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La place de l’obéissance dans notre vie chrétienne

Léopold Denis, s.j.

N°1972-4 Juillet 1972

| P. 205-220 |

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De nos jours l’obéissance est en pleine crise. On en conteste le bien-fondé, à tous les niveaux, en tous les domaines. On n’en saisit plus la valeur. On critique avec véhémence la manière dont elle fut jusqu’ici conçue et pratiquée.

Critiques et tendances nouvelles

L’homme d’aujourd’hui possède un sens très vif de la liberté. Il entend organiser lui-même son existence. Au nom de sa dignité il prétend n’agir que selon un choix conscient. En famille, à l’école, l’enfant proteste contre la multiplicité des consignes ; il veut qu’on laisse sa personnalité naissante se déployer librement. L’étudiant « conteste » professeurs et autorités académiques ; il revendique une participation importante aux décisions touchant sa formation. Le laïc chrétien n’accueille qu’avec réserve – s’il ne refuse pas d’accepter – les déclarations du Magistère dans le domaine matrimonial ; il juge excessives ou trop timides les réformes introduites en matière liturgique. Pour les religieux, qu’on ne parle plus de « supérieurs » ! En quoi les titulaires d’une charge sont-ils nécessairement supérieurs à ceux qu’on appelle indûment « inférieurs » ? En intelligence, en vertu, en savoir-faire ? Préfère-t-on dire « responsables » ? Mais chaque membre de la communauté est responsable de celle-ci ! Et comment supporter encore les leçons et les images des auteurs spirituels : « cadavre », « bâton dans la main du vieillard » ? L’intervention indiscrète de l’autorité dans le détail de la vie d’un adulte finit par l’infantiliser. Dans plusieurs pays on s’insurge au nom de l’Évangile contre le pouvoir civil, complice d’une minorité qui maintient dans la misère et le servage la majorité de la population.

À côté des critiques, relevons des tendances nouvelles. Peu à peu et comme à tâtons s’élabore une doctrine plus profonde, plus nuancée, appuyée sur une anthropologie plus dynamique et une intelligence plus complète de la Parole ainsi que sur une perception avivée des signes des temps. Avec une particulière insistance on rappelle que l’obéissance à l’autorité légitime ne s’impose à la conscience que dans la mesure où cette autorité s’exerce dans les limites de l’ordre moral, en vue du bien commun conçu de façon dynamique [1]. Dans les rapports de chef à subordonné, on affirme la nécessité du dialogue avec ses disciplines éclairantes. Dans l’autorité on ne voit plus un sommet d’où descendent ordres et lois mais plutôt un centre rayonnant d’unité. On souligne l’orientation de toute obéissance véritable vers l’amour – vers l’amitié de tous pour chacun et de chacun pour tous. On n’y considère plus l’aspect strictement personnel mais un problème touchant aussi, et singulièrement, la vie des petits groupes qu’on voit se former un peu partout à la recherche d’un monde meilleur.

Hâtons-nous de le dire franchement : les critiques signalées sont largement fondées. Oui, l’homme doit prendre en main son destin ; il est libre et ne peut se livrer sans réserve aux décisions d’un autre. Oui, trop souvent, on brime la personnalité de l’enfant ; dans des institutions surannées certains éducateurs tyrannisent la jeunesse d’aujourd’hui. Oui, le « supérieur » est un frère comme les autres, faible et pécheur comme eux. Quant aux traits « édifiants » de la littérature spirituelle, ils ne sont acceptables que situés dans leur contexte historique et sous bénéfice d’une sérieuse démythisation [2]. Et la soumission au pouvoir et à l’ordre établis est légitimement mise en question en certains pays.

Par ailleurs les tendances nouvelles méritent considération. La fidélité au passé serait inintelligente si elle les écartait sans examen. Les mouvements communautaires contemporains ouvrent des perspectives plus satisfaisantes pour le cœur et l’esprit.

Essayons donc de faire le point, de situer l’obéissance chrétienne d’aujourd’hui et de répondre à la recherche anxieuse de beaucoup d’esprits qui reconnaissent la place royale de l’obéissance dans notre vie de disciple du grand obéissant, mais qui voient mal comment « concilier » liberté et obéissance, comment pratiquer celle-ci en tenant compte des complexités de nos natures en mouvement, du pluralisme régnant, des progrès de la théologie et des sciences humaines.

Les réflexions rassemblées en ce modeste essai ne concernent pas seulement l’obéissance des religieux à leurs « supérieurs » ou des prêtres à leurs évêques mais aussi l’obéissance chrétienne en général, considérée cependant dans la perspective de la raison et de la foi.

Ce qu’est l’obéissance

La sémantique du verbe grec que nous traduisons par obéir nous oriente heureusement dans la détermination du sens profond de l’obéissance. Obéir (hypakouein), « c’est prêter l’oreille à la manifestation de la volonté d’un autre [3] » et y répondre favorablement. Pourquoi prêter l’oreille, sinon parce qu’on le veut bien (liberté) ? Pourquoi dire « oui » ? Sans doute parce qu’on estime sage la volonté manifestée et que, de quelque manière, on est bien disposé envers celui qui parle (vérité, amour). Qui dit obéissance dit implicitement liberté, vérité, amour. Par ailleurs, l’autre, à la volonté duquel on obéit, apparaît comme un TU. Entre lui et moi, il y a réciprocité de don : il me communique son vouloir, librement je me donne à lui en communiant à ce vouloir. Le dialogue est engagé, et en profondeur.

L’obéissance à Dieu

Dieu manifeste sa volonté. Éclairé et mû par son Esprit, je prête l’oreille à sa Parole résonnant au cours de l’histoire du salut et je m’y conforme librement parce que j’y découvre la Vérité et l’Amour : j’obéis à Dieu.

Mais la réalité est riche et complexe. Dieu, à qui j’obéis, est-ce une seule personne ? Le Dieu unique est communauté d’amour, famille : trois personnes qui s’aiment et trouvent dans leur identité d’être, de pensée et de vouloir leur éternelle béatitude. « Au commencement », nous dit la Révélation, il y avait le Père, le Fils et l’Esprit : trois personnes distinctes, une volonté, un amour.

Cette famille divine déploie son activité dans le temps selon un dessein mystérieux que l’Écriture – l’épître aux Éphésiens surtout (1,3-14) – nous décrit en termes solennels. Dans un geste d’amour complètement désintéressé, la Trinité crée la famille humaine (l’homme et la femme avec mission de se propager) et l’appelle à partager sa vie intime et bienheureuse.

Elle attend une réponse libre en sorte que l’homme ait l’honneur et la joie d’être l’artisan de son bonheur. Dieu a voulu, dit l’Ecclésiastique, « laisser l’homme à son propre conseil » (15,14) afin que, explique le récent Concile, « il puisse de lui-même chercher son Créateur et, en adhérant à lui, s’accomplir dans une bienheureuse plénitude » (Gaudium et spes, n° 17).

C’est en Jésus-Christ que cette union se réalise, en Jésus qui est de la famille divine et de la famille humaine, Fils de Dieu et fils de l’homme, égal au Père et chef de l’humanité, médiateur, de par ce qu’il est, entre Dieu et les hommes.

Et l’appel à l’union s’adresse à la famille humaine en tant que communauté de personnes : « il a plu à Dieu que les hommes ne reçoivent pas la sanctification hors de tout lien naturel ; il a voulu au contraire en faire un peuple... » (Lumen gentium, n° 9).

La Sainte Trinité convie la famille humaine à être sa collaboratrice dans le déploiement progressif de l’univers :

« Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa. Il les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre, soumettez-la... » (Gn 1,26 s.).

Dans l’intention du Créateur, le monde infra-humain tout entier est là pour aider l’homme à marcher vers Dieu. « Baigne-toi dans la matière, fils de l’homme, écrit Pierre Teilhard de Chardin, et bois son flot... c’est elle qui te portera à Dieu ».

Le terme du plan divin, c’est entre la famille humaine et la famille divine une merveilleuse, béatifiante et définitive unité de vie, que la Parole décrit volontiers sous l’image familière du festin ou celle de la cité sainte aux pierres vivantes et à laquelle participe de quelque manière tout l’univers : cieux nouveaux et terre nouvelle.

Ce dessein d’amour ne s’accomplit pas sans détour et sans heurt, car l’homme use mal de sa liberté : au plan social comme au plan individuel, il est pécheur. Il faut quelqu’un qui le réconcilie avec Dieu. Aussi découvrons-nous dans le plan divin la nécessité d’un salut. La médiation du Christ se fait rédemptrice : obéissance au Père jusqu’à la mort de la croix, obéissance victorieuse dans la résurrection – mystère d’amour, de douleur, de gloire, et toujours de solidarité, que nous révèle l’Évangile et auquel nous sommes invités à participer avec le Christ et dans le Christ.

Obéir à Dieu, ce sera donc pour chacun de nous, comme individu et comme membre de la communauté humaine, répondre librement à l’amour prévenant des Trois et concourir dans la liberté à la réalisation de leur dessein en s’unissant au Christ dans son mystère pascal ; ce sera dire oui comme Marie.

Mais pour moi, dans le concret de mon existence, que comporte au juste l’intention divine ? Comment savoir à chaque instant ce que Dieu veut de moi ?

La recherche personnelle de la volonté de Dieu

À chacun de méditer personnellement le dessein de Dieu et de prendre conscience que ce dessein le concerne, le mettant en demeure de dire oui ou non. De comprendre que Dieu « est tout entier bonté et amour pour l’homme », que « faire la volonté de Dieu, c’est vouloir le bien de tout homme, sans distinction de personne et donner au mot bien toute la densité naturelle et surnaturelle que Dieu lui donne », c’est « travailler à l’édification d’un monde plus humain [4] ». Il nous faut creuser nos tendances profondes, saisir que nous ne sommes pas faits pour haïr mais pour aimer (Antigone), que toute personne humaine est appelée à œuvrer avec Dieu au cours de l’histoire, en union avec ses frères ; elle ne le fera comme il convient que si elle réfléchit à la signification spirituelle du travail et à la valeur du progrès technique ainsi qu’à sa portée morale, si elle mesure sa débilité de pécheur au sein d’un monde qui, s’étant révolté contre Dieu, ne se sauve qu’en Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Cette réflexion s’éclairera par la méditation de la Parole. Les prescriptions du Décalogue, la prédication ardente des prophètes, les béatitudes proclamées par le Christ, ses leçons et ses œuvres nous enseigneront les attitudes et options essentielles que Dieu attend de nous. Cela, évidemment, à la lumière de la foi et dans la mouvance de l’Esprit qui agit en tout homme, en celui-là surtout qui, par le baptême, a reçu de lui une vie nouvelle.

La recherche communautaire

Par nature l’homme est fait pour vivre en société. Isolé, il est incomplet et ne peut atteindre son plein développement. Il lui faut élargir, compléter et équilibrer ses vues étroites et partielles en les confrontant avec celles d’autrui ; il lui faut unir ses efforts à ceux de ses frères humains. Ces contacts réclament qu’il se libère des préjugés de pays, de race, de famille et de classe. Il doit chercher ce qu’exige de lui le bien des autres et de toute la famille humaine.

Par grâce, le baptisé est membre de l’Église qui est le Corps du Christ. Appelé à vivre dès ici-bas la vie divine en communion avec ses frères il ne saurait déterminer avec précision son rôle dans l’ordre providentiel sans entrer en relation avec les autres membres du Corps. Que sera-ce sinon pratiquer le dialogue ? Dans ce rapport authentique avec les autres, inspiré par l’amour, il apprendra plus sûrement ce que réclament de lui la charité, l’amour de Dieu et des hommes.

Avec qui nouer le dialogue ? En principe avec tous, mais d’abord avec les autres chrétiens, en pratique avec ceux-là surtout que Dieu met sur son chemin, parents, proches, voisins, compagnons de travail...

Les médiations nécessaires

Souvent la recherche personnelle et le dialogue ne suffiront pas à détecter les exigences du bien universel et quelle est actuellement pour chacun d’entre nous la volonté de Dieu. Aussi nous offre-t-il ce qu’on peut appeler des médiations ; la plus obvie est celle de l’autorité légitime.

L’autorité légitime

Tous les hommes sont égaux et personne autre que Dieu n’est fondé à dicter son bon plaisir à qui que ce soit. En dernière analyse on ne doit obéissance qu’à Dieu. Mais pour signifier sa volonté Dieu fait de certains hommes, faibles et pécheurs comme les autres, des médiateurs. « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu, et celles qui existent sont constituées par Dieu » (Rm 13,1-2). Aussi l’Apôtre déclare-t-il qu’il faut obéir aux parents (Col 3,20), aux maîtres (3,22), aux pouvoirs publics (Rm 13,3).

Ces hommes revêtus de l’autorité ne sont pas des idoles qu’il faudrait vénérer. L’obéissance qui leur est due n’assujettit pas à leur personne [5]. Ils ne sont que des « instruments de Dieu pour nous conduire au bien » (Rm 13,4). En soi ils ne sont ni supérieurs aux autres ni les seuls responsables. Ils remplissent une fonction et c’est à ce titre qu’ils doivent être obéis. En vertu de cette fonction et pour le temps qu’elle dure, ils bénéficient d’un « charisme [6] », celui du gouvernement. Dès lors leur jugement prudentiel indique normalement à ceux qu’ils servent par l’exercice de l’autorité en quoi consiste concrètement pour eux la volonté de Dieu.

Cependant il est important de le noter : sauf le Pape et l’ensemble des évêques – dans quelques cas très précis – les titulaires de l’autorité ne sont nullement infaillibles. Ils restent capables d’erreur. Il peut arriver qu’ils donnent un ordre dont l’exécution constituerait une faute. En ce cas, on ne doit ni ne peut obéir : il faut obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes, comme dit l’Apôtre Pierre (Ac 4,19). Ainsi l’enfant ne peut commettre un vol pour contenter son père qui prétend l’y obliger, l’officier doit refuser d’exécuter l’ordre qui lui prescrit de mettre à mort un innocent, le religieux ne violera pas les légitimes prescriptions de la justice sociale par déférence pour son « supérieur ».

Par ailleurs l’autorité est normalement au service d’une communauté, c’est-à-dire d’un groupement constitué en vue de l’obtention d’un bien. Finalité qui détermine le domaine de l’autorité. Hors des limites de ce domaine, il n’y a pas lieu à l’obéissance puisqu’il n’y a pas exercice légitime de l’autorité ; ainsi le cas du pouvoir civil s’ingérant en des matières proprement ecclésiastiques ou du pouvoir ecclésiastique empiétant sur l’ordre purement politique.

Dès lors l’obéissance véritable n’est jamais « aveugle ». Exercice de la liberté, elle est justiciable de la conscience. On ne peut s’en remettre sans réserve au vouloir d’autrui. Sous prétexte de se montrer obéissant, on ne peut écarter à priori, sans examen, les doutes qui surgiraient dans notre esprit sur la conformité des préceptes intimés ou de la loi imposée avec l’ordre moral et les préceptes de l’Évangile ou sur la compétence de l’autorité qui les dicte. Surtout dans les cas importants on ne peut se dispenser de réfléchir, d’éclairer sa conscience, règle dernière de l’action. L’obéissance véritable n’est pas moutonnière. Elle n’offre pas un coussin sur lequel reposer tranquillement. L’obéissance porte et assume la responsabilité de ses actes.

Dans une vie de religieux se posent parfois des problèmes délicats et douloureux, mais qui nous permettent de mieux saisir la valeur propre de l’obéissance chrétienne et religieuse. Supposons ce cas : un ordre est donné qui, sans porter sur un objet peccamineux, apparaît à qui le reçoit comme peu judicieux et dommageable. En sujet doué d’intelligence, libre et responsable, le religieux devra normalement présenter à qui de droit ses observations. Si la chose est importante, si elle met en jeu les intérêts d’un tiers ou le bien général, il ne craindra pas de revenir à la charge et d’en appeler éventuellement à l’autorité supérieure. Mais si, tout recours épuisé, l’autorité compétente presse l’exécution de l’ordre, il reste à obéir, à s’en remettre au jugement prudentiel de celui qui jouit du charisme du gouvernement, confiant à la Providence le soin de compenser éventuellement les dommages redoutés : on obéit à cause de la valeur propre et positive de l’obéissance chrétienne et religieuse.

L’obéissance, comme toutes les vertus évangéliques, comporte des sacrifices. Des actes difficiles, voire héroïques peuvent nous être demandés sans que nous comprenions pourquoi. C’est alors qu’il nous faut humblement répéter les mots du Christ : « Mon Père, si c’est possible, que cette coupe s’écarte de moi ! Toutefois, non pas comme je veux, mais comme tu veux ! » (Mt 26,39). Il semble que dans son agonie le Christ en tant qu’homme ne saisisse ou ne sente pas positivement les raisons du sacrifice qui lui est présenté. Comment d’ailleurs sa sensibilité, son vouloir-vivre profond, la tendance naturelle de son être au bonheur ne s’opposeraient-ils pas à toute diminution, à toute mort ? Mais, dans la prière, il rallie toutes ses énergies à la volonté du Père « qui est plus grand » que lui (cf. Jn 14,28) et avec qui il ne fait qu’un ; en vertu de cette obéissance toute d’amour, il se laissera faire par les hommes qui sont les instruments du vouloir divin.

L’expression concrète d’une mentalité collective rationnelle

À côté de l’obéissance à un chef donnant une directive ou intimant un précepte particulier – c’est l’obéissance au sens le plus strict –, à côté de l’observation d’une loi, ordonnance ou règle générale, il est d’autres médiations qui me permettent de connaître concrètement ce que Dieu veut de moi, d’autres « sacrements de la volonté de Dieu », dirait le Père J.-P. de Caussade.

Pour un automobiliste, observer le code de la route, ou pour un syndiqué, suivre un ordre de grève, cela se ramène-t-il simplement à l’obéissance à une autorité légitime ?

Une telle manière de voir est un peu courte. Le feu rouge devant lequel je m’arrête est bien le signe d’une volonté. Mais laquelle ? Celle de l’autorité légitime du pays ? Une telle explication me semble irréelle. Au vrai il s’agit de la volonté collective et raisonnable de tous les citoyens soucieux de la sécurité commune et tous d’accord en principe sur l’emploi de dispositions précises pour la garantir. C’est la mentalité rationnelle ambiante qui me fait connaître concrètement la volonté de Dieu.

Syndiqué ayant appris l’ordre de grève, j’y obéis, non sans avoir réfléchi personnellement à sa justification. J’honore sans doute ainsi les clauses d’un contrat d’association, mais en même temps je me conforme à un ensemble de principes communément et raisonnablement admis dans le temps et le milieu où je vis. A travers la mentalité ambiante je découvre ce qu’exigent pour le bien commun la vérité et l’amour ; et pour moi, chrétien, la vérité et l’amour, loin d’être une abstraction, s’identifient à la personne du Seigneur.

Soulignons que la mentalité ambiante diffère d’un pays à l’autre, d’une époque à la suivante. Les exigences de la justice sociale, de l’hospitalité, du respect des loisirs d’autrui et de son intimité varient selon les pays, selon les époques. D’où la nécessité, pour discerner le bon plaisir de Dieu, de connaître et de comprendre le milieu où l’on vit.

Les circonstances providentielles

Parfois ce sont les circonstances particulières dans lesquelles nous nous trouvons qui nous indiquent concrètement la volonté de Dieu et constituent pour nous une véritable médiation.

Je suis en promenade au bord d’une rivière. J’entends quelqu’un crier au secours. Je me précipite et le sauve. En ce moment Dieu me fait comprendre sa volonté par le truchement de l’appel angoissé d’un frère.

Je suis étudiant. Mon voisin de chambre me demande un service. Sa demande n’a rien que de raisonnable. Par ailleurs aucun devoir urgent ne me retient et je suis capable de lui rendre ce service. Si je suis à l’écoute de l’Esprit, je comprendrai sans peine que la volonté de Dieu est que je réponde favorablement à sa demande.

Les travers de mon voisin que je me vois obligé de subir, la maladie incurable qui m’afflige réclament de moi patience et acceptation. – On pourrait multiplier les exemples...

Mais revenons à l’obéissance à l’autorité légitime, celle qui souvent fait problème pour nous, plus spécialement à l’obéissance chrétienne et religieuse, afin de tirer quelques conséquences pratiques des principes rappelés.

Quelques conséquences pratiques

Pour qui exerce l’autorité

1. Il remplira le mandat qu’il a reçu dans une attitude d’humilité. Non pas en seigneur usant du droit d’imposer sa volonté, se trouvant sur un sommet d’où découleraient ordres et lois, mais en instrument et médiateur du Christ – et donc dépendant plus étroitement que personne de Dieu et de ses propres chefs –, placé au centre de l’unité, d’où partent et où aboutissent les rayons du cercle, au milieu de ses frères « pour les conduire au bien » – le bien propre de chacun et celui de la communauté. Respectueux de leur dignité d’hommes libres et responsables, il ne leur intimera normalement aucun ordre important sans leur en expliquer le bienfondé, sans tenir compte de leur situation personnelle, de leur tempérament, de leurs possibilités. Il n’interviendra pas indiscrètement dans le menu détail de leur vie [7].

2. Disciple du Christ, le titulaire de l’autorité s’acquitte en l’exerçant d’un ministère de charité : l’accomplissement de sa mission est animé par l’amour qu’il porte à ses frères et à Dieu. Le Christ, notre Maître et Seigneur et en même temps notre modèle, est venu non dominer et se faire servir mais servir et donner sa vie en rançon pour ses frères. Il est la voie. Notre vie, comme la sienne, doit être un service d’amour. Le chef chrétien est au service de la communauté. Son rôle est de promouvoir chez les membres de celle-ci la communion d’amour et l’accomplissement de la volonté de Dieu.

3. Médiateur mandaté pour traduire aux hommes les vouloirs divins, le chef se conduit en interprète diligent, non en appareil automatique ; il ne se prend pas non plus pour un inspiré – illusion qui en ferait un illuminé despotique. Responsable de ses actes, il a l’obligation de rechercher personnellement, sans préjugé, quelle est au concret, pour lui et ses frères, la volonté du Seigneur. Effort d’information et de réflexion objectives, de méditation de la Parole dans l’Église, prière assidue qui le tienne à l’écoute de l’Esprit qui l’éclaire et le fortifie. Sa manière de gouverner lui est dictée non par le caprice, l’humeur, les intérêts personnels, les sympathies et antipathies mais par la raison, la foi, la charité.

4. Non content de cette recherche personnelle, il recourt au dialogue. Il prend la peine et le temps de connaître ceux qui sont confiés à son autorité, de les écouter avec une attention bienveillante et compréhensive. Il a le souci de les rencontrer en particulier et en groupe. Dans le dialogue communautaire, il lui revient souvent de dire le dernier mot. Il le fera en toute objectivité, soucieux avant tout du bien commun, avec prudence et charité.

5. Ajoutons – cela paraît de nos jours utile à rappeler – qu’après avoir réfléchi et dialogué, le dépositaire de l’autorité doit avoir le courage d’arrêter les décisions opportunes et d’en assurer l’exécution : c’est une obligation avant d’être un droit. Sans doute, en des matières soumises à une constante évolution (questions sociales et culturelles, structures, liturgie), il lui faut admettre l’évaluation objective des solutions adoptées et le retour éventuel au dialogue, sous peine de s’installer dans le formalisme ou la routine, mais il doit réclamer courageusement, à chaque étape du chemin, les patiences nécessaires à la bonne marche du progrès.

Pour qui est soumis à l’autorité

1. Reconnaissant dans le titulaire de l’autorité son frère dans le Christ, en même temps que le mandataire du Seigneur, il saura comme tel le respecter, l’aimer et l’aider. Comme toute personne humaine, le chef a besoin d’amitié ; le soutien et la collaboration lui sont d’autant plus précieux que ses responsabilités sont plus lourdes et que la discrétion lui impose une certaine solitude. Au cours des dialogues, s’il doit spécialement ramener la préoccupation de l’universel, il lui est permis, comme à tout autre, d’exposer ses vues personnelles en comptant sur l’intérêt, la sympathie et la compréhension de ses frères. Rien de plus étranger au vrai dialogue communautaire qu’un débat opposant chef et subordonnés. Il s’agit d’une mise en commun où tous s’efforcent, en communion d’amour, de discerner la volonté de Dieu.

2. L’obéissant doit obéir en être libre et responsable, sachant pourquoi il obéit – ce qui est bien autre chose que de comprendre et d’admettre les motivations déterminant l’ordre reçu. De son obéissance il devra compte à Dieu ; il ne peut se dérober au verdict de sa conscience. Si donc il se trouve en opposition de jugement avec l’autorité en matière relativement importante, il aura le courage d’exprimer ses vues personnelles de vive voix ou par écrit, sans attendre qu’on l’y invite – même si, de ce fait, il passe, aux yeux d’un chef susceptible ou mal éclairé, pour un sujet indiscipliné. Certes ses représentations s’efforceront d’être objectives et sereines, empreintes de respect et de charité, mais elles seront nettes, simples et fermes. Si l’ordre donné et maintenu lui paraît clairement aller contre sa conscience, il aura le courage de refuser de l’exécuter, en expliquant en toute franchise son attitude.

3. C’est en esprit de foi qu’obéit le chrétien, le religieux ; il sait qu’à bien prendre les choses, il n’obéit finalement qu’à Dieu, qu’il ne fait qu’écouter l’Esprit et se laisser mener par lui, et qu’il favorise l’amour fraternel au sein de la communauté.

Face aux autres médiations

Ce que nous avons dit plus haut d’autres médiations signifiant le vouloir divin nous invite à considérer sous un angle élargi le problème de l’obéissance et à étudier avec une particulière attention la mentalité du milieu avec ses exigences rationnelles impérieusement dictées par l’amour fraternel et les besoins de la société contemporaine.

Considérées à la lumière de l’Évangile et dans la docilité aux suggestions de l’Esprit d’amour et de vérité, les circonstances sont révélatrices du dessein de Dieu. Notre Seigneur reprochait à ses auditeurs de ne pas savoir lire les signes des temps. A voir les teintes du ciel, vous conjecturez le temps qu’il fera [8], disait-il, et vous êtes incapables de reconnaître que le Messie est venu alors que vous voyez mes œuvres, l’accomplissement des prophéties, le besoin de rédemption qui travaille les hommes. Ne pourrait-il pas nous adresser un reproche analogue : vous supputez les progrès merveilleux vers lesquels s’oriente la technique moderne, mais vous ne percevez pas ce que réclament l’appel des pays de la faim, la soif de paix et de fraternité au cœur des hommes, le désir ardent d’unité des chrétiens...

La mystique de l’obéissance

Accepter l’autorité comme médiation offerte par Dieu et, pour ce motif, obéir alors même qu’on ne comprend pas le bien-fondé du commandement reçu, sacrifier pour obéir ce qu’on a de plus cher, obéir jusqu’à mourir par obéissance ou donner sa vie morceaux par morceaux dans l’obéissance, voilà qui paraît inacceptable à l’homme d’aujourd’hui. Répondre aux sollicitations fraternelles concrètes et impérieuses qui surgissent des espoirs et des angoisses du monde, découvrir sous l’appel des autres la volonté de l’Autre, du Dieu Père qui mène l’homme et l’univers par les voies de l’amour est sans doute difficile à l’homme. Voie proprement chrétienne, l’obéissance n’est pleinement compréhensible que dans la lumière de la foi ; mais l’humble méditation de l’Écriture ne laisse aucun doute sur sa valeur.

Le Christ, Vérité et Chemin, trace par sa parole et par sa vie la seule voie du salut et de la réalisation du dessein d’amour du Père : l’obéissance.

Dès son entrée en ce monde, jusqu’à sa mort et son passage dans la gloire, tout se résume pour Jésus dans l’accomplissement de la volonté divine. Il a la passion de l’obéissance. Entrant en ce monde il déclare : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation... alors j’ai dit : voici que je viens pour faire, ô Dieu, ta volonté » (He 10,5-7). Venu faire non sa volonté mais la volonté de celui qui l’envoie (Jn 6,38 ; Mt 26,39), il passe toute sa vie dans l’obéissance aux autorités légitimes : au pouvoir établi (Lc 2,1 s. ; Mt 17,25), à ses parents (Lc 2,51), et, comme ose dire l’épître aux Hébreux : « faisant à travers ses souffrances l’expérience de l’obéissance » (5,8). Il défère sans cesse aux sollicitations explicites ou muettes de ses frères humains, y découvrant des indices de la volonté miséricordieuse du Père des cieux, même quand, à première vue, elles ne semblent pas concorder avec le plan divin : à Cana il change l’eau en vin ; il purifie les lépreux, guérit la fille de la Chananéenne, le serviteur du centurion ; il répond par un éclatant miracle à l’appel discret de Marthe et Marie ; il comble la prière audacieuse du bon larron...

Le mystère pascal est tout entier mystère d’obéissance. Notre vie chrétienne ne peut être que communion à ce mystère, AMEN total à la volonté du Père nous conduisant par notre passion à notre résurrection. Au concret cet amen est adhésion à Dieu, en tout instant, à travers toute sorte d’intermédiaires traduisant sa volonté : personnes, événements, institutions, Écriture, autorités humaines. Comme du Christ, on doit pouvoir dire un jour de tout chrétien : « il a été obéissant jusqu’à la mort et c’est pour cela que Dieu Ta exalté [9] », le portant de la mort à la vie, de la souffrance à la béatitude et à la gloire.

Centre Spirituel N.D. de Xhovémont
Rue Xhovémont 181
B - 4000 LIÈGE, Belgique

[1« Il s’ensuit également que l’exercice de l’autorité politique, soit à l’intérieur de la communauté comme telle, soit dans les organismes qui représentent l’État, doit toujours se déployer dans les limites de l’ordre moral, en vue du bien commun mais conçu d’une manière dynamique, conformément à un ordre juridique légitimement établi ou à établir » (Gaudium et spes, n° 74, 4 - c’est nous qui soulignons).

[2« Des expressions comme ‘obéissance aveugle’ ou ‘obéir comme un cadavre’ ne doivent évidemment plus trouver place dans le vocabulaire actuel ; tous les usages qui les rappellent à la mémoire de nos contemporains doivent être impitoyablement bannis. Du point de vue historique, il y aurait beaucoup à dire pour expliquer l’emploi de cette terminologie » (B. Häring dans La vie religieuse dans L’après-concile, 2e éd., Paris, 1967, p. 149-150).

[3Encyclopédie de la Foi, Paris, t. III, Obéissance (Stöger), p. 213.

[4Cf. Mgr A. Dondeyne, « Le concept d’ordre naturel, norme de moralité », dans Revue du Clergé Africain, 1966, p. 170.

[5« L’obéissance n’assujettit pas le subordonné à la personne de celui qui commande en tant que tel, mais elle fait participer celui qui obéit à la fin et au bien de la société. En conséquence, aussi bien l’autorité que l’obéissance se mesurent et, en ce qui concerne leur terme, se limitent selon la nature de la société. Ceci vaut également pour l’autorité et l’obéissance dans l’Église » (K. Rahner, dans Nuovo Stile di Obbedienza, Milano, 1968, p. 16 - nous avons traduit).

[6Ici le mot ne s’entend pas d’une réalité permanente intérieure à la personne, mais simplement d’une assistance providentielle qui lui est assurée.

[7Ainsi l’autorité civile n’a pas le droit, dans les mesures qu’elle prend, dans les questionnaires qu’elle adresse aux citoyens, de s’ingérer sans discrétion dans la vie des personnes et des familles. Les supérieurs religieux ne doivent pas exiger des religieux formés qu’ils multiplient les demandes de permission. B. Häring écrit : « des religieux et des religieuses adultes ne doivent pas perdre leur temps à demander à chaque instant des permissions qui sont entrées dans les habitudes et la pratique » (Opuscule cité plus haut, note 2, p. 151).

[8Cf. Mt 16,2-3.

[9Ph 2,8.

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