Religieux et chrétiens dans le monde
Différence et corrélation
Édouard Pousset, s.j.
N°1972-2 • Mars 1972
| P. 65-96 |
Convenons qu’opposée à « religieux » l’appellation « chrétiens dans le monde » n’est pas pleinement exacte, puisque les religieux ne sont pas essentiellement retirés du monde. À l’inverse, « religieux » opposé à « chrétiens dans le monde » ne convient pas non plus puisqu’un chrétien dans le monde peut être plus « religieux » qu’un religieux. Soit. J’accueillerai volontiers un titre meilleur et aussi court. Mais on peut également se rappeler que dans toute bonne distinction, chaque terme distingué contient l’autre, d’une manière qui lui est propre. C’est peut-être ce qui arrive ici !
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Nous devenons membres du corps du Christ par le baptême : « nous avons été ensevelis avec le Christ par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm 6,4). Baptisés dans le Christ nous avons à exister selon ce que le baptême opère. Diversement toutefois, selon que l’un est appelé d’une manière et l’autre d’une autre. Membres du corps du Christ, nous n’avons pas tous la même vocation dans l’Église, ni la même fonction, ni la même responsabilité vis-à-vis de la communauté humaine. Nous sommes tous renouvelés déjà par la résurrection du Seigneur, et il est bien vrai que le mystère du Christ surmonte en nous toutes les oppositions à mesure qu’il nous transforme : je peux être pauvre au milieu de mes biens et vivre dans le mariage « comme les fils de la résurrection qui ne prennent ni femme ni mari » (Lc 10,35). Mais, dans le corps social, et quoi qu’il en soit de l’unité paradoxale d’une existence personnelle profondément renouvelée par les dons de l’Esprit, on ne peut être à la fois marié et non-marié, faire profession d’obéir comme le serviteur de tous et demeurer maître de ses décisions, renoncer à ses biens et en conserver la libre disposition. Nous sommes société dans le temps : une société s’articule selon des différences et des corrélations qui nous définissent et par lesquelles l’unité du tout s’organise, s’affermit et laisse rayonner le secret de son être intime. Différences et corrélations sont ainsi au service du développement interne du corps entier et de la manifestation de ce qu’il est.
Nous allons exposer une de ces différences-corrélations : celle du baptisé qui se marie, assume les charges et connaît les joies d’une famille, exerce des activités diverses visant directement à promouvoir la société temporelle, économique et politique, et du baptisé qui fait profession religieuse par les trois vœux fondamentaux de chasteté, pauvreté, obéissance. Nous désignons l’un par des termes assez généraux mais dont le contenu est évident pour tous, et nous nous plaçons dans l’hypothèse qu’il s’agit d’un chrétien résolu, animé sans conteste par l’esprit de l’évangile. Nous désignons l’autre en termes presque canoniques, et c’est à dessein : nous entendons par là celui qui a fait profession publique dans un institut religieux régulier et vit selon les vœux dans une communauté [1]. Quelle différence les distingue ? Quelle corrélation les rend solidaires l’un de l’autre ? L’un et l’autre peuvent se retrouver au même travail, dans le même atelier, dans la même école, le même hôpital, relever des mêmes services sociaux, dépendre des mêmes aléas, participer aux mêmes luttes. L’un est marié, l’autre ne l’est pas. Mais il est des célibataires qui ne sont pas des religieux, et il n’est pas intrinsèquement exclu que des chrétiens mariés vivent comme ceux qui ne se marient pas à cause du Royaume des cieux. La différence ne peut pas consister dans le fait, pris assez matériellement, que l’un se retrouve le soir dans son foyer et l’autre dans sa communauté. De toute manière, et quoi qu’il en soit des idées de plusieurs qui tendent à localiser la différence du côté de la sexualité – mariage ou célibat – il s’agit, selon nous, de deux vocations qui embrassent le tout de la vie et sous tous ses aspects, le pénétrant de leur différence et y nouant la plus ferme corrélation.
Notre réflexion partira de deux images évangéliques fondamentales : celle de l’appel du disciple et celle de la requête adressée à Zachée.
Puis nous dégagerons la différence entre cet appel et cette requête, entre le genre de vie institué par l’un et le genre de vie que l’autre suppose et transforme. Nous verrons qu’ils se définissent en fonction de l’imminence du Royaume, que nous chercherons alors à mettre en lumière comme l’originalité même de l’Évangile. C’est alors que nous pourrons exposer, en fonction de leur vrai principe, le système des différences et des corrélations. Mais il apparaîtra en même temps que, sur l’unique montagne de l’amour, tous les chemins vers les sommets convergent.
I. Deux images évangéliques fondamentales
1) L’appel du disciple
Il sortit de nouveau le long de la mer et tout le peuple venait à lui et il les enseignait. En passant, il aperçut Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau de la douane, et il lui dit : « Suis-moi ». Et, se levant, il le suivit (Mc 2,13-14).
Nous choisissons l’appel de Lévi : ce pourrait être celui de Simon et André, de Jacques et Jean ou de l’homme riche (Mc 10,17-22). Ils ont en commun de jaillir soudain, en un instant décisif [2] où, en la personne de Jésus, le Royaume de Dieu survient pour quelqu’un : il y a urgence à tout laisser et à suivre « celui qui passe ». Ces trois verbes sont très remarquables.
Jésus passe : « Comme il longeait la mer... » (Mc 1,16). « Et avançant un peu... » (ibid., v. 19). « En passant il aperçut Lévi... » (Mc 2,14). « Il se mettait en route quand un homme accourut... » (Mc 10,17). C’est le prophète qui proclame la Bonne Nouvelle venue de Dieu, et qui « s’en allait à travers toute la Galilée, prêchant dans leurs synagogues et chassant les démons » (Mc 1,39).
« Suis-moi » :
Des foules accourent et l’entendent avec plaisir. De temps en temps, un appel direct est adressé à quelqu’un pris à l’improviste. Celui-ci doit répondre sur le champ.
Il dit à un autre : suis-moi. Celui-ci répondit : « Permets-moi de m’en aller d’abord enterrer mon père ». Mais il lui répliqua : « Laisse les morts enterrer leurs morts ; pour toi, va-t’en publier le Royaume de Dieu » (Lc 9,59-60).
Il ne pourra pas se retirer et continuer d’être heureux.
Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as... Mais lui, à ces mots, s’assombrit et il s’en alla contristé, car il avait de grands biens (Mc 10,22).
« Laissant leurs filets » :
La mention est brève, toujours nette. En ayant l’air de dire moins, elle dit plus que « tout quitter » ; elle dit qu’ils laissèrent tout en état, à l’instant même : « et laissant là leurs filets... », « et laissant leur père Zébédée dans la barque ». « Et, se levant, il le suivit ». Rien de brutal toutefois dans l’appel, ni de tendu dans la réponse : on se lève et on part dans un climat de joie et de spontanéité. Pour fêter son départ, « Lévi offrit un grand festin dans sa maison » (Lc 5,29).
Dès la rédaction des évangiles (peut-être avant), des généralisations se sont faites de cet appel à tout laisser, comme chez saint Luc semble-t-il, selon Légasse qui note : « le problème du riche y devient un problème de tous dans la communauté [3] ». Ou encore, toujours chez saint Luc, cette formule qui lui est propre : « quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple » (14,33). Aussi, soulignons bien le contexte précis des appels à tout laisser, il est toujours le même : Jésus, proclamant que « les temps (kairos) sont accomplis et que le Royaume de Dieu s’est approché » (Mc 1,15), en appelle certains à le suivre, à l’heure même, sur les chemins de Galilée ou vers Jérusalem, pour « publier le Royaume de Dieu ». Pierre, qui est du nombre, évoque cette situation particulière quand il dit à Jésus : « Eh bien ! nous, nous avons tout quitté et nous t’avons suivi... » Et Jésus de déclarer, toujours dans ce contexte : « En vérité, je vous le dis, nul n’aura quitté maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de la Bonne Nouvelle, qu’il ne reçoive le centuple... » (Mc 10,29-30).
C’est à ces appelés que Jésus pense quand les disciples opinent que « si telle est la condition de l’homme envers la femme [4], il n’est pas expédient de se marier », et qu’il renchérit :
... il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des cieux. Comprenne qui pourra ! (Mt 19,12).
2) Dans la maison de Zachée
Ce qui, d’une manière, est noté par saint Jean au sujet des « deux disciples » :
Entendant parler ainsi (Jean-Baptiste) ils suivirent Jésus… Maître où demeures-tu ? (Jn 1,37-38)
est signalé par saint Luc, d’une autre manière, au sujet de Zachée : « Il cherchait à voir qui était Jésus... » (Lc 19,3).
Zachée a une ardeur qui n’est pas mentionnée de beaucoup de disciples : « Il courut donc en avant et monta sur un sycomore pour voir Jésus, qui devait passer par là ». C’est là un acte d’une simplicité tout évangélique dont les enfants du Royaume ont le secret. On pense, par contraste, aux disciples « officiels » discutant en chemin pour savoir qui est le plus grand.
Arrivé à cet endroit, Jésus leva les yeux et lui dit : Zachée, descends vite... car il me faut aujourd’hui demeurer chez toi. Et vite il descendit et le reçut avec joie (Lc 19,5-6).
Deux mots clefs : demeurer, recevoir. Sur les chemins de la prédication du Royaume, le Fils de l’homme « n’a pas où reposer la tête » (Lc 9,58) : il passe. Il lui faut donc demeurer chez des gens qui l’accueillent : chez la belle-mère de Pierre, par exemple, à Capharnaüm, chez Marthe qui le reçut dans son village, aujourd’hui chez Zachée, demain ailleurs. Aux disciples envoyés en mission, il est recommandé « de demeurer dans la maison où ils auront été accueillis, mangeant et buvant ce qu’il y aura chez eux (ces gens) » (Lc 10,7). Sans prédicateurs de la Parole, pas d’enfants du Royaume ; mais sans enfants du Royaume pour les recevoir, pas de prédicateurs qui survivent longtemps.
Recevoir. « Il le reçut avec joie ». Terme que l’on retrouve, à peine modifié [5], dans le discours aux envoyés en mission, déjà cité : « Dans toutes les villes où vous entrerez et où l’on vous accueillera, mangez ce qui vous sera servi » (Lc 10,8), et que Jésus consacre dans la magnifique sentence de Mt 10,40-41 :
Qui vous accueille m’accueille, et qui m’accueille accueille Celui qui m’a envoyé. Qui accueille un prophète en tant que prophète recevra une récompense de prophète...
Même climat de joie que celui de la prompte réponse à l’appel. Et, par rapport aux biens, une différence qui fait rêver. Les disciples ont tout quitté à l’appel du Maître ; Zachée, à qui Jésus a seulement demandé l’hospitalité, déclare qu’il va donner la moitié de ses biens aux pauvres, et que, s’il a fait du tort, il rendra le quadruple. « La loi juive ne prévoyait que pour un cas la restitution au quadruple [6] », note la Bible de Jérusalem, et la loi romaine « l’imposait seulement pour les vols manifestes ». Zachée l’étend à tous les torts qu’il aurait pu causer. En matière de justice : la loi et plus que la loi. En matière d’évangile : la moitié de ses biens.
Pour celui qui a charge de famille le « va, vends ce que tu as... » n’a pas de sens, pris à la lettre, comme Jésus le demande à certains. Mais « je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres »... ce serait à voir ! Zachée est un financier. Peut-être que les hommes de finance et quelques autres ne voueraient à la famine ni eux-mêmes ni les leurs en se privant de la moitié de leurs biens... Nuance importante : c’est Jésus qui prend l’initiative du « va, vends tous tes biens », mais c’est Zachée qui, dans son propre cas, sent de lui-même ce qui convient. En conclusion Zachée s’entend dire : « Aujourd’hui cette maison a reçu le salut, parce que celui-là aussi est fils d’Abraham » (Lc 19,9).
Aux envoyés en mission qui reviennent tout joyeux, Jésus déclare : « Ne vous réjouissez pas de ce que les esprits vous sont soumis ; réjouissez-vous de ce que vos noms sont inscrits dans les cieux » (Lc 10,20). L’Église a besoin d’entendre ces deux paroles, l’une en la personne de ceux qui administrent les maisons de la terre – « Aujourd’hui cette maison a reçu le salut » –, l’autre en la personne de ceux qui nous annoncent : « vous avez une demeure dans les cieux », et qui incarnent, pour tous, l’urgence du Royaume. Puis chacun fait don à l’autre de la parole qui lui a été adressée, en sorte que le salut chemine en ce monde jusqu’au plein avènement du Royaume.
II. Quelle différence ?
« Les disciples du Christ, appelés par lui et justifiés par lui, deviennent dans le baptême de la foi vrais fils de Dieu et participants de la nature divine, et par là même réellement saints » (Lumen Gentium, ch. V, n° 40). Entre religieux et chrétiens qui demeurent dans le monde, pas de différence d’essence : baptisés, ils participent de la même vie et sont animés par le même mystère de mort et résurrection du Christ. Une essence est l’ensemble des éléments organisés qui sont requis pour l’existence d’un être, règlent son dynamisme et le rendent intelligible. Ce qui n’est soi-même qu’en corrélation avec un autre n’est pas essence en lui-même. Ainsi parle-t-on d’essence humaine en général, mais non d’une essence de l’homme opposé à la femme, ou de la femme opposée à l’homme. De même évitera-t-on de se demander quelle est l’essence de la vie religieuse par rapport à la vie des autres chrétiens ou vice versa. Tous baptisés dans le Christ, nous vivons de la même réalité essentielle.
Et si nous relisons les évangiles dans leur ensemble, nous voyons que la même perfection [7] est proposée à tous, selon que nous sommes tous vrais fils de Dieu et par là même « réellement saints », comme dit le Concile. Le Sermon sur la montagne définit la vie chrétienne ; celle-ci s’offre et s’impose à tous. C’est à tous également que s’adressent les paraboles du Royaume, au chapitre 13 de saint Matthieu. Jésus n’a pas, dans sa prédication, lié la conversion requise de tous à l’abandon des biens. Néanmoins quiconque sent qu’il a trouvé « le trésor caché dans un champ » ou « la perle de grand prix » est mis en demeure de se laisser rénover jusque dans ses racines, au prix d’un dépouillement qui pourra comporter pour certains l’abandon matériel de tout ce qu’ils ont.
Bien plus, par un sûr instinct, la communauté primitive a souvent généralisé, au niveau même de la rédaction évangélique, des sentences qui, vraisemblablement, visaient à l’origine, le cas précis de disciples atteints par un appel à laisser ce qu’ils ont pour suivre Jésus sur tous les chemins. Ainsi avons-nous déjà signalé que le problème de « l’homme riche » appelé par Jésus (Mc 10,17-22) devient, dans l’évangile de saint Luc, un problème de tous dans la communauté.
Chez saint Marc, le Royaume de Dieu frappe à la porte en Jésus qui est là : la fin des temps est arrivée. « Face à une fin qui retarde son avènement mais qui peut aussi se produire tout à coup, Luc enseigne une morale d’Église, en attente active, où chacun fait valoir ses « mines » (19,11-27). Saint Marc conçoit le détachement dans la perspective supraterrestre ; pour Luc, celle-ci, qu’il garde devant les yeux, se fait déjà plus lointaine [8] ». Mais il n’en a que davantage le souci de constituer une communauté de fidèles vivant, aujourd’hui, l’Évangile dans la joie de l’Esprit et l’unanimité. Chez lui les exigences de la vie à la suite de Jésus deviennent une doctrine de valeur permanente pour tous.
Bref, ni la vie baptismale ni le message évangélique, pris dans son ensemble, ne permet de fonder une différence entre chrétiens et chrétiens. Et pourtant, à cause de l’Évangile, par attachement de prédilection au Christ, certains renoncent au mariage, tentent de se dépouiller de tous leurs biens par le vœu de pauvreté et se vouent à une obéissance inconditionnelle par laquelle ils veulent reproduire quelque chose de la vie intime du Fils de l’homme : « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père ». Comment fonder leur vocation particulière sans que l’Évangile soit confisqué par eux ni que la vie des autres chrétiens se trouve plus ou moins dévaluée tacitement, comme il est arrivé avec la distinction entre « voie des conseils » et « voie des préceptes » ?
C’est ici qu’il convient de nous rendre attentifs à certaines circonstances marquantes et typiques dans nos évangiles, parfois estompées dans nos esprits et même dans les textes par des généralisations pourtant légitimes qui tendent à tirer d’un événement une instruction pour toute l’Église. La Bonne Nouvelle venue de Dieu est un événement qui éclate et qui atteint les gens, les uns d’une manière et les autres d’une autre, car rien en lui ne se produit à la façon d’une idée générale qu’on expose. Dans sa forme généralisée, la sentence de Mc 1,15 n’en atténue pas la vigueur percutante : « Les temps (le mot grec est au singulier : kairos) sont accomplis et le Royaume de Dieu s’est approché : repentez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle ». Un « kairos » c’est une occasion à saisir, un événement qui jaillit soudain, hautement significatif parce qu’il a été longuement préparé, et décisif parce qu’il met en cause le tout des libertés. C’est le « jour J », « l’heure H ».
Rien ne peut nous faire sentir l’intensité et l’urgence du « kairos » comme tout le début de l’évangile de saint Marc : le chapitre premier en son entier, et même le commencement du chapitre second, qui appartient toutefois à un autre ensemble. Autant de péricopes, autant d’événements, chacun bien typé, singulier : quelqu’un est atteint par une parole ou par un acte de Jésus ; le Royaume de Dieu s’est approché pour lui. Simon et André sont appelés, puis Jacques et Jean. La synagogue de Capharnaüm entend un enseignement donné avec autorité (et non comme les scribes) ; un démoniaque qui vocifère est délivré ; la belle-mère de Pierre est guérie, la ville entière est à la porte. On part... Un lépreux est purifié de sa lèpre, un paralytique est remis sur ses pieds, Lévi est appelé ; les scribes du parti des Pharisiens entendent une sentence définitive : « je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs ». Bref au sein du « kairos » de la Bonne Nouvelle, identifié avec Jésus en personne qui parle et agit, se produisent des « kairoi » particuliers qui atteignent tantôt l’un, tantôt l’autre. Dans l’imminence générale du Royaume qui s’est approché, une urgence particulière en atteint certains : Jésus passe ; un appel. Demain il sera trop tard. « Laisse les morts enterrer leurs morts ». « Quiconque a mis la main à la charrue... » (Lc 9,60-62). À l’un il n’est pas permis d’aller enterrer son père ; mais le « kairos » qui l’atteint ainsi ne dévalue nullement le devoir de s’occuper des siens, ni le souci du père de famille qui vient supplier Jésus pour sa petite fille mourante (Mc 5,21-45). A un autre il est déclaré soudain qu’une seule chose lui manque : « va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres... » Mais cet appel ne déprécie pas la décision mûrie de celui qui « résolument dit au Seigneur : je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres » (Lc 19,8).
C’est dans un tel « kairos » que s’origine une vocation religieuse, et c’est par lui qu’elle est fondée. Il n’impose pas à l’appelé une dose plus élevée de morale évangélique ; mais il l’atteint ici, maintenant, à la racine, sans lui laisser d’autre choix raisonnable que de dire oui au Royaume de Dieu qui le requiert pour une tâche et l’investit entièrement dans son genre de vie, sans d’ailleurs le renouveler d’emblée, de fond en comble, à l’intime de son être spirituel. Si bien que « l’appelé » n’est pas plus saint ni plus parfait qu’un autre laissé par le Seigneur à son labeur, à sa femme et à ses enfants, dans sa maison, à Jéricho, Béthanie ou Capharnaüm.
L’imminence du Royaume en met d’emblée quelques-uns dans « les derniers temps » ; mais elle frappe à toutes les portes, atteint le grand nombre dans l’épaisseur et les servitudes de leur existence, dans le concret de situations dont elle ne les retire pas. Au total il n’y a pas à établir de hiérarchie entre la réponse de Lévi qui, se levant, suivit le Maître, et la foi agissante et suppliante de qui a reconnu son heure au carrefour de Jésus et de sa propre détresse : le lépreux qui déclare « si tu veux, tu peux me guérir » (Mc 1,40), le paralytique qui se fait descendre par le toit (Mc 2,1-12), l’hémorroïsse qui touche furtivement le pan de son manteau, la Syrophénicienne qui s’humilie sans amertume (« De grâce, Seigneur ! même les petits chiens sous la table mangent les miettes des enfants » Mc 7,28), le centurion à qui Jésus a rendu le témoignage le plus considérable qui soit sorti de sa bouche (« Je vous le dis, même en Israël, je n’ai pas trouvé pareille foi » (Lc 7,9), l’aveugle qui crie au passage et bondit quand on l’appelle (Mc 10,50). Pour eux aussi c’est un « kairos » : il les trouve dans leur condition et les y laisse, mais en suscitant l’œuvre par excellence du Royaume de Dieu : la foi.
On a comme le sentiment, à lire les évangiles, que les hommes de foi les plus éminents se sont trouvés parmi ceux qui portent le plus lourdement le poids des choses, des conditions humaines, de la société. Cette remarque ne veut rien retirer à la foi de Pierre et des disciples :
Tu est le Christ (Mc 8,29)
Seigneur à qui irons-nous ? Tu as les paroles de la vie
éternelle (Jn 6,68),
ni aux mérites d’une multitude de prêtres et religieux qui, même si le détail de leurs actes et de leurs paroles ne sont pas toujours à la hauteur de leur vocation, n’en acceptent pas moins d’être définitivement « compromis » par un oui inconditionnel à Dieu, public et professé dans une institution. On a voulu seulement noter ceci : l’appel qui en requiert certains pour suivre Jésus les retire de beaucoup des servitudes qui pèsent sur la commune condition des hommes. Est-ce une conséquence inévitable, voire nécessaire ? En tout cas c’est aussi un danger. On pourrait, à partir de ce point, amorcer une réflexion sur les corrélations entre religieux et chrétiens dans le monde. Les témoins de l’urgence du Royaume : ceux pour qui « les derniers temps sont là » ; et les témoins de la réalité, de la pesanteur des choses parmi lesquelles chemine lentement et laborieusement le Royaume en ce monde. Ne nous hâtons pas, cependant. Il convient en effet de donner plus de relief encore à la différence. Nous l’avons repérée ; mais nous n’avons pas creusé son sens. Essayons de le faire en la situant dans l’imminence du Royaume telle qu’elle a été éprouvée par la communauté primitive, puis par l’Église jusqu’à nous.
III. L’imminence du Royaume
Le cœur de l’Évangile
L’Ancien Testament prend en charge tous les aspects de la vie sociale d’un peuple engagé dans une grande histoire : on y trouve des codes juridiques, des chroniques politiques, des descriptions de l’état économique, des écrits de sagesse sur les mœurs familiales et toutes les questions relatives à la société. En même temps, certes, se profile à l’horizon le « Jour de Yahvé » à la fois espéré et redouté. Dans les évangiles, au contraire, dominent absolument la figure et la personne de Jésus, et devant l’échéance du Jour du Seigneur (« Aujourd’hui s’accomplit à vos oreilles ce passage de l’Écriture » Lc 4,21), toute la vie sociale reflue : il n’en est pour ainsi dire plus question. Seule retentit la Parole qui définit, avec un relief saisissant, les grandes conduites que l’homme doit suivre en se convertissant à la Bonne Nouvelle du salut.
Cette Bonne Nouvelle est parole et acte : convertissez-vous, faites pénitence, croyez en celui qui vient et qui est là. Certains lecteurs, engagés dans les tâches humaines de notre temps et qui se résignent mal à ce constat, tirent à eux quelques textes, y cherchant les principes de leur action sociale ou politique. On peut tout dire, évidemment, à partir de « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », et puiser dans la condamnation des Pharisiens des propositions sans appel pour stigmatiser les « exploiteurs » de tous les temps. Mais justement : « on peut tout dire », à partir de là. Ce qui nous avertit qu’on ne dit rien, alors, qui corresponde vraiment au contenu de ces textes.
Il vaut mieux prendre, au moins un peu, la mesure des textes : l’imminence du Royaume est le cœur de l’Évangile. Elle transcende absolument toutes les requêtes sociales ; et comme on demandait déjà à Jésus des solutions pour les problèmes de l’heure, il déclare tout net : « Mon ami, qui m’a établi pour être votre juge ou régler vos partages ? » (Lc 12,14).
Tout autre, parce qu’il aurait moins la foi, ou tout simplement parce qu’il ne serait pas le Fils, ne pourrait pas soutenir une telle conduite sans la pervertir en une forme ou l’autre d’évasion, comme on dit aujourd’hui. Mais Jésus est le Fils : sa nourriture est de faire la volonté du Père. En toute situation il est l’enfant du Royaume qui s’est approché. Il nous aide à la conversion, ce commencement de présence au réel, de présence au monde, selon les mots qui sont très chers à notre temps. Il n’en reste pas moins que rien, dans ses paroles, n’éclaire directement nos problèmes sociaux. On peut même dire qu’ils sont bousculés et presque récusés par une conduite que certains taxeraient de « spirituel pur » s’ils osaient dire du Seigneur ce qu’ils vont disant sans trop de scrupule de ceux qui ne parlent pas seulement de promotion sociale, de lutte des classes, de syndicats...
Prenons quelques exemples
Qu’est-ce que Jésus dit de l’argent ? « Qu’on ne peut servir Dieu et l’argent ». Or l’argent, nous le servons tous, d’une manière ou d’une autre, et nous ne pouvons pas faire autrement. Il nous faut donc rechercher des normes, établir des institutions qui nous permettent de faire face aux besoins de l’« homo economicus », sans trop renier notre foi. Mais les évangiles ne traitent pas de ces choses. Le seul usage de l’argent qui soit recommandé c’est de se faire, pour le Royaume (et non pour la cité économique), des amis avec « le malhonnête argent » (Lc 16,9-12). Le Royaume est là.
Qu’est-ce que le chargé de famille trouve, dans les évangiles, qui l’aide à porter ses soucis ? La parabole du lis des champs et des oiseaux qui ne sèment ni ne moissonnent (Mt 6,25-33). Certain dimanche que nous cherchions, dans une homélie, à concilier la rigueur du texte avec le légitime souci des prévisions domestiques, un père de famille vint nous dire qu’il n’avait guère goûté cette tentative. Et il avait raison. Jésus ne nous entretient pas ici des problèmes économiques mais de la confiance en Dieu son Père. Qui Le laisse une bonne fois dire ce qu’il a à dire sur ce chapitre, Lui l’enfant du Royaume, commence à s’ouvrir à la réalité. Ainsi affermi dans la foi que Jésus nous inculque, il s’avisera des derniers mots : « à chaque jour suffit sa peine » ; et ceux-ci ménageront peut-être à son esprit converti et libéré un passage vers les problèmes économiques de son ressort, que Jésus ne nous dispense pas de prendre en charge. Mais qui, sous prétexte de l’urgence de ces problèmes, n’entend pas ce que Jésus déclare, rate l’imminence du Royaume, ne connaît pas la joie dans la liberté et n’a pas commencé d’être chrétien.
Et sur la vie familiale, qui dit l’Évangile ? Certes Jésus se souvient des prescriptions de la Loi et il les rappelle à l’homme riche qui accourt : « Ne tue pas, ne commets pas d’adultère, honore ton père et ta mère ». Mais ce qu’il a à dire, quant à lui, tient en ces mots qui font craquer tous les cadres sociaux : « Qui est ma mère et mes frères ?... Voici ma mère et mes frères : quiconque fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère et ma sœur et ma mère » (Mc 3,33-35).
Le seul point sur lequel la communauté primitive se rappelle que Jésus a légiféré c’est, somme toute, le mariage. C’est peut-être que le mariage est une figure choisie du Royaume de Dieu. Tout est dit en une seule sentence, qui n’organise nullement le droit matrimonial, mais fait surgir le Seigneur entre l’homme et la femme comme leur lien indissoluble : « Ne séparez pas ce que Dieu a uni » (Mt 19,6).
Nous pourrions nous interrompre ici et prendre le temps de relire lentement les trois évangiles synoptiques. Nous comprendrions que les contemporains aient été vivement frappés de l’enseignement de Jésus : « Il les enseignait en homme qui a autorité, et non pas comme les scribes » (Mc 1,22). Dans chaque parole, dans chaque sentence, la force du Royaume frappe à la porte et invite à l’incroyable et même « impossible » liberté de celui qui croit. Relisons la parabole du lis des champs : elle célèbre la liberté de celui qui a la foi, et qui la vit dans la contingence des choses matérielles. Alors se profilent, derrière, les paroles de Jésus sur les enfants, les affirmations inouïes et calmes sur la prière : « C’est pourquoi je vous le dis, tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu, et cela vous sera accordé » (Mc 11,24), et toutes ces choses qui ne vont pas de soi pour les sages et les savants que nous sommes, mais qui vont de soi pour Lui. Bref, tout l’Évangile.
Voilà ce que nous appelons l’imminence du Royaume. Il est urgent que quelques-uns soient jetés dans cette liberté.
Une urgence
Nous disons : « Il est urgent... ».
Cette urgence tient à la nature même de l’Évangile et de l’Église qui est née de la proclamation de l’Évangile. C’est elle qui est au fondement de la vie religieuse organisée en instituts. Les organisations peuvent varier mais la vie religieuse elle-même ne peut pas disparaître : elle tient à la nature de l’Église [9]. Sur la base de cette urgence qui se saisit de l’un, de l’autre..., sans que personne puisse prétendre ici à l’initiative, le religieux, la religieuse adoptent un genre de vie qui peut varier dans ses modalités mais non dans ses options fondamentales. Ces dernières portent sur les domaines essentiels de l’existence humaine [10] et sont consacrées par des vœux – avant tout, les trois vœux de chasteté, pauvreté et obéissance – qui sont rien moins qu’un engagement définitif à se laisser envahir par la liberté :
- la liberté de celui qui croit que le Royaume s’est approché de lui – résurrection déjà ! ;
- la liberté de celui qui met au fondement de sa vie la confiance dans le Père, non pas comme l’équivalent d’une solution aux problèmes économiques, mais comme la libre respiration de qui ne craint pas sa peine et porte le commun souci des hommes pour le pain quotidien – pauvreté dans l’esprit de la parabole du lis des champs et des oiseaux du ciel – ;
- la liberté enfin de celui qui veut se laisser emporter, par les chemins les plus courts, dans la vie intime du Fils :
Le Fils ne peut faire de lui-même rien qu’il ne voie faire au Père (Jn 5,19).
Obéissance.
Malgré des compromis
Cette liberté évangélique n’est pas réalisable dans l’instant. Le religieux s’y achemine lentement, et en acceptant des compromis avec ce qu’il est : nous sommes et demeurons dans la condition commune, dans la durée où la liberté est un fruit qui mûrit dans la patience, l’humilité d’une attente pleine d’espérance, et le respect de notre corps et de notre psychisme.
Dans la tradition évangélique et notamment dans l’évangile de saint Luc, on sent le travail d’une communauté qui doit faire face au temps et s’établir dans la durée. Le Royaume a frappé à la porte en Jésus de Nazareth, mais maintenant il faut continuer à vivre. Le plus remarquable, c’est que le caractère radical de l’appel évangélique atteignant tel ou tel n’est pas atténué : il est généralisé. Une parole dite à un appelé ou aux appelés pris globalement devient une sentence reçue dans toute l’Église et valant pour tous. Ainsi Lc 14,26 :
Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple.
Chez saint Marc (10,29) c’est des « appelés » qu’il est question, quand Jésus déclare « En vérité je vous le dis, nul n’aura quitté maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi... », parole que d’ailleurs saint Luc reproduit en 18,28-30.
De même en 14,33, saint Luc généralise sous forme d’avertissement à tous une exigence requise des seuls disciples appelés à tout quitter :
Pareillement donc, quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple.
Mais comme elle n’est plus le fait d’un appel direct et précis à un tel requis de tout laisser et de suivre Jésus sur les chemins de Galilée, cette parole oblige à des aménagements, selon les conditions de vie. On sait qu’au début la communauté de Jérusalem tenta de s’organiser selon la lettre d’une telle exigence :
Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun ; ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre tous selon les besoins de chacun (Ac 2,44 ; et encore 4,32-37).
Il s’en suivit bien des maux et une grande indigence, dont les communautés d’Asie et de Grèce firent les frais (se rappeler la collecte organisée par saint Paul au bénéfice des frères de Jérusalem). Puis peu à peu dans les Églises, on inventa des genres de vie où la lettre n’était pas considérée comme la seule façon de garder l’esprit. De quoi résulte, pour nos communautés, le danger d’autres maux : que le sel de l’Évangile ne s’affadisse en nous, à force de prendre l’Évangile selon « l’esprit ». C’est en le prenant à la lettre que François d’Assise rencontra Dame Pauvreté !
« Beaucoup de demeures dans la maison du Père »
Voilà donc que depuis deux mille ans nous essayons de vivre dans le temps le Jour du Seigneur qui, actualisant la fin des temps, fait craquer les cadres du temps par le surgissement du Royaume et l’imminence de la fin. Ce paradoxe a été vécu par Jésus et ses disciples, plutôt du côté de l’imminence du Royaume et de l’abrupt du Jour du Seigneur. Mais déjà s’opérait, entre l’abrupt du Royaume qui survient soudain et la durée humaine où les choses prennent du temps, une médiation qui permet de vivre l’un et l’autre. Ainsi Jésus demeure-t-il chez des gens qui sont tenus pour d’authentiques « fils d’Abraham » alors qu’ils ne partagent pas la condition du Fils de l’homme « qui n’a pas où reposer la tête » : Zachée a une maison et la garde ; Marthe reçoit un avertissement, mais son service n’est pas récusé. Certains « à qui c’est donné » comprennent « qu’il y a des eunuques qui se sont rendus tels en vue du Royaume des cieux » (Mt 19,12), mais ce langage abrupt couronne une déclaration – tenue déjà pour inouïe – qui suppose des enfants du Royaume appelés dans la commune condition du mariage : « Je vous le dis, quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet l’adultère » (ibid. 9).
Nous pourrions allonger la liste de ces remarques. Elles nous font comprendre que l’Évangile, fulgurant comme le Jour du Seigneur, atteint à la racine tous ceux qui veulent bien écouter, qu’ils soient emportés dans l’instant du Royaume qui a surgi pour eux comme l’éclair, ou qu’ils demeurent dans la durée commune à tous. M’entendre dire que Dieu est le lien qui m’unit à ma femme, c’est être atteint à la racine et invité à une conversion du tout au tout. Mais l’imminence du Royaume se donne une figure permanente en ceux qui, de génération en génération, entendent l’appel de Lévi, ou de l’homme riche, ou de Marie assise aux pieds du Seigneur (Lc 10,39). Elle les établit dans un genre de vie qui manifeste [11] le mystère du Royaume, même indépendamment de la sainteté personnelle. Le vœu de chasteté des religieux, c’est la résurrection qui est là. Or le mariage ne manifeste pas celle-ci avec le même éclat, dans la vie sociale, puisqu’il est commun à ceux qui y croient et à ceux qui n’y croient pas. Le vœu de pauvreté, c’est le signe permanent que la liberté évangélique nous invite et nous travaille, quand bien même le religieux qui en fait profession serait jugé par son vœu. Or le manque d’argent et de biens ne signifie pas en lui-même que le Royaume frappe à la porte. Quant au vœu d’obéissance, il manifeste que l’abandon de la volonté propre entre les mains d’un autre est l’œuvre du Fils par excellence, serviteur et sauveur des hommes : « Il s’humilia obéissant jusqu’à la mort » (Ph 2,8). Ni les sujétions, ni les contraintes sociales, ni les aléas de la vie, qui sont le lot tant des non-chrétiens que des chrétiens, n’annoncent, par eux-mêmes, l’obéissance du Fils.
Mais le même Royaume qui suscite les religieux parvient aux autres avec une force qui n’est pas nécessairement moindre. Disons même qu’il les rejoint par des cheminements qui les obligent, dans la foi, à un réalisme parfois plus difficile que le dépouillement des premiers.
Bref, le Royaume de Dieu s’est approché et il est urgent de s’en apercevoir : de siècle en siècle, l’institution de la vie religieuse en est un rappel. Mais il ne s’est pas approché ailleurs que dans l’épaisseur de notre existence temporelle où il est urgent d’œuvrer avec patience et réalisme.
À partir de là nous pouvons préciser la différence et la corrélation entre religieux et chrétiens dans le monde.
IV. Différence et corrélation
Les religieux
Les évangiles nous mettent sur la voie quand nous nous demandons quelle est au juste notre identité de religieux : avoir vécu un « kairos » où un appel a été perçu qui atteint en nous le fond de notre désir. L’être humain est désir, désir illimité [12] qui, normalement, s’exprime et trouve son objet dans les relations au monde et à autrui. Mais son terme ultime est l’infini, Dieu en personne. Or c’est en présence de Dieu qu’un tel appel place le religieux : Dieu là, maintenant, qui s’adresse à moi par une parole qui traverse d’un coup toutes les relations intermédiaires : « Toi, suis-moi » ; celui qui l’entend ne peut plus vivre ailleurs que là, dans la vie nouvelle qui jaillit de cet instant. Ce point de contact où je touche Celui qui me touche prend corps ensuite dans un institut ou un autre, dont la sociologie pourra décrire les traits propres avec pertinence ; mais on ne sait pas du tout de quoi il s’agit, en fait, tant qu’on ne se place pas au cœur de cet instant où une vie nouvelle a jailli dans ma vie. Celui qui n’entre pas en concurrence avec le reste parce qu’il est sans commune mesure avec ses créatures, se présente pourtant comme devant être préféré à toutes, car il est l’une d’elles, Lui, aujourd’hui, comme sur les chemins de Galilée, et même avec une évidence plus grande car vingt siècles de foi ont fortifié le regard : Lui, le Seigneur, l’homme-Dieu passe toujours dans certaines vies, au sens précis où il est passé au bord du lac, hélant Pierre et André : « Ici, derrière moi », ou devant le bureau de douane de Lévi, avec un regard qui se fixe et qui aime :
Alors Jésus fixa sur lui son regard et l’aima (Mc 9,21).
Que ce soit par douces approches successives ou dans l’éclair d’un instant qui impose une évidence, Jésus-Christ ressuscité d’entre les morts passe aujourd’hui comme jadis dans des vies humaines, sur tous les chemins du monde. Et c’est aujourd’hui, comme hier et avant-hier et jadis, qu’il s’adresse à l’un, à l’autre :
Suis-moi. – Une seule chose te manque : va, vends ce que tu as...
Il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus tels en vue du Royaume des cieux. Comprenne qui pourra !
Celui (ou celle) qui sait qu’une semblable parole lui est adressée sait que, pour lui (pour elle), il n’y a pas moyen de soutenir que l’amour de Dieu et l’amour d’une femme (ou d’un homme) ne sont pas concurrents. Des gens de grand savoir nous assurent que Dieu, étant le créateur qui ne fait pas nombre avec ses créatures, nous ne pouvons nullement le préférer, puisqu’il est sans comparaison possible, et que justement la clairvoyance spirituelle consiste à aimer Dieu en tout être et tout être en Dieu ; et cela est vrai. Mais vers cette vérité il n’est qu’un seul chemin, Jésus-Christ venu dans le monde et qui a dit :
Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n’est pas digne de moi... (Mt 10,37).
Celui qui a entendu une telle parole apprend deux choses ; l’une, tout de suite : l’inconcevable tendresse de Dieu qui fait sentir une telle exigence non pas comme une exigence, mais comme ce qui va de soi. L’autre, plus tard : le Seigneur qui se donne à préférer est le chemin qui conduit à l’amour de tous en Lui et de Lui en tous, avec des prédilections parfois, qui unissent un cœur à un autre, par-delà toute préférence qui mettrait des exclusives.
La joie de se laisser aimer par l’étonnante tendresse de Dieu, la joie de tout laisser, non par renoncement, mais par libération du cœur, la joie d’être, si possible, avec Lui, sans feu ni lieu, la joie de se sentir soudain de plain-pied avec des paroles qui vont de soi sur ses lèvres à Lui, mais auxquelles personne ne croit en fait :
Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l’avez déjà reçu, et cela vous sera accordé (Mc 11,24)
La joie du lis des champs et des oiseaux du ciel qui ne sèment ni ne moissonnent, la joie non pas de cueillir des épis que l’on n’a pas semés (un autre les a semés, et il importe de ne pas l’oublier), mais de découvrir la tendresse de Dieu dans la profusion des choses de ce monde comme dans la disette, dans le verre d’eau offert et le croûton de pain, ou dans le banquet de noces où je suis l’invité de la dernière minute.
Cela existe. Ceux qui l’ont éprouvé ne savent pas toujours le dire. Il leur suffit d’en vivre. Les autres, s’ils ont vécu un grand amour, le pressentent et même le partagent parfois. Mais la plupart ne le soupçonnent pas (les appelés eux-mêmes ne le savent pas toujours), d’autant que nos faiblesses, nos lourdeurs et nos péchés, individuels et collectifs, ensevelissent notre jeunesse sous les décombres.
Voilà ce que, de temps à autre, des fondateurs qui l’ont eux-mêmes vécu ont la folie de proposer à d’autres et de vouloir couler en des institutions. Ce qui ne s’institutionalise pas, la tendresse d’un amour naissant, la liberté du pauvre de cœur, la joie de l’enfant du Royaume, le goût de servir à la dernière place, la préférence de la volonté d’autrui à la sienne propre, saint Benoît, saint Dominique, saint François, sainte Thérèse d’Avila, saint Ignace de Loyola et bien d’autres, persuadés que Dieu est le maître de l’impossible, l’ont organisé dans des institutions d’Église. Et il y a plus grand, plus beau et plus enthousiasmant que le feu jaillissant dans leur cœur à Subiaco, à Manrèse ou Avila : leurs efforts et leurs méditations, traversés de crainte, pour organiser en règles et sociétés durables ce qui brûle sans compromis. On n’en a jamais fini avec la pauvreté évangélique : car on peut bien définir et organiser des conditions minimums d’existence, mais on ne peut pas organiser « va, vends ce que tu as... » ou « le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête ». Nous faisons des compromis, nous ne pouvons pas ne pas en faire ; nous ne sommes jamais tout à fait contents de nous. Et c’est ainsi que nous sommes porteurs de l’Évangile, en étant portés par lui, et prédicateurs d’une Parole dont nous savons très bien qu’elle nous juge avant tous les autres. Mais « son joug est aisé et son fardeau léger » (Mt 11,30).
Une connaissance un peu nette de ce que nous sommes comme religieux et de ce que nous avons à faire, requiert une vue très claire de notre condition, de son paradoxe, de sa difficulté presque insoluble. Nous venons de le dire : visités par le Jour du Seigneur en un instant décisif, nous avons à vivre dans la durée. Nous avons laissé nos biens, mais nous avons besoin de manger tous les jours... L’organisation laborieuse de ce qui ne s’organise pas est, disions-nous, plus admirable que le feu qui brûle sans compromis : soit. Encore faut-il avoir quelque moyen de discerner un aménagement raisonnable qui garde la saveur de l’évangile et un compromis frauduleux qui, à la longue, fait scandale.
Marquons donc un temps d’arrêt et reprenons la question.
L’Évangile, comme imminence du Royaume, fait éclater tous les cadres. Il s’annonce en des formules qui sont un défi aux sociétés humaines. « Nul ne peut servir Dieu et l’argent ». « Quelqu’un veut-il te faire un procès et prendre ta tunique, laisse-lui même ton manteau » (Mt 5,40). L’Évangile c’est Dieu parmi nous, que rien ne peut contenir.
« Ce qui ne peut être contenu par ce qu’il y a de plus grand »
Nous conviendrons donc qu’en un sens tous les aménagements qui ne prennent pas à la lettre les paradoxes évangéliques vécus par le Fils de l’homme qui n’a pas où reposer la tête nous font changer de niveau par rapport à l’Évangile : on définit une morale à idéal élevé, une vie austère et méritante. Mais est-ce vraiment l’Évangile, avec sa pauvreté simple et joyeuse, la foi en Dieu et la confiance qui rendent tout à fait libre ? Il n’est pas mauvais de convenir que non, en un sens.
L’Évangile est impraticable. Et pourtant il serait faux, du point de vue même de l’Évangile, d’en rester là, d’en rester à cette fausse modestie sans réalisme ni même sans grand sens de Dieu.
Dieu que rien ne peut contenir se laisse enclore dans ce qu’il y a de plus petit.
L’Évangile qui bouscule toutes les sociétés humaines n’est jamais autant le sel de la terre que lorsqu’il est enfoui dans les conditions, les organismes, les lenteurs et les lourdeurs des sociétés humaines. Des paraboles d’ailleurs le suggèrent : « Le Royaume des Cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et enfoui dans trois mesures de farine... » (Mt 13,33).
On pourrait ici méditer cette sentence très ignatienne, bien qu’elle ne soit pas de saint Ignace :
Ce qui ne peut être contenu dans ce qu’il y a de plus grand et qui peut être enclos dans ce qu’il y a de plus petit, cela est divin.
C’est de là sans doute que nous pourrait venir le critère que nous cherchions. Et ajoutons que seul un tel paradoxe, un peu compris, un peu vécu, donne à pressentir l’incroyable jeunesse de Dieu, sa bouleversante tendresse, son adorable innocence [13].
Cette tendresse de Dieu qui nous a parlé au cœur en termes que les autres – et nous-mêmes parfois – qualifions d’exigeants : c’est à partir de là que se définit notre différence. Celle-ci devient tout à fait claire si nous convenons que les « exigences » du Seigneur sont de petites choses qui vont de soi, et si nous en portons témoignage, sans le dire ni même y penser. Alors nous pourrons être reconnus par tous comme responsables de la saveur évangélique dans l’Église et dans le monde. Soyons simples et francs : on ne peut pas être tout au même moment, ni tout faire à la fois. Le militant ouvrier engagé dans une âpre lutte ou dans une grève ne peut pas à la fois mener avec fermeté un combat nécessaire et rayonner dans son action cette parole du Seigneur : « Quelqu’un veut-il te faire un procès et prendre ta tunique... »
Mais voilà qu’il le peut, grâce à la présence de quelqu’un, à ses côtés, qui certes n’aura pas exactement la même responsabilité que lui, mais qui a une manière propre à elle d’être là, de sentir et d’agir, et « elle donne à penser » [14].
Et les membres d’un conseil d’administration ne sont pas en état de décider de la mesure « que la situation impose », disent-ils, et en même temps d’obéir à des paroles de l’Évangile plutôt invivables, comme celle-ci : « Nul ne peut servir Dieu et l’argent » ; ou encore « ...les chefs des nations leur commandent en maîtres et les grands leur font sentir leur pouvoir... » (Mc 10,42-45).
L’Évangile est impraticable ; d’ailleurs le Seigneur l’a dit, sans la moindre restriction :
Mes enfants comme il est difficile d’entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille...
... « Mais alors qui peut être sauvé ? » Jésus, fixant sur eux son regard, leur dit : « Pour les hommes, impossible, mais non pour Dieu : car tout est possible pour Dieu » (Mc 10,24-27).
Des hommes et des femmes qui ne l’ont certes pas choisi d’eux-mêmes ont été, un jour, jetés dans l’invivable. Ils n’y réussissent pas mieux que d’autres, mais comme il leur a été demandé de faire profession publique de l’invivable, ils sont là de par le monde avec leurs misères personnelles et leurs vœux qui sont pour eux et pour tous une invite à se rappeler quelquefois que les Paroles du Seigneur sont toujours là, que le Seigneur est toujours là, l’enfant du Royaume qui nous appelle à la liberté.
Voyez les oiseaux du ciel... observez les lis des champs...
Le Fils de l’homme n’a pas où reposer la tête...
Le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir...
Or, le Royaume de Dieu est parmi nous.
Les religieux sont jeunesse du monde, signe que le Royaume est déjà là ; c’est de la grâce qu’ils manifestent que naissent la foi du centurion, l’humilité de la Syrophénicienne, la droiture généreuse de Zachée, la multitude des fils d’Abraham.
Chrétiens dans le monde
Le chrétien dans le monde, marié, père et mère de famille, chargé d’un rôle dans la cité vit toutes les valeurs qui célèbrent la gloire de Dieu dans la création. L’amour humain naît du désir qui porte l’homme et la femme l’un vers l’autre ; mais, consacré par un sacrement, il introduit les époux jusqu’au mystère du Christ qui est leur lien. « Ne séparez pas ce que Dieu a uni ». Le Christ est le Seigneur : il révèle aux hommes ce qui, dès l’origine, était dans le dessein du Père, à savoir que Dieu en personne soit le lien de l’homme et de la femme :
C’est en raison de votre caractère intraitable que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais à l’origine il n’en fut pas ainsi (Mt 19,8).
L’époux et l’épouse qui découvrent ainsi le secret de leur propre cœur sont invités à une conversion qui les renouvelle entièrement et les rende capables, par une mort à la volonté de puissance et à l’appétit de jouissance, de garder dans sa fraîcheur leur indissoluble union. Le mariage indissoluble est le même absolu que l’appel à suivre le Christ sur tous les chemins du monde. Ce lien est liberté, comme les vœux. Il est jeunesse du monde, comme les vœux. Pour celui qui aime, dans le Christ, ce lien est le visage de l’aimée, clair comme son regard, plus souple que sa chevelure, plus ferme que « son corps bien planté » (Si 26,17). Il est une institution de l’Évangile qui défie toute institution ; il suppose une foi pleine d’audace et d’espérance : « qui veut sauver sa vie la perdra, mais celui qui perd sa vie à cause de moi celui-là la sauvera » (Lc 9,24). On n’en a jamais fini avec l’aimée, comme avec Dame Pauvreté.
Les époux chrétiens et les religieux ont reçu en partage l’« amour du Christ et de l’Église ». C’est en se découvrant corrélatifs les uns des autres qu’ils représentent et réalisent cet amour qui excède toute vocation individuelle. Par leur union indissoluble, les époux vivent la foi qui adhère à une autre personne par-delà tout ce qui paraît d’elle, tout ce qu’elle fait ou ne fait pas ; ils vivent l’ espérance qui, dans et par la communauté ecclésiale, peut surmonter les imprévus d’une liberté changeante ; ils vivent enfin la charité de Dieu, prête à pardonner l’impardonnable. Toutefois ces vertus théologales, la vie divine en nous, ne peuvent être contenues dans les limites de la relation privilégiée mais particulière de l’époux et de l’épouse ; elles font éclater nos vies vers une fraternité et une communion universelles [15]. Mais cette communion de tous les uns aux autres comme frères et sœurs ne s’accomplit que dans le Christ et le dépassement de l’union sexuelle. Or c’est précisément dans un rapport privilégié au Christ que le religieux est constitué par l’appel qui le fait renoncer au mariage en vue du Royaume. Il est donc, parmi les hommes, la présence du terme vers lequel tous s’acheminent en vertu de leur baptême. C’est ainsi que les époux chrétiens et les religieux représentent ensemble et déjà accomplissent l’amour qui nous rassemble « dans l’unique corps du Christ où nous sommes, chacun pour sa part, membres les uns des autres » (Rm 12,5).
À partir de là, la corrélation entre les deux états de vie peut être précisée sur certains points. Le chrétien dans le monde vit toutes les réalités qui permettent au religieux de se comprendre lui-même. Sans l’amour des époux, des pères et des mères, le religieux et la religieuse perdraient rapidement le contenu de leur propre amour, et tous les défauts des célibataires installés rempliraient le creux de leur âme désertée par les sentiments d’un homme, d’une femme, d’un père, d’une mère. En retour, leur état de vie révèle discrètement la joie d’être habité par un amour qui pénètre le corps et l’esprit, l’intelligence et le cœur, sans être lié à la relation exclusive et limitée de l’époux et de l’épouse. C’est devant ces derniers, toutefois, que le religieux commence à comprendre ce qu’il vit ; comme, à l’inverse, c’est devant le religieux que l’homme et la femme découvrent que la réalité de leur amour n’est pas encore pleinement manifestée dans leur chair.
L’homme et la femme vivent l’amour du Christ et de l’Église, mais dans un attrait et parfois une concupiscence qui retiennent leur cœur dans des liens ténus, difficiles à rompre. Si bien qu’entre l’élan charnel qu’avive le désir et la lassitude qui risque de l’éteindre ils s’approchent rarement du « cellier » où se célèbrent les amours chantés par le Cantique des cantiques. Le rayon de soleil pénètre le cristal sans effraction : image de la résurrection de la chair, où il sera révélé, dans l’éclat de la gloire du Seigneur, combien nous sommes, en Lui, membres les uns des autres. C’est pourquoi le mariage chrétien n’est tout à fait lui-même, en ce monde, qu’en relation à la virginité de ceux qui ne se marient pas à cause du Royaume des cieux, dont ils annoncent l’avènement glorieux.
Mais de son côté, la virginité risque d’être stérilisée faute d’un amour assez enraciné dans le cœur, le corps et l’existence. Le religieux risque de penser l’amour plutôt que de le vivre. L’amour est relation de service et de don à quelqu’un qui est là. Or la présence du Christ transcende tellement toute forme d’être-là que le religieux peut la manquer et ne pas y reposer toutes les énergies de son esprit, de son cœur et de son corps. Rien ne l’aidera à entrer dans le réalisme d’un amour qui le requiert et veut l’envahir corps et âme, comme de recevoir le message discret des fiancés dans la ferveur de leur découverte, des mères et des pères dans la joie d’accueillir un premier-né, puis dans la force calme et tendre du service et du souci de leurs enfants, le jour, la nuit, toujours.
Enfin l’amour, qui est union, est en cela même fécondité. Mais dans le mariage, la vie engendre une vie qui va à la mort. La fécondité du mariage reste prise dans le cycle des « générations et des corruptions » : l’acte conjugal est une œuvre de vie qui assujettit à la mort. Or, si les « fils de la résurrection ne prennent femme ni mari » c’est « qu’ils ne peuvent plus mourir » (Lc 20,36) : la chasteté des religieux est, au sein de cette vie qui va à la mort, et au prix d’un holocauste [16] dont ils sont bien conscients, le signe de la Vie qui a vaincu la mort, et qui déjà nous anime tous.
Si l’amour du Christ pour l’Église est à la fois union de l’époux et de l’épouse et virginité, fécondité et holocauste, il est clair que Dieu a besoin des hommes, en la diversité de leurs états, pour le réaliser parmi nous.
Les chrétiens dans le monde ne renoncent pas à la propriété de leurs biens. Mais cette propriété et l’étroit réseau de relations que tissent leurs charges et leurs professions entre eux et l’ensemble de la société, ses exigences et ses servitudes, les obligent à un réalisme, développent souvent en eux un sens des choses, des hommes et des contraintes sociales, qui favorisent l’esprit évangélique de patience, d’entraide et de bonté. En regard, la vertu de plus d’un religieux méritant donne parfois l’impression de tourner un peu à vide. Mais d’un autre côté il n’y a pas à ignorer que le libre usage de ses biens, même réglé par un certain esprit de sobriété, a ses attraits et ses pièges. François d’Assise et ceux qui lui ressemblent rendent ici service ; ils sont symbole et message.
Un chrétien dans le monde a ses chances d’être sans trop d’embarras ni de gaucherie un Bon Samaritain efficace. Mais il peut arriver que le Bon Samaritain gagne à se rappeler un jour ou l’autre l’appel qui est à la racine de la vocation de son frère religieux : « Une seule chose te manque... »
Quant à l’obéissance religieuse elle a pour vis-à-vis, chez le chrétien dans le monde, l’énorme poids de toutes sortes de contraintes objectives, dans la vie sociale [17], sans parler des requêtes illimitées et constantes que chacun est pour l’autre dans la vie d’un couple. Ainsi le chrétien dans le monde vit, d’une manière très pratique, la présence d’autrui au cœur de sa liberté, et c’est là un message salutaire pour le religieux qui, aujourd’hui assez dégagé des exigences d’une discipline régulière, risque de marcher assez confortablement en « roue libre » et de faire, très réellement, ce qui lui plaît. Mais, d’un autre côté, le religieux est celui qui a accepté le risque d’entendre retentir, au cœur de sa liberté, le « oui » et le « non » qui tombent des lèvres de son supérieur [18]. Or le « non » que me dit un autre, avec l’autorité même de Dieu, est une expérience de la présence d’autrui en moi plus radicale que celle d’endurer l’obstacle opposé à ma volonté par un événement extérieur ou une contrainte tenant à la nature des choses. « Pas ce que je veux, mais ce que tu veux, Père » (Mc 14,36). Il revient normalement au religieux d’être, dans l’Église, cette figure du Christ obéissant jusqu’à en mourir. Et cela adviendra d’autant mieux que le « réalisme », évoqué plus haut, du chrétien dans le monde aura porté ses fruits en ceux qui « ont été mis à part dès le sein de leur mère », comme dit saint Paul.
Ces services mutuels que se rendent, dans l’Église, religieux et chrétiens dans le monde, ne sont pas toujours évidents de personne à personne, car les personnes sont façonnées par toutes sortes de contingences, de fidélités et d’infidélités, qui font de l’un un saint, religieux ou non, et de l’autre un médiocre sans grande signification, dans son foyer ou son couvent. Ce sont les groupes respectifs, dans la société Église, qui assument ces fonctions à la fois sociales et très personnalisées, que nous avons tenté d’évoquer. Les chrétiens dans le monde, pris globalement, les religieux et religieuses, comme corps constitués, sont un signe les uns pour les autres et s’aident à être chacun ce qu’ils ont à être. Quoi qu’il en soit des insuffisances et des défaillances personnelles, ces corrélations existent parmi nous et c’est par elles que les différences apparaissent dans toute leur clarté comme la condition nécessaire d’une vie ecclésiale qui exprime, manifeste et actualise le mystère chrétien en son entier, déjà là et encore à venir, transcendant toute existence historique et pourtant enfoui au cœur du monde.
C’est dans la convergence, à l’horizon de l’histoire, de toutes les vocations, que le mystère chrétien se révèle tout à fait à ceux qui veulent bien voir. Oui, vers les sommets, tous les sentiers convergent, et sur les chemins de crête ils se rassemblent en l’indicible unité de Celui qui est la voie, la vérité et la vie.
Le C.E.R.P.
Rue Blomet 128
F-75 PARIS (15e), France
[1] Aussi bien tout ce que nous dirons ne vaudra pas nécessairement des instituts séculiers ni de ceux qui vivent, à titre privé, une forme ou l’autre de consécration. À chacun de faire les adaptations convenables, selon les cas. Il nous a paru qu’il n’était pas possible de traiter avec clarté le sujet en restant dans de trop vastes généralités. Car tous les cas ne peuvent pas être embrassés par un discours qui s’efforce d’éviter les analogies trop vagues.
[2] Nous rendons ainsi le terme grec « kairos », si caractéristique et sur lequel nous reviendrons.
[3] L’appel du riche. Paris, 1966, p. 103.
[4] Jésus vient de déclarer qu’à l’origine il ne fut pas permis de répudier sa femme (Mt 19,9).
[5] En grec, upedexato, d’un côté, et de l’autre, le verbe simple sans le préfixe.
[6] Ex 21,37.
[7] Prenons le ternie au sens de saint Matthieu, qui est le seul évangéliste à l’employer, dans les chapitres du Sermon sur la montagne. Voir S. Légasse, L’appel du riche, p. 113, 124.
[8] S. Légasse, L’appel du riche, p. 109.
[9] Voir le petit livre du P. G. Martelet, Sainteté de l’Église et vie religieuse, Toulouse, 1964, qui est tout entier sur ce sujet.
[11] La Constitution Lumen gentium sur l’Église, au ch. 6 consacré aux religieux, insiste sur ce point que la vie religieuse manifeste avec force le mystère du Royaume : elle en est un signe vivant parmi nous.
[12] Sur le désir, voir par exemple « Existence humaine et vœux de religion », dans Vie consacrée, 1969, p. 66-68, ou encore l’article « Homme » dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. VII, col. 638.
[13] Sur la question que nous avons touchée en ces pages, on lirait avec profit le beau livre du P. Hugo Rahner sur saint Ignace de Loyola : Servir dans l’Église. Comment le pénitent de Manrèse et le pèlerin de Jérusalem, qui s’embarque sans un écu pour être plus conforme au Christ pauvre et abandonné à la providence du Père, n’est pas moins évangélique quand il est devenu le Général des Jésuites, auteur des Constitutions de son Ordre, prévoyant des revenus fixes pour ses jeunes religieux en formation...
[14] Nous évoquons ici des circonstances précises, dans lesquelles un militant ouvrier avait découvert ce que pouvait apporter une religieuse, présente avec lui dans le même conflit social.
[15] Voir, dans notre ouvrage Union conjugale et liberté, Paris, 1970, le dernier chapitre : « Vers la résurrection, déjà », spécialement aux p. 81-82.
[16] Nous prenons ce mot au sens propre : sacrifice dans lequel la victime est entièrement consumée par le feu, et nous l’appliquons aux vœux des religieux, par lesquels, en effet, l’être humain est entièrement consumé pour renaître « vive flamme d’amour ». Du moins l’espère-t-il !
[17] Ces contraintes sont, en fait, presque toujours moindres pour un religieux, même travaillant dans une même profession que d’autres, non-religieux. Ne serait-ce que parce qu’il n’est pas chargé de famille. Dans sa communauté, il est au calme, la nuit il peut dormir, etc.
[18] La communauté peut également être celle qui dit « oui » et « non », dans la mesure où sont envisagées en commun les questions concernant le groupe entier ou même les personnes, pour autant toutefois que les questions personnelles puissent relever du discernement collectif, c’est-à-dire dans la discrétion et seulement pour ce qui est de leurs incidences sur la vie du groupe. Car ce serait une erreur bien préjudiciable aux personnes que de substituer une relation de dépendance à l’égard du groupe entier à la relation au supérieur.