Une abbesse s’interroge sur l’avenir des monastères de clarisses
Vies Consacrées
N°1972-3 • Mai 1972
| P. 181-183 |
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En janvier-février 1969, les religieuses de France, y compris les contemplatives, ont participé à une enquête lancée par l’U.S.M.F. (Union des Supérieures Majeures de France) et la Commission épiscopale des religieuses. Le P. Luchini a mené cette enquête avec beaucoup de compétence. Il s’agissait de se rendre compte de l’état actuel de nos monastères et de leurs chances de survie. Comment cette enquête a-t-elle été accueillie dans nos communautés contemplatives ? A-t-elle été étudiée en commun ? A-t-elle provoqué des réactions salutaires ? Trois ans ont passé et, bien qu’il n’y ait aucun symptôme d’un afflux de vocations, il semble que, pour l’Ordre de Sainte Claire, l’enquête reste au point mort. Sans doute, une enquête, tout comme un plan, un graphique, une statistique, ne donne-t-elle qu’un résultat numérique et des chiffres sans vie. C’est un peu un squelette, un corps sans âme. Elle contient cependant une grande part de vérité : un squelette est nécessaire pour qu’il y ait corps et vie ; quand le squelette se dégrade, l’âme ne peut plus y demeurer.
Pensons-nous à ce problème de l’avenir de nos monastères ? Regardons-nous lucidement l’état actuel de nos communautés et pensons-nous sérieusement à ce que sera la nôtre dans cinq ans, dix ans... étant donné le peu de vocations qui se présentent ? Souvenons-nous de l’Évangile, de ceux qui disaient : « C’est ici le Temple du Seigneur ! le Temple du Seigneur ! » Ne disons-nous pas trop facilement : « Prions beaucoup, soyons des saintes et... cela reviendra. » Sans doute, il faut prier et se sanctifier, mais il faut aussi agir et ne pas fermer les yeux à l’évidence d’un monde et d’une Église en pleine mutation.
Au cours de la conférence que le P. Luchini donna, en septembre 1970, sur ce sujet, aux présidentes de Fédérations et à un bon nombre de supérieures de monastères de tous Ordres, alors que le Père affirmait, d’après les statistiques, qu’il faudrait fermer au moins une centaine de monastères, en France, une des Mères demanda : « Mon Père, pourrais-je savoir si mon monastère est compté parmi ces cent ? » C’était une question lucide et courageuse.
Si nous ne voulons pas être dépassées par ce problème, nous devrions le regarder bien en face pour l’aborder, ensuite, par exemple entre abbesses d’une même région ou d’une même Fédération. Lorsqu’il y a des crises ou des difficultés, il faut s’efforcer de discerner quelle est l’exigence première. Or, dans le cas présent, est-ce la subsistance de l’Ordre, en France, qui importe le plus, ou le maintien absolu de « notre » monastère ? Pour que l’arbre se développe, ne faut-il pas l’émonder ? Nous donnerions notre vie pour le Seigneur... et pour l’Ordre et l’Église ne serions-nous pas capables de sacrifier notre autonomie, nos vues personnelles ?
Il serait bon que nous pensions sérieusement à tout cela au sein de nos communautés et que nous en parlions dans nos réunions capitulaires, même dans les communautés vivantes, car les problèmes de l’Ordre nous concernent toutes, afin de chercher comment les aborder et les résoudre. Évitons cet absolu qui nous fait dire que telle solution est impensable, que telle idée nouvelle est irréalisable ; ne nous arrêtons pas devant cette constatation que chacun de nos monastères a son aspect particulier, régional, qui rend impossible un rapprochement. Il est vrai que nos communautés ont leur personnalité, et cela est bon, mais n’avons-nous pas constaté par ailleurs, au cours de nos réunions ou assemblées, que nous sympathisions avec tel ou tel monastère ou avec telles sœurs, venant d’ailleurs ? Cette sorte de peur des autres, de ce qu’elles sont, ne viendrait-elle pas d’une recherche exagérée d’autonomie et d’isolement ? D’où la nécessité d’accepter les réunions auxquelles nous sommes convoquées. Il est bon que nous gardions notre personnalité, mais, au-dessus, nous avons toutes, et nous devons avoir, l’esprit de nos fondateurs François et Claire ; n’est-ce pas là un lieu de rencontre, un puissant lien d’unité ? Et puis, l’amour du Seigneur ne devrait-il pas nous permettre de réaliser une union aussi profonde et solide que celle de deux êtres humains, de région et de culture différentes, qui se lient l’un à l’autre dans le mariage chrétien ?
Dans ces réflexions débattues en commun, il faudrait aborder franchement les questions importantes et déterminantes :
- La situation de nos monastères relativement aux lieux d’implantation (est-il bon de garder un couvent dans une ville morte ou loin de toute agglomération ?)
- Les bâtiments : lorsqu’ils sont beaucoup trop grands, difficiles à entretenir, et par conséquent un contre-témoignage relativement à la pauvreté.
- Le nombre des sœurs et leur âge... les possibilités de pourvoir encore aux charges indispensables (une communauté où l’on se demande qui pourrait être maîtresse des novices, ou qui remplacerait l’abbesse au cas où elle viendrait à disparaître, peut-elle raisonnablement subsister ?).
N’est-ce pas une illusion d’espérer que des jeunes pourraient entrer dans un monastère qui n’a reçu, ou gardé, aucune vocation depuis dix ans, à fortiori depuis quinze, vingt et vingt-cinq ans... ? De plus en plus, un choix s’impose : ou mourir lentement (et combien tristement !) dans une vie religieuse au ralenti... ou consentir à nous rassembler afin de maintenir dans nos communautés un minimum de vie.
Une autre question importante est celle du travail rémunéré ; de plus en plus, nous devons intensifier ce travail pour cesser les quêtes ; mais comment organiser un travail rentable là où un nombre important de sœurs âgées et malades, non seulement ne peuvent s’y adonner, mais doivent, humainement et fraternellement, être soignées par les plus jeunes ?
Dans tous ces domaines, nos sœurs Carmélites nous donnent l’exemple ; deux de nos monastères du Nord aussi... et il paraît que ce n’est pas si mal comme résultat [1].
Mais, dira-t-on, tout cela est vaste et complexe ; comment démarrer ? qui va nous aider ?
À l’heure actuelle, il faut que nous prenions nous-mêmes en main nos propres problèmes. Nos frères en saint François, plus experts que nous en toutes ces choses, peuvent, sans doute, nous aider de leurs conseils, mais ils ne sont pas nombreux, ils ont aussi d’immenses problèmes à résoudre et ce n’est pas à eux à faire « notre » travail. Sachons prendre nos responsabilités ; c’est dans l’esprit de l’Église et la ligne du Concile.
Que ces considérations, pour réalistes qu’elles soient, ne nous attristent pas. Le Christ est « la Voie, la Vérité, la Vie ». Nous nous sommes consacrées à Lui pour vivre de Lui et en Lui. Or, une « Vie » n’est pas statique ; c’est toujours un avancement, un mouvement dans la « Vérité » que nous montrent les mutations actuelles, pour suivre la « Voie » dans laquelle l’Église elle-même s’engage. François et Claire n’ont-ils pas accepté que le Christ bouleverse leur vie... et n’est-ce pas dans ce détachement, dans cette vraie et totale pauvreté qu’ils ont chanté leur joie ?
[1] Nous sommes heureux de signaler à nos lecteurs qu’il existe de belles réalisations de fusions de monastères. Chacune d’elles fut soigneusement étudiée durant de longs mois. Grâce à une préparation à la fois psychologique et spirituelle sérieuse, les sœurs ont vécu cet événement qui bouleversa leur existence avec lucidité et grande confiance.Elles furent tantôt réunies à partir de deux groupes de même importance, tantôt dispersées en divers monastères de leur choix ; la réussite de ces expériences fut assurée grâce aux mille délicatesses et aux attitudes de profond respect mutuel qui animèrent les groupes en présence. Monastère d’accueil et monastère en dispersion reforment ainsi une famille toute nouvelle soucieuse de cheminer ensemble vers une communion toujours plus parfaite.Que cela donne courage et lumière à celles qui sont appelées à prendre de telles options (N.D.L.R.).