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L’obéissance dans la tradition orthodoxe, hier et aujourd’hui

Antonie Plamadeala

N°1972-4 Juillet 1972

| P. 193-204 |

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Les vœux synthétisent, pour le moine, ce que l’on peut appeler sa stratégie contre les « sept mauvaises pensées », selon l’expression de saint Cassien. À leur tour, ces pensées résument toute la gamme des péchés possibles. Par le vœu de pauvreté, le moine lutte contre l’amour de l’argent ; celui-ci asservit à la matière le cœur de l’homme en qui il s’installe. Par ce même vœu, il se protège contre la paresse, parce qu’il lui faut travailler pour gagner sa subsistance. Le vœu de chasteté défend le moine contre la débauche et contre la gourmandise qui y mène. Par le vœu d’obéissance, il cherche à se préserver contre la vanité, la vaine gloire, la colère.

Quelle différence mettons-nous entre vaine gloire et vanité ? Les Pères nous disent : « Si vous savez que vous ne valez rien, que vous êtes un pécheur et même un sot, et si vous voulez néanmoins que les autres vous traitent avec honneur, c’est de la vaine gloire. Mais si vous ignorez que vous êtes un sot et un pécheur, si les autres vous croient sage, vertueux, intelligent, voire même génial, si vous vous présentez toujours comme tel, considérant les autres comme moins intelligents, moins sages, moins vertueux que vous, c’est de la vanité. » Les Pères ajoutent que ces deux « mauvaises pensées » sont comme des sœurs siamoises : elles tiennent fortement l’une à l’autre et il est difficile de les séparer. Les grands psychologues que furent les Pères, versés qu’ils étaient dans l’étude de la nature humaine et le combat spirituel, surent néanmoins les distinguer.

La littérature ascétique de l’Orient s’occupe en détail de la purification de ces sept passions : elle présente cette purification comme une échelle aux multiples degrés. Elle analyse chaque passion et prescrit contre elle des méthodes adaptées. Celles-ci ont été éprouvées au cours d’une tradition multiséculaire par des ascètes de renom. Une de ces méthodes est L’Échelle de saint Jean Climaque [1] : on y montre comment, au trentième échelon, le moine parvient à la foi, l’espérance et l’amour, et à la contemplation. Une autre est La Méthode et Règle ascétique des saints Callixte et Ignace Xantopoulos [2]. Et encore Le Combat invisible de saint Nicodème l’Hagiorite [3].

Pour introduire notre échange de vues sur l’obéissance, il faut commencer par dire quelques mots sur l’expérience orthodoxe de la règle et de la liberté. Je viens de citer trois « règles » – il en existe beaucoup d’autres –, mais nous, les Orthodoxes, nous disons que nous ne vivons pas selon des règles fixes. Il existe une règle de saint Pacôme [4], une règle de saint Basile [5], une règle de saint Théodore [6], mais nous disons que les chapitres et les paragraphes de ces règles ne nous dictent pas notre conduite. Il existe des prescriptions détaillées pour chacune des vingt-quatre heures du jour, mais il n’est personne qui les observe toutes. Un programme existe, c’est normal, mais il n’oblige pas à la lettre. Donnons-en quelques exemples. A l’église, on peut arriver en retard, on peut s’en aller avant la fin des offices, on peut chanter, on peut méditer ; les méditations ne sont pas prescrites ; il n’y a pas d’entrée ou de sortie en groupe, ni de présence requise du groupe comme tel ; on peut même parler à voix basse. De façon semblable, pour le réfectoire, on sonne certes, mais on peut retarder sa venue, prendre son repas après la communauté ; s’il y a une lecture, on l’écoute ; sinon on parle. La règle du silence est personnelle et non collective.

Comment expliquer que la tradition ait pu consacrer pareille manière de vivre ? A mon avis, il faut plutôt y découvrir le fruit d’une recherche, celle d’une liberté qui donne aux autres « règles », plus profondes et spirituellement plus adaptées, la possibilité d’être observées : il s’agit de ces règles, mentionnées ci-dessus, qui s’occupent du combat spirituel contre les péchés.

Aussi quand, par exemple, nous nous déclarons Basiliens, nous ne le faisons que pour entrer dans les catégories occidentales : pour un Occidental, il est inconcevable de n’être que « moine », il faut encore être un moine de telle espèce. Or, de fait, nous sommes simplement moines. Toutes les règles ont leur valeur, j’ai donc la liberté de choisir en elles les aspects qui me semblent répondre à mon cas. Les moines observent les vœux et, en général, ils sont fidèles à une règle de vie communautaire, sans programme rigide, comme dans une famille. L’obligation de se purifier et de tendre à la perfection est une affaire de conscience, de recherche personnelle, de consultation avec le père spirituel. Le véritable état spirituel de chacun reste caché : on peut être un saint sans que personne ne le sache.

Revenons à l’obéissance.

Saint Jean Climaque dit que « l’obéissance consiste à ne pas mettre sa confiance en soi, sa vie durant, malgré tout le bien qu’on a pu réaliser [7] ». Quand un novice entre au monastère, il est averti qu’il a le devoir d’être obéissant « sans condition », c’est-à-dire d’avoir une obéissance parfaite. D’ordinaire, quand se produisent des divergences de points de vue, dans tout le monde monastique, l’Abbé rappelle au novice qu’il n’a pas le droit d’opinion. Toutefois, il faut reconnaître que s’est glissée ici une routine qui, plus d’une fois, transforme le vœu d’obéissance en un instrument au service d’une domination très peu spirituelle. C’est pourquoi j’estime nécessaire d’examiner quelque peu l’essence de ce vœu.

Bien qu’elle soit dite « inconditionnelle », l’obéissance est cependant conditionnée par quelque chose : elle est pratiquée au nom de Dieu, elle est une disponibilité pour Dieu. Aussi l’on suppose que celui qui commande le fait au nom de Dieu, pour un but divin, et avant tout pour le salut de celui qui obéit, donc toujours pour l’aider et jamais pour son propre avantage. L’ordre comme l’obéissance ne sont authentiques que s’ils s’inscrivent dans la poursuite d’une fin spirituelle, comme Jésus l’a prescrit et comme la Tradition l’a maintenu. Ce n’est qu’en pareil contexte que l’obéissance peut ne pas dégénérer en servilité, et le commandement en instrument de terreur et de totalitarisme.

Dans le monde d’aujourd’hui, on met de plus en plus l’accent sur la démocratie, la coresponsabilité, la collégialité. Comment se situe le vœu d’obéissance par rapport à ces nouvelles orientations ?

Il faut tout d’abord maintenir que l’obéissance doit être située dans un contexte de liberté. Le moine obéit parce qu’il veut obéir. A tout moment, il se rend disponible en vue de l’obéissance. C’est la voie qu’il choisit pour échapper à la vaine gloire et à la vanité. On l’a assuré que celui qui lui commande prend sur lui la responsabilité de l’ordre et que cette obéissance est salutaire. C’est volontairement que le moine a choisi de se soumettre à la loi de l’obéissance. Mais cela implique-t-il qu’il soit dispensé de coresponsabilité ? Le monastère est-il une monarchie absolue, où un seul commande, où un seul règle la vie de tous jusque dans les détails, tandis que tous les autres se contentent d’obéir en laissant toute la responsabilité à l’Abbé ? Non, il ne doit pas en être ainsi. « Un supérieur qui veut tout faire par lui-même, tout contrôler, qui monopolise toute initiative, ne peut qu’interrompre et retarder l’action responsable de ses inférieurs et les condamne souvent à un infantilisme qui n’est ni le fruit de la grâce, ni le couronnement d’une obéissance vraiment évangélique. Ce n’est souvent qu’une passivité que seule est parvenue à imposer une tyrannie véritable ou la léthargie que provoque tout totalitarisme dominateur. Des sujets faciles ne sont pas pour autant des hommes vertueux [8] ».

L’obéissance ne doit pas diminuer la dignité humaine, mais au contraire l’accroître en donnant l’assurance qu’on est sur le chemin du Royaume. Quand l’obéissance est simple conformisme dépourvu de sens spirituel, elle est humiliation dégradante. Quand l’ordre manque de ce même sens spirituel et prend sa source dans la passion autoritaire de celui qui commande, il devient tyrannie. Celui qui commande doit toujours garder devant les yeux qu’il est le frère de celui qui lui obéit. Celui qui donne un ordre le fait non en vertu d’un droit qui aurait sa source en sa propre personne, mais parce qu’il obéit, lui aussi, à la mission qui lui a confié la responsabilité d’ordonner. Dans nos monastères, l’Abbé dit toujours qu’il a « l’obéissance d’être Abbé », et cette obéissance n’est pas un privilège, mais un fardeau.

Toutefois, on peut se demander pourquoi tenir à tout prix à ce vœu d’obéissance ? Ne pourrait-on pas simplement ordonner sa vie selon des principes juridiques, conformément à des statuts et des règlements d’ordre intérieur, comme c’est le cas dans beaucoup d’associations civiles ? Le vœu d’obéissance vise à plus : il veut faire pénétrer le moine dans un ordre spirituel. Le moine veut prouver son obéissance à Dieu en obéissant à un homme. Dorothée de Gaza recommande : « Confie tout à ton Abbé et fais ce qu’il décidera, car lui sait ce qui te convient. » Quand le moine reconnaît en celui qui lui commande l’instrument de Dieu, l’obéissance doit être inconditionnelle.

Passons maintenant à quelques questions, qui présenteront l’expérience orthodoxe de l’obéissance et de ses problèmes.

À qui faut-il obéir ? Le premier à demander notre obéissance, c’est l’Abbé. Il peut arriver, par bonheur, que l’Abbé unisse en sa personne les qualités d’un bon administrateur et celles d’un père spirituel de valeur : c’est l’idéal. Toutefois, il arrive souvent que, quand les monastères élisent leur Abbé, ils sacrifient l’aspect spirituel et se laissent guider par les qualités administratives, intellectuelles, académiques du candidat, par sa représentativité auprès des gens du dehors. Dans un monastère orthodoxe, même lorsque l’élection est commandée par ces critères, le mal, réel, n’est pourtant pas trop grand : cela tient au fait que le mécanisme de l’obéissance ne se réduit pas à la soumission à l’Abbé.

J’en donnerai quelques exemples. L’Abbé est élu par sa communauté, mais celle-ci lui adjoint un conseil administratif et un conseil spirituel. L’Abbé gouverne avec l’aide de ces deux conseils. Dans ceux-ci, les problèmes se discutent sur pied d’égalité et les décisions sont prises à l’unanimité ; l’Abbé n’y impose pas ses vues personnelles par un appel au vœu d’obéissance. De plus, les membres de ces deux conseils ont des responsabilités précises dans la vie quotidienne du monastère. Par exemple, l’économe, l’un des membres du conseil administratif, s’occupe des cultures, des bâtiments, de l’approvisionnement. Dans toutes ces branches d’activité, c’est lui qui donne les ordres et répartit le travail, de façon temporaire ou pour une durée plus longue. De même, l’ecclésiarque s’occupe du service liturgique et aussi de l’assistance spirituelle aux fidèles. Ordinairement, tout s’organise de cette manière avec une bienveillance mutuelle : ce que décide l’économe ne contredit pas ce que veut de son côté l’ecclésiarque, car ils se consultent l’un l’autre et ensemble ils consultent l’Abbé.

De la sorte, on en arrive en quelque façon à ce que personne ne sache plus qui commande, parce qu’aucun ordre n’est ressenti comme une violence. Tout se passe comme dans une famille : chacun fait son devoir, et faire son devoir signifie pour chacun être dans l’obéissance. Le travail, l’occupation de chacun dans le monastère est couramment appelé « obéissance ». Les moines se demandent l’un l’autre : « À quelle obéissance as-tu été assigné ? » ou simplement : « Quelle obéissance as-tu dans le monastère ? » L’existence de l’Abbé, dans le monastère, n’est pas la présence d’un homme qui distribue des ordres, d’un homme dont il faudrait avoir peur : l’Abbé est un père.

La vie du monastère doit s’écouler paisiblement, comme un fleuve dans la plaine. Personne, au monastère, ne se propose de faire sentir le poids de ses ordres. Tous les membres de la communauté sont frères et amis ; ils sont des hommes normaux qui désirent mener une vie paisible et joyeuse.

Il y a encore un autre sens au mot « obéissance ». Lorsque des curieux venus de l’extérieur demandent à un moine : « Combien es-tu payé pour ton travail dans le monastère ? », il répond : « Je ne suis pas payé, mon travail est obéissance ». C’est-à-dire : il fait son travail pour Dieu, pour son salut, pour ses frères, pas pour l’argent.

Plus encore, dans les monastères orthodoxes, l’obéissance s’appelle aussi « bénédiction ». Le sens large de ce mot, comme terme spécifiquement monastique, est « permission ». « Bénis-moi, Père, pour aller faire faire telle ou telle chose. » Mais aussi « être sous la bénédiction » signifie être dans l’obéissance. Ce qu’un moine fait sans bénédiction est en dehors de l’obéissance. L’obéissance, c’est donc être soumis à la volonté de Dieu et accordé à elle.

Qui donne la bénédiction ? Pour les choses d’importance, comme par exemple le départ dans une autre localité, c’est l’Abbé qui la donne. Mais pour de petites choses, la bénédiction peut être donnée par n’importe qui, même par un frère. Un moine veut prendre une pomme du jardin ; si un frère se trouve près de lui, il lui dit : « Bénis-moi, frère, afin que je prenne une pomme ». Le frère lui répond : « Le Seigneur », c’est-à-dire : « Que le Seigneur te bénisse ». Un moine se sent fatigué et veut aller se coucher alors que la communauté est à l’église ; il va trouver un autre moine ou un père spirituel et lui demande la bénédiction dans ce but.

Les moines orthodoxes ne se saluent pas en disant « bonjour » ou « bonsoir », moins encore « hello » ou « hy ». Quand ils se rencontrent dans la cour du monastère, quand ils se présentent devant l’Abbé, ou avant de le quitter, ils disent toujours : « Bénis-moi, Père (ou frère) ». Ordinairement, ils ajoutent : « Bénis et pardonne-moi, Père ». Les lettres écrites par les moines et les moniales commencent et finissent, elles aussi, par cette même formule.

La bénédiction donne son sens vrai à l’esprit d’obéissance. Elle en est le climat. Dans un tel climat, le vœu d’obéissance n’est considéré par personne comme un fardeau, parce qu’il n’est pas un fardeau, mais une bénédiction, l’assistance de Dieu. Les Pères disent que l’obéissance est difficile et c’est exact, mais pas là où le moine est décidé à vivre pour Dieu. L’obéissance est difficile quand le doute s’insinue, quand l’atmosphère et la pratique d’un monastère dégénèrent en routine, en formalisme. Quand l’atmosphère est spirituelle, l’Abbé n’est pas un tyran et celui qui obéit, pas un esclave.

Les vrais moines, qu’ils commandent ou qu’ils obéissent, sont dans une joie permanente, comme saint Séraphim de Sarov, pour qui tous les hommes étaient des « joies ». Dans la Vie de saint Antoine, nous lisons que son visage resplendissait de joie et qu’il garda la paix de l’âme jusqu’à la fin de ses jours : il n’était jamais triste [9]. Les moines veulent être « sous la bénédiction » et « sous l’obéissance » parce qu’ainsi ils sont défendus contre la vanité. Ils ne considèrent pas qu’ils ont des mérites, parce qu’ils ont appris de saint Isaac le Syrien que la perfection c’est la « profondeur de l’humilité ». Un saint qui sait qu’il est un saint, ce n’est pas un saint.

À notre époque l’Église a redécouvert un de ses attributs : elle est l’Église servante. Dans cette ligne, l’obéissance du moine doit être considérée comme un vrai service, car elle est désintéressée, sans recherche de l’argent, pour autrui, pour les âmes. L’obéissance n’est donc nullement une vertu « négative ». Mais nous faudrait-il aller plus loin ?

Dans Gaudium et spes, Vatican II a encouragé les activités caritatives, même s’il n’a pas donné de solution précise. Peut-on dire que ces activités seraient mauvaises pour des moines ? Personne ne l’osera. Si ce sont des services rendus aux malades, aux pauvres, etc., elles ont un rôle salutaire, même si elles présentent aussi des dangers pour la vie personnelle des religieux. C’est un risque, et le problème qu’il pose reste à élucider. Chez nous, toutefois, les moines ont opté pour un autre type d’activités : recherche de la perfection individuelle combinée avec une ouverture du monastère aux gens du dehors par la prière, la confession, l’accueil.

Peut-être les deux traditions sont-elles également valables, moyennant un correctif : rester orientées vers le même but, garder l’essence spirituelle du monachisme et ne pas en perdre les structures essentielles. Si quelqu’un peut vivre en observant les vœux dans n’importe quelles conditions, les conditions sont sans importance. Mais il faut insister sur le « s’il peut » ; sinon il faut revenir à la vie monastique traditionnelle, avec son isolement et son ouverture au monde limitée par ce que requiert la sécurité spirituelle.

Quand on parle d’obéissance, on mentionne aussi les cas d’ordres absurdes et l’on se demande jusqu’où doit alors aller l’obéissance. L’histoire monastique connaît le cas d’un Père qui avait commandé à son disciple de planter des choux la racine en l’air. Pareils ordres étaient des tests pédagogiques. Mais quand on constate que l’on tombe d’une absurdité dans l’autre et que rien n’est vraiment spirituel, que faut-il faire ? Obéir, disent certains Pères, mais d’autres recommandent de consulter un père spirituel. Dans les monastères, on trouve de ces hommes sages qui savent comment tenir la balance en équilibre.

Un dernier point doit être relevé à propos de l’obéissance. Je pense qu’on peut y distinguer deux aspects principaux. Le premier concerne le novice ou le moine dans leur relation au monastère, personnifié par l’Abbé et tous ceux qui ont mission de commander en vue d’organiser la vie de la communauté. Cette obéissance est salutaire, mais encore superficielle en quelque sorte.

Il y a une autre obéissance, qui n’est codifiée nulle part et n’est soumise à aucun contrôle officiel, mais n’en est pas moins importante : c’est l’obéissance au père spirituel. Dans nos monastères, on a gardé la tradition des pères spirituels. Chaque moine a son père spirituel. Même l’Abbé a le sien. Si vous vous confessez, il ne vous écoute point passivement ; la confession devient une discussion détaillée de toute votre vie et de tous ses problèmes. C’est un dialogue, un échange d’expériences, un enseignement. C’est le père spirituel qui dirige votre jeûne, vos prières, vos exercices ascétiques. Et ceci est un autre aspect de la « règle » dans nos monastères.

L’observance de cette règle-ci est un secret entre le moine et son père spirituel ; elle diffère d’individu à individu, selon les capacités et les besoins. Dans les Apophtegmes [10], quand les disciples venaient chez les anciens leur demander une « parole de salut », les réponses étaient très diverses. Pour l’un, c’était : « Reste dans ta cellule, mange, dors et prie » ; pour un autre : « Il te faut jeûner trois fois la semaine » ; pour un troisième : « Parle normalement quand tu le désires » ; pour un quatrième : « Garde le silence », etc. Cet esprit est resté vivant parmi nous ; car nous estimons qu’il n’est pas possible d’imposer la même règle à tous. Chacun est libre de suivre la règle qui lui a été donnée par le père spirituel ou même de se choisir une règle personnelle.

Bien sûr, la même règle pour tous, pourvu que tous soient d’accord, aient le même tempérament, les mêmes besoins, c’est tout à fait souhaitable. Et nous admirons les règles qui réussissent à se faire observer ainsi par une option libre et consciente. Mais, redisons-le, les Orthodoxes sont peut-être plus compliqués qu’on ne le croit ; en tout cas, ils désirent que reste, même dans les monastères, une certaine liberté.

Cette liberté est-elle compatible avec le monachisme authentique ? Il y a un temps pour la décision. Il existe des pères spirituels, mais non des chefs qui obligent leurs inférieurs à se soumettre. Entre le père spirituel et son disciple s’établit une relation de « père » à « fils » ; souvent les moines, lorsqu’ils discutent entre eux, se réfèrent à leur directeur en disant : « Mon père a dit ceci », « Mon père a fait cela ».

Car les pères spirituels sont des exemples vivants, non pour les seuls moines, mais aussi pour les laïcs. Par eux, les monastères sont en relation avec le monde, une relation d’influence, d’éducation chrétienne et spirituelle. Au XIXe siècle, en Russie, ont fleuri les célèbres Startzy, qui étaient des pères spirituels, non des Abbés au sens propre du terme. Cette tradition remonte bien plus haut : les pères spirituels ont toujours existé en Orient. Cette tradition a été remise en honneur en Roumanie à la fin du XVIIIe siècle par Paissie Velitchkovsky, du monastère de Neamtzou. C’est lui qui est le père de tous les Startzy russes, car il a envoyé ses disciples en Russie avec les manuscrits hésychastes [11] traduits par ses moines à Neamtzou.

La tradition s’est perpétuée en Roumanie jusqu’à nos jours : nous avons aujourd’hui encore des spirituels renommés pour leur don de conduire les âmes. C’est autour d’eux surtout que se groupent des disciples désireux de « faire l’obéissance ». A leur tour, ils deviendront des pères spirituels. Car le monachisme authentique vit et se perpétuera grâce à une tradition de sainteté. Là où se trouve un homme qui mène une vie sainte, beaucoup viendront pour se sanctifier. La force de l’exemple est plus convaincante que n’importe quelle théorie. C’est pour cela que l’Orient orthodoxe est plus intéressé à avoir des saints que des savants dans ses monastères, car c’est surtout dans l’entourage de pareils pères spirituels qu’éclosent les vocations.

L’intérêt, dans les monastères, se porte plus sur « être » que sur « connaître ». On peut connaître pour être, bien sûr, mais connaître pour connaître est considéré comme inutile. Dans les Apophtegmes, nous lisons que des moines s’étaient rassemblés autour de saint Antoine pour en obtenir des conseils spirituels. Mais l’un d’eux ne posait aucune question et le Saint lui demanda la raison de son silence : « Pourquoi ne m’interroges-tu pas ? – Pour moi, père, il me suffit de te regarder. »

On peut donc parler d’une obéissance vraiment spirituelle, parce qu’elle est vraiment libre. Il est facile alors de comprendre que le vœu d’obéissance ne consiste pas seulement en un rapport juridique extérieur, mais bien en une relation spirituelle. Le problème devient alors « comment la réaliser ? », non comment s’en libérer par des échappatoires.

Peut-être une des solutions à la crise du monachisme contemporain consistera-t-elle à susciter des exemples vivants, qui soient parlants par eux-mêmes. Les exemples sont plus convaincants que les règles et les arguments. Les arguments suscitent des contre-arguments ; souvent la querelle pour la vérité reste une querelle et les discussions demeurent des discussions. Les exemples, eux, convainquent et entraînent.

Département des Relations Extérieures du Patriarchat Roumain
Str. Antim, n° 29, BUCURESTI, Sector 5, Roumanie

[1Texte grec (et traduction latine) dans Migne, Patrologia graeca (– PG), vol. 88, col. 631-1164. Traductions françaises par Arnauld D’Andilly, L’échelle sainte ou les degrez pour monter au Ciel, Paris, 1707 et par l’abbé P***, Œuvres de S. Jean Climaque... comprenant L’échelle sainte ou les degrés pour monter au Ciel..., Lyon, 1836.

[2Philocalia, 3e éd., Athènes, 1961, t. III, p. 197-367.

[3Le combat invisible (en grec), Venise, 1783.

[4Dans les Œuvres de saint Pachôme et de ses disciples (Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium), vol. 159 (texte copte), p. 30-36 et 160 (traduction française par L. Th. Lefort), p. 30-37, Louvain, 1956.

[5PG 31, 189-1309.

[6PG 99 (S. Théodore Studite), 1703-1720.

[7PG 88, 680 C.

[8Jean Beyer, S.J. Les Instituts Séculiers. Desclée De Brouwer, 1954, p. 125.

[9PG 26, 940 ; traduction française dans les Vies des Pères du désert, éditées par A. Hamman (Lettres chrétiennes, 4), Paris, 1961, p. 74.

[10Il existe de nombreux recueils de ces Apophtegmata : on en trouvera dans PG 65, 71-440 (série alphabétique) et 106, 1383-1388. En traduction française, nous connaissons trois recueils : L. Regnault, J. Dion et G. Oury, Les Sentences des Pères du désert. Les apophtegmes des Pères (recension de Pélage et Jean), Solesmes, 1966 - J.-Cl. Oury, Les apophtegmes des Pères du désert (série alphabétique), Etiolles, 1968 - L. Regnault, Les sentences des Pères du désert. Nouveau recueil, Solesmes, 1970.

[11« On peut définir l’hésychasme comme un système spirituel d’orientation essentiellement contemplative, qui place la perfection de l’homme dans l’union à Dieu par la prière ou l’oraison perpétuelle. Mais ce qui le caractérise, c’est précisément l’affirmation de l’excellence, voire de la nécessité de l’hésychia, ou de la quiétude au sens large, pour atteindre à cette union. » Pierre Adnès, Article « Hésychasme » dans le Dictionnaire de Spiritualité, T. 7 (1968), col. 384.

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