Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Religieuse aujourd’hui ?

Un essai d’utopie

Michel Rondet, s.j.

N°1972-3 Mai 1972

| P. 184-188 |

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Répondre aux questions, sans cesse renouvelées, sur l’identité de la vie religieuse, sa signification dans l’Église, le sens des transformations actuelles, n’est pas chose facile. De nombreuses études s’y sont essayées : celles du Père Tillard et du Père Régamey, par exemple, ont déjà apporté un éclairage renouvelé sur les fondements évangéliques de la vie religieuse et sur la signification spirituelle de son histoire. Nourri de ces travaux [1], nous voudrions aujourd’hui essayer de les rejoindre par une voie complémentaire : un essai d’utopie qui tenterait de tracer le portrait spirituel de la religieuse d’aujourd’hui telle que prêtres et laïcs l’attendent et l’espèrent de l’ aggiornamento actuel. Genre difficile dans lequel nous ne nous serions pas risqué si nous n’y avions été aidé et encouragé par des religieuses qui ont accepté de rêver un peu tout haut devant nous la vie religieuse dans laquelle elles voudraient exprimer leur consécration à Dieu.

Une religieuse aujourd’hui... Qui pourrait-elle être ?

  • Une femme de son temps qui porte en elle les aspirations et les déchirements de son époque et pour qui, quelles que soient ses limites personnelles ou culturelles, rien d’humain finalement ne reste étranger. Une femme qui serait solidaire des recherches, des souffrances et des joies de ses frères et de ses sœurs, pour les vivre au plus profond d’elle-même.
  • Une femme qui a choisi librement de faire de l’Évangile la règle vivante de sa vie et de se laisser conduire par la Parole de Dieu à des engagements où l’amour va manifester de manière radicale ses exigences. Aussi la trouve-t-on toujours occupée à lire et à relire l’Évangile dans la foi et l’humilité pour y conformer son cœur et sa vie, sachant que telle est la nourriture dont elle a besoin pour porter sur le monde et sur ses frères un regard vrai, dépouillé d’égoïsme et d’orgueil, ouvert – comme celui du Christ – à l’espérance infinie de la divinisation de l’homme.
  • Une religieuse, ce devrait être une femme qu’on découvre habitée par une volonté d’amour qui voudrait n’avoir pas de limites et ne renoncer jamais à l’espoir de devenir capable d’aimer davantage. Qu’on l’imagine alors spontanément ouverte ou plus habituellement réservée, peu importe ; car elle se révélerait finalement accueillante aux plus pauvres, disponible au point de devenir capable de tout entendre, de tout accueillir, de tout partager... et d’abord sa propre pauvreté. Une femme encore dont la féminité chercherait à s’épanouir dans l’accueil et le don, sachant que cette plénitude d’amour et de tendresse qu’elle porte en elle, elle ne les offrira pas à un époux ou à des enfants nés de sa chair, mais qu’elle les consacrera à ceux qui deviendront pour elle des frères et des sœurs. Ceci pour mieux suivre le Christ qui, dans sa vie humaine, choisit de n’être ni époux ni père pour être le Fils tout entier aux choses de son Père, celui dont la vie serait pour tous présence offerte et pain partagé. Dans cette configuration au Christ qui lui fait choisir le célibat pour le Royaume, la religieuse affirme son espoir de devenir en Lui une femme au cœur libre, libre de se donner aux causes perdues et de répondre en vérité à l’espérance des plus pauvres. Une femme qui pourrait être présente à toute rencontre avec une amitié offerte, généreuse et chaleureuse ; une femme qui ne craindrait pas la grandeur et les risques des affections humaines parce qu’elle chercherait la pureté et la vérité de l’amour sur le chemin de la croix.
  • Une religieuse aujourd’hui, c’est encore une chrétienne qui a choisi de faire de son travail et de son action un service des hommes, une création pour tous, une Bonne Nouvelle pour les pauvres et qui accepte généreusement les choix que cela implique à tous les plans. Que son travail la conduise parmi les plus déshérités ou la fasse participer aux recherches de la science et de la culture, il restera dominé par une faim et une soif de la justice nourries de l’Évangile. C’est ainsi qu’on la trouvera engagée courageusement dans les luttes pour le respect des droits, la défense et la promotion des plus pauvres. C’est dans ce choix renouvelé, actualisé, maintenu tout au long de sa vie, qu’elle se rendra de plus en plus libre à l’égard de tout esprit de propriété ; capable alors de tout accueillir pour tout partager, de vivre joyeusement dans la pauvreté parce que son unique trésor sera le cœur des hommes aimés avec le Christ.
  • Si nous la rejoignons dans sa vie sociale, la religieuse de notre rêve apparaîtra d’abord comme une chrétienne qui, dans son désir de voir l’Église retrouver son visage fraternel, a choisi de vivre au cœur de l’Église en communion avec des sœurs qui, nourries de la même Parole et partageant le même Pain, essaient laborieusement, douloureusement peut-être, de construire une fraternité pour les autres. C’est-à-dire une fraternité qui puisse être un foyer d’accueil, d’amour, d’espérance où les hommes pourraient venir se reprendre, se refaire, découvrir le visage d’une communion humaine possible et peut-être prendre le goût de puiser aux sources spirituelles qui la fécondent.

Quelle que soit la forme d’insertion de cette fraternité dans le monde, nous attendons d’elle aujourd’hui qu’elle ait d’abord un visage évangélique. Sa première tâche en effet, sa mission, sa vocation est d’être parmi nous un signe évangélique du Royaume qui grandit. Elle le sera en étant une contestation vivante, critique et prophétique, du monde dans lequel nous vivons, en dénonçant ses limites, ses étroitesses, ses tyrannies, en faisant apparaître les valeurs évangéliques qui seront pour lui porteuses d’espérance. Engagée avec ses sœurs dans une même vocation, la religieuse est une chrétienne qui assume généreusement sa solidarité avec la communauté ecclésiale dont elle fait partie : sa congrégation. C’est au cœur de la vie que nous rencontrons Dieu : dans l’histoire des hommes et la croissance de l’Église. Pour une religieuse cette rencontre passe par les choix, les pesanteurs et les grâces du groupe où elle a choisi de vivre la béatitude du serviteur vigilant et fidèle. Elle essaye alors de vivre l’absolu de l’amour dans les tâches quotidiennes, les options contingentes et provisoires qui sont celles de sa communauté ; trouvant Dieu avec le Christ dans l’obéissance par la médiation d’une communauté dont la vocation est reconnue par l’Église. Ainsi vit-elle à sa manière cette offrande de la liberté qui fait d’une vie un véritable culte en esprit et en vérité : l’eucharistie d’une liberté qui, avec le Christ, s’offre au Père et aux hommes en esprit d’action de grâces. Alors l’obéissance qui, dans le quotidien de la vie, la livre à l’œuvre de l’amour divin, la rendra libre parce que libérée de ses peurs et de ses étroitesses par l’Esprit du Christ qui l’habite.

Elle ne craindra pas alors de s’engager aujourd’hui dans le provisoire et le contingent de notre histoire culturelle, sociale, politique, parce qu’elle sait que c’est là qu’elle rencontrera Dieu présent dans le visage des hommes asservis et humiliés, Dieu vivant et agissant dans le cœur des hommes qui grandissent ou qui tombent. Aussi pourra-t-elle, quelles que soient ses limites personnelles, témoigner humblement d’une vie unifiée où l’amour des hommes et le désir de Dieu convergent en un centre unique : une même rencontre de Dieu et des hommes chaque jour renouvelée dans la foi, chaque jour nourrie de la communion au Christ.

On pourrait continuer longtemps encore l’évocation des joies et des peines, des luttes et des combats d’une telle vie religieuse mais notre but n’était pas de tout dire mais plutôt d’introduire à une méditation que chacun pourrait continuer à sa manière.

Une question se pose cependant : avons-nous été assez précis, le portrait que nous avons essayé de tracer n’est-il pas celui d’une chrétienne où, à quelques éléments près, toute baptisée pourrait se reconnaître ? Il est bien vrai qu’une religieuse, hier et aujourd’hui, c’est une chrétienne qui vit, du même Esprit que ses sœurs laïques, les mêmes réalités humaines fondamentales, mais c’est une chrétienne qui a fait dans l’Église des choix qui la livrent à Dieu et aux hommes dans un style de vie qui se veut significatif de certaines valeurs du Royaume : béatitude de ceux que l’Esprit du Christ rend pauvres, universalité de l’amour, libération dans l’offrande filiale de la vie à l’œuvre du Père. Ces valeurs évangéliques, toute religieuse essaye de les vivre comme une lumière offerte aux hommes, sachant bien qu’il s’agit de cette lumière, trop souvent cachée, qui brille pour tout homme. Son humble et fervent désir est alors que tous puissent se reconnaître et se retrouver dans cette lumière, y découvrir avec elle la plénitude de leur attente et de leur espérance. Signe et témoin de la lumière, oui ! D’une lumière qu’elle reçoit avec action de grâces, qu’elle découvre avec confusion au cœur de sa faiblesse, qu’elle désire partager avec joie. Une lumière qui est le sens, la nourriture quotidienne et l’espérance de sa vie– une espérance entrevue dans la méditation de l’Évangile, dans la contemplation des paroles et des gestes, des mystères de la vie et de la mort du Verbe de Dieu fait homme.

Alors, qu’elle porte ou ne porte pas de costume religieux, que son activité s’exerce dans des institutions chrétiennes ou dans les structures profanes de la cité séculière, peu importe : une chrétienne qui vit ce que nous avons essayé d’imaginer est une religieuse. Contemplative ou active, vivant en petite ou en grande communauté, ayant exprimé sa configuration au Christ livré à son Père et à ses frères à travers un ou plusieurs vœux... elle est religieuse d’abord et avant tout parce qu’elle a relu l’Évangile dans le contexte du monde actuel et qu’elle a voulu en traduire dans sa vie certains accents : pauvreté, fraternité, service, adoration : ceci avec tout le sérieux possible. Le désir de son cœur rejoint alors, par-delà la poussière et les scories du temps, ce qui fut toujours le projet fondamental et la vocation de la vie religieuse dans l’Église : lire avec une certaine vigueur l’Évangile aux hommes d’une époque, en signifier la présence au cœur des réalités les plus profondes de la vie humaine : le travail, l’amour, la liberté [2].

Croire que ceci est possible, espérer la croissance dans l’Église de ce visage rénové de la vie religieuse, est-ce utopique ? C’est en tout cas une utopie qui devient réalité partout où l’on ose faire confiance à Dieu et ne pas chercher d’autre sécurité que la fidélité à l’Évangile : « Celui qui croit en Moi fera lui aussi les œuvres que Je fais. Il en fera même de plus grandes parce que je vais au Père. Et tout ce que vous demanderez en mon nom Je le ferai, pour que le Père soit glorifié dans le Fils... C’est la gloire de mon Père que vous portiez beaucoup de fruits [3] ».

Rue Sala 20
F – 69 LYON-2 e , France

[1En particulier : J. M. R. Tillard, o.p., « Le fondement évangélique de la vie religieuse », dans Nouvelle Revue Théologique, 1969, p. 916-965 ; Id., Religieux, aujourd’hui, Bruxelles, 1969 ; Id., Les religieux au cœur de l’Église, Paris, 1969 ; P. R. Régamey, o.p., Redécouvrir la vie religieuse : I. L’exigence de Dieu. - II. La voix de Dieu dans les voix du temps, Paris, 1969 et 1971.

[3Jn 4,12-13 et 15,8.

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