfants n’empêche pas que les enfants naissent de l’amour des parents et non le contraire. De même encore, l’égalité de nature entre l’époux et l’épouse n’empêche pas la présence d’un certain ordre dans leur amour et leur relation. L’initiative masculine en amour conjugal peut apparaître comme un fait purement culturel et donc susceptible de changement. Il y a cependant une limite. Les modalités de la paternité et de la maternité sont très différentes. Comme Freud y a insisté, la maternité est sensible (pas uniquement !), la paternité est spirituelle (pas uniquement non plus). La mère porte l’enfant en elle et le met au monde, tandis que ce qui constitue en premier lieu la paternité, c’est une parole. « Faut-il le rappeler ? La paternité humaine est spirituelle. Le géniteur n’est nullement père par les effets mécaniques de sa semence, mais seulement à partir du moment où il appelle et reconnaît son œuvre par un acte distinct de celui par lequel il a provoqué la grossesse. Le fameux adage juridique « Pater is est quem nuptiae monstrant » qualifie comme père le mari, non en fonction de sa causalité matérielle constatée sur l’embryon, mais eu égard à la déclaration a priori de paternité qui a constitué le mariage [19] ».

C’est donc autrement que l’homme et la femme sont père et mère. Il en résulte aussi une différence dans leur manière de s’aimer l’un l’autre [20]. L’amour de l’époux pour l’épouse et celui de l’épouse pour l’époux sont constitutivement différents, car la relation à l’enfant est différente en chacun. Il règne par conséquent un « ordre » à l’intérieur de l’amour conjugal. Dans cet ordre, l’amour au masculin peut garder une certaine priorité sur l’amour au féminin, sans que cela implique infériorité pour la femme. La reprise de la symbolique conjugale dans l’expression chrétienne de la relation Christ-Humanité ne serait minorisant pour la femme que si elle n’était pas située à son tour à l’intérieur de la relation trinitaire du Père et du Fils, qui est son fondement dernier. Dans la Trinité, le Fils « dépend » entièrement du Père, sans pour cela lui être inférieur : le Fils est Dieu comme le Père. La communion trinitaire, archétype de la relation conjugale, sauve en celle-ci et la différence de l’homme et de la femme, et leur parfaite égalité de personnes [21]. La relation Créateur-créature, qui est présente dans la relation Verbe incarné-Humanité, est elle-même reprise à l’intérieur de la relation du Père et du Fils, le Père voulant nous diviniser dans son Fils unique. On voit ainsi que si l’on est attentif au dynamisme trinitaire qui informe la symbolique chrétienne de l’homme et de la femme, celle-ci ne peut être conçue comme maintenant la femme dans un état d’infériorité par rapport à l’homme. Le tout est de ne jamais perdre de vue la communion trinitaire, archétype de tout amour, de toute relation.

Concluons ce paragraphe : dans le Nouveau comme dans l’Ancien Testament, l’union de l’homme et de la femme, avec tout son contenu symbolique, a été assumée pour exprimer le salut, l’Alliance humano-divine. Cette assomption détermine à son tour la signification et le symbolisme de la différence sexuelle ; elle leur confère un sens « théologique ».

En tant que le point de départ de l’analogie (entre la relation homme-femme et la relation Verbe incarné-Humanité) nous est fourni par l’histoire humaine (la relation homme-femme telle qu’elle a été et est vécue historiquement), il est touché par le péché des hommes et comprend une idée d’infériorité de la femme (cf. Gn 3,16). Mais en tant qu’on raisonne vraiment théologiquement, c’est-à-dire qu’on prend son point de départ dans la Révélation elle-même (tout en assumant bien sûr des concepts humains, mais que l’on corrige), dans l’histoire du salut – ici l’histoire du Christ et de la Vierge-Église – alors l’analogie ne joue plus seulement de bas en haut, mais de haut en bas, et toute idée d’infériorité de la femme est éliminée : le sens dernier de la masculinité et de la féminité nous est révélé.

IV. Actualiser le signe du salut : Eucharistie et Sacerdoce

Nous avons vu que, reprenant et accomplissant l’ordre de la création, le signe de notre rédemption est à la fois un : Jésus-Christ, seul médiateur, et multiple : le Verbe n’est efficace pour nous qu’incarné, donc reçu, accueilli ; le « oui » marial ouvre efficacement tout un peuple, l’Église, à Jésus-Christ. C’est ainsi qu’il est signe efficace de sainteté.

Ce signe est non point déterminé par une structure abstraite, mais historiquement constitué par deux personnes concrètes, le Christ et Marie, à la fois particulières et universelles (contenant l’Église). Il se présente avec tout le poids d’une histoire charnelle, celle, de nouveau, du Verbe incarné et celle de la femme qui lui a donné sa chair. Il est à la fois masculin et féminin, et c’est comme tel qu’il apparaît comme capable d’efficacité, d’engendrement, comme donnant naissance à une histoire de grâce. La relation de l’homme et de la femme y est incluse : il nous est apparu comme « signe nuptial ».

Or c’est ce signe bien concret, avec tout cet ensemble de déterminations, que l’Église doit mettre en œuvre pour actualiser notre salut.

a) Elle le fait en particulier dans l’Eucharistie, sommet et résumé de tous les autres sacrements.

Le Christ nous dit, en effet : « Faites ceci en mémoire de moi ». En entendant ce commandement du Seigneur, nous devons garder au mot « mémoire » son sens plénier. Il n’y est pas question d’une exhumation du passé, mais bien d’une mise en situation présente d’un acte et d’une réalité qui dominent tous les temps. Encore une fois, il ne s’agit pas de rendre présente une « structure » de salut, mais une réalité constituée originairement par des actes concrets, historiquement vécus.

Il nous faut remarquer aussi qu’il nous est demandé de « faire » et non seulement de « dire » ou de rappeler par la parole. C’est que, croyons-nous, par ces mots « faites ceci en mémoire de moi », Jésus n’institue pas seulement le sacerdoce ministériel, mais aussi le sacerdoce commun des fidèles. Il n’appelle pas seulement ses apôtres à « refaire » ses gestes et à redire ses paroles consécratoires dans la liturgie de l’Église. Il n’institue pas seulement un « rite », mais il invite tous ses fidèles à « faire » ce qu’il fait, c’est-à-dire à « se prendre », « se rompre eux-mêmes » en acceptant de mourir à leur égoïsme, et à « se partager » entre tous, comme lui, en action de grâce au Père (cf. Lc 22,19). Condition indispensable pour que, dans l’eucharistie, le peuple de Dieu tout entier devienne le « Corps du Christ » [22].

Car le pain et le vin représentent le peuple qui doit se laisser, comme eux, « transsubstantier ». L’eucharistie n’est réelle (res sacramenti) que moyennant cette transformation (opérée efficacement par la transsubstantiation du pain et du vin) des chrétiens en « Corps du Christ », moyennant cette transformation du peuple divisé dans l’Unité du Christ. Il faut même dire que la Cène du Seigneur n’a été réelle et qu’il n’a pu passer réellement dans les siens à travers le pain et le vin que parce que ceux-ci acceptaient, au moins d’une manière commençante, de s’ouvrir à Lui dans son mystère de mort et de résurrection. Le « oui » de sa communauté Lui était indispensable pour qu’il puisse réellement « faire » l’eucharistie avec eux.

Et si l’on réfléchit jusqu’au bout à la nécessité de ce « oui » ecclésial pour la réalité de la Cène, on découvre qu’il fallait qu’il y ait dans l’Église quelqu’un qui soit un « oui » total, sans ombre de « non ». Le « oui » de la Vierge, sa communion parfaite à l’œuvre de son Fils, rend possible la communion de l’Église. C’est ce « oui » qui ouvre l’Église à l’Eucharistie du Christ. Vérité comprise sans doute par Fra Angelico qui, dans ses tableaux de la Cène, montre la Vierge discrètement présente dans un coin de la pièce. Présente matériellement ou non, de toute manière, c’est son « oui », ici encore, qui permet au Christ de se donner eucharistiquement à son Église. Et quand Jésus nous dit de faire « ceci » en mémoire de Lui, il s’agit pour nous de dire « oui » avec la Vierge à ce qu’il fait. C’est ainsi que nous laissons entrer en nous la réalité de son sacerdoce unique et que tous nous devenons prêtres. Après avoir dit que Marie est l’Église en personne, nous pouvons dire maintenant, d’une façon plus précise encore, qu’elle est « le sacerdoce des fidèles en personne » [23].

Quand on a vu cela, on comprend que « faire » l’eucharistie est une chose onéreuse, et qu’elle implique pour tous ceux qui y participent un « oui » à une mort spirituelle à soi-même.

Le « oui » de l’Église à « faire » ce que le Christ a fait (se donner et mourir, pour ressusciter) est donc une condition indispensable pour que le sacrement de notre salut soit réellement actualisé en notre monde. Les paroles du prêtre ministériel ne suffisent pas. C’est la mort-résurrection de toute l’Église qui leur permet d’être efficaces et réelles. Aujourd’hui comme aux premiers jours du salut, pour que la Parole prononcée par le Père ne soit pas vaine, il faut le oui, marial toujours, de l’Église-Épouse.

Dans le signe eucharistique, il y a une matière – le pain, le vin – qui représentent le monde entier assumé par l’Église. Cette matière « consent », marialement, fémininement, à la signification d’une parole qui la dépasse : « Ceci est mon Corps ». Parole prononcée dans l’Esprit. Songeons à l’épiclèse des prières eucharistiques.

Pas d’eucharistie si le pain et le vin ne se laissent pas « prendre » pour être transformés, si l’Église n’accepte, « dans la venue de l’Esprit et la Puissance du Très-Haut qui la prend sous son ombre » (Lc 1,35), de dire : « Je suis la servante du Seigneur ; qu’il m’advienne selon ta parole ».

Le signe eucharistique, pris dans sa plénitude (et celle-ci inclut son efficacité et donc notre acceptation), nous apparaît donc comme un signe dialogal, le Verbe de Dieu appelant et suscitant le « oui » de son Église. Celle-ci le lui donne, fémininement, comme son Épouse, et c’est pourquoi saint Augustin voit dans la célébration eucharistique un signe « nuptial » [24]. La différence sexuelle avec son symbolisme passe donc à travers lui.

b) Ces réflexions nous permettent d’apercevoir plus clairement la définition du Sacerdoce. Qu’est-ce que le prêtre ? Nous répondons que le prêtre est celui qui signifie efficacement le salut en actualisant le Christ-Jésus, le Christ-Tête, dans une assemblée qui, par ce fait, devient un peuple sauvé et sauveur, parce qu’il est entré lui-même dans le sacerdoce du Christ. Le peuple entier devient ainsi le signe efficace de la présence terrestre du Christ, « pour la gloire de Dieu et le salut du monde ». Nous présentons donc le prêtre comme un signe complexe, et non comme un individu. Nous croyons nous situer par-là dans la perspective de la Constitution « Lumen gentium ». La réalité sacerdotale nous y est décrite comme étant un « peuple » signifiant la présence de Dieu. Il n’est pas question ici d’une foule où tout est interchangeable, et demeure donc sans signification. Il s’agit d’une réalité structurée et signifiante.

Notre Souverain Prêtre est la Parole du Père accueillie par l’Église-Épouse. Le sacerdoce ministériel exprime la priorité du Père, l’action ecclésiale exprime la Vierge qui répond à la Parole. La Vierge (l’Église) rend le sacerdoce ministériel possible, et le sacerdoce ministériel rend possible le peuple du oui.

Le signe « Église » qui est le Sacerdoce, doit être « un », mais d’une unité qui est unité de deux et de plusieurs, comme nous l’avons montré plus haut, dans la communion. Celle du Christ et de la Vierge, et, par elle, du Christ et de tous. Par cette communion, le signe est « saint », « immaculé » et efficace de sainteté.

Il y a, dans le sacerdoce, une parole d’homme, un « oui » de la Femme-Église. Les deux éléments du signe sont vécus dans l’unité sainte. Cette unité veut, depuis toujours et pour toujours, que l’homme apprenne, de celle dont il est né, à dire le oui indispensable. La femme structure, sur les lèvres de celui qu’elle engendre, la parole de Dieu qui ne sauve qu’en s’humanisant par son oui.

Ainsi donc le signe de l’Eucharistie et la réalité du Sacerdoce nous apparaissent bien pourvus des deux éléments que nous avions découverts au début de notre contemplation, christique et marial, masculin et féminin.

Nous pouvons envisager maintenant la question à laquelle nous voulons venir, question que l’on énonce habituellement aujourd’hui comme celle du « sacerdoce des femmes ».

V. La femme et le sacerdoce

La femme peut-elle être prêtre ? Si la question nous est posée en ces termes, nous répondons évidemment : oui. Puisqu’elle le doit ! Toute femme dans l’Église peut et doit être médiatrice de grâce, exercer une véritable maternité spirituelle, accepter les ministères que le Christ lui confie à travers son Église. Pour être précis dans la question qui nous occupe, il faut distinguer d’emblée « sacerdoce des femmes » et « ordination sacerdotale de la femme ». La femme a d’autant plus à vivre le « sacerdoce des fidèles » qu’elle le symbolise, peut-on dire, davantage que les hommes, puisque ce sacerdoce est précisément celui de l’Église Épouse, en tant qu’il se distingue (tout en étant reçu de Lui) du sacerdoce proprement christique. Le sacerdoce des fidèles est le sacerdoce de l’Église en tant qu’elle est associée à l’œuvre sacerdotale de son Époux, le Prêtre unique.

Mais qu’en est-il du sacerdoce ministériel comme tel ?

Après ce que nous avons dit, il est aisé de comprendre, semble-t-il, que la question ne se situe pas sur un plan purement juridique, celui de la « discipline ecclésiastique ». On aura vu qu’elle relève plutôt de la théologie sacramentaire entendue au sens large. Elle doit être envisagée à l’intérieur de la « sacramentalité » totale de l’Église, signe efficace de salut, de sainteté, d’unité, de communion, pour le monde.

A. Originairement, ce « sacrement », nous l’avons vu, est constitué par deux personnes concrètes, le Christ et la Vierge Marie, et il se fait que ces deux personnes sont un homme et une femme. Les « symboles » du christianisme, les sacrements, ne sont donc pas des symboles purement naturels : leur symbolisme a été engendré historiquement par des paroles et des actes bien concrets. Les sacrements chrétiens sont donc toujours « mémorial », au sens fort que nous avons rappelé plus haut : ils rendent présents les paroles et les actes historiques qui les ont constitués, au concret ceux du Christ et le « oui » de la Vierge Marie.

À cette lumière, une idée se fait jour : la pratique ecclésiale de n’ordonner prêtres que des hommes n’appartiendrait-elle pas à la sacramentalité de l’Église, au symbolisme chrétien fondamental ? N’aurait-elle pas, en particulier, une fonction de « mémorial » ? Puisque le prêtre ministériel, au milieu de l’Église sacerdotale, est celui qui agit « in persona Christi », qui est signe du Christ-Tête, c’est-à-dire de cette Personne particulière, origine de notre salut : Jésus de Nazareth, ne doit-il pas indiquer et rappeler jusque par son sexe cette Personne particulière ? En n’ordonnant que des hommes, l’Église ne fait-elle pas « mémoire » de ce que son sacerdoce lui vient historiquement de Jésus, qui fut un homme, et de ce que son Unique Prêtre reste cet homme, bien concret, sexué [25] ?

Réciproquement, en conviant la totalité des femmes au sacerdoce des fidèles, l’Église ne fait-elle pas « mémoire » de Marie, la Femme par excellence, absolument comblée en son rôle, indispensable et universellement maternel ? Marie, que nous avons pu appeler « le sacerdoce des fidèles en personne ». Ne fait-on pas apparaître ainsi qu’il est comblant, suffisant, de vivre ce sacerdoce commun (parce qu’on participe vraiment par lui au sacerdoce unique de Jésus), et que le sacerdoce ministériel ne constitue en rien une appropriation du sacerdoce, mais enracine seulement le sacerdoce de tous en Jésus [26] ?

On se dit alors qu’il se pourrait bien que la pratique ecclésiastique actuelle ne soit pas simplement le résultat d’un état sociologique des siècles où le christianisme est né, puis s’est développé, – état où la femme n’était pas reconnue dans toute sa dignité, où la féminité n’était pas aperçue dans toutes ses dimensions. Ne se pourrait-il pas qu’elle manifeste une conscience plus profonde ? Il s’agit en effet pour l’Église de « faire mémoire », symboliquement, sacramentalement, du Christ et de la Vierge, cet homme et cette femme. Pour réfléchir à notre question, nous ne sommes donc pas situés dans une spéculation abstraite, où tous les rôles sont interchangeables comme des chiffres, mais dans une histoire du salut, à continuer, à actualiser.

B. « Fort bien, nous concédera-t-on. Vous avez montré que la pratique actuelle joue en fait dans l’Église une fonction de mémorial. Elle nous rappelle, à sa manière, ce signe historique de notre salut, christique et marial, christique et ecclésial, – que vous nous avez fait contempler dans votre première partie (I). Mais cette pratique est-elle suffisamment justifiée par-là ? Et cette fonction n’a-t-elle d’autre raison, ne manifeste-t-elle d’autre intention, que celle d’être un pur et simple mémorial ? »

Non, nous croyons qu’à ce premier argument s’en ajoute un second, qui découle celui-là des deuxième et troisième parties (II et III) de notre exposé. Nous y avons vu que la création de Dieu avait conféré, dès l’origine, un sens symbolique déterminé à la masculinité et à la féminité et que tout ce symbolisme de l’union de l’homme et de la femme avait été pris, dans l’Ancien et le Nouveau Testaments, dans une fonction de symbolisation du salut, – pour signifier l’union nuptiale de Dieu et de l’humanité. Alors, notre second argument est le suivant : la pratique actuelle de l’Église sauve au maximum la différence sexuelle et sa signification symbolique. On peut dire qu’elle « sauve » (au sens le plus fort) masculinité et féminité. La fonction de mémorial dont nous parlions plus haut n’a d’autre raison que le salut de la création de Dieu, que le salut de l’homme et de la femme. Tâchons de le voir plus clairement.

Ainsi que nous l’avons vu, ce qui fait que la différence sexuelle n’est pas une pure fonction de reproduction et de plaisir, mais est source d’histoire – et d’histoire non seulement naturelle (procréation), mais aussi proprement humaine, en ouvrant un dialogue dont la tension même est humanisante –, c’est que cette différence sexuelle est une réalité symbolique. Elle n’est pas simplement réalité biologique ; elle est symbole. Symbole grâce auquel l’être humain (homme et femme) se cherche, se découvre, et se trouve. Cette symbolique naturelle des sexes tend de nos jours, il faut bien le dire, à s’obnubiler par l’interchangeabilité croissante de tous les rôles masculins et féminins. Or, nous l’avons vu, par la pratique actuelle de l’Église de n’ordonner prêtres que des hommes, la différence des sexes est engagée dans l’actualisation des caractères christique et marial du Sacrement primordial, ainsi que dans la distinction du sacerdoce ministériel et du sacerdoce commun. Il nous semble que ce fait sauve au maximum la symbolique de la différence des sexes et valorise à l’extrême masculinité et féminité. En n’acceptant pas l’interchangeabilité des rôles sexuels dans l’exercice du sacerdoce, l’Église consacre et maintient le caractère symbolique le plus beau et le plus élevé de chacun des sexes. Dans l’eucharistie ecclésiale, le masculin est clairement symbole christique et le féminin symbole marial. Ainsi, la différence sexuelle y participe de la nécessité des rôles christique et marial dans notre rédemption, et de la nécessité du sacerdoce ministériel et du sacerdoce des fidèles pour que le sacerdoce du Christ soit totalement accompli. Nécessité de Marie à côté du Christ, nécessité du sacerdoce commun à côté du sacerdoce ministériel, qui mettent en pleine lumière la nécessité de la femme et du féminin comme tel dans l’histoire du monde, ainsi que la spécificité absolument irréductible et indispensable de la féminité. Si on changeait la pratique actuelle, la différence sexuelle, avec son contenu symbolique, la distinction masculin féminin, ne jouerait plus d’une manière aussi vive dans la vie la plus intime de l’Église, elle ne passerait plus à travers l’assemblée eucharistique. La symbolisation de l’union nuptiale du Christ et de l’Église reposerait alors pour ainsi dire uniquement sur le sacrement de mariage.

On saurait moins bien que l’Église entière doit prendre une attitude « féminine » devant le Seigneur, car le « féminin » y aurait perdu de sa force symbolique, les rôles masculin et féminin étant devenus interchangeables dans l’Eucharistie. De même on se rapporterait moins facilement à ce Seigneur lui-même, source du sacerdoce de tous, et qui est cet homme particulier, sexué, Jésus de Nazareth : la masculinité ne ferait plus immédiatement songer à « Lui ». Le rôle symbolique de la masculinité et de la féminité perdrait donc en précision, alors qu’actuellement, il est davantage mis en valeur [27].

Nous croyons que ce serait finalement au détriment de la valorisation réelle et profonde de chacun des sexes. La reconnaissance du rôle indispensable de Marie, du « oui » et finalement de la femme en tant que femme, en pâtirait. C’est donc pour des raisons « féministes » que nous faisons des objections à l’ordination des femmes [28]. Il nous semble qu’on apercevrait moins alors leur « vocation » dans ce qu’elle a d’unique et d’irremplaçable, que le sens profond de la féminité y perdrait, et que, de ce fait, nous serions moins « humains » et moins « Église ».

En parlant du « symbole » chrétien essentiel, nous avons employé continuellement deux binômes : « christique et marial », « masculin et féminin ». Le premier représente un élément historique et personnel, le second un élément naturel. Dans le signe originaire, les deux éléments furent liés. L’ordination des femmes au sacerdoce ministériel relâcherait ce lien. Toute la question est de savoir si cela ne porterait pas une atteinte profonde à la sacramentalité de l’Église, à son symbolisme fondamental.

C. Examinons maintenant quelques objections que l’on pourrait nous faire. Certains diront, peut-être, que ces raisons de symbolisme [29] sont minces en comparaison des besoins pastoraux qui militent en faveur de l’ordination des femmes.

Nous répondrons d’abord que nous apprécions davantage ces raisons de nécessité pastorale que celles que l’on semble parfois vouloir tirer de la « promotion féminine ». Le sacerdoce ne peut être, ni pour l’homme ni pour la femme, un moyen de « promotion ». Sacerdoce ministériel et sacerdoce des fidèles ne sont que « service ».

Nous ferons ensuite cette remarque : le symbolisme dont nous parlons, qui touche de près la sacramentalité de l’Église, engage profondément, de ce fait, l’efficacité même, apostolique, pastorale, de l’Église-Sacrement, signe efficace de salut pour le monde.

Quand on parle de cette question du sacerdoce des femmes, on en appelle souvent à l’inégalité qui demeure, à l’intérieur de l’Église, entre l’homme et la femme : celle-ci n’y est pas encore pleinement reconnue avec toutes ses richesses, ses possibilités, ses droits. Nous sommes entièrement d’accord avec ce diagnostic, mais nous ne croyons pas qu’il constitue un argument valable pour l’ordination des femmes, ni non plus que cette ordination ferait faire un pas réel vers cette « reconnaissance » et cette « égalité » ; nous pensons même le contraire. Il nous semble vain de se lancer dans ces considérations de « supériorité » ou d’« infériorité » (de fait ou de droit). Imagine-t-on la Vierge triste de ne pas être elle-même le Messie ? Son « oui » n’est-il pas absolument indispensable, puisque la Parole est conditionnée par l’accueil ? Le « oui » est aussi nécessaire que la parole. Là où deux sont indispensables, la communion s’affirme et se soumet les distinctions.

En tout cas, si on demande pourquoi la femme fut prise par la Parole pour signifier l’accueil, nous n’arrivons pas à comprendre que la raison en serait située dans une certaine passivité qui la caractériserait. Un accueil positif nous apparaît exiger une activité aussi réelle que celle qui se situe dans la parole qui appelle ou demande. De même, le prêtre ministériel vaut-il plus en tant que tel que le « oui » de la Femme-Église ? Ce n’est qu’ensemble qu’ils peuvent « réaliser » le Sacerdoce Unique de Jésus-Christ. Le prêtre ministériel n’a-t-il pas pour fonction – comme nous l’avons vu – de signifier et de réaliser l’enracinement du sacerdoce de tous dans l’Unique prêtre, Jésus, Fils de Dieu et fils de Marie. Si on se laissait conduire, en demandant l’ordination des femmes, par un sentiment, conscient ou inconscient, d’inégalité, qui est finalement le sentiment d’une certaine injustice, n’en arriverait-on pas, si on allait jusqu’au bout de cette logique, à exiger l’ordination de tous les chrétiens ?

Cela n’impliquerait-il pas, encore une fois, que l’on ressent le sacerdoce ministériel comme une certaine appropriation du sacerdoce et que, par conséquent, l’on n’a pas encore compris toute la réalité du sacerdoce des fidèles ?

La « revendication » de l’ordination sacerdotale pour les femmes devrait être discernée spirituellement avec soin. Ne représente-t-elle pas parfois un manque d’acceptation de la finitude, le sexe étant un des signes les plus nets et les plus immédiats de notre finitude ? Ou bien n’aspire-t-elle pas trop vite à l’eschatologie, où la tension des sexes sera totalement apaisée ?

D. Notre conclusion sera simple. Le signe du salut est de Dieu et non de nous. Il a assumé en lui la différence sexuelle et lui a ainsi conféré une signification salutaire, révélatrice du sens ultime de la masculinité et de la féminité. Ce signe, il nous reste dans l’humilité à le « faire », l’homme et la femme s’aidant l’un l’autre indispensablement. Le « faire » est commun, les deux partenaires ne doivent jamais l’oublier. En aucun moment, il ne signifie une supériorité de l’un par rapport à l’autre, mais une communion qui, malgré notre fragilité, doit révéler son efficacité. En modifiant ce signe, il nous semble que nous briserions l’unité d’une Œuvre qu’il faut manifester [30].

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[1« Le Père des miséricordes a voulu que l’acceptation de la mère prédestinée précédât l’Incarnation, afin qu’ainsi, de même qu’une femme a contribué à la mort, de même une femme contribuât à la vie. (...) En acquiesçant ainsi à la divine parole, Marie fille d’Adam, est devenue Mère de Jésus, de plein cœur, sans être entravée par aucun péché, elle a embrassé la volonté salvatrice de Dieu, et s’est consacrée totalement comme « servante du Seigneur » à la personne et à l’œuvre de son Fils, elle s’est vouée, en sa dépendance et avec lui, par la grâce de Dieu Tout-Puissant au mystère de la Rédemption. Les Saints Pères estiment donc à juste titre que Marie ne fut pas utilisée par Dieu de manière purement passive, mais, par libre foi et obéissance, coopéra au salut des hommes. Comme le dit saint Irénée : ’En obéissant, elle est devenue pour elle-même et pour tout le genre humain, cause du salut’ » (Lumen gentium, VIII, n. 56).

[2Cf. R. Laurentin, Structure et Théologie de Luc 1-11, Paris, Gabalda, 1964.

[3Cf. Lumen Gentium, VIII, n. 58. Nous nous sommes expliqué plus en long sur ce passage dans « Cana de Galilée », dans Lumen Vitae, 1964, p. 645-652.

[4« Très tôt la conscience chrétienne l’a perçu, et tout au long des siècles elle l’a proclamé, de cent manières, dans l’art et dans la liturgie comme dans la littérature : Marie est « la figure idéale de l’Église ». Elle en est le « sacrement ». Elle est « le miroir où se reflète l’Église entière ». Partout l’Église trouve en elle son type et son exemplaire, son point à la fois d’origine et de perfection. À chaque moment de son existence, Marie parle et agit au nom de l’Église (...). Elle est, dit M. Olier, « le tout de l’Église ». Elle est « l’Église, royaume et sacerdoce, rassemblée en une seule personne » (R. Laurentin) » (H. de Lubac, Méditation sur l’Église, 3 e éd., Aubier, 1954, p. 278). Le thème de Marie, « figure et personnification de l’Église », est aussi celui de H. Rahner, Marie et l’Église, coll. « Unam Sanctam » 29, Cerf, 1955. Le P. Rahner cite (p. 14) ce beau texte d’Isaac de l’Étoile : « On estime, dans les Écritures divinement inspirées, que ce qui est dit de l’Église, Vierge Mère, universellement, est dit aussi de la Vierge Marie personnellement, et que ce qui s’applique à Marie, Vierge Mère, à titre particulier, s’applique à l’Église, Vierge Mère, à titre général (...). Chaque âme croyante peut aussi être considérée en un sens propre comme Épouse du Verbe divin, comme Mère du Christ, comme Fille et Sœur, virginale et féconde. Cela nous est dit de l’Église universellement, de Marie à titre personnel, mais aussi de chaque âme fidèle en particulier, par la Sagesse de Dieu qui est le Verbe du Père ». Cf. aussi Y. Congar, « La personne “Église” », dans Revue Thomiste, 1971, p. 640.

[5Cf. L’amour seul est digne de foi, Aubier, 1966, Coll. Foi Vivante, p. 95-103.

[6Tout en parlant du Christ comme du « Sacrement primordial », plusieurs théologiens récents ont employé la même expression au sujet de l’Église et montré que le Sacrement total de notre salut, au plan de sa visibilité historique, est constitué par le Christ et l’Église. « L’Église est, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c’est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l’union intime avec Dieu et de l’unité du genre humain » (Lumen gentium, 1).Puisque Marie est « la réalisation personnelle excellente de la réponse de l’Église (Y. Congar, art. cit., p. 640), nous pouvons lui appliquer le terme de « sacrement primordial » que Vatican II attribue, dans le Christ, à l’Église. Il va de soi – le Concile y insiste – que c’est dans le Christ, unique source méritoire de notre salut, que Marie (et l’Église), réceptivité pure dans l’élection divine, deviennent « sacrement de notre salut ». C’est dans ce sens que E. Schillebeeckx parle explicitement de « l’efficacité sacramentelle » de Marie : « Dans cette perspective, écrit-il, on prend pour principe mariologique fondamental : Marie est la nouvelle Ève, le prototype de l’Église et de toute vie rachetée » (Marie, Mère de la Rédemption, Paris, 1963, p. 113-114).

[7En disant « s’est découvert féminin », nous avons bien conscience de nous exprimer, comme la Bible, d’une manière anthropomorphique. Le lecteur comprendra ce que nous voulons dire : « Il serait faux de ne concevoir Dieu que sous les traits d’un homme et d’un père. Lui qui a créé l’être humain à son image, il l’a créé homme et femme. Les deux éléments, le féminin aussi, doivent avoir en lui leur exemplaire » (Aemiliana Löhr, dans l’ouvrage collectif Visages bibliques de la femme, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 92). Évidemment tous n’accepteront pas cette interprétation de Gn 1,27 qui a suscité des exégèses en sens variés. Entre ces interprétations nous optons pour celle qui donne à la différence sexuelle une signification théologique, c’est-à-dire celle où masculinité et féminité nous révèlent chacune quelque chose du mystère de Dieu et où, par conséquent, « l’image de Dieu » n’est parfaite que par l’homme et la femme. Du même coup aussi, le sexe n’apparaît pas comme une réalité accidentelle, mais il prend une signification ontologique.En commentant Gn 1,27, le Père L. Bouyer se demande : « L’existence des deux sexes dans l’humanité est-elle un élément de l’image divine ? » Puis il continue : « Il n’est pas facile de répondre à cette question. En contraste avec le polythéisme naturiste des autres sémites, les Israélites se sont toujours gardés de transposer en Dieu la sexualité. Le Dieu d’Israël est unique, et cela signifie d’abord qu’il n’a pas de parèdre : pas de divinité féminine installée à côté du Dieu viril. Mais Israël n’en affirmera pas moins que la différence et la conjonction des sexes, dans l’humanité, est non seulement bénie, mais chargée d’un sens religieux (...). Le moins qu’on puisse dire est que l’idée de l’unité divine, chez les auteurs inspirés, est bien éloignée de la solitude stérile, au moment même où ils pensent à l’image de Dieu imposée à l’homme. Que la dualité une d’Adam et d’Ève soit donc une part de cette image, c’est au moins vraisemblable » (Le trône de la Sagesse, Paris, éd. du Cerf, 1957, p. 19-21). Plus loin, le même auteur écrit : « L’Esprit y apparaît (dans la tradition juive), non pas comme une personne féminine, à proprement parler, mais comme la personne qui nous découvre ce qui peut correspondre en Dieu, dans l’incréé, à cette réalité essentiellement créée qu’est l’être féminin » (p. 270).

[8Commentant ce texte, P. Grelot écrit : « La nature humaine s’actue intégralement chez les individus des deux sexes, les élevant à une égale dignité de personnes, images de Dieu (Gn 1,26-27). Pourtant ces deux actuations s’opèrent suivant des modalités différentes, irréductibles, complémentaires, si bien que la totalité de la nature humaine ne peut être traduite que par la communion du couple créé comme tel à l’image de Dieu (Gn 1,27). Le sacrement de mariage montre que le couple humain est appelé à reproduire l’image de son archétype surnaturel et à sanctifier par là son existence comme couple. Le célibat et la virginité, vécus in Christo Jesu, montrent que les personnes des deux sexes sont appelées à vivre au même titre, sur pied d’égalité, dans le mystère qui fait accéder l’humanité régénérée à l’intimité de Dieu : le mystère du Christ et de l’Église. On peut leur appliquer, mais en un autre sens, le principe paulinien (...) : « Il n’y a plus ni homme ni femme, car tous sont un dans le Christ Jésus (Ga 3,28) » (Le couple humain dans l’Écriture, coll. « Lectio divina », 31, Paris, 1964, P. 65).

[9« Répondant au dessein divin de lui donner ’une aide’. ’une sorte de vis-à-vis’ (Gn 2,18), Adam se reconnaît en elle ; en la nommant, il se donne à lui-même un nom : devant elle, il n’est plus simplement ’Adam’, il devient isch, elle est ischah. Sur le plan de la création, la femme accomplit l’homme en le faisant devenir son époux » (Xavier Léon-Dufour, art. « Femme » du V.T.B.). De son côté, à propos de Gn 2,20 ss, P. Brand écrit : « Le sexe est expression de l’ontologie. Il est visage double pour conduire, par l’amour, à l’existence une (...). Le masculin initie dans son être ce que le féminin achève dans le sien, l’un et l’autre étant lien double dans la participation une à la réalité tierce de l’amour (...). L’être féminin n’est donc en rien moins humain que l’être masculin, mais son ontologie propre le détermine comme être second (pas secondaire !) au sein de l’être un voulu de Dieu » (« L’accès de la femme au ministère pastoral », dans Verbum Caro, 78, 1966, p. 52-53). Tout l’article est remarquable.

[10En parlant de la relation toute particulière de Marie et de l’Esprit, L. Bouter évoque la théologie de certains Pères syriaques qui voient le Saint-Esprit, dans la ligne de la tradition juive, comme un élément quasi féminin en Dieu (op. cit., p. 272).

[11Cf. Os 1-3 ; Jr 2,2 ; Ez 16,1-43, 59-63 ; Is 54,4-8 ; 62,10 ; 62,4 s, etc. Ce thème déborde de loin les endroits où Dieu est explicitement appelé « l’Époux » ; le péché par exemple est souvent évoqué en termes d’« adultère », etc. On pourra se reporter à l’article « Époux » du V.T.B.

[12Pour bien comprendre cela, il faut évidemment se souvenir que le lien qui unit Marie au Christ dépasse de très loin le niveau corporel et s’épanouit essentiellement au niveau spirituel de la communion de foi et de charité. Le fait d’être la mère du Christ ne l’empêche nullement d’être spirituellement son « épouse ». Quand il se demande pourquoi l’annonciation était nécessaire, saint Thomas donne, avec d’autres motifs, celui-ci : « il devait être manifesté qu’un mariage spirituel était contracté entre le Fils de Dieu et la nature humaine. Et c’est pourquoi, par l’annonciation, le consentement de la Vierge était attendu au nom de la nature humaine tout entière » (IIIa, q. 30, a. 1, c). On sait que Scheeben a fondé toute sa mariologie sur cette notion d’« épouse-mère de Dieu » (cf. M. J. Scheeben, La Mère virginale du Sauveur, Desclée de Brouwer, 1653, p. 90-105). Augustin avait d’ailleurs déjà appelé Marie mater-sponsa (mère-épouse). Plus près de nous, un Père de Lubac dira : « Si l’Église est une épouse vierge, à la fidélité indéfectible, Marie, l’âme fidèle de l’Église, est par excellence cette épouse » (op. cit., p. 294). Ou un Père Congar : « Il existe une réalisation personnelle excellente de la réponse de l’Église, et même de toute l’humanité, à l’offre d’alliance sponsale de Dieu : la Vierge Marie » (La personne « Église », art. cit., p. 640). H. Urs von Balthasar parle de « Marie, la Mère sponsale » (op. cit., p. 93-103).

[13Peut-on vraiment dire que « l’Église n’a pas canonisé une symbolique des sexes » (X. Tilliette, à la fin de son très intéressant article : « La femme et les problèmes du féminisme », dans Études, juin 1965, p. 809-825) ?

[14On sait que c’est le principal souci d’Yvonne Pellé-Douël, dans son beau livre Être femme (Paris, Seuil, 1967), de ne pas enfermer la femme dans une « nature », une « essence », ou un « mythe ». Son dernier chapitre s’intitule : « Comment peut-on être symbole ? » Pour elle, en effet, le symbole (bien compris) n’est pas aliénant, car il ouvre sur Dieu, fondement de toute vraie liberté, de toute authentique libération.

[15Cf. Y. Pellé-Douël, op. cit., p. 222.

[16Le Père G. Fessard n’a cessé de mettre en lumière le rôle de « la dialectique de l’homme et de la femme » dans l’histoire humaine et l’histoire surnaturelle de l’humanité (cf. De l’actualité historique, 2 vol., Desclée de Brouwer, 1959).

[17Nous aurons plus loin à nous demander si cette distance est telle qu’elle puisse permettre, sans que la symbolique du salut soit détruite, qu’une personne de sexe féminin soit ordonnée prêtre, c’est-à-dire ordonnée à représenter le Christ-Jésus.

[18Dans le magnifique roman de G. von Lefort, La Couronne des Anges, c’est Véronique qui aime Enzio « comme le Christ a aimé l’Église et s’est livré pour elle ».

[19J. Gagey, « De la paternité spirituelle », dans La vie spirituelle, n° 589, mars-avril 1972, p. 205-219. L’auteur est psychanalyste.

[20« Le désir que consacre le mariage et au sein duquel il fait éclater le vœu de paternité, n’en reste pas moins évidemment un mouvement à l’égard de la femme (...). Comment entendre exactement la conjonction de la paternité et de la sexualité ? À coup sûr, et malgré le fait de la paternité adoptive, elle n’est pas l’union contrainte de deux éléments en soi hétérogènes. Impossible de jamais distinguer l’épouse de l’amante, la femme à laquelle l’homme s’en remet de son plaisir de celle à laquelle il confie son désir d’être père. Dans le même sens, l’expérience analytique nous découvre chaque jour davantage que ’l’instinct sexuel’ est tissé d’intention de paternité. Celle-ci joue un rôle décisif dans la conception et la poursuite d’une grossesse jusqu’à son terme. Trop de moyens, directs ou détournés, s’offrent d’éviter une naissance pour que l’on ne soit pas amené à penser que, peu ou prou, l’enfant s’enracine dans un inconscient paternel autant que dans un désir sexuel » (J. Gagey, ibid., p. 209). L’inconscient paternel présent dans le désir amoureux est désir et crainte de la parole paternelle à prononcer. L’inconscient maternel est différent.

[21Sur les relations trinitaires comme archétype des relations familiales, on pourra voir l’intéressante esquisse de B. de Margerie, « L’analogie familiale de la Trinité », dans Science et Esprit, 1972, p. 77-92.

[22Nous reprenons dans ce paragraphe une idée de A. Manaranche, Prêtres à la manière des apôtres, Centurion, 1967, p. 30-31.

[23Pour les rapports existant entre Marie, le sacerdoce ministériel et le sacerdoce des fidèles, on aura toujours profit à se reporter à la thèse de R. Laurentin, Marie, l’Église et le Sacerdoce, 2 vol., Paris, Lethielleux, 1952.

[24« Toute célébration est une célébration nuptiale : on y célèbre les noces de l’Église. Le Fils du Roi doit prendre femme et le Fils du Roi est lui-même roi ; ceux qui assistent aux noces sont eux-mêmes l’Épouse (...). Dans l’Église, les assistants, s’ils sont dans les dispositions voulues, deviennent l’Épouse. Toute l’Église en effet est l’Épouse du Christ, elle dont l’origine et les prémices sont la chair du Christ : c’est là que l’Épouse s’est unie à l’Époux dans la chair » (In Iam Joannis, II, 2 ; traduction P. Agaësse, dans « Sources Chrétiennes », 75. 1961, p. 165). Sur le sens nuptial de la célébration eucharistique, on pourra voir aussi J. J. von Allmen, Essai sur le Repas du Seigneur, Delachaux et Niestlé, 1966, p. 58-62 ; et E. Pousset, « L’Eucharistie : présence réelle et transsubstantiation », dans Rercherches de Science religieuse, 1966, p. 177-212.

[25Cet argument n’est pas sans analogie avec celui qui a la préférence de Ph. Delhaye (« Rétrospective et prospective des ministères féminins dans l’Église », dans Revue Théologique de Louvain, 1972, p. 64-75) : celui de la « fidélité historique » : de même que l’Église ne s’est pas cru le droit de changer les signes eucharistiques du pain et du vin, elle ne peut non plus changer la manière de faire du Christ qui n’a institué prêtres que des hommes. Chez nous, cependant, cette fidélité historique joue plutôt par rapport au fait que Jésus, notre Prêtre unique, fut « un » homme. Nous croyons aussi qu’il faut chercher à expliquer le plus possible une telle fidélité. Si l’Église, en changeant de culture, garde pourtant le pain et le vin, ce n’est pas sans raison. Afin de mieux signifier qu’elle ne se donne pas à elle-même l’Eucharistie, mais la reçoit de son Seigneur, elle reste fidèle aux signes que Celui-ci a choisis quand Il a « institué » la Cène : cette référence signifiée à l’origine historique (le pain, le vin, nourritures de Palestine) fait prendre une conscience vive de l’origine transcendante du don eucharistique par rapport à toute Église en n’importe quelle culture. C’est la même fonction symbolique qu’assumerait la fidélité au fait que le Christ-Prêtre était un homme ou au fait qu’Il n’a choisi que des hommes pour être prêtres. Mgr Delhaye cherche d’ailleurs des motifs historiques qui justifieraient une telle fidélité : par exemple, le Christ a fait preuve de tant de liberté dans sa manière de traiter les femmes que s’Il ne les a pas appelées au sacerdoce, c’est qu’il devait avoir une raison et une intention. Mais pour que la preuve théologique soit parfaite, il faudrait, nous semble-t-il, arriver à expliciter cette raison et cette intention. C’est ce que nous allons essayer de faire à nos risques et périls, en espérant que d’autres reprendront cet effort et le réaliseront mieux.

[26« En vérité, la réalité de l’Église ne s’épuise pas dans sa structure hiérarchique, sa liturgie, ses sacrements, ses ordonnances juridiques. Son essence profonde, la source première de son efficacité sanctificatrice sont à rechercher dans son union mystique avec le Christ ; union que nous ne pouvons concevoir en faisant abstraction de celle qui est la Mère du Verbe incarné, et que Jésus-Christ a voulu si intimement unie à lui pour notre salut. Voilà pourquoi c’est dans la vision de l’Église que doit s’insérer la contemplation aimante des merveilles que Dieu a opérées en sa sainte Mère. Et la connaissance de la véritable doctrine catholique sur Marie constituera toujours une clé pour la compréhension exacte du mystère du Christ et de l’Église » (Paul VI, Discours prononcé le 21 novembre 1964 lors de la clôture de la troisième session du Concile, dans Doc. Cath., 1964, col. 1543-1544). C’est par son « union mystique avec le Christ » que la Vierge symbolise l’« essence profonde » de l’Église et « la source première de son efficacité sanctificatrice ». Cette « essence » et cette « source » ne sont pas totalement manifestées par l’exercice du sacerdoce hiérarchique. La Vierge n’a pas été ordonnée prêtre. Si elle l’avait été, elle n’aurait pas montré d’une manière aussi claire que l’essence la plus profonde de l’Église n’est pas dans le sacerdoce ministériel comme tel, mais dans l’union mystique au Christ. Non ordonnée, elle manifeste dans toute sa pureté cette essence. Le sacerdoce ministériel ne dure que le temps de l’histoire humaine, tandis qu’elle est pour toujours la Mère du Verbe incarné et que l’Église est pour toujours son Épouse. On voit par là que la symbolisation de l’essence la plus profonde de l’Église n’a pas moins de valeur que la fonction de représentation du prêtre ministériel.

[27Nous disons « davantage » car nous ne voulons rien durcir. Il y a bien des hommes – c’est l’évidence – qui sont, dans l’assemblée eucharistique, « du côté » du sacerdoce commun, et donc, du côté du « pôle féminin ».

[28Cela ne nous empêche pas de nous réjouir vivement de l’entrée des femmes dans plusieurs « ministères ».

[29Nous avons toujours employé évidemment « symbole » au sens le plus fort. Le « symbole » n’est pas fictif, irréel, arbitraire. Il rend présente et agissante une réalité.

[30Nos considérations rejoignent celles du théologien protestant J. J. von Allmen : « Exprimé en terminologie mélanchthonienne, on dira que dans le couple l’homme représente l’élément sacramentel, tandis que la femme représente l’élément sacrificiel. Mais l’élément sacramentel (il tend la grâce) n’est pas plus que l’élément sacrificiel (elle rend la grâce), puisque ces deux éléments sont indispensables l’un à l’autre pour que l’œuvre du salut se fasse ; (...) Ceci pour bien marquer que si le ministère pastoral relève de la médiation de la grâce, s’il est de caractère sacramentel et non sacrificiel, cela ne disqualifie en rien la femme, mais la situe dans sa spécificité : pas plus que l’Église n’est disqualifiée d’être l’Église plutôt que le Christ, la femme n’est disqualifiée d’être typique de l’action de grâce plutôt que des moyens de grâce (...). Je ne pense pas, cependant, que ce que nous essayons malhabilement de déchiffrer ici empêche la femme de devenir, elle aussi, médiatrice de grâce... » (« Est-il légitime de consacrer des femmes au ministère pastoral ? » dans Verbum Caro 65, 1963, p. 18).

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