La délibération communautaire
Maurice Giuliani, s.j.
N°1972-3 • Mai 1972
| P. 148-158 |
Quelques Pères français se sont réunis à deux reprises, en mars et en juin 1971, pour réfléchir ensemble sur certaines de leurs expériences portant sur le discernement communautaire et sur le point plus particulier de la délibération communautaire. Dans les pages qui suivent, ils présentent le résumé de leurs échanges, en lui laissant le caractère inachevé et « ouvert » qui appelle compléments et corrections. Il ne s’agit donc là, dans leur esprit, que d’un premier élément du dossier à constituer sur ces questions (Nous reproduisons ici la troisième partie de ce document - N.D.L.R.).
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La délibération communautaire [1] suppose l’ensemble des garanties suivantes : la formation d’une véritable communauté spirituelle, avec les conditions qui la rendent possible, stable et fructueuse, une certaine habitude de discerner la volonté de Dieu à travers les échanges des membres de la communauté. La délibération, au sens strict, constitue un moment où ce discernement s’exerce en vue d’une décision à prendre en commun. Elle peut recevoir des formes variées, selon les communautés et selon le type de décision à prendre : une décision de moindre importance ne nécessitera pas les mêmes préparations ni les mêmes exigences de méthode et de temps. Nous pouvons cependant dégager quelques étapes du processus à parcourir, étant bien entendu que ces étapes seront très largement adaptées et assouplies en chaque cas : c’est leur signification qui importe, précisément pour que la pratique de la délibération puisse devenir assez claire pour porter tous ses fruits à différents niveaux d’exigences.
Les étapes
On peut schématiquement distinguer 5 étapes :
1e étape : la question posée
C’est la vie quotidienne du groupe qui l’a amené à se poser une question :
- une questionprécise : il faut qu’un travail antérieur ait déjà dégagé la question principale de toutes les questions annexes qui lui sont liées, et qu’on ait clairement déterminé le contenu et les limites de cette question ;
- une questiondont l’enjeu lui paraît important pour sa situation et son avenir : on ne délibère pas sur des points secondaires que des responsables exécutifs peuvent aisément trancher au titre du mandat qui leur est confié (le principe de subsidiarité s’applique même au sein d’un groupe et pour son progrès) ;
- une questionpour laquelle il faut obtenir le plus large consensus possible : plus la question touche de près à la vie du groupe, plus les divergences sont à surmonter, et, à la limite, il faut un consensus qui approche de l’unanimité (s’il ne l’atteint pas). Cf. cependant ce qui est exposé plus loin à propos de l’unanimité ;
- une questionque tous les participants sont décidés à résoudre ensemble, et donc en consentant d’avance les sacrifices nécessaires de temps et de patience.
Peut-être sera-t-il opportun, dans un débat préalable, qui peut aussi constituer toute cette première étape, de formuler de nouveau la question pour en marquer tous les éléments, et de rassembler les dossiers nécessaires pour éclairer certains points susceptibles d’être réexaminés au cours des échanges.
2e étape : l’entrée en délibération : elle comporte deux phases successives
A. Elle est marquée d’abord par une attitude volontaire et consciente de recul (ou de rupture, ou de désengagement) par rapport à la question posée, pour une ressaisie dans la foi de toutes les dimensions de l’existence du groupe et de chacun.
Il faut en effet que la question cesse d’être première et envahissante dans le champ de la conscience et, pour être ensuite mieux résolue, ne soit plus l’objet immédiat de l’attention. La communauté doit alors, en ce premier moment, retrouver ce qui lui est fondamental et qui ne se trouve pas lié à la question posée : remise « en présence de Dieu », visée apostolique du groupe, ensemble des exigences de prière et de communion.
D’où la nécessité d’un temps prolongé de prière commune et personnelle, d’échanges portant à l’adoration, de recours à l’Écriture Sainte comme lieu d’une révélation totale de l’amour de Dieu. Quand cette « mise en veilleuse » de la question est acceptée par tous, on peut penser que le groupe se trouve en état d’indifférence et de disponibilité.
Si, pour des raisons pratiques (manque de temps) ou spirituelles (disponibilité insuffisante), il n’était pas possible de prendre cette distance vis-à-vis du problème posé, il faudrait au moins remettre ce problème dans un contexte plus large qui lui fasse perdre un certain caractère d’intensité trop aiguë et d’urgence trop immédiate.
B. L’attitude précédente comporte déjà une purification qui va se développer par une sorte de logique spirituelle interne.
Cette purification progresse à mesure que s’établit la vérité des relations dans le groupe, que les échanges font tomber les masques, que s’opère la prise de conscience d’un certain péché collectif où chacun se sent impliqué et responsable. La prière et l’échange portent surtout sur le reproche d’« hypocrisie » fait par le Christ et sur l’appel à la vérité, à la simplicité, à la transparence mutuelle (c’est-à-dire aux attitudes qui se trouvent liées à la vie du groupe).
Des gestes extérieurs, paroles ou signes (de portée à la fois personnelle et communautaire) s’ébauchent ou s’affirment, permettant d’exprimer l’appel à la purification : prière, acceptation mutuelle, pardon mutuel.
L’expérience permet de dire, semble-t-il, qu’un tel cheminement s’impose au groupe, à partir de la purification exigée pour se détacher de la question posée, et qu’il est le signe d’une véritable « entrée en délibération communautaire ».
3e étape : le temps de la recherche (ou : l’expérience centrale du discernement)
L’expérience du discernement est déjà commencée dès les premières démarches que nous venons d’indiquer : joie et tristesse, paix et trouble, à propos de l’indifférence et de la purification. Mais elle s’intensifie et devient plus significative à mesure que le groupe entre dans un échange communautaire, sans cesse en alternance avec la prière solitaire (ou la prière en groupe silencieux) qui porte sur les attitudes essentielles de l’Évangile.
- Cet échange portant sur l’Évangile est le lieu d’un discernement privilégié. Les motions de chacun, exprimées et reçues dans la franchise et le respect mutuel, suscitent les motions qui atteignent plus profondément le groupe en tant tel. On perçoit hésitations, obscurités, blocages, mais aussi élan, force tranquille, confiance, paix. On voit grandir une conscience commune plus ouverte à l’universel, un plus grand désir de servir dans l’humilité, une perception plus intérieure des critères évangéliques (et donc une possibilité de les appliquer à la situation concrète). Ces signes indiquent que le groupe accède à la liberté spirituelle et peut s’y maintenir durablement.
- Parallèlement à ces échanges centrés sur la Parole de Dieu, il peut être utile que le groupe ait l’occasion d’entendre des exposés qui informent, fassent réfléchir sur certains aspects de la vie de l’Église (comme actualisation de la Parole de Dieu) et sur certains problèmes du monde moderne. Cet apport peut susciter de nouveaux échanges, à partir desquels le discernement lui-même se trouve enrichi. La condition est évidente : que ni les exposés ni les discussions qui les suivent ne perturbent le climat de prière et d’écoute.
- C’est au cours de cette double série d’échanges qu’il s’agit derendre de nouveau présente la question posée, qui avait été volontairement laissée de côté lors de la première phase de l’entrée en délibération. À quel moment convient-il de le faire ? La réponse n’est pas sans conséquence sérieuse sur le déroulement postérieur de la délibération et sur l’interprétation même de la méthode.
Si, en effet, cette question se retrouve très vite dans la pensée et dans la prière du groupe, elle risque d’empêcher une entrée plus tranquille et désintéressée dans l’ensemble du mystère évangélique, et par conséquent de maintenir les échanges dans un climat qui sera moins favorable au discernement prolongé et riche : les aspects d’ordre rationnel, l’examen des éléments humains du problème, peuvent faire obstacle à l’affinement de la sensibilité spirituelle qu’on aurait pu attendre d’une plus longue assimilation de l’Évangile par l’échange communautaire.
Il importe donc de ne pas revenir à la question posée avant que le groupe n’ait atteint le point optimum de « maturation » et de liberté intérieure. C’est à lui d’en décider. Celui qui préside pourrait le lui proposer, s’il sentait venu le moment favorable, mais, normalement, cette décision doit déjà exprimer la conscience qu’a le groupe de son mouvement et des étapes de son progrès.
Il ne faudrait pas non plus attendre trop longtemps pour revenir à la question posée, car les remous qu’elle peut susciter seront encore l’occasion très positive d’un discernement véritable, et d’autre part le prolongement excessif de l’effort « désintéressé » peut risquer de devenir stérile.
Il y a donc là une affaire de mesure et de sens pédagogique. L’essentiel est de favoriser le climat qui permettra une décision par le discernement spirituel, en évitant que l’élément rationnel ne devienne trop vite déterminant.
4e étape : la décision
On peut, pour la clarté, distinguer quatre moments, dont les trois premiers sont la préparation immédiate du quatrième :
1) La re-formulation de la question posée
À la suite du cheminement qui précède, la question qu’il faut débattre, même si elle se pose toujours objectivement dans les mêmes termes, ne peut pourtant plus être présentée de la même façon, pour trois raisons :
- elle se trouve mieux éclairée,
- le contenu proposé au consensus de tous se trouve mieux défini,
- les rapports des éléments de la question entre eux et le lien de la question avec la vie du groupe sont perçus sur des plans divers de profondeur.
Sa formulation par celui qui est chargé de l’introduire, et par le groupe lui-même, va donc se situer dans un climat nouveau et en être modifiée.
2) Un temps d’écoute : chacun s’exprime au sein du groupe
Dans un climat qui doit donner une large place à la prière silencieuse, soit au cours des échanges, soit dans la journée, chacun est amené à exprimer les raisons (pour, contre), les motions qu’il ressent (paix, crainte, confiance), les motivations dont il prend conscience, l’évolution qu’il constate en lui. Et il écoute tous les autres successivement, sans que s’ouvre encore aucun débat. Dans cette phase, il s’agit de s’écouter réellement les uns les autres. De la qualité de cette écoute viendront les mouvements qui feront évoluer chacun et atteindront le groupe lui-même.
3) Un temps de partage : l’échange s’établit sur les motions et les raisons
C’est le contenu même ainsi apporté par chacun qui devient l’objet de la délibération. A travers les interrogations mutuelles, le groupe peut ressentir la valeur de signes que comportent les motions et leurs alternances, peser la force des raisons, prendre conscience des tendances qui le traversent comme groupe.
Tout cela sans hâte, en acceptant les nécessaires « espaces » spirituels de silence et de prière. En faisant alterner de nouveau, autant que c’est nécessaire, les réunions d’écoute et les réunions de partage.
4) L’acte de la décision
Vient un moment où le groupe se reconnaît placé devant la décision qui désormais lui paraît mûre. Il peut se produire que le groupe sente, malgré tout, que subsistent trop d’incertitudes, et qu’il refuse de s’engager : cela même sera pour lui une décision, la seule qui est alors pour lui possible. Mais le processus de la délibération amène le plus souvent à la décision comme à l’issue dont le groupe perçoit la nécessité pour sa propre cohérence interne, même si elle n’était pas déjà imposée tout simplement par la vie. On peut envisager trois hypothèses, qui ne sont d’ailleurs pas exclusives l’une de l’autre :
A. Un accord explicite, unanime ou du moins assez massif pour que ne subsiste aucun doute sur l’harmonie qui s’établit entre la solution trouvée et l’unité du groupe telle qu’elle s’est manifestée par les échanges antérieurs.
- Dans le cas de l’unanimité constatée, il ne reste aucun problème, si ce n’est de s’assurer que cette unanimité n’est pas, par quelque illusion restée inaperçue, le fruit d’une « pression » morale. Notons qu’il n’est pas certain que l’unanimité soit nécessaire à tout prix (comme si elle était l’idéal vers lequel doit tendre toute délibération). Il faut étudier ici plus à fond les fonctions de pluralisme dans l’unité du groupe.
- Dans le cas où subsiste une « minorité », même numériquement peu importante, le fruit de la délibération devrait être tel que les membres minoritaires : 1) ne tiennent plus à leur position de façon « passionnée » et sont prêts à un ralliement spirituellement fondé ; 2) ont la sécurité d’avoir été écoutés et compris dans leurs motivations ; 3) sentent qu’ils demeurent intégrés dans le groupe qui, loin de les rejeter, les considère comme des éléments précieux de dynamisme pour de nouveaux progrès.
B. Le vote, secret ou non. Si l’on emploie cette procédure, il serait souhaitable qu’elle ait été décidée par le groupe comme une règle de procédure à laquelle il désire se soumettre. Ce sera le signe que le groupe est assez mûr et uni pour intégrer le vote sans altérer le mouvement spirituel qui a présidé aux échanges. Mais si le vote devait intervenir comme un pis-aller, s’il risquait d’introduire des rapports de force entre une majorité et une minorité, il ne ferait que durcir les oppositions et irait contre l’esprit d’une vraie délibération.
C. La décision du Supérieur. Il appartient au groupe comme tel de ne pas échapper à sa responsabilité et d’assurer lui-même le bon fonctionnement de chacune des étapes de la délibération, y compris la décision. Mais il peut se produire que le groupe estime que le Supérieur est suffisamment sensibilisé aux mouvements de sa vie interne pour avoir le droit (sans trahison ou démission spirituelle) de s’en remettre à sa « prudence ». Cela est surtout vrai dans les cas où peuvent jouer des facteurs de « for interne » dont le groupe sent qu’il doit respecter le secret et qui rendent plus nécessaire le recours à celui qui est seul à apprécier des éléments restés étrangers aux échanges. De toute façon le recours au Supérieur est motivé, spirituellement, par le désir du groupe de préserver ou d’augmenter son unité.
5e étape : la confirmation
La délibération ne s’achève pas avec la décision, parce que celle-ci ne peut être authentiquement celle du groupe qu’après une double « confirmation » :
A. L’acceptation par le Supérieur. Soit par le Supérieur local qui s’est trouvé lui-même comme un des membres du groupe en délibération et qui a à reconnaître la valeur spirituelle du cheminement. Soit par le Supérieur Majeur (s’il s’agit de sa compétence) qui agit alors comme le représentant de la communauté plus vaste ou universelle à laquelle la communauté limitée est vitalement rattachée. L’acceptation par le Supérieur marque que la communauté délibérante est acceptée par la communauté totale dont elle fait partie.
Mais le Supérieur, en confirmant la décision (ou en faisant peut-être apparaître de nouveaux aspects du problème) est contraint de se placer lui-même sur le plan de l’obéissance à l’Esprit Saint, qui a été celle de la communauté au cours de la délibération.
B. La reconnaissance par la communauté elle-même de la vérité spirituelle de la décision prise. Quelques signes sont plus clairs :
- les signes déjà indiqués plus haut pour juger de l’action de l’Esprit : croissance théologale, énergies apostoliques, créativité et invention, structuration interne de la communauté ;
- l’intégration aisée de la décision prise : le temps qui suit la décision (jours ou mois) montre qu’elle s’accorde avec l’histoire de la communauté et avec l’ensemble de ses projets, qu’elle révèle sa fécondité ;
- l’épreuve ou l’obstacle ne la remettent pas en cause, mais aident au contraire à lui être plus fidèle ;
- le groupe en est fortifié dans sa cohésion, son unité, son dynamisme pour une visée commune ;
- la minorité, s’il y en a une, n’éprouve ni rancœur ni perte de dynamisme : elle participe au contraire à l’effort constructif de tous, sans perdre cependant la note particulière qui a expliqué son opposition et qui maintient dans le groupe un ferment « non conformiste » favorable au progrès.
Borgo S. Spirito 5
I-00193 ROMA, Italie
[1] Précisions de vocabulaire. Pour rendre plus claire la lecture de ces pages, nous indiquons ici en quel sens nous employons les termes du discernement et de délibération. A. Le discernement. Dans le discernement communautaire, il s’agit de percevoir et de distinguer, à travers les échanges qui se déroulent entre les membres d’une communauté, les motions (intérieures au groupe) qui portent la marque de l’Esprit Saint et celles qui lui sont contraires. Ces échanges sont de divers ordres : non seulement les paroles prononcées, mais toute communication d’un sentir, d’un agir, d’une prière, d’une pensée, bref tout ce qui rend perceptible la présence mutuelle.Le discernement est communautaire en deux sens : 1) il est exercé par la communauté, 2) sur les motions du groupe comme tel. B. La délibération. Elle est la recherche faite en commun, sur une question concernant d’une manière ou d’une autre la vie de la communauté, pour arriver, par un discernement spirituel, à une décision communautaire.La délibération marque donc, en vue d’une décision à prendre, un moment précis de la vie d’un groupe déjà habitué à vivre le discernement communautaire.