La vitalité spirituelle personnelle
Albert-Marie Besnard, o.p.
N°1972-4 • Juillet 1972
| P. 236-249 |
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Pourquoi il y a urgence de se préoccuper de la « vitalité spirituelle personnelle »
La « rénovation adaptée » de la vie religieuse, à partir du Concile, a fait mettre l’accent sur l’ajustement des institutions. Partout une somme énorme de réflexion et de travail a abouti à des textes constitutionnels souvent fort remarquables. Il est compréhensible que dans la fièvre de cette tâche on ne se soit pas toujours demandé avec assez d’insistance : quels genres d’individus, dotés de quelle personnalité et de quelles vertus, vivront ces institutions de manière à leur faire produire le fruit qu’on en attend ? Peut-être même l’idée se rencontrait-elle chez certains que de bonnes structures d’organisation et de gouvernement feraient nécessairement de bons religieux ou de bonnes religieuses et qu’il n’y avait pas lieu de se préoccuper, à côté de l’ensemble des problèmes institutionnels, d’un ensemble de problèmes touchant l’individu.
Je pense pour ma part qu’aucun renouveau de la vie religieuse n’est possible si l’on ne l’assure pas par les deux bouts à la fois : par la rénovation institutionnelle et par la transformation personnelle. Mais tant pour l’une que pour l’autre chose, je pense qu’il s’agit de faire résolument du neuf dans une conjoncture que la vie religieuse n’avait jamais connue, pas plus que la société tout entière.
Si en effet je regarde comment évoluent les sujets personnels au sein de la vie religieuse telle qu’elle est sous nos yeux, je constate une singulière promotion des personnalités. Je dis singulière pour employer à dessein un adjectif ambigu. Indéniablement nous sommes à l’époque du développement des personnalités : le Concile y a vu un mouvement de culture significatif et en soi bienfaisant (Gaudium et spes, n° 31). C’est aussi une nécessité sociale : les responsabilités multiples, y compris désormais pour maints religieux et religieuses, forgent de telles personnalités, développent l’esprit d’initiative, requièrent des autonomies fonctionnelles qui entraînent des modes plus souples d’obéissance. On s’est même avisé à juste titre que c’était un idéal évangélique et une condition de la vitalité de l’Église : chacun est sollicité de développer ses dons personnels sous la mouvance de l’Esprit au service de tous.
Demeure pourtant une perplexité, et c’est là où l’ambiguïté apparaît. Qu’advient-il en tout cela du si rigoureux renoncement à soi-même exigé par le Christ ? Je ne suis pas de ceux qui posent la question insidieusement et pour prouver que l’arbre du renouveau n’est pas bon puisqu’il porte des fruits si douteux. Je pose la question comme une question dont la solution n’est pas derrière nous, dans tels exemples peu convaincants d’un passé tout proche, mais devant nous, dans une recherche impérieuse que nous ne pouvons éluder. Que signifie, pour la personnalité développée (et qui doit l’être) de l’homme moderne dans les sociétés avancées, la mort à soi-même ? Si les discours traditionnels sur ce sujet ne mordent plus, c’est en grande partie parce qu’on ne voit pas qu’ils répondent à la situation.
Si je me tourne maintenant vers la manière dont la vie religieuse subit le choc de la vie moderne dans le mouvement de laquelle elle se trouve entraînée, j’aperçois des perspectives inquiétantes. C’est rien de moins que la menace de dissolution de cette vie religieuse, rénovée ou pas, par la force des choses et des situations. Les rythmes des activités urbaines, les surcharges professionnelles, les courants impétueux de l’information, les formes de loisir, etc., font peu à peu du religieux ou de la religieuse une molécule emportée comme les autres. Certains en font une spiritualité. Cela peut se défendre, à condition que ce ne soit pas celle du chien crevé au fil de l’eau, mais un ressaisissement et un combat.
Ce combat doit en fait devenir celui de tout homme dans la société actuelle : qu’advient-il de sa personnalité ? Nous venons de dire qu’elle est développée, mais dans le même moment (c’est le paradoxe de la société de consommation) elle est niée, mutilée, refoulée. Une crise d’identité affecte quiconque s’assigne un projet qui n’est pas le simple reflet des conditions de vie que le système lui impose. Chez le religieux ou la religieuse, cela se traduira par une mise en question de son célibat consacré, par la perte du sens de la prière et de bien d’autres choses.
Beaucoup pensent que seules des transformations profondes des structures sociales rendront l’homme à lui-même. Peu encore s’avisent que là aussi il faut œuvrer par les deux bouts et que la transformation des personnes ne sera pas la simple conséquence d’une révolution. Autre chose aussi est à faire, comme l’a reconnu récemment le sociologue Georges Friedmann : « De mauvaises institutions ne sont pas seules responsables des ‘limites du facteur humain’. En même temps que sur son environnement physique, psychique, social, c’est sur l’homme et à partir de l’homme qu’il faut porter la réflexion, susciter l’action [1] ».
Nous sommes donc toujours ramenés à la même question : qui, quel genre d’être, quelle espèce rare se trouve en mesure d’accomplir, avec une âme vraiment évangélique, les tâches ambitieuses et les projets hardis que la plupart des instituts religieux se sont assignés dans l’enthousiasme post-conciliaire ? Nous comprenons bien qu’il ne s’agit pas d’abord de vouloir encore modifier ceci ou cela, d’inventer de nouvelles disciplines, d’ajouter de nouvelles exhortations plus belles que les précédentes : « les Sœurs auront à cœur de..., se souviendront que..., s’estiment heureuses de ceci ou de cela ». Car la question est bien plus radicale : qui au juste aura à cœur, se souviendra, s’estimera heureuse ? qui se met en prière, prépare un cours, prend part au chapitre de la communauté ? qui prononce des vœux ? De voir combien vite parfois ceux qui les ont prononcés demandent à en être relevés, et avec quelle tranquillité d’âme ils passent à tout autre chose, on se demande en effet si ces personnalités successives ne sont pas des figures sans cesse changeantes d’un sujet qui s’ignore lui-même (et qui à ce titre mérite miséricorde), d’un Moi Protée [2].
La nécessaire transformation de la conscience
Posons donc ici cette évidence à laquelle nul ne refusera de souscrire : parvenir à une conscience plus authentique de soi comme sujet engagé dans cette modalité de l’Alliance nouvelle qu’est la vie religieuse, voilà la condition primordiale de notre santé humaine et spirituelle. Or j’estime qu’il s’en faut de beaucoup que nous ayons la vue claire de ce que cela implique. Notre langage spirituel (y compris celui de nos constitutions) est farci de déclarations magnifiques, mais la tradition concrète qui nous tient ce langage est incapable de nous fournir les moyens adéquats de pratiquer ces choses. À force de dire et de ne pas faire, non par hypocrisie mais parce qu’on ne sait pas comment s’y prendre, on décourage les meilleures volontés.
J’ai employé le mot de conscience de soi. Rien de plus banal, et d’ailleurs de plus insaisissable. Je voudrais pourtant vous montrer que le nœud de la question est là et qu’il ne s’agit de rien de moins que d’une transformation radicale de cette conscience de soi.
Tout, dans notre civilisation la développe et l’exacerbe. On fait tout pour la flatter et on la rend chatouilleuse à souhait. Tout pouvoir, aussi, cherche à se la concilier ou à l’enrégimenter : c’est un marché indéfini que les marchands d’imaginaire, d’information, d’idéologie cherchent à accaparer.
Le résultat est qu’elle tend à se réduire au « mental », écran mobile où se projettent les idées et leurs associations, les images et les opinions ; lieu respectable, aussi, des soucis, des représentations de choses à faire ou à voir ou à dire. Certes, sous ce film incessant et bruyant, nous parvenons vaille que vaille à suivre les pistes de quelques vraies pensées et de quelques solides jugements, mais cela fait un rendement intellectuel assez médiocre. Et que dire du rendement spirituel : dans ce champ rétréci, la Parole de Dieu, les symboles sacramentels, les convictions spirituelles se réduisent à leurs ombres chinoises, à des idées qu’on agite jusqu’au jour où, distordues par l’exiguïté et la platitude de cet espace mental, elles prennent des allures absurdes ; alors on s’en désaffecte.
Ce mental agité est perpétuellement traversé par des décharges affectives incohérentes. C’est que, obligés à faire bonne figure dans un champ social ou professionnel où règne un consensus d’objectivité rationnelle, nous demeurons pourtant en proie à tous nos démons familiers (la peur, le besoin de sécurité, l’envie d’être applaudi, etc.), qui trahissent et cachent les configurations tourmentées de notre inconscient. Ils nous dénoncent comme centrés sur nous-mêmes. Nous n’en convenons pas volontiers, et cela rajoute à ce premier mal celui de demeurer en état de mensonge : nous faisons les actes d’une vie de dévouement aux autres, de piété, d’obéissance, etc., mais en réalité ils sont plus ou moins trompeurs. Nous sommes si bien identifiés à notre personnage que nous ne voulons pas qu’il disparaisse car nous aurions l’impression de disparaître avec lui. Ainsi, quand on nous parle de renoncement à soi-même, n’ayant d’autre expérience que de ce moi mentalisé et narcissique, nous n’avons qu’un réflexe de répulsion ; ou plutôt c’est ce moi lui-même qui, hypocritement, ayant accaparé toute parole, proteste qu’il ne veut pas de cette inhumaine folie.
Le paradoxe de notre époque est que nous avons à vivre au sein d’un monde de plus en plus objectivé, y compris dans les relations inter-humaines, et que nous y traînons à chaque instant une subjectivité exacerbée, dont le malheur est qu’elle doit toujours jouer la comédie et ne peut jamais être tirée au clair. Et au moment même où nous revendiquons de développer notre personnalité, nous nous méfions par exemple de la prière parce que, disons-nous, nous avons peur de céder aux caprices de la subjectivité ; nous faisons mille manières pour ne pas échanger entre nous le moindre élément d’expérience évangélique, car ce serait tomber dans le subjectivisme, etc., etc.
Est-il donc possible que nous n’apercevions pas la contradiction absurde dans laquelle nous nous enfermons ? Pourquoi ne pas regarder de plus près de quel sujet il s’agit lorsqu’on vit sa subjectivité sans la nommer ou lorsqu’on la répudie dès qu’elle fait mine d’entrer à visage découvert ? Apprendrons-nous enfin à savoir qui nous sommes ? qui éprouve ces sentiments qu’il satisfait sous le masque, et qui a peur (et pourquoi il a peur) de se reconnaître franchement sujet dans la prière, dans le partage, dans l’expérience évangélique ?
Je ne veux pas me livrer ici à une analyse tirée de l’une ou l’autre des sciences psychologiques aujourd’hui développées. De telles sciences ont infiniment à nous apprendre, mais je n’ai pas le loisir ici de les évoquer. De surcroît, rares sont ceux qui sont qualifiés pour les mettre en œuvre. Par contre tous, tant que nous sommes, avons dès cet instant même à avancer sur le chemin de la transformation personnelle et avons besoin pour cela de repères empiriques. Ce sont quelques-uns de ces repères que je vais essayer de décrire, dans un langage de parabole (et volontairement tel), mais susceptible de provoquer une mise en route.
La complexité de notre « subjectivité »
Qui suis-je ? Moi, bien sûr, m’empressé-je de dire. Ce Moi empressé de répondre à son appel, appelons-le EGO. Qui est EGO ? Je m’aperçois qu’au fond je ne peux pas répondre à pareille question. Tout ce que je peux faire, c’est raconter l’histoire empirique de cet EGO ; c’est évaluer la manière dont il se porte, optimiste ou pessimiste, heureux ou malheureux, ouvert ou renfermé, craintif ou courageux, etc. ; c’est décrire ce qui l’occupe : il aime la musique ou se délecte dans les romans policiers, il est obsédé par la pollution de l’air ou passe des heures à faire les vitrines, etc.
Ego, c’est celui qui est devenu, au fil des circonstances ; qui s’en est sorti comme il a pu, qui fait face jour après jour aux exigences de sa vie, avec plus ou moins de bonheur, mais dans une sorte de condition servile, n’ayant jamais su quand au juste il était né, ni même s’il était vraiment né, c’est-à-dire s’il avait vraiment un jour dit oui à l’existence à la manière unique qui est propre à l’homme. En ce sens, EGO, c’est le pauvre diable que je suis et que j’aurais tort de vilipender.
EGO, c’est le petit enfant que j’ai été, marqué par les peurs du dedans et les interdits du dehors ; c’est la somme des conflits ensevelis dans l’inconscient, et c’est donc l’individu stigmatisé par les diverses contractures névrotiques qui ont résulté de ces conflits et qui en sont la solution de fortune.
EGO, c’est le personnage qu’il a fallu et qu’il faut toujours jouer dans la vie sociale ; c’est celui qui doit faire « bonne figure » en toutes sortes de situations à la hauteur desquelles il n’est jamais tout à fait (parfois il s’en faut de beaucoup). C’est celui qui doit ruser pour ne pas « perdre la face », cette face un peu crispée, que l’on peut d’autant moins se permettre de perdre qu’elle a été composée avec tant de peine. EGO, c’est celui qui, provoqué à vivre les multiples relations avec autrui, se trouve incapable de les vivre toutes, ou de les vivre bien, ou de les vivre à fond, et qui investit une énergie psychique considérable en compromis, en défenses, en précautions, en agressivités.
EGO, c’est une face, et c’est (pardonnez le jeu de mot) une sur-face, à laquelle manque perpétuellement ce qui serait sa profondeur, sa quille, sa stabilité, sa certitude. Mais quoi ? que lui manque-t-il ? S’il était capable de le savoir, il serait déjà à moitié sauvé ! Mais il l’ignore, c’est pourquoi il traîne une anxiété, un malaise permanent, qu’il lui faut compenser ou faire oublier. Cela lui donne des traits tyranniques, mais en sous-œuvre. Une seule chose compte pour lui : son autoconservation, son autojustification, son autosatisfaction. Sournoisement il devient vampire : il a tendance à rafler tous les moments de mon existence et à les utiliser afin d’y trouver sécurité ou de s’en glorifier ou d’y chercher une conscience de soi qu’il croit trouver en effet mais qui n’est qu’un leurre.
En certaines circonstances cependant, par la grâce d’une rencontre, par le choc d’un événement, par la faille d’une lucidité soudaine, la sur-face se déchire. C’est à la fois une déchirure et un déchirement : comme si une possibilité d’être Moi autre que mon EGO apparaissait un instant, un autre Moi que je suis en profondeur et que je ne sais pas être dans le courant de la vie. Cet autre Moi, appelons le PAIS, d’un mot grec qui signifie « serviteur ». PAIS n’est pas un moi idéal, une projection (toute projection ne serait encore ici qu’un jeu de mon EGO), c’est mon être-homme substantiel (je n’entends pas ces mots en un sens de théorie métaphysique mais d’expérience existentielle). PAIS, c’est mon être authentique dans l’espace et dans le temps, dans les situations de la vie et dans les liens inter-humains, qui porte en lui la capacité de s’affirmer de manière juste, d’advenir et de se tenir là à chaque instant de manière correcte dans l’existence, toujours au service de quelque chose qui le dépasse et l’accomplit (non pas des « valeurs » mais autrui, l’humanité, une transcendance concrète, Dieu). PAIS, c’est mon être personnel tel qu’il a été créé par Dieu à son image et ressemblance : mais EGO l’a parasité et défiguré, il l’a aliéné en lui vampirisant ses énergies, ses facultés, ses talents, en usurpant de façon minable sa place noble au sein de l’existence quotidienne.
PAIS n’est pas encore le dernier mot de mon identité. Je l’ai appelé serviteur (quoique non pas esclave), c’est qu’en effet il doit lui-même devenir autre chose. Se dresser là de façon juste dans l’existence et agir en justice à partir de cette justesse, se tenir même en état de transparence à l’égard d’une transcendance innommée, est une noblesse humaine incontestable. Mais l’homme est appelé à davantage encore (« je ne vous appelle plus serviteurs » disait Jésus à ses apôtres). Il est appelé à devenir UIOS, fils dans l’Unique Fils de Dieu. Notre identité ultime, notre visage véritable, notre personnalité authentique, c’est la manière unique dont nous participons chacun à la filiation divine du Christ par la filiation adoptive de la grâce.
De dire tout cela n’est finalement pas très original, j’en ai conscience. Ce qui, par contre, me semble original en notre temps, ce qui m’apparaît pouvoir être une véritable révolution dans nos vies, c’est de décider que ces choses que l’on sait, il s’agit de les vivre ; et d’en décider en sachant à quoi on s’expose et on s’engage ainsi. Il ne s’agit pas de notre sanctification personnelle, au sens disjonctif qu’a pris l’expression et qui impliquait dans le langage reçu je ne sais quelle alternative excluant la prise en charge du salut de tous. Il ne s’agit pas de recherche mystique, de descente dans de fabuleux royaumes intérieurs, d’ésotérisme spirituel, au sens où tout cela apparaît des passe-temps d’oisifs un peu malades (des alibis de l’EGO) pour éluder la participation aux véritables drames de l’homme contemporain. Mais l’extrémité à laquelle nous acculent ces drames, et qui pourrait bien devenir tragique dans notre société en crise, est en même temps la chance pour nous d’être renvoyés au véritable sens de la transformation personnelle. Celle-ci est une responsabilité grave pour quiconque l’entrevoit ; elle est une tâche peut-être héroïque mais possible (et de la vouloir avec ténacité peut être une des caractéristiques du sujet qui entre dans la vie religieuse) ; elle est, en tout cas, l’une des conditions essentielles pour que toutes les autres transformations, évolutions ou révolutions, que notre raison historique nous fait estimer nécessaires, ne deviennent des impasses où des masses entières se trouveraient prises au piège.
Il s’agit de le faire...
Je serais un étrange individu si, après de si fortes déclarations, j’éludais la question qui vient sur vos lèvres : que nous faut-il faire ? En effet, il y a des choses à faire et un chemin à prendre.
Puisque nous en venons au pratique, posons-nous d’abord la question : qui va faire quoi ? Quelle instance efficiente va mettre en œuvre la libération de PAIS de l’EGO qui le parasite, et ainsi préparer l’avènement d’UIOS ? Cette instance n’est aucune des trois précédentes, appelons-le BOULÈ, de l’un des mots grecs qui signifient la volonté. BOULÉ, c’est notre libre arbitre, c’est la conscience instantanée qui engage telle et telle affaire, qui oriente en telle ou telle direction, qui décide de poser tel ou tel acte. C’est notre conseil personnel, auquel l’Écriture dit que Dieu a remis l’homme (Si 15,14), non pas au sens de conseilleur non responsable, mais d’instance délibérative pour analyser la situation et prendre des mesures en conséquence [3]. La complexité de la vie moderne a accru la nécessité et la multiplicité de tels conseils à tous les niveaux de décision collective. Eh bien je prétends qu’il faut désormais des conseils fort attentifs aux problèmes que pose l’indispensable et difficile transformation personnelle. Mais parce que cette transformation est personnelle, nul autre conseil que celui de la personne elle-même en sa conscience vive ne peut être ici efficace en dernier ressort. Or notre BOULÉ ne peut prendre la décision d’agir de manière efficiente en vue de la transformation personnelle que si elle est convaincue de sa nécessité et instruite des moyens de sa réalisation.
La prise de conscience de cette nécessité peut être stimulée :
- soit par les impasses de plus en plus douloureuses où se débat EGO, qui font qu’on est obligé de se réinterroger sur ce qu’on cherche en fin de compte dans l’existence, sur la manière dont on vit, sur l’absurdité de certaines conduites ou le sens de certaines autres qu’on avait négligées, etc. ;
- soit par l’aspiration de PAIS à percer sous le masque d’EGO et à récupérer son héritage, aspiration fugitivement ressentie peut-être mais qui a quelque chose d’irrésistible parce que notre vitalité naturelle profonde va tout entière en ce sens ;
- soit par l’espérance théologale de devenir UIOS, espérance qui met certains sur le chemin de la transformation personnelle par pure et droite obéissance à ce qui leur semble que Dieu requiert d’eux, sans s’être tellement souciés de la nature du chemin.
Voici donc ma BOULÉ acquise à la cause de la transformation personnelle, ma volonté devenue « bonne volonté » pour faire quelque chose dans cette direction. J’insiste sur le faire : il s’agit de choses à pratiquer. La vie spirituelle périt toujours de devenir discours, même discours pathétique, et de n’être plus chemin effectué à la longue patience de l’expérience. La prière dépérit de se voir objecter toutes sortes d’arguments et d’impossibilités par des esprits qui ne peuvent s’en faire qu’une idée imaginaire puisque justement ils ne l’ont jamais essayée avec rigueur. La vie religieuse se meurt toujours de devenir plaidoyer en faveur d’elle-même, auto-exaltation de son sens théorique, accumulation de textes sublimes, au lieu d’être une praxis quotidienne, vérifiée par ses fruits d’une part, et par les frères ou sœurs que l’on y trouve, d’autre part.
Il s’agit donc de faire. De faire quoi ? Trois choses essentiellement qui en contiennent beaucoup d’autres !
- de laisser tomber EGO,
- de fortifier PAIS dans ses essais de se tenir dans l’existence d’une manière juste,
- de favoriser la transformation de PAIS en UIOS.
Laisser tomber EGO
Laisser tomber : c’est l’expression des hippies américains pour signifier qu’ils se désolidarisent de la société de consommation. Ils en ont assez, ils se tournent ailleurs. Je ne débats nullement ici de savoir s’ils ont raison ou tort, je prends cette attitude contemporaine comme une image psychologique assez exacte de ce que le christianisme appelle conversion (metanoia). Or j’aime volontiers traduire par « laisser tomber » l’un des mots traditionnels du vocabulaire baptismal. On traduit habituellement « dépouiller » ou « déposer » le vieil homme (cf. Ep 4,22), je dis « laisser tomber ». Pourquoi ? Parce que l’image est suggestive et nous aide déjà à nous mettre sur le chemin (elle était d’ailleurs mimée par les catéchumènes de l’Antiquité, qui, au moment de descendre dans la piscine baptismale, laissaient littéralement tomber leurs vêtements symbolisant le vieil homme).
Cet EGO qui est à la fois tyrannique et malheureux (malheureux au fond, même quand il jouit en surface), la première chose à faire est de le laisser tomber. Toute autre tactique risque de n’aboutir qu’à se laisser récupérer par lui, car il a plus d’une ruse dans son sac. Grâce à ses complicités avec notre inconscient, il est tout à fait capable de se renforcer de ce par quoi nous voulons l’humilier et de s’engraisser de ce par quoi nous croyons l’affamer ! Par ailleurs, en le laissant tomber, on se donne la chance d’apporter un peu de respiration à notre PAIS oppressé et de permettre à la vitalité de ce dernier de reprendre le dessus. EGO, il est vrai, avec ses convoitises puissantes, ses inquiétudes dévorantes, ses caprices sans nombre, nous semble une toile d’araignée si bien tissée que nous ne voyons pas d’abord comment lui échapper. Mais en réalité, il y a dans EGO une faiblesse radicale : il ne survit qu’à coup de défenses. Dès que BOULÈ réussit à « laisser tomber » telle ou telle défense, EGO perd la face et je peux commencer déjà à m’identifier à PAIS.
Descendons encore plus modestement dans le pratique. Avec nombre d’esprits contemporains, je suis persuadé de l’unité psychosomatique de notre être (et même pneumo-psycho-somatique !). Impossible donc de pratiquer sur le spirituel sans pratiquer sur le psychique et sans pratiquer avec le corps. Et le moindre exercice conscient du corps ou de la psyché a une noblesse et une importance qui le rend précieux pour les plus hautes ambitions de l’esprit.
Pour nous faire une simple idée de la manière dont EGO modèle notre personnage, « laissez tomber » les muscles du visage, ce que justement on appelle le masque. Déposez votre masque en détendant votre masque : le jeu de mots est suggestif. Déjà d’ailleurs ce n’est pas si simple et il faut à certains un véritable apprentissage de relaxation pour y parvenir. Vous découvrirez alors l’état crispé dans lequel vous vivez du matin au soir. Et en cherchant à ressentir par le dedans votre visage détendu, vous avez l’impression d’être un peu une autre personne. Oui, un peu moins EGO et un peu plus PAIS si l’exercice physique devient un exercice psychique et enfin spirituel.
D’une manière plus décisive, il conviendrait de s’exercer à « laisser tomber » le poids du corps dans ce que les japonais appellent le hara (le lieu du ventre), afin d’asseoir notre être dans un véritable centre de gravité : notre être physique et, par entraînement, notre être psychique. Ce « laisser tomber », au plan de l’exercice délibéré, est le contraire d’un écroulement, c’est une mise en place de soi-même en position de force.
Irai-je plus loin ? J’avertis simplement que de tels chemins impliquent une initiation qualifiée, mais enfin il est important de dire que certains exercices de silence, convenablement poursuivis, sont une manière efficace de laisser tomber EGO. Dans la ligne des pratiques plus traditionnelles et à la portée de tous, cet exercice peut se concevoir sous la forme de la recherche de la pureté d’intention. Pour qui n’a aucune connaissance de sa propre complexité intérieure, une telle recherche est illusoire et apparaît alambiquée, elle serait d’ailleurs vite retournée par EGO à son profit. Mais pour celui qui a le discernement de son propre esprit, elle a un sens et est fort ardue à suivre.
En tout cela, il s’agit de s’exercer. Exercice : le mot fait sourire et la chose répugne. Ce fut longtemps aussi mon cas, car les exercices que l’on me proposait m’apparaissaient tous artificiels, produits d’une rationalité criticable ou d’une tradition qui en cours de route avait perdu sa sève, plus que fruits d’une expérience sapientielle de l’être-homme. Par des chemins qu’il serait trop long d’expliquer ici, j’ai découvert qu’il y avait des types d’exercices profondément naturels, remettant l’être en sa place et en son équilibre. Mais encore tels de ces exercices requièrent quelque loisir favorable et nos contemporains sont vite culpabilisés s’ils ont l’air de distraire, pour des pratiques apparemment sans utilité immédiate, des moments qu’ils disent devoir au servicce d’autrui, à leurs tâches, à leurs relations. À vrai dire, si culpabilisation il y a, c’est celle d’EGO et une fois qu’on a commencé à remettre ce dernier en place, on a l’esprit plus libre pour voir plus sainement les choses. On remarque alors que la plupart de ceux qui prétendent n’avoir nul moment à eux (à quelques exceptions près d’êtres admirables qui sont pas mal avancés dans les voies de la sainteté) se trouvent bien obligés en fait de s’en trouver quand même : ils appellent cela détente, distraction, défoulement, mais le besoin en est d’autant plus impératif qu’ils sont plus surchargés. Dans ces conditions, pourquoi ne pas choisir comme détente un type d’exercices qui, pour austères qu’ils paraissent, contribuent à long terme à nous équilibrer et à nous rendre un meilleur usage de notre humanité ?
On devine par ailleurs que l’exercice spécifique n’est rien s’il n’est qu’une suite d’attitudes singulières prises dans des « intervalles » : il n’a de sens que s’il permet peu à peu d’étendre l’attitude correcte qu’il instaure jusqu’à tous les instants de la journée.
Par de tels chemins, nous pouvons faire en sorte que notre EGO dépérisse progressivement et cède la place à PAIS. Ces chemins sont parfaitement praticables dans les conditions de vie du monde moderne. Je ne dis pas qu’ils sont spacieux et confortables : personne n’a le pouvoir de vous débarrasser de votre EGO sans effort ni douleur, et si quelqu’un prétend avoir la recette, ne le croyez surtout pas. Mais il ne s’agit pas pour autant de chemins contraignants et raboteux : l’ascèse authentique et utile est expérience d’élargissement, de plénitude, de joie réelle.
Fortifier PAIS
Ce sont les mêmes exercices qui permettent de laisser tomber EGO et d’apprendre à se tenir de manière juste dans l’existence. Cette manière juste est avant tout une attitude de tout l’être (y compris du corps) qui consiste, appuyés sur une force intérieure qui nous est toujours donnée, à accueillir toute la réalité du moment et de la circonstance présente. Alors nous pouvons répondre à la situation par une action pertinente. Relisez l’Évangile et vous verrez qu’en effet Jésus a vécu ainsi.
Je parle d’une force intérieure qui nous est toujours donnée, je veux dire qui est toujours donnée à PAIS, pas à EGO. Car elle n’est donnée qu’à celui qui a dépassé les peurs, y compris celle de la mort ; à celui qui ne se recherche plus lui-même mais ne veut qu’être le parfait serviteur de la vocation qu’il a reçue. Celui-là, jamais son Créateur ne le laissera manquer de l’énergie dont il a besoin pour accomplir ce à quoi il l’a destiné. Cela ne veut pas dire qu’il lui épargnera toute souffrance, toute défaite et la mort, mais qu’à l’heure où son chemin devra passer par la souffrance, la défaite ou la mort, il franchira le passage en homme noble, de la manière juste, celle par laquelle encore il glorifiera Dieu. Car parler de PAIS comme de notre véritable personnalité, ce n’est pas parler d’une espèce de surhomme ou de Prométhée. Faire miroiter l’acquisition de muscles d’acier, de pouvoirs secrets, de niveaux de conscience exceptionnels, c’est l’affaire de charlatans. Notre ambition est à la fois plus haute et plus humble : restaurer en nous notre humanité simple et forte, à l’image de celle de Jésus de Nazareth.
La force qu’expérimente PAIS n’est donc pas un pouvoir pour dominer ou triompher, mais une capacité d’accepter et de se situer correctement dans la conjoncture. Elle fait vivre dans le présent et avec une vue plus pénétrante de la situation que ne peut en avoir EGO avec toutes ses prétentions. Telle est même la contre-épreuve qui nous permet de nous assurer que c’est bien PAIS qui commence à agir en nous : sa présence au monde, son adaptation à la circonstance, son écoute d’autrui, etc. PAIS n’est pas notre double sublime qui planerait dans l’éther, il est celui qui commence enfin à être au monde.
Le temps me manque pour parler de la respiration comme lieu d’exercice possible (au sens défini plus haut) pour cette étape, et comme indice de la justesse de notre attitude. Et, à l’autre extrémité de notre être, pour parler de l’ouverture à l’Esprit qui justement nous est donné pour nous conduire sur le chemin de cette transformation. C’est l’Esprit qui est le maître de la suprême justesse, qui inspire dans les circonstances délicates la seule attitude vraiment correcte. Or s’ouvrir à l’Esprit n’est pas, comme nous le croyons, une belle formule sans contenu possible, c’est un acte précis et qui s’exerce, notamment dans l’oraison.
A ce propos, lorsque nous nous plaignons que, dans l’oraison. Dieu nous semble absent, disons-nous que Dieu ne sera jamais là pour l’EGO qui cherche des émotions, fussent-elles ténues, ou des oracles, fussent-ils appelés inspirations ou lumières, ou des rassurances pour sa culpabilité. Et à supposer qu’EGO trouve un Dieu qui le rende satisfait de sa prière, c’est pire car l’illusion est plus terrible encore. Car l’absence de Dieu pour notre EGO peut, si elle est ressentie avec souffrance et étonnement, conduire à la découverte qu’il s’agit peut-être de devenir un autre pour percevoir le Dieu toujours présent, toujours là quand on l’invoque, un autre qui cesse de jouer à ces comédies dont EGO est si friand. Cet autre, lorsqu’il découvre Dieu, le découvre alors aussi autre qu’EGO ne l’imaginait. Un Dieu à la fois moins immédiat (moins à portée, moins complaisant) et plus indéniablement proche. Un Dieu moins « personnel » au premier abord (mais la personne que nous imaginions comportait une telle part de projection de l’EGO, avec ses passions et ses complications !), mais enfin le Dieu saint. Un Dieu moins comblant, mais enfin l’Amour.
Favoriser la transformation de PAIS en UIOS
Cette transformation est l’œuvre de la grâce. Mais nous y coopérons par un oui des profondeurs. Ce oui, il faut le tenir (comme on parle en musique d’une note tenue par l’archet). Il se tient dans la fermeté d’un silence. Ce mot de silence malheureusement égare la plupart des esprits vers des directions erronées ou secondaires : vers le mutisme ou la taciturnité, vers le minimum de décibels, vers une observance ou une discipline. Il s’agit avant tout d’une expérience de l’esprit, d’un espace dans la conscience la plus éveillée, d’une condensation de la vérité en quelque nuée semblable à celle dont s’enveloppe Dieu dans la Bible.
Ce silence est pour nous le lieu même où s’accomplissent toutes les paroles qui nous sont dites de la part du Seigneur, tous les sacrements ou signes sacrés que nous mettons en œuvre. L’expérience chrétienne est, dans sa substance, une expérience hors des prises habituelles du sensible, car ici-bas « notre vie est cachée avec le Christ en Dieu » (Col 3,3). Elle est pourtant une expérience, structurée d’une part par la parole qui en livre l’annonce et le sens, d’autre part par ce silence où le fond de l’être demeure dans le Christ. Il faut mâcher et garder la parole, il faut palper et tenir le silence. Là encore ce sont des choses à faire, et il n’y a vraiment pas à s’étonner le moins du monde si ceux qui ne le font pas trouvent que la parole ne leur « parle » plus et que les sacrements, l’Eucharistie en particulier, ne leur « disent » plus rien. C’est parfaitement dans l’ordre, bien que navrant.
Pour pressentir, préparer, amorcer un tel silence, il existe là encore des exercices simples et praticables. Ils font découvrir que le niveau où gît le silence n’est pas le même que celui des autres activités de l’esprit, de sorte que, avec l’entraînement, ce silence subsiste lors même que l’on s’affaire à maintes occupations. Il est comme une assise sur laquelle notre vie active peut s’édifier avec plus d’assurance et de sérénité.
Une entrée privilégiée dans ce silence peut se faire par le chemin de l’expérience du mystère divin. Je veux dire qu’il y a des paroles et des actes de Dieu qui, si nous les considérons attentivement, ne sont nullement épuisés par les explications rationnelles qu’on peut en donner. Semblables au Koân des maîtres Zen, de telles paroles accueillies à fond, interrogées avec toute la force de l’esprit, peuvent nous faire déboucher soudain sur l’au-delà des concepts et des discours, sur un silence dense et presque redoutable où, comme dans un écrin, fulgure et demeure une vérité qui s’offre généreusement mais que nul ne peut emporter dans ses poches. À chaque fois, pour la retrouver, il faut refaire l’ascension. « Avant qu’Abraham fut, je suis ». « Quand j’aurais été élevé de terre, j’attirerais tous les hommes à moi ». « Qui m’a vu a vu le Père ». « Celui qui me mange vivra par moi », etc. Comme nous avons besoin qu’on nous enseigne autre chose que des méditations paresseuses où l’on enfile simplement des « idées » comme les perles d’un collier, mais le chemin de l’esprit qui se distend au maximum pour appréhender ce qui lui est destiné et qui lui échappe, et qu’il ne percevra qu’après avoir franchi le mur de tous les sens possibles et avoir trouvé la fissure qui conduit à la vérité par-delà le sens. Et qui donne un contenu expérimental au mot : adoration.
Conclusion
Je peux conclure brièvement. Par rapport à notre point de départ, nous voyons mieux quelle personnalité il est légitime en nous de développer : celle qu’assume PAIS en récupérant pour son compte toute l’étoffe de notre être. Et nous voyons bien quel moi doit mourir : l’EGO. Non pas que l’abnégation évangélique ne demande aussi à PAIS, un jour ou l’autre, de sacrifier sa vie, mais PAIS est prêt en profondeur à cette éventualité-là ; il peut vivre à fond et sans inquiétude ni culpabilité car il sait mourir, et il sait qu’il ressuscitera en UIOS.
Boulevard de Latour-Maubourg 29
F-75 PARIS (7 e ), France
[1] La Puissance et la Sagesse, Paris, 1970, p. 148.
[2] R. J. Lifton, « Protée ou l’homme contemporain », dans Analyse et Prévision, t. III, n° 1, janvier 1967, p. 35 s.
[3] Il ne s’agit pas d’une instance « volontariste », qui décide aveuglément sur un coup de tête ou d’entêtement, mais de ce qui rend efficient notre dessein de devenir des vivants authentiques.