Vérité et avenir des contemplatives
Yves Congar
N°1972-3 • Mai 1972
| P. 129-137 |
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Des Dominicaines cloîtrées d’Espagne [1] m’ont posé quelques questions sur le sens de leur vocation. Pour leur répondre, j’ai tenu à interroger les religieuses d’une communauté dominicaine « cloîtrée ». Ce qui suit vient autant d’elles que de moi. C’est, si vous voulez, mon témoignage vérifié, enrichi, et confirmé par le leur.
Une remarque préalable, dont le contenu reviendra encore plus loin sous d’autres formes : les sœurs, comme moi-même, ont été étonnées de l’importance qu’on semble attribuer à la clôture : l’expression monjas de clausura (moniales cloîtrées) revient dans chaque question. Peut-être s’agit-il simplement d’une façon habituelle de parler en langue castillane. En France, le terme « moniale » suffit : il implique la vie dans un cloître. Mais surtout l’idée de « clôture » apparaît secondaire. On usera, comme terme principal, du mot « contemplatives », mais il faudra encore préciser de quoi il s’agit.
Le temps des grilles (parfois avec des pointes sur leur face extérieure !), des voiles, des voix étouffées répondant sans que l’on voie un visage : tout cela, en France, relève d’un passé dont on a déjà peine à penser que c’était hier. Vraiment, quand on précédait un ouvrier venant réparer un robinet ou une fenêtre avec une clochette, comme on faisait pour les lépreux au Moyen Âge, de quelle archéologie cela relevait-il ? Toutes sont d’accord : la clôture ne consiste pas en cela. On doit lui appliquer les principes généraux de l’éthique sur le rapport entre les moyens et la fin, principes qui commandent, par exemple, la théologie classique de la dispense. Les moyens sont faits pour obtenir ou favoriser la fin ; ils ne doivent pas tourner eux-mêmes en fin. Je ne saurais pas, sauf cas de vocation tout à fait singulière, justifier une clôture de soustraction physique totale à la vue et au commerce des hommes (au sens générique de ce mot). La clôture ne peut consister qu’à se ménager un espace de silence et de paix, donc de retraite, en vue d’une plus grande disponibilité à une vie de prière ou, si l’on entend bien ce terme, à la contemplation.
Je dis : si l’on entend bien ce terme. On a souvent mis, en effet, sous les mots « contemplation », « vie contemplative », l’idée soit d’une espèce de vide, soit d’une activité de l’esprit, certes poursuivie dans un contexte de prière mais relevant plutôt de la spéculation, de la theoria grecque. Cela supposerait que le mystère de Dieu et les conditions de notre union à Dieu seraient donnés comme un objet devant notre esprit, qu’il faudrait considérer en tendant au maximum cet esprit vers lui et en nous isolant pour cela de tout ce qui se passe autour de nous et dans le monde. Cette conception peut véhiculer une parcelle de vérité. De fait, la tradition monastique a absorbé une certaine dose de platonisme ou de pythagorisme. C’est historiquement prouvé. Ce n’est pas ce qu’elle a fait de mieux. Que dire alors ? Supposant acquise la distinction classique entre vie active et vie contemplative, et sans prétendre faire un traité sur celle-ci, ce dont je me reconnais incapable, je noterai trois points qui me semblent décisifs :
- La vie contemplative se pratique dans l’Église. Vatican II a tenu à la situer, ainsi que toute pratique de conseils évangéliques, dans la vie totale de l’Église, Peuple de Dieu, Corps du Christ, Temple du Saint-Esprit. Du reste, même les ermites ont conçu leur vie ainsi. L’exemple de saint Dominique, de Thérèse de Lisieux, du Père de Foucauld, sont également significatifs. A chaque communauté, à chaque religieuse, de traduire cela concrètement.
- La vie contemplative est vie d’union à Dieu. Il faut vivre de Dieu, nous unir à Dieu là où il est. Or – c’est la leçon des prophètes – Dieu est là où sa sainte et sanctifiante volonté est reconnue et obéie. Cela ne s’applique pas seulement pour nous à la Règle, à la cloche, à Mère Prieure, pas seulement non plus aux appels intérieurs que nous pouvons percevoir, mais à ce que Dieu attend de nous au service de son plan de salut, aux rencontres qu’il nous est donné de faire. Une âme contemplative trouve Dieu aussi dans les événements, dans les autres : les événements et les autres sont aussi le lieu et l’occasion de son union à Dieu. On ne s’unit pas à Dieu dans un vide protégé par une clôture de pure séparation de tout le reste.
- De même faut-il écouter Dieu là où il parle. Il nous parle dans et par les Écritures : d’où l’admirable tradition de la lectio divina comme occupation fondamentale du contemplatif. C’est autre chose qu’une pure étude de type scolaire ou scientifique. Dieu nous parle dans la prière, surtout celle de l’office et de la liturgie. Personnellement, je dois à la liturgie vécue selon son cycle annuel la moitié la meilleure de ce que j’ai pu comprendre des mystères chrétiens. Dieu nous parle aussi dans et par tout ce qui nous arrive, par tous ceux que nous rencontrons, par ce qui affecte le monde et la vie des hommes. Mais en tout cela, le contemplatif cherche, sous l’action de l’Esprit Saint, une certaine profondeur dans la perception des voies et du dessein de Dieu, de Sa présence et de Son mystère. Je parlerais de sagesse si le mot ne portait pas, lui aussi, quelque ambiguïté du fait de l’usage qui en a été fait parfois par des petits groupes assez fermés qui s’attribuaient, non sans autosatisfaction, un privilège de pureté. Cette « sagesse » risquait de tourner à l’idéologie. Mais je parlerais volontiers de sagesse si l’on se tenait sans ambiguïté au plan et dans la ligne de saint Paul (cf. Ep 1 et 3 ; 1 Co 1,17 - 2,16). Le vrai contemplatif est celui qui, dans la fidélité à scruter la Parole de Dieu, dans la simplicité et l’ouverture du cœur, atteint à une certaine profondeur du sens de Dieu et de Sa grâce.
Cela dit, j’en viens aux questions telles qu’on les a posées.
I. Comment justifier ou expliquer l’existence de moniales cloîtrées dans notre monde moderne ? Les moniales doivent-elles chercher une justification devant ce monde ?
La première réponse est tentante, et elle a sa vérité ; au point de vue du monde, la vie des sœurs contemplatives est une folie : le monde peut d’autant moins la comprendre que des récits ou des films, généralisant et portant à l’extrême quelques faits plus ou moins bien interprétés, ont présenté cette vie comme favorable à des névroses obsessionnelles, si ce n’est à des perversions sexuelles ou sado-masochistes.
On ne peut « évacuer la croix » ni ce qu’elle présentera toujours d’humainement incompréhensible et scandaleux (cf. 1 Co 1,17-25). Une sœur a dit : « Humainement notre vie n’est pas justifiable, car elle n’a pas de finalité humaine, elle veut n’être que pour l’absolu de Dieu, louange gratuite, réponse de notre liberté à l’invitation à entrer dans Son amitié. Sa justification est donc la transcendance de Dieu et la Foi. » Tout au plus ceux qui demeurent étrangers à cela pourront-ils reconnaître, en voyant des sœurs normales, joyeuses, accueillantes : « C’est leur idée... C’est un volontariat, donc respectable. » À condition, bien sûr, que la clôture et les observances n’apparaissent pas comme un poids arbitrairement imposé, mais comme un cadre convenant à une vie d’une certaine qualité, formant avec elle un tout équilibré et cohérent.
Un bon nombre de nos contemporains sont ouverts à une sympathie beaucoup plus positive, à certaines conditions cependant. Ils sont fatigués de technique, de confort et de distractions. « L’expérience le prouve : lorsqu’une maison... accepte de devenir une maison de partage... très vite les hommes accourent de la ville... pour partager, partager la recherche du sens [2] ». Si les contemplatives sont en vérité ce qu’elles professent être, des témoins de la transcendance de Dieu comme donnant à la vie humaine un sens et une chance de plénitude dans le partage fraternel, elles rempliront supérieurement, pour leur part, une tâche qui incombe d’ailleurs à toute l’Église : offrir des lieux où l’homme se recompose, retrouve le sens des choses et de lui-même, critique lucidement ses aliénations, est accueilli sans être jugé, s’exprime librement, communique avec d’autres, éprouve la force de l’amour.
Cela suppose que les contemplatives exercent, selon leurs possibilités, ce qui a toujours été dans la vocation des moines : l’hospitalité, l’accueil. Si les hommes qui cherchent cela ne trouvent que grilles rébarbatives, un accueil onctueux, mais distant et secret, des offices incompréhensibles, ils fuiront, à l’exception de quelques nostalgiques du passé qui cherchent un refuge hors de la vie réelle sur laquelle ils n’ont aucune prise. Si, par contre, ils trouvent accueil, simplicité, réalisme d’une vie pauvre se suffisant par le travail, si on leur offre une possibilité de s’exprimer, de partager la prière et le fruit de la méditation de la Parole de Dieu : alors, ils estimeront cette vie comme chrétiennement et humainement valable. Cela demande évidemment des contemplatives le sacrifice de bien des détails « traditionnels » : comme le disait à la télévision la Prieure d’un Carmel, cela exige, non l’abandon de la Règle, mais la révision des règlements. Quelque chose qui peut faire beaucoup pour trouver et rendre manifeste cette note de vérité, c’est le travail par lequel on gagne sa vie. Il rapproche les sœurs, il les amène par lui-même à une vérité de vie et de jugement, il les fait partager et comprendre les conditions des hommes, il est pour ceux-ci une garantie d’authenticité.
« De notre côté », dit une sœur, « tout repose sur notre vérité : vérité de notre vie, fondée sur la vérité de notre prière, exprimée par la vérité de notre vie fraternelle, la réalité de notre labeur, par le sérieux de notre confrontation à la Parole, par la sincérité de notre simplicité matérielle, par l’authenticité de notre unité, de notre joie, de notre liberté. »
Ceci répond à la question II : Qu’est-ce qui, dans la vie des moniales « cloîtrées », a le plus attiré l’attention ?
III. Quelles valeurs de la vie « cloîtrée » devons-nous intensifier davantage de nos jours ?
Cette question a aussi déjà reçu en grande partie sa réponse. Les sœurs ont beaucoup apprécié un article, en effet remarquable, du très regretté Thomas Merton [3]. Il y définit heureusement l’ouverture au monde à laquelle le Concile a invité toute l’Église, et donc aussi les contemplatives. Il écrit : « Les contemplatifs n’en sont pas dispensés, mais ils ont à la concevoir en leurs propres termes. Autrement dit, ils doivent considérer comment et jusqu’à quel point ils peuvent être « ouverts au monde » sans perdre leur identité de contemplatifs (...) Il ne saurait être question que l’Église demande aux contemplatifs de s’engager dans des travaux pour lesquels ils ne sont pas qualifiés. Il n’y a pas lieu d’exiger que les Carmélites enseignent l’arithmétique aux enfants de dix ans... Ce dont l’Église a besoin, ce sont des contemplatifs qui partagent avec les autres leurs privilèges de silence, d’adoration et de méditation, leur capacité d’écouter plus attentivement et de pénétrer davantage la Parole de Dieu, leur intelligence du sacrifice, leur perception des choses surnaturelles. » Il faut lire la suite, où Merton précise quelques requêtes concrètes de ce programme.
Les Sœurs, elles, insistent en premier lieu sur la vérité de leur vie de prière, en second lieu sur la lisibilité de ce signe pour les hommes, sur l’accueil, le partage de leur paix et de leur prière. De fait, n’est-ce pas essentiellement cela qui fait le rayonnement mondial de Taizé, qui est incontestablement un signe de notre temps ? Une Sœur ajoute : « Ce qui est important, c’est l’unité dans la charité pour que notre prière chorale ne soit pas un mensonge et que nous puissions chanter toutes d’un seul cœur, à la première personne du singulier « Mon Dieu, entends mon cri, écoute ma prière », « Avec ceux qui haïssent la paix je suis restée pacifique »... Nous sommes obligées de constater que nous en sommes loin et qu’il nous faut apprendre jour après jour à vivre ce que S. Paul dit de la charité en 1 Co 13... ».
Quelles valeurs intensifier ? Celles de l’accueil, mais d’abord une plus grande vérité des réalités qui donnent à l’accueil son contenu et son fondement : prière, fraternité, amour. Presque toutes les sœurs ont répondu à la question : être plus authentiquement ce que nous professons être, et le laisser voir aux hommes sans rien leur imposer.
IV. Comment voir l’avenir des moniales « cloîtrées » (nous avons décidé de dire contemplatives). Qu’attendent-elles des religieux ?
Un cri est sorti de quelques bouches : c’est la désespérance ; pas une vocation depuis dix, quinze ans. On ne voit pas une jeune entrer chez nous... Plusieurs ensemble, peut-être. On pourrait vraiment les accueillir, en sachant qu’elles mettraient en question nous-mêmes et bien des choses qui nous sont (encore) chères... On se demande quoi faire ? Faudra-t-il un jour envisager un éclatement en petits groupes vivant au milieu des villes, en appartement ?
Beaucoup de sœurs, parfois les mêmes, font appel à l’espérance contre toute espérance : Dieu y pourvoira. Il y aura toujours des âmes appelées à vivre un absolu de gratuité pour Dieu. C’est aussi ce que je pense. Je suis convaincu que la vie religieuse et la vie contemplative ont un avenir. Le problème est : sous quelle forme ? Sera-ce sous celle que nous avons connue, aimée, et que nous perpétuons ? Thomas Merton constate : « Nos jeunes religieux ont de très graves problèmes vis-à-vis de cet héritage du passé, quelque valable qu’il puisse avoir été... L’expérience nous a démontré que si nous ne faisons que refuser le défi du renouveau et maintenir des valeurs archaïques, la vie cloîtrée n’a pas d’avenir [4]. »
Une sœur s’exprime tout à fait dans le même sens, et précise « Pourquoi la différence qui existe entre clôture des contemplatives et clôture des contemplatifs ? La justification de notre vie en est rendue plus difficile : cela entrave beaucoup l’accueil et le partage ; nous devenons inaccessibles, inconnues. Beaucoup plus qu’il y a seulement dix ans, car la mentalité des jeunes a très vite changé. Ils ne croient plus aux démonstrations, aux discours, ils veulent voir, expérimenter, éprouver, participer (...). L’institution-monastère, telle qu’elle est, me paraît inadaptée au monde moderne. S’il n’est pas remédié rapidement à ce statisme, pourrons-nous transmettre notre tradition à ce qui s’inventera demain sous le souffle de l’Esprit ? » C’est moi qui ai ajouté et souligné « telle qu’elle est » parce que je n’abandonnerai pas facilement l’« institution-monastère ». Mais il faut l’ouvrir, l’adapter...
Je n’ai qu’à recopier ce que dit une autre des sœurs sur ce qu’elles attendent des religieux : « La prédication, pour stimuler notre prière et notre écoute de la Parole dans la méditation ; un enseignement théologique et biblique ; quelques contacts fraternels pour nous sensibiliser aux problèmes du monde actuel et de leur apostolat. Enfin, nous espérons qu’ils orienteront vers nous des vocations. »
Voici des réponses bien courtes à des questions monumentales. J’ajouterai simplement qu’il ne faut pas laisser accaparer toute notre attention par les problèmes et les difficultés du moment. Il faut viser d’abord l’essentiel, mais sans se réfugier dans un surnaturalisme situé entre ciel et terre, étranger à l’histoire. Car tout est historique. L’absolu ne nous est pas donné autrement que dans des formes relatives. Nous portons le trésor de notre vocation dans des vases d’argile (2 Co 4,7).
Couvent d’Études des Frères Prêcheurs
Le Saulchoir – Étiolles
F-91 SOISY-SUR-SEINE, France
[1] Ce sont celles du Real Monasterio de Santa Catalina de Sena, à Valencia.
[2] B. Besret, Libération de l’homme, Paris, 1970, p. 144.
[3] « Openness and Cloister », dans Cistercian Studies, t. 2, 1967, fasc. 4, traduit, sous le titre « Ouverture et Clôture », dans Collectanea Cisterciensia, t. 31, 1969, p. 24-35. Les passages cités sont aux p. 25-26 et 31-32.
[4] Ibid., p. 25.